Belle-Rose/LIII

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Calman-Lévy (p. 550-564).

Cependant, au bout d’une heure ou deux d’attente, la Déroute commença à trouver le temps fort long, le retard que mettait Belle-Rose à reparaître lui semblait inexplicable ; il fit vingt fois le tour de la cour, éveilla deux ou trois fois Grippard pour se distraire, mais Grippard n’avait pas plus tôt ouvert les yeux qu’il les refermait ; enfin, n’y tenant plus, il prit le parti de monter lui-même dans les appartements de M. de Louvois. Un huissier qu’il interrogea lui apprit que Belle-Rose était dans le cabinet du ministre en train d’écrire la relation officielle du passage du Rhin. Comme il redescendait presque tranquillisé, la Déroute se rappela tout à coup l’ordre qu’avait donné M. de Charny en montant en voiture.

– La route de Saint-Denis, pensa-t-il, est aussi la route de Sainte-Claire d’Ennery.

Le front de la Déroute se rembrunit.

– Mon maître n’a-t-il rien écrit ? demanda-t-il vivement à l’huissier.

– Il a écrit une lettre, répondit un laquais qui était dans l’antichambre, et qui était le même que M. de Charny avait arrêté.

– Cette lettre, où est-elle ?

– M. de Charny l’a prise, me disant qu’il s’en chargeait.

La Déroute fronça le sourcil ; le visage de M. de Charny avait, au moment où le gentilhomme était monté en voiture, une expression de gaieté lugubre dont le fidèle sergent se souvint. Sans savoir pourquoi, il eut peur, et bientôt sa propre émotion l’effraya ; c’était un homme, on le sait, qui croyait aux pressentiments et qui subissait leur influence. Quand il fut dans la cour, il n’y résista plus ; il poussa Grippard d’un coup de poing. Grippard, réveillé en sursaut, bondit sur ses pieds.

– Lorsque Belle-Rose descendra, dit le sergent, tu lui diras que je suis parti pour Sainte-Claire d’Ennery.

– Tu vas à l’abbaye ! pourquoi faire ? répondit Grippard en se frottant les yeux.

– Je n’en sais rien, c’est mon idée… Maintenant, ne dors plus.

– C’est bon, on est debout, reprit le caporal, qui secouait ses jambes ; le service avant le sommeil.

La Déroute se procura un cheval de main et partit. M. de Charny avait, comme la Déroute le prévoyait, poussé du côté de Sainte-Claire d’Ennery. À Saint-Denis, il relaya et donna un louis d’or au postillon pour qu’il mît les éperons dans le ventre des chevaux. On laissa Pontoise en arrière, mais à une demi-lieue de l’abbaye, M. de Charny mit pied à terre. Il y avait sur le côté de la route une chaumière où l’on vendait du vin et de l’eau-de-vie, et devant la chaumière une espèce de paysan qui faisait sauter des gros sous dans sa main. M. de Charny fut à lui.

– Veux-tu gagner deux écus de six livres ? lui dit-il.

– Aussi bien trois, si vous le permettez, répondit le gars, dont les yeux brillèrent.

– Viens donc et fais ce que je te dirai.

M. de Charny conduisit ce manant au carrosse, en tira une corbeille proprement enveloppée d’un linge fin et prit dans sa poche la lettre de Belle-Rose.

– Tu sais où est l’abbaye de Sainte-Claire d’Ennery ? reprit M. de Charny, l’œil sur le paysan.

– Très bien, puisque j’y porte souvent des légumes et du lait.

– Ainsi, l’on t’y connaît ?

– Parfaitement.

– Et l’on ne sera pas surpris de t’y voir ?

– Mais, dame ! puisque c’est un peu mon métier d’y aller et d’en revenir.

– Tu vas donc y porter cette corbeille avec cette lettre, et le plus vite que tu pourras.

– Ce n’est pas difficile ; la distance est courte et j’ai les jambes longues.

– Si on t’interroge, tu répondras que la corbeille et la lettre ont été apportées par un valet dont le cheval s’est abattu devant ta porte.

– Très bien.

– Je t’ai promis deux écus de six livres…

– J’ai compris trois, interrompit le drôle.

