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Beaux-Arts - La chapelle de l’Eucharistie à Notre-Dame de Lorette

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BEAUX-ARTS.




LA CHAPELLE DE L’EUCHARISTIE A NOTRE-DAME DE LORETTE.




Je ne voudrais proposer à personne l’exemple de M. Périn, car cet exemple est trop difficile à suivre, et le courage manquerait aux plus hardis pour s’engager dans la voie qu’il a choisie. Il y a vingt ans que M. Périn est chargé de décorer à Notre-Dame-de-Lorette la chapelle de l’Eucharistie, et depuis ving t ans il n’a pas perdu un seul jour. Il a voulu accomplir la tâche qui lui était échue avec un dévouement sans limites. Tous les artistes, tous les amis de l’art doivent le remercier de sa persévérance, mais je n’oserais inviter personne à marcher sur ses traces, car pour suivre un tel conseil il faut ne pas attendre le prix de son travail, et bien peu d’artistes se trouvent placés dans une telle condition. M. Périn s’est enfermé dans son œuvre avec la ferme résolution de donner dans cette œuvre unique la mesure complète de ses facultés, et je dois dire que cette résolution lui a porté bonheur. Il a fait sa chapelle comme les poètes d’autrefois faisaient leur livre, et ne s’est pas inquiété des succès bruyans dont le monde s’occupe un jour pour n’y plus songer le lendemain; or, pour s’isoler ainsi, il faut un singulier respect pour la tâche acceptée, une estime profonde pour les juges à qui l’on veut offrir son œuvre, et en même temps une sincère défiance de soi-même. C’est par ces trois motifs que j’explique la persévérance de M. Périn.

Le dirai-je cependant? je crois que M. Périn a dépassé le but en prodiguant toutes ses forces pour l’atteindre plus sûrement. Il n’a rien négligé pour réunir tous les élémens d’information dont il avait besoin, mais je crois qu’il ne s’est pas arrêté à temps. Au lieu de s’en tenir au texte des Evangiles, qui, du XIIIe au XVIe siècle, a fourni aux peintres les plus éminens de l’Italie tant de compositions émouvantes, il a pensé qu’après avoir épuisé cette source primitive, il devait s’adresser à une source plus récente, interroger les pères de l’église. A mon avis, c’est une méprise. Si M. Périn, au lieu de manier le pinceau, eût entrepris de nous expliquer la formation du dogme catholique, j’approuverais sa méthode comme excellente, car il y a certainement dans le catéchisme de Meaux, signé du nom de Bossuet, bien des idées qui ne se trouvent pas dans les Evangiles; mais puisqu’il ne voulait aborder ni l’histoire ni la philosophie, puisqu’il ne se proposait pas de scruter le développement du dogme catholique, et de comparer les croyances décrétées par le concile de Trente aux traditions du Nouveau-Testament, il eût agi plus sagement en prenant pour thème unique de ses compositions les évangélistes. Sa tâche ainsi comprise eût été singulièrement simplifiée; saint Matthieu, saint Marc et saint Luc rapportent l’institution de l’eucharistie d’une manière uniforme; il est vrai que saint Jean n’en dit pas un mot, et de la part du disciple bien-aimé, ce silence est au moins étrange ; mais comme le récit de saint Jean s’accorde sur les autres points avec le récit des autres évangélistes, son silence sur l’institution de l’eucharistie ne suffit pas à dérouter la foi chrétienne. Ce que je tiens à établir, ce qui demeure évident pour tous les esprits habitués à comparer la tâche du philosophe et de l’historien avec la tâche de l’artiste, c’est que le texte des Evangiles convient beaucoup mieux à la peinture que les commentaires les plus éloquens des pères de l’église. Utiles à consulter dès qu’il s’agit d’étudier le développement historique des croyances, les pères de l’église ne sauraient lutter d’autorité avec le texte des Evangiles, et cette vérité si évidente pour les philosophes n’est pas moins évidente pour les peintres et les statuaires. La tradition des évangélistes nous offre des scènes très simples, et qui se prêtent naturellement au travail du pinceau et de l’ébauchoir, tandis que les commentaires prodigués par les pères des églises grecque et latine, souvent très remarquables comme preuve de finesse et de subtilité, n’ajoutent rien à l’évidence de la tradition, et souvent même réussissent à en troubler le sens à force de vouloir l’expliquer. C’est pour avoir méconnu cette différence, si facile pourtant à signaler, que M. Périn n’a pas obtenu tout d’abord les sympathies et les applaudissemens qu’il mérite. Les qualités les plus solides de son talent sont trop souvent masquées par un raffinement de pensée que les pères de l’église peuvent expliquer, mais que l’Evangile n’accepte pas.

Cependant je ne voudrais pas insister trop longtemps sur cette méprise, car je ne crains pas qu’elle devienne contagieuse. Si M. Périn a dépassé le but par excès de persévérance, la plupart de ses confrères demeurent en-deçà du but par excès d’indolence. Il suffit donc d’indiquer la faute sans essayer d’en démontrer toutes les conséquences. Toute tradition prise à son origine offre un caractère poétique, et se prête volontiers à toutes les tentatives de l’imagination, peinture, statuaire ou poésie. Expliquée, commentée par les docteurs, philosophes, théologiens, elle se dérobe bientôt à tous les efforts de la fantaisie; à mesure qu’elle devient plus intelligible et plus précise, elle perd une partie de sa splendeur et de sa majesté. On dirait que la discussion, après l’avoir ébranlée, la réduit en poussière, et en effet tous ceux qui ont étudié l’histoire des religions sont en mesure d’affirmer que les croyances ont plus d’une fois succombé sous la défense même des docteurs, qui prétendaient étayer leurs croyances par l’argumentation, et fournissaient trop souvent à leurs adversaires des armes terribles. Au lieu d’affermir le dogme qu’ils défendaient, ils en montraient, sans le savoir, les parties lézardées, et leur apologie aggravait le danger. M. Périn a donc eu tort d’attribuer aux pères de l’église une trop grande autorité; toutefois, malgré ces réserves, son travail mérite une étude attentive.