– Tu en auras quatre si tu es de retour dans un quart d’heure.

– J’y cours.

En huit ou dix minutes le gars, qui avait coupé à travers champs, atteignit la porte de l’abbaye. Au coup de cloche la sœur tourière ouvrit, le paysan remit la corbeille et la lettre, qui étaient toutes deux à l’adresse de Suzanne, et comme on avait l’habitude de le voir, il partit sans être questionné. Au bout d’un quart d’heure, M. de Charny le vit revenir.

– C’est fait, s’écria le jeune gars.

– Voilà ton argent, répondit M. de Charny, dont les yeux brillaient de joie.

Il remonta dans son carrosse et reprit la route de Paris. Comme il arrivait à Franconville, la Déroute, lancé à toute bride, passa comme un flèche à côté du carrosse. M. de Charny se pencha à la portière, suivant de l’œil le tourbillon de poussière qui volait sous les pieds du cheval.

– Il arrivera trop tard cette fois, murmura-t-il quand il l’eut perdu de vue.

La Déroute obéissait aveuglément à la secrète influence qui le poussait ; la rapidité de sa course, au lieu de diminuer son ardeur, l’augmentait. Il allait passer devant la maison où M. de Charny s’était arrêté, quand la courroie à laquelle l’étrier était attaché se rompit. La Déroute retint la bride de son cheval et mit pied à terre. Le gars était toujours sur sa porte, mais cette fois il faisait sauter des écus au lieu de gros sous.

– Si c’est une commission que vous avez pour l’abbaye de Sainte-Claire, dit-il au sergent, vous pouvez me la donner pendant que vous rafistolerez votre étrier ; j’en viens, j’y retournerai.

– Tu as été à l’abbaye ? s’écria la Déroute, qui, dans la situation d’esprit où il était, attachait du prix aux moindres choses.

– Et ça m’a rapporté vingt-quatre livres, reprit le drôle en faisant sauter les pièces blanches.

La Déroute prit le paysan au collet.

– Qu’es-tu donc allé faire à l’abbaye ? s’écria-t-il.

– Ma foi, fit le maraud épouvanté, j’y ai porté une corbeille et une lettre de la part d’un gentilhomme qui était venu en carrosse.

– Un gentilhomme un peu petit, gros, pâle, vêtu de noir ?

– Justement, et il est reparti aussitôt que la commission a été faite.

– Et qu’y avait-il dans cette corbeille ? Le sais-tu ?

– Ma foi, il m’a paru que c’était des fleurs et des fruits ; il en sortait une odeur dont j’étais tout réjoui.

– Des fleurs et des fruits, dis-tu ?

– Ça doit être quelque galanterie de ce monsieur à quelque nonne.

La Déroute lâcha le paysan, culbuta la selle, remonta sur la bête à cru et se précipita ventre à terre vers l’abbaye. Le cœur lui sautait dans la poitrine. La tourière s’épouvanta en le voyant pâle comme un mort et le laissa passer sans dire un mot. La corbeille et la lettre avaient été reçues par Mme de Châteaufort, qui s’était amusée à défaire le linge, tandis qu’on était allé prévenir Suzanne. Elle trouva sous le voile blanc les plus belles fleurs et les plus beaux fruits de la saison, fleurs et fruits entrelacés et mêlés avec un goût charmant. Geneviève prit une orange et l’ouvrit. Elle avait reconnu l’écriture de Belle-Rose, et ne doutait pas que le présent ne vînt de lui. Suzanne était en ce moment à l’autre bout du jardin avec Claudine et les deux enfants ; il se passa près d’une heure avant qu’on pût la trouver sous le bosquet où elle s’était assise. Quand elle fut accourue, elle décacheta la lettre de Belle-Rose, toute tremblante et pâle d’émotion.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, il est victorieux et libre ! Il a vu le roi, et le roi l’a fait colonel !