Le sujet de cette chapelle, l’institution de l’eucharistie, devrait être placé au-dessus de l’autel; mais l’architecte en a décidé autrement. Que mettra-t-on au-dessus de l’autel? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il n’a pas dépendu de M. Périn de peindre la Cène dans un endroit mieux éclairé que l’espace demi-circulaire qui domine la porte de la sacristie. Il ne faut donc pas imputer au peintre la faute qui ne lui appartient pas. M. Lebas, lorsqu’il achevait son église, croyait avoir très heureusement imité Sainte-Marie-Majeure; il doit comprendre maintenant qu’il s’est trompé. Si Sainte-Marie-Majeure n’est pas un chef-d’œuvre, ce qui me paraît facile à démontrer, du moins la lumière n’y est pas distribuée d’une main avare; il ne manque aux peintures qui la décorent qu’un solide mérite pour être admirées. Dans Notre-Dame-de-Lorette, la lumière est mesurée avec tant de parcimonie, que le regard le plus attentif découvre à grand’peine ce que le peintre a voulu exprimer. Les deux coupoles placées à droite et à gauche de la porte principale, plus généreusement traitées que les coupoles du fond, laissent pourtant beaucoup à désirer sous le rapport de la lumière. Quant aux coupoles échues à MM. Orsel et Périn, il est impossible d’imaginer une disposition plus hostile à la peinture. La nature des lieux ne pouvant être changée, à moins qu’il ne plaise au conseil municipal d’obliger l’architecte à réparer sa faute en ouvrant à la lumière un nouvel accès, force nous est d’étudier la chapelle de M. Périn, comme si nos yeux pouvaient sans effort en embrasser toutes les parties. Je reviens donc à la Cène. Il y a dans cette composition une gravité qui rappelle les meilleurs temps de la peinture. L’auteur a compris toutes les difficultés de sa tâche et les a franchement abordées. Ce que j’aime surtout dans cet ouvrage, c’est que, tout en respectant la tradition, il est empreint cependant d’une véritable originalité. Aussi religieux dans l’expression que Giotto et Fra Angelico, M. Périn ne s’est pas permis de copier les têtes inventées par ces deux maîtres éminens : il a senti la nécessité de créer des types nouveaux, et non-seulement il a donné pleine carrière à son imagination, non-seulement il a conçu en pleine liberté tous les convives assis à la table du Christ, mais il n’a pas oublié un seul instant qu’il devait, tout en restant fidèle au sentiment chrétien, tenir compte de toutes les conquêtes, de tous les progrès de son art. Il n’y a pas dans la Cène une seule figure qui mérite le reproche d’archaïsme, et c’est à mon avis un mérite digne des plus grands éloges. Le Christ, debout au milieu de ses disciples, prononce les paroles rapportées par l’Evangile : « Buvez, ceci est mon sang; mangez, ceci est ma chair. » Ce thème difficile, déjà traité par tant de mains habiles, M. Périn a su le développer dans un style sévère et sans copier personne. Il ne s’est pas contenté d’éviter avec un soin respectueux tout ce qui aurait pu reporter la pensée du spectateur vers le réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces. Il n’a pas montré moins de discrétion envers Rome et Florence, de telle sorte que la Cène de Notre-Dame-de-Lorette lui appartient tout entière. L’expression de chaque physionomie est tellement arrêtée, qu’elle doit être née d’une pensée profonde. Il est probable que M. Périn, avant de choisir ses modèles, s’est donné la peine de les prévoir et de les concevoir; puis, une fois en possession de ces types gravés au fond de sa conscience, il s’est mis en quête, et n’a pas tardé à rencontrer l’image vivante de sa pensée. Grâce au travail préliminaire dont je viens de parler, il lui a suffi, pour exprimer fidèlement sa volonté, de modifier ou d’interpréter les modèles qu’il avait sous les yeux. Si cette méthode n’est pas la plus rapide, c’est du moins la plus sûre, et je sais bon gré à M. Périn de l’avoir choisie. Il aurait pu, comme tant d’autres, copier de vieilles gravures ou reproduire littéralement les modèles que la nature lui offrait : les peintres archaïstes, qui prétendent posséder seuls le secret de l’expression religieuse, l’auraient applaudi à outrance, ou bien les réalistes l’auraient vanté comme un homme vraiment sage, désabusé de toutes les traditions, et revenu au véritable but de l’art tel qu’ils le comprennent, à l’imitation. M. Périn connaissait de longue main ce double écueil, et, pour passer entre l’archaïsme servile et le réalisme vulgaire, il n’a eu qu’à demeurer lui-même. Nourri des leçons de l’école italienne, il l’embrasse et la conçoit tout entière, depuis ses premiers bégaiemens jusqu’à sa corruption, depuis Florence jusqu’à Bologne. Il ne croit pas, Dieu merci, que Raphaël soit un païen ; aussi, tout en s’efforçant d’atteindre à l’expression fervente des fresques de Saint-Marc, il n’oublie jamais que les fresques du Vatican doivent être consultées à toute heure, comme l’idéal de la beauté. Ce que je dis n’est point une conjecture capricieuse qui doive s’écrouler sous les premiers argumens d’une discussion sérieuse. Il suffit, pour vérifier ce que j’affirme, d’étudier une à une toutes les têtes de la Cène. Ferveur d’expression, beauté des contours, harmonie des lignes, tout révèle chez M. Périn l’intelligence complète de son art et la connaissance approfondie de tous les, monumens que le passé nous a légués. Il est fâcheux que M. Lebas n’ait pas éclairé plus généreusement la porte de la sacristie.

Les sujets traités dans la coupole, dans les pendentifs et dans les pieds-droits sont destinés à développer la pensée de l’Eucharistie. Chacune de ces trois séries mérite un examen spécial. Le soin scrupuleux avec lequel sont rendues toutes les parties de ces diverses compositions tantôt profondes, tantôt ingénieuses, commande le respect à ceux mêmes qui ne partagent pas les idées de l’auteur. Commençons par la coupole. M. Périn a choisi pour thème cinq lignes d’une prose chantée par l’église le jour de la fête du Saint-Sacrement, prose écrite par saint Thomas d’Aquin. On sait que ces hymnes, qui n’ont rien à démêler avec les lois de la versification, sont écrites en latin rimé. « La chair du Christ est l’aliment, son sang est le breuvage. Les bons et les méchans reçoivent le Christ avec un sort différent, de vie ou de mort. Le Christ est la mort pour les méchans, la vie pour les bons. » Dans l’arc placé au-dessus de l’autel, le Christ sort du tombeau. Vainqueur de la mort, il donne la vie et le ciel à qui suivra ses traces. Les anges descendent, présentant l’eucharistie sous les deux espèces. Il est impossible de méconnaître la majesté de cette composition. La figure du Sauveur, tout en rappelant le type du maître au milieu de ses disciples que nous avons admiré dans la Cène, a cependant quelque chose de plus solennel. En se dégageant des étreintes de la mort, il a pris une austérité qu’il n’avait pas dans le dernier banquet avec les apôtres. Les anges qui descendent du ciel expriment très bien la ferveur et l’humilité. Dans l’arc opposé au précédent, nous voyons le Christ sur son trône déchirant les sceaux du livre de vie. Messagers de sa colère contre les pécheurs, deux anges descendent avec la trompette et le feu de l’encensoir. Ici M. Périn emprunte à l’Apocalypse l’interprétation de la pensée tracée par saint Thomas d’Aquin. Ce troisième Christ n’est assurément ni moins beau ni moins imposant que les deux premiers. C’est le même type renouvelé, agrandi. Le Christ de la Cène exprime la mansuétude ; le Christ sortant du tombeau exprime tout à la fois l’enseignement et la promesse; le Christ jugeant les méchans a quelque chose de terrible. Pour moi, je ne me lasse pas d’admirer cette prodigieuse variété. Pourquoi les deux anges ne sont-ils pas traités plus hardiment? C’est à coup sûr grand dommage. J’ai peine à comprendre que M. Périn, qui semble posséder tous les secrets de son art, ait reculé devant les difficultés du raccourci. Les deux anges n’offrent au spectateur que deux figures incomplètes; les membres inférieurs sont cachés derrière le Christ. C’est, à mon avis, une faute grave. Le raccourci pouvait seul laisser aux anges le caractère surnaturel qui leur appartient. Tels que les a représentés M. Périn, ils forment aux pieds du Christ une sorte de croissant qui est loin de contenter le regard. Toutefois, cette faute que je signale à cause du respect même que m’inspire l’auteur passera sans doute à peu près inaperçue, grâce à l’avarice avec laquelle M. Lebas a distribué la lumière ; aussi je crois inutile d’insister plus longtemps.

Au-dessus de la Cène, saint Pierre debout tient et montre les clés. Saint Jean et saint Matthieu, tenant chacun son Evangile, sont assis. à ses côtés. En regard de cet arc, saint Paul debout montre la première épître aux Corinthiens. Près de lui, saint Marc et saint Luc tiennent leur Evangile. Dans ces deux compositions, l’auteur a voulu exprimer les bons récompensés. Quoique saint Pierre, saint Paul et les quatre évangélistes soient traités dans un style très élevé, j’avouerai sans détour que je préfère aux bons récompensés — le Christ sortant du tombeau et le Christ jugeant les méchans. L’élégance et la grandeur de l’exécution ne sauraient dissimuler tout ce qu’il y a d’incomplet dans l’expression, comparée à la volonté de l’auteur. Que saint Pierre et saint Paul par leurs prédications, comme les évangélistes par leurs écrits, aient porté témoignage de l’eucharistie, c’est ce qui est acquis à l’histoire; qu’ils soient les soutiens de l’église, personne ne songe à le contester, mais je n’aperçois pas, je ne réussis pas à deviner comment ces deux faits expriment les bons récompensés. Il est vrai que M. Périn ajoute dans le programme de sa chapelle : « Dieu leur prépara des trônes dans le ciel. » S’il était donné à la peinture de rendre cette dernière pensée, je me déclarerais satisfait. Malheureusement le pinceau le plus habile ne mènera jamais à bonne fin une pareille tentative. La peinture n’arrive à l’intelligence que par les yeux, et toute idée qui ne peut pas être vue dans le sens matériel du mot doit être bannie du domaine de la peinture. Je m’étonne que M. Périn, qui a montré tant de sagacité dans le Christ sortant du tombeau et dans le Christ déchirant les sceaux du livre de vie, ait pu tenter d’exprimer une pensée qui échappe à la peinture, ou plutôt, pour parler plus nettement, qu’il ait sous-entendu cette pensée et se soit fié à la pénétration du spectateur. Je ne crois pas d’une manière absolue qu’il soit interdit à la peinture de traiter un tel sujet, je me borne à croire que pour le traiter il faudrait choisir une autre méthode. Que signifie en effet cette double composition réduite à elle-même, c’est-à-dire à ce que nos yeux voient? Elle nous rappelle les services éclatans rendus à la foi chrétienne par les quatre évangélistes et par les deux plus illustres apôtres; mais je n’aperçois nulle part l’idée complémentaire : «Dieu leur prépara des trônes dans le ciel. » Or cette idée, que j’appelle complémentaire parce qu’elle nous révélerait le sens intime de ces deux compositions, si elle trouvait une forme visible, n’est pas moins que l’idée mère de l’œuvre. J’aperçois clairement le mérite des évangélistes et des apôtres; quant à la récompense, l’esprit peut la prévoir, mais l’œil ne la voit pas. C’est pourquoi je n’hésite pas à condamner la méthode adoptée par M. Périn pour traduire l’idée de rémunération exprimée par saint Thomas d’Aquin.