Un ruisseau de larmes s’échappa des yeux de Suzanne, qui embrassa Geneviève et Claudine. Geneviève commençait à sentir une chaleur intolérable dans la poitrine ; mais la joie lui faisait oublier son mal. Suzanne lisait et relisait sa lettre bien-aimée. C’était la fin de leurs maux à tous. Elle murmurait les expressions une à une, et les redisait à sa fille, qui souriait et tressaillait comme un oiseau, entre les bras de sa mère. La corbeille de fleurs et de fruits était sur un meuble tout auprès. Un clair rayon de soleil tombait par la fenêtre ouverte sur leur masse odorante et les couvrait d’une poussière d’or. Suzanne les caressait du regard et de la main ; elle prit une touffe de roses épanouies et les flaira ; un fruit splendide suivit les roses, et déjà elle en portait la pulpe éclatante à ses lèvres, lorsque la porte s’ouvrit violemment. La Déroute, blême, effaré et tout poudreux, parut sur le seuil : d’un bond il fut à Suzanne, arracha le fruit de ses mains et le fit voler par la fenêtre.

– Mon Dieu ! qu’avez-vous ? s’écria Suzanne.

La Déroute, sans répondre, renversa la corbeille.

– N’y touchez pas ! s’écria-t-il enfin ; cette corbeille maudite vient de M. de Charny.

Ce nom terrible fit passer l’effroi dans l’âme de Suzanne. Geneviève pâlit horriblement et tomba sur son siège. Claudine, qui s’en aperçut, s’élança vers l’abbesse.

– Oh ! que je souffre ! murmura-t-elle, les deux mains sur sa poitrine.

Suzanne et Claudine se sentirent froid au cœur.

– De l’eau, donnez-moi de l’eau, répéta Geneviève ; j’ai du feu dans le corps.

Son visage devint livide. La Déroute vit par terre l’écorce d’une orange et comprit tout.

– Elle est empoisonnée ! dit-il.

Mme de Châteaufort l’entendit.

– Faites monter Gaston, s’écria la pauvre mère qui se sentait mourir.

Ses traits se décomposaient rapidement, elle avait déjà l’œil plombé et les joues creuses comme une femme que la fièvre aurait dévorée depuis dix jours. Un médecin fut appelé et du premier mot il confirma les craintes de la Déroute. Geneviève était empoisonnée ; le mal avait fait des progrès irréparables ; les remèdes les plus énergiques pouvaient à peine prolonger la vie de quelques heures. La duchesse en reçut la nouvelle avec un calme profond.

– Il fallait une victime, dit-elle, Dieu m’a choisie ; Dieu châtie ceux qu’il aime.

Des réactifs puissants calmèrent ses tortures, et quand elle eut reçu les secours de la religion, elle attendit son heure, pieuse et résignée. Elle souriait à Suzanne et regardait Gaston avec des yeux pleins d’une tendresse ineffable. Les cloches de l’abbaye sonnaient, et les sœurs, réunies dans la chapelle, récitaient la prière des agonisants.

Pendant que ces choses se passaient à Sainte-Claire d’Ennery Belle-Rose achevait le rapport qui devait instruire la province du passage du Rhin à Tolhus. M. de Louvois était tout seul et livré aux sérieuses méditations qu’enfante la solitude. Son âme damnée, le lugubre et pâle M. de Charny, n’était plus là ; les pensées du ministre, un instant surexcitées par les sombres paroles du gentilhomme, avaient pris un cours austère. Devant ses yeux s’étalait tout ouverte la lettre de Louis XIV, ses regards ne s’en pouvaient détacher, et il lui semblait que les caractères en étaient de feu. Le roi avait pris Belle-Rose sous sa sauvegarde, et le roi, M. de Louvois le savait, n’aimait pas que personne s’interposât entre lui et sa volonté ; la France et le monde tremblaient au seul froncement de ses sourcils olympiques. M. de Louvois se demandait alors si c’était bien la peine de s’exposer à une lutte dangereuse pour le mince plaisir de suivre sa vengeance contre un homme qui, à tout prendre, était dans son droit, et s’il ne serait pas plus grand, plus digne et surtout plus politique d’abjurer ses projets, désormais inutiles et périlleux. Il se souvint qu’avant toutes choses, et dans la haute position que les événements et son génie aussi lui avaient faite, il devait être homme d’État. M. de Louvois passa la main sur son front brûlant et grave, but à deux reprises de l’eau qui était dans le vase, et avec cette force de volonté qui lui était particulière, s’il ne la tua pas, du moins il enchaîna sa haine au fond de son cœur. Belle-Rose avait fini. Le ministre lut la relation et l’approuva d’un signe de tête.