Cette méprise s’explique par le désir immodéré de bien faire. L’auteur, après avoir sondé toute la profondeur du sujet qu’il avait accepté, a voulu rendre toutes les faces de sa pensée; il a résolu de transcrire sur les murailles d’une chapelle toutes les conséquences prochaines et lointaines d’une idée première aperçues par la réflexion. Vivant loin de la foule, seul avec sa conscience, avec le souvenir de ses lectures, il a perdu de vue pendant quelques jours la limite qui sépare la pensée parlée de la pensée peinte. Il a cru naïvement que tout le monde associerait comme lui l’idée de récompense à l’idée de mérite. L’événement nous a prouvé qu’il s’était trompé. Bien des spectateurs qui rendent d’ailleurs à son talent pleine justice se demandent de très bonne foi ce que signifient dans la chapelle de l’Eucharistie ces personnages, groupés trois par trois, qui ne prennent part à aucune action déterminée. Il est probable que M. Périn reconnaît aujourd’hui sa méprise. Malgré la persévérance avec laquelle il a poursuivi l’achèvement de son œuvre, il doit comprendre que les esprits les plus bienveillans, et j’ajouterai les plus éclairés, ne saisissent pas toujours sans effort ce qu’il a voulu dire. J’attribue, sans hésiter, à l’excès de la méditation l’obscurité ou du moins l’ambiguïté dont je me plains. C’est pour avoir trop longtemps réfléchi avant de se mettre en route que l’auteur a dépassé le but. Si, au lieu d’analyser avec la patience d’un solitaire toutes les parties de son sujet, au lieu de le décomposer, de l’épeler ligne par ligne, il se fût contenté d’interroger la tradition chrétienne dans sa forme primitive, il n’eût pas manqué de nous offrir des compositions très simples et très faciles à comprendre.

Je sais que son exemple ne sera pas contagieux; je sais que, dans le temps où nous vivons, l’abus de la méditation n’est pas à craindre. Pour éviter l’abus plus sûrement, le plus grand nombre s’interdit jusqu’à l’usage. Cependant je ne crois pas inutile de signaler le danger d’une telle méthode, car s’il arrive à quelques esprits d’élite de marcher sur les traces de M. Périn, il faut qu’ils connaissent d’avance le sort qui les attend. S’ils ne consentent pas à s’arrêter dans leur travail d’analyse, s’ils s’acharnent à sonder leur pensée, une partie de leur énergie se trouvera dépensée en pure perte. Les intentions les plus excellentes, les idées les plus vraies se présenteront couvertes d’un voile que la foule ne prendra pas la peine de soulever. L’avertissement n’est pas à négliger.

Je passe maintenant aux pendentifs qui nous offrent la pensée de M. Périn sous un nouvel aspect. Si la coupole, malgré les réserves que j’ai cru devoir faire, est à mes yeux une des œuvres les plus considérables de notre temps, sous le double rapport de la composition et de l’exécution, les pendentifs ne sont pas conçus moins habilement que la coupole, ni rendus dans un style moins élevé. C’est plaisir de suivre sur la pierre le développement d’une pensée mûrie à loisir, d’assister à l’accomplissement d’une volonté précise, devoir se dérouler toutes les parties d’une œuvre où le hasard ne joue aucun rôle, où la mémoire n’est appelée qu’à titre d’auxiliaire et ne prend jamais la place de l’imagination. C’est de nos jours une joie trop rare pour que la critique oublie de remercier les hommes qui lui offrent cet imposant spectacle. C’est pour la pensée un salutaire exercice que d’étudier dans leurs moindres détails une série de compositions où rien ne relève du caprice, où la ligne et la couleur s’unissent dans une fraternelle obéissance pour dire clairement ce que l’auteur a voulu dire.

Ayant à couvrir quatre pendentifs, M. Périn ne pouvait se dispenser de peindre, outre la Foi, l’Espérance et la Charité, une quatrième vertu; il a choisi la Force morale, et voici dans quel ordre sont distribuées ces compositions : l’Espérance, la Foi, la Force, la Charité. Ce parti, qui semblerait singulier si l’artiste se fût borné à représenter les vertus par des figures symboliques, s’explique très-bien par les compositions mêmes qui expriment ces quatre vertus. Pour l’Espérance, en effet, nous avons la naissance du Christ; pour la Foi, le Christ guérissant les aveugles et les sourds; pour la Force, le Christ couronné d’épines, et, pour la Charité, le Christ au tombeau. Le Christ naît dans l’étable entre le bœuf et l’âne. La sainte Vierge et saint Joseph adorent sa divinité. Derrière le fils de Marie, un ange tient un lys, symbole de pureté. M. Périn n’a méconnu aucune des conditions que lui imposait un sujet si simple en apparence, mais pourtant si difficile, quand on reporte sa pensée vers les maîtres éminens qui l’ont traité. La Vierge est pleine de grâce et de chasteté; un divin sourire anime le visage de l’enfant; quant à saint Joseph, il exprime à la fois l’étonnement et l’humilité; c’est dire assez que l’auteur a très-bien rendu ce dernier personnage. M. Périn donne au Christ guérissant les aveugles et les sourds le nom de Christ enseignant. Quoique les miracles soient un moyen de persuasion dans les questions de foi religieuse, je crois qu’il eût mieux valu nous offrir le Christ au milieu des docteurs. Il me semble qu’un tel choix eût été plus conforme aux traditions évangéliques. La foule ne comprend qu’à grand’peine comment une guérison miraculeuse est un enseignement. Cette objection une fois soumise à l’auteur, il est juste de reconnaître qu’il a tiré de son sujet un excellent parti. Le Sauveur et les malades qu’il convertit en les guérissant sont d’un beau dessin et d’un grand caractère. Expression des visages, ajustement des draperies, tout est conçu, tout est rendu selon l’esprit du sujet. — Le Christ couronné d’épines ne soulève aucune objection. C’est en effet la représentation éloquente de la force morale. Un bourreau couronne le Christ d’épines; un autre lui donne le roseau; ils rient et l’injurient. Le visage du personnage principal respire le courage et la résignation. Quant aux bourreaux, M. Périn a su donner à leur physionomie l’accent de la brutalité en évitant pourtant de descendre jusqu’à la laideur. En somme, c’est une composition très-digne d’éloges. Enfin, dans le dernier pendentif, nous voyons le Christ près du tombeau, soutenu par saint Joseph d’Arimathie et saint Nicodème. De l’autre côté sont la sainte Vierge et sainte Magdeleine; debout, derrière le Christ, le disciple bien-aimé montre la couronne d’épines et les clous. Il est permis de se demander si le Christ sur la croix n’exprimerait pas la Charité plus vivement que le Christ mort. Cependant je n’oserais blâmer le parti adopté par M. Périn, car la couronne d’épines et les clous rappellent assez clairement le supplice du Sauveur. La Vierge, la Magdeleine, saint Jean, sont empreints d’une douleur profonde; je dirai même que leur douleur a quelque chose de passionné. Saint Joseph d’Arimathie et saint Nicodème semblent contenir leur affliction par pitié pour Marie.

Ainsi les pendentifs ne sont pas inférieurs à la coupole. C’est la même grandeur de conception, la même élévation de style. En contemplant ces murailles animées par la pensée religieuse, il n’est pas difficile de comprendre que toutes ces figures ont été créées lentement, qu’il n’y a pas dans ces compositions un seul personnage improvisé. Chaque mouvement paraît nécessaire, il ne semble pas possible de le concevoir autrement; mais pour atteindre à cette simplicité, à cette évidence, il a fallu passer par de nombreux tâtonnemens. Aux yeux des improvisateurs, c’est un signe de faiblesse; aux yeux des hommes sensés, c’est une preuve de respect pour l’art et pour le public. Qu’importent les ratures, puisque nous avons la page mise au net? Les œuvres qui durent s’achèvent lentement. C’est une nécessité que les artistes ne méconnaissent guère sans s’exposer à l’oubli. M. Périn, dont la persévérance même révèle toute la modestie, a pris le moyen le plus sûr de résister aux injures du temps : il s’est défié de lui-même, et n’a rien livré aux hasards de la fantaisie. Aussi le public récompense son labeur par une respectueuse sympathie, et parmi les hommes du métier, ceux mêmes qui ne partagent pas les doctrines de l’auteur, ceux qui préfèrent Venise et Anvers à Rome et à Florence, ne peuvent se lasser d’admirer la coupole et les pendentifs de cette chapelle. Ils regrettent que le coloris n’ait pas plus d’éclat, mais ils sont obligés de s’incliner devant la grandeur du style, devant l’harmonie et la simplicité qui recommandent toutes ces compositions.

Par la ferveur, par la persévérance, M. Périn appartient au passé; par son respect constant pour les progrès de la science, il se place au premier rang de ses contemporains. Comme la mode n’est pour rien dans les nombreux suffrages qu’il a recueillis, je ne crois pas que la mode entame la valeur de son nom. Il vient d’achever une œuvre de conscience, et de telles œuvres sont traitées avec déférence par les artistes même qui n’oseraient les entreprendre. J’ai la ferme confiance que dans dix ans, dans vingt ans, la chapelle de l’Eucharistie ne sera pas étudiée avec moins de sympathie qu’elle ne l’est aujourd’hui. Bien des peintures plus séduisantes au premier aspect, qu’on applaudit comme des prodiges d’habileté, seront alors oubliées depuis long-temps. Les prôneurs les plus empressés s’étonneront de leur engouement, et peut-être même ne s’en souviendront plus. La chapelle de l’Eucharistie, traitée dans un style sobre et contenu, qui n’attire pas le regard par le prestige de la couleur, mais qui offre aux yeux une combinaison harmonieuse de tons fins et vrais, gardera toute sa valeur, parce que l’approbation ainsi conquise n’est pas sujette à repentir.

M. Périn a complété le développement de sa pensée en peignant sur les quatre pieds-droits de la chapelle des sujets purement humains qui se distinguent nettement des compositions précédentes. Il y a dans toute cette série de scènes chrétiennes une simplicité naïve qui étonne bien des spectateurs. Pour les juges peu éclairés, c’est une suite de tableaux de genre. Telle n’est pas la pensée des artistes qui ont pris la peine de pénétrer le dessein de l’auteur. La simplicité n’exclut pas l’élévation. Si le doute était permis, il suffirait pour le résoudre de contempler les pieds-droits de la nouvelle chapelle. Au-dessous de la Naissance du Christ, c’est-à-dire au-dessous du pendentif de l’Espérance, nous retrouvons l’expression de cette vertu sous quatre formes diverses. Une mère au pied d’un crucifix apprend à son fils à espérer et à se résigner; un prisonnier garrotté voit la liberté dans le ciel en recevant l’hostie des mains du prêtre; un évêque partage le pain divin entre le pauvre et le roi, tous deux chargés de. soucis et de misère; abandonné de tous, un mourant se réfugie en Dieu. Pour ma part, je loue sans réserve l’élégance et l’accent presque familier de ces quatre scènes. M. Périn a suivi très heureusement l’exemple des peintres florentins qui, après avoir représenté une action importante sur le panneau qui leur était confié, peignaient dans la predella, c’est-à-dire dans une bande placée au bas du panneau, une suite d’épisodes qui expliquaient l’origine et les conséquences de l’action principale. Il y a d’ailleurs dans toutes les figures une précision, une pureté, qui contentent les yeux les plus sévères. Sous le pendentif de la Foi, le prêtre élève l’hostie et la consacre; les acolytes soutiennent ses vêtemens et s’inclinent. — Plus loin le pape, tenant dans ses mains les saints Evangiles, élève ses regards vers le ciel et y puise ses inspirations et ses décrets. Le passage provisoire de la sacristie n’a pas permis de peindre les deux compositions qui doivent occuper la partie inférieure de ce pied-droit. — Sous le pendentif de la Force, l’auteur a figuré la confession des fautes, le mépris des richesses, le mépris des douleurs, et la table des martyrs. Voici comment sont exprimées ces quatre pensées. Agenouillé près du tribunal de la pénitence, un pécheur attend avec anxiété, tandis que le prêtre remet à celui qui s’est confessé et repenti la discipline dont il doit se frapper. Plus loin, un chrétien plein de confiance dans l’Evangile refuse les richesses que le mahométan lui offre avec le Coran. Un jeune martyr sur le bûcher lève les yeux au ciel, et n’entend plus la voix du prêtre des gentils, qui lui présente la statue de Jupiter. Enfin, au sommet du pied-droit, le tombeau du martyr devient l’autel sur lequel Dieu lui-même s’offre en sacrifice. Toutes ces pensées sont très fidèlement rendues et dans un style fort élevé. Parmi les plus habiles, bien peu seraient capables de pénétrer aussi avant dans la foi chrétienne et d’en traduire les préceptes avec autant d’élégance.

Reste le pied-droit de la Charité. Accueillir le pèlerin, secourir le pauvre, pardonner à son ennemi, ensevelir les morts, telles sont les maximes que le peintre a douées de vie. Le riche reçoit le pèlerin, prépare son lit et lui lave les pieds. Un jeune homme donne au vieillard pauvre sa seconde tunique, le pauvre donne son morceau de pain à l’estropié, et regarde l’hostie qui est sur l’autel. Un homme amène devant l’autel celui qui voulait l’assassiner, et qui s’est repenti. Le prêtre partage entre eux le pain sacré comme gage de réconciliation. Un jeune homme soutient le mort, tandis que le prêtre prie le Seigneur, au bord de la fosse qu’il a creusée lui-même.

Après cette série de compositions, on devrait croire la pensée de l’auteur complètement épuisée, et pourtant il n’en est rien, car sur les revers de ces mêmes pieds-droits, il y ajoute de nouveaux développemens. Je les passe sous silence, malgré le charme et la vérité qui les recommandent, parce qu’ils m’obligeraient à répéter purement et simplement les éloges que j’ai donnés aux faces des pieds-droits.

Quant aux couleurs adoptées pour les fonds de la coupole, des pendentifs et des pieds-droits, il me suffit qu’elles s’harmonisent parfaitement avec la décoration générale de la chapelle, et je ne tiens pas à savoir que le fond d’or signifie la lumière céleste, le fond rouge le sang du Christ, et le fond vert l’espérance du chrétien; toutes ces distinctions sont, à mon avis, de purs enfantillages, et je croirais perdre mon temps, si j’essayais de les discuter. Ce qui est vrai, ce qui frappe tous ceux qui ont visité l’Italie, c’est que le fond d’or de la coupole rappelle très heureusement les œuvres de l’art byzantin et les mosaïques de plusieurs églises de Rome. Il n’en faut pas davantage pour justifier pleinement le parti adopté par M. Périn. Quant aux tons rouge et vert, abstraction faite de leur valeur symbolique, il est facile d’invoquer en leur faveur de nombreux précédens.

Si j’essaie maintenant de résumer l’effet général de ce travail, je crois pouvoir affirmer qu’il laisse dans l’esprit du spectateur une émotion tendre et pieuse, et comme c’est là, sans nul doute, le but que l’auteur s’est proposé, il reste démontré qu’il a réussi. Cependant, malgré la sympathie qui s’est attachée tout d’abord à cette chapelle, malgré l’approbation de la foule qui se laisse aller au plaisir que lui donnent les belles choses, et l’approbation réfléchie d’un grand nombre d’esprits habitués à s’interroger avant de battre des mains, les objections ne manqueront pas, et déjà même nous en avons recueilli plusieurs. Dans le domaine purement esthétique, on reproche à M. Périn d’avoir traité avec trop de dédain l’éclat et la variété des couleurs qui réjouissent les yeux et préparent le spectateur à l’indulgence. Reproche vulgaire et qui ne mérite pas d’être relevé ! Si Rome et Florence ont traité la peinture religieuse avec plus de gravité que Venise et Anvers, le bon sens ne conseillait-il pas de consulter Rome et Florence plutôt qu’Anvers et Venise? On ajoute qu’il y a dans cette chapelle un caractère mystique dont notre temps ne saurait s’accommoder. Exprimé dans ces termes généraux, l’argument n’est pas soutenable, car il n’y a pas de religion sans mystères. Il ne sera jamais donné à personne d’identifier la religion à la philosophie. Dans la chapelle de l’Eucharistie, le surnaturel est de droit, et je ne comprends pas qu’on puisse contester une vérité tellement évidente. Mais je crois, et je l’ai déjà dit, que M. Périn n’a pas toujours choisi, pour l’expression de sa pensée, la forme la plus accessible; en d’autres termes, il lui est arrivé plus d’une fois d’interroger les pères de l’église au lieu de s’en tenir au texte même de l’Evangile. Or les pères de l’église, excellens à consulter dans les questions théologiques, ne sont d’aucun secours lorsqu’il s’agit de représenter un épisode du Nouveau-Testament. Les explications qu’ils prodiguent n’ajoutent rien à l’évidence du fait, et la peinture ne peut tirer aucun profit de ces commentaires, quelque lumineux qu’ils soient. Heureusement la plupart des compositions qui décorent la chapelle de l’Eucharistie échappent à ce reproche. Si l’obscurité s’y rencontre, c’est comme un défaut accidentel.

Ainsi les deux objections principales que j’ai notées ne résistent pas à la discussion. La sobriété de la couleur n’est pas un signe de faiblesse, mais une preuve de sagacité. Les ornemens ingénieux distribués par l’auteur sous les voussures attestent qu’il possède le sentiment de la couleur. Si dans la peinture des figures il a réagi contre son instinct, loin de le blâmer, nous devons lui en savoir gré. Quant au caractère mystique, dont l’esprit de notre temps ne s’accommoderait pas, si l’argument était vrai, il n’entamerait pas la valeur de cette chapelle, car dans ce cas l’auteur se serait trouvé obligé de choisir entre deux partis : omettre le côté surnaturel de son sujet pour se plier au goût de son temps, ou respecter toutes les conditions de la donnée acceptée, sans tenir compte des idées qui règnent aujourd’hui. La question ainsi posée ne me semble pas difficile à résoudre. M. Périn a-t-il trop compté sur le bon sens public? Je ne le crois pas. Il a eu raison de mettre la nature même de son sujet au-dessus des caprices de la mode. Si, tandis que les archaïstes essaient de nous reporter au de la de Fra-Angelico, au de la même de Giotto, jusqu’à Cimabue, jusqu’à Giunta, jusqu’aux Byzantins, et que des esprits non moins étourdis voient dans Rubens et dans Paul Véronèse les seuls modèles dignes d’étude, — il a choisi pour guides les grands maîtres du XVe siècle, s’il s’est efforcé de concilier l’expression de la foi avec la beauté de la forme, pouvons-nous sans folie lui jeter la pierre? Il a négligé la mode pour chercher l’idéal, c’est-à-dire qu’il est demeuré fidèle à la mission suprême de son art.

Il serait à désirer que le succès obtenu par M. Périn décidât le conseil municipal de Paris à multiplier les peintures murales dans nos églises, car il n’y a pas de travaux qui développent plus sûrement le talent d’un peintre préparé à cette épreuve par des études sérieuses. Il n’y a pas de sujets plus difficiles à traiter que les sujets religieux, et cela se conçoit sans peine. Pris en eux-mêmes, abstraction faite des précédens, ils offrent à résoudre un double problème, l’expression des sentimens les plus élevés et la représentation de la forme humaine dans les meilleures conditions, c’est-à-dire nue ou traduite par quelques draperies largement disposées; et comme ils ont déjà été traités mainte et mainte fois par les artistes les plus éminens, ils offrent aux survenans l’occasion d’une lutte glorieuse. J’entends dire qu’il serait temps de renoncer à cette lutte, plus souvent stérile que féconde, et qu’on devrait abandonner les sujets déjà traités par les maîtres. Ce serait à mes yeux une grossière bévue. Les plus belles œuvres, les plus savantes, étudiées de bonne foi, ne mènent pas au découragement. La Cène de Léonard, la Transfiguration de Raphaël, l’Assomption de Titien, la Descente de Croix de Rubens, malgré les mérites éclatans qui les recommandent, peuvent suggérer à des esprits ingénieux ou hardis des pensées que ces grands hommes n’avaient pas entrevues quand ils ont pris en main le pinceau. Sans doute, il y a moins de danger à choisir un sujet vierge, on évite ainsi toute comparaison; mais n’y a-t-il pas quelque chose de plus glorieux à réussir en s’exposant à la comparaison?

Si je préfère pour le développement du talent les sujets religieux aux sujets historiques, c’est que trop souvent dans ces derniers l’armure ou le vêtement masquent la forme, et permettent de sous-entendre plus d’un détail ou d’escamoter plus d’une difficulté. Dans les sujets religieux, il est bien difficile de ne pas accuser nettement la limite de son savoir. En peignant Job ou Abraham, comment ne pas trahir son insuffisance, sa maladresse, si l’on n’a pas fait une étude complète de la forme humaine? Les sujets empruntés au moyen âge ou aux temps modernes n’offrent pas le même danger. Une cuirasse, un pourpoint habilement traités éblouissent parfois les yeux de la foule, et permettent au demi-savoir de triompher. Ainsi, au point de vue purement technique, les sujets religieux mériteraient la préférence; mais, en dehors même de la pratique du métier, il se présente d’autres argumens. Depuis la Genèse jusqu’aux Machabées, quelle prodigieuse variété d’épisodes! Quel livre a jamais offert à l’imagination une moisson aussi abondante! La Bible est pour la peinture une source inépuisable d’inspirations. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter l’histoire de l’art depuis le berger prédestiné qui dessinait l’ombre de ses moutons avant de recevoir les leçons de Cimabue jusqu’au divin Sanzio. Quelle histoire purement humaine a jamais trouvé de si nombreux, de si éloquens interprètes? Il faut donc, bon gré, mal gré, accepter la suprématie de la peinture religieuse; mais pour que cette peinture soit vraiment féconde, pour que la génération recueille et mette à profit tous les enseignemens qu’elle contient, il faut que l’autorité municipale distribue les travaux de décoration de nos églises avec plus de discernement. Si les amis de l’art se rappellent avec reconnaissance que M. Hippolyte Flandrin a donné à Saint-Germain-des-Prés des preuves éclatantes de son savoir, ils n’oublient pas, ils ne peuvent oublier que M. Lépaulle a barbouillé sur les murailles de Saint-Merry de véritables caricatures. Comment et pourquoi M. Lépaulle a-t-il été chargé de travestir et d’enluminer Saint-Vincent-de-Paul? Le devine qui pourra. Quant à moi, j’y renonce; mais il importe au développement de la peinture qu’une bévue aussi grossière ne se renouvelle pas. On peut à la rigueur reléguer un mauvais tableau dans une cave ou dans un grenier : que faire d’une chapelle barbouillée en dépit du goût et du bon sens? Il faudrait la gratter, et souvent la fabrique n’y consent pas, car il peut se trouver parmi les fabriciens des esprits forts qui aiment la peinture de M. Lépaulle.

Les peintures murales de nos églises ne devraient être confiées qu’à des hommes qui auraient déjà donné des gages. Je n’entends pas exclure ceux qui entrent dans la carrière, pourvu qu’ils aient montré ce qu’ils peuvent faire. Ce n’est pas tout. Il ne faudrait pas abandonner aux paroisses le choix des sujets, car elles sont trop souvent disposées à s’exagérer la valeur des faits les plus obscurs, dès que ces faits se sont accomplis dans un rayon donné. Dans ce cas, il arrive aux plus habiles de s’acharner inutilement contre un sujet ingrat. Tous les saints du calendrier ne fournissent pas des sujets de tableau, et malheureusement ceux qui distribuent les travaux, dans les bureaux de la ville, paraissent animés d’une conviction contraire. Ils mettent volontiers Godescard sur la même ligne que l’Ancien et le Nouveau Testament. Tout patron de paroisse a droit aux honneurs de la peinture. Tant que l’autorité municipale ne suivra pas d’autres erremens, elle courra le risque de gaspiller la moitié des fonds qu’elle consacre à la décoration de nos églises. Et non-seulement il est puéril d’obliger le pinceau à s’exercer sur des sujets ingrats, mais il est dangereux d’émietter en parcelles trop nombreuses les travaux d’un même monument. Je ne demande pas qu’on fasse pour toutes les églises ce qu’on a fait pour Saint-Germain-des-Prés : un tel parti serait souvent d’une application difficile; et voyez pourtant comme M. Flandrin a dignement récompensé la confiance du conseil municipal ! Croyez-vous que ses peintures derrière le maître-autel seraient d’un aussi bel effet, si une autre main eût été chargée de décorer le chœur? Je souhaite sans l’espérer qu’il s’accommode du voisinage de M. Picot à Saint-Vincent-de-Paul; mais, sans confier à un seul homme la décoration d’une église entière, il est toujours permis d’assortir les artistes qu’on veut associer pour l’accomplissement de cette tâche. Or le conseil municipal ne tient pas compte de cette donnée : il réunit pêle-mêle les talens qui ne sont unis entre eux par aucun lien de parenté lointaine ou prochaine. Ainsi, par exemple, à Notre-Dame-de-Lorette, M. Blondel fait pendant à Roger, c’est-à-dire qu’un praticien vulgaire, qui de sa vie n’a conçu une composition religieuse, qui ne connaît pas la forme du corps, bien qu’il l’enseigne officiellement, se trouve mis en regard d’un artiste nourri de fortes études, comme Orsel et comme M. Périn. Non-seulement Roger montre tout le néant de M. Blondel, ce qui n’est pas un malheur; mais la coupole de M. Blondel gâte le plaisir que nous a donné la coupole de Roger.

Je sais tout ce qu’on pourra dire contre l’application de mes conseils. On me répondra que l’autorité municipale a bien plus à cœur d’encourager les artistes que d’encourager l’art. Cette distinction n’est à mes yeux qu’un pur enfantillage. C’est grâce à cette distinction, dont Escobar serait jaloux, que souvent les plus dignes se voient écartés, tandis que les incapables sont appelés. Quoi qu’on fasse et qu’on dise, la distribution des travaux de peinture ne saurait être assimilée aux largesses d’un bureau de bienfaisance. Quand il s’agit de décorer les monumens civils ou religieux d’une ville telle que Paris, il faut s’adresser aux plus habiles, et venir en aide à ceux qui n’ont pas encore fait leurs preuves, sans livrer à leur inexpérience les murailles de nos chapelles ou de nos palais.

Je reviens à M. Périn, qui m’a suggéré toutes ces réflexions. Il y a vingt ans, il n’était connu que d’un petit nombre d’amis. Il avait surtout porté son attention vers le paysage historique, et s’était instruit à l’école de Nicolas Poussin. Aujourd’hui nous avons sa mesure, nous savons tout ce qu’il y avait en lui d’énergie et de sagacité, d’invention ingénieuse et de pénétration savante. Il devait au hasard l’indépendance et le loisir qui permettent les œuvres de longue haleine. Il a dignement profité de ces dons précieux. Placé dans une autre condition, il eût été forcé d’abandonner sa tâche ou de l’accomplir imparfaitement. Quatorze mille francs pour un travail de vingt ans, c’est un salaire insignifiant sans doute, mais personne n’est à blâmer, car personne ne pouvait prévoir la durée du travail, et je crois volontiers que M. Périn ne songe pas à se plaindre, car il lui a été donné sinon de se contenter, ce qui est bien rare parmi les artistes. éminens, du moins d’épuiser pour réaliser son rêve tous les moyens dont il pouvait disposer. Parmi les hommes qui ont voué leur vie à l’expression de leur pensée, combien peuvent se vanter d’un pareil bonheur?

Si j’insiste avec tant de prédilection sur la chapelle de l’Eucharistie, ce n’est pas seulement parce qu’elle se recommande à l’attention publique par de solides mérites, c’est aussi et surtout parce que j’y vois une protestation éloquente contre les tendances réalistes de notre école. Dût-on m’accuser d’imiter ce vieux Romain qui terminait toutes ses harangues en demandant la destruction de Carthage, je ne me lasserai pas de répéter en toute occasion que la forme sans l’idée, la forme réduite à elle-même dans les arts mêmes du dessin, qu’on est convenu d’appeler arts d’imitation, ne saurait enfanter de belles œuvres. Rubens et Paul Véronèse ne sont pas aussi matérialistes que le prétendent leurs disciples infidèles. Il y a dans ces deux maîtres une part d’idéal facile à démêler. Seulement, au lieu de poursuivre l’idéal dans l’harmonie des lignes, ils le poursuivent dans la splendeur de la lumière, dans l’exubérance de la vie : on aura beau dire, ils agrandissent leurs modèles, ils inventent à leur manière, et ne se bornent pas à transcrire ce qu’ils ont sous les yeux. Or les réalistes de nos jours n’aperçoivent rien au de la de l’imitation littérale, et malheureusement une partie de la foule accepte comme vraie cette doctrine répudiée par l’histoire tout entière. Il faut donc saisir avidement toutes les occasions qui s’offrent à nous de rajeunir et de raviver tous les argumens déjà produits contre l’imitation pure. À ce titre, la chapelle de l’Eucharistie ne saurait être louée en termes trop sympathiques. Supposez un instant qu’une pareille tâche fût échue au pinceau d’un peintre franchement réaliste, non pas à la manière de Rubens ou de Paul Véronèse, mais à la manière de M. Courbet : qu’aurions-nous maintenant? Une suite d’épisodes où la tradition évangélique se trouverait défigurée par la fidélité même de l’imitation. Et pour que cette conjecture ne ressemble pas à un jeu de mots, je me hâte de l’expliquer. Il y a cent manières de comprendre, le crayon ou le pinceau à la main, la tradition évangélique, depuis Albert Dürer jusqu’à Titien, c’est-à-dire depuis l’austérité jusqu’à la splendeur; mais l’imitation littérale de tous les élémens de la réalité ne dissimulera jamais l’absence de l’esprit évangélique. Et, dans l’Assunta même qui se voit à Venise, il y a quelque chose de plus que le mérite de l’imitation.

Je vois dans la chapelle de l’Eucharistie un argument nouveau à l’appui de la doctrine que j’ai soutenue bien des fois déjà, et qui me paraît seule féconde. M. Périn n’eût-il prouvé qu’une intention excellente, je me croirais obligé de lui venir en aide et d’appeler sur lui la sympathie de la foule; mais il ne s’en est pas tenu à l’excellence de l’intention, il a conçu, il a composé, il a mené à bonne fin une œuvre que signeraient avec joie les plus habiles, une œuvre pleine d’enseignemens pour la génération nouvelle. Puissé-je trouver bientôt l’occasion de louer aussi franchement une œuvre qui se recommande par la même profondeur de pensée, par la même élévation de style; car la louange ne réjouit pas seulement l’oreille qui la recueille, mais bien aussi la bouche qui la prodigue : une belle œuvre console des œuvres mesquines; l’expression d’un sentiment généreux efface le souvenir des sentimens vulgaires. C’est pourquoi je remercie cordialement M. Périn.


GUSTAVE PLANCHE.