– Vous avez été modeste autant que brave, lui dit-il, c’est à moi de réparer vos omissions, et je le ferai en homme qui a été votre ennemi. Allez, monsieur le vicomte, vous êtes soldat et je suis ministre, que chacun de nous serve son roi et son pays selon sa force et sa conscience. Donnez-moi la main, et croyez que vous ne me trouverez plus entre vous et la fortune.

Belle-Rose prit la main que le ministre lui tendait et s’éloigna, sinon captivé par l’homme, mais du moins plein d’admiration pour le ministre dont le génie ferme commandait à tout, même à ses passions. Cependant Belle-Rose était parti de Paris vers le soir. Pressé de revoir Suzanne, et inquiet de l’absence de la Déroute, il allait grand train. La nuit était venue, une nuit d’été, claire et tout étoilée. Quand la voiture fut au delà de Pontoise, il entendit tinter au milieu du silence profond la cloche aux sons funèbres. La voix de bronze venait du côté de Sainte-Claire d’Ennery, de cette abbaye où il avait laissé tout ce qui l’attachait au monde. Une sueur froide mouilla les tempes de Belle-Rose ; sur son ordre, Grippard fouetta les chevaux. Il y avait le long des sentiers des paysans qui couraient du côté de l’abbaye ; les vieilles femmes s’agenouillaient aux portes de leurs cabanes et priaient ; les sons de la cloche roulaient dans le ciel, qu’ils remplissaient de tristesse. Toute la population des campagnes s’était levée à l’appel du bronze sacré : une âme chrétienne demandait une prière aux vivants.

– Depuis combien de temps cette cloche sonne-t-elle ? dit Belle-Rose à une jeune fille qui s’avançait pieds nus sur le chemin.

– Voilà trois heures déjà qu’elle nous a réveillés, dit-elle.

La voiture passa comme le vent. Le glas funèbre bourdonnait aux oreilles de Belle-Rose. Cette voix de la mort au milieu de ces campagnes tranquilles figeait le sang dans ses veines. Quand il fut proche de l’abbaye, il vit, par les grandes portes ouvertes, les religieuses qui priaient dans la chapelle et la foule silencieuse qui se pressait sous la sombre voûte. Belle-Rose entra dans l’abbaye, ne sachant pas encore quel nouveau malheur le menaçait. Une sœur qui l’attendait le mena à l’appartement de l’abbesse. Quand la porte s’ouvrit, et qu’il vit sur son lit Geneviève étendue, immobile, et blanche déjà de la couleur des cadavres, Belle-Rose comprit tout. Geneviève avait une main sur la tête de Gaston et de l’autre pressait un crucifix sur ses lèvres. À la vue de Belle-Rose, elle se souleva lentement. On eût dit qu’elle avait gardé toutes ses forces dernières pour ce quart d’heure. Elle fit signe à Suzanne qui pleurait d’approcher, et prit sa main qu’elle joignit à celle de Belle-Rose entre les siennes. Ses yeux brillaient d’un éclat surnaturel, et comme elle vit des larmes dans les yeux de Belle-Rose, elle lui dit avec le sourire d’un martyr :

– Ne pleurez pas, c’est la fin de l’expiation.

Elle se pencha vers Suzanne et passa son bras autour du cou de la jeune femme.

– Je vais mourir, lui dit-elle tout bas à l’oreille, Gaston n’a plus de mère, soyez la sienne !

Toute son âme parut dans ses yeux. Elle attira l’enfant qui sanglotait et le mit entre Suzanne et Belle-Rose. Et puis les ayant embrassés tous trois tour à tour, elle retomba morte. Ceux qui l’aimaient restèrent toute la nuit en prières autour du lit funèbre. Jamais une aussi grande douleur n’avait déchiré le cœur de Belle-Rose. Maîtresse, il l’eût peut-être moins pleurée qu’il la pleurait amie. Cette pauvre pécheresse que l’amour avait abattue et que l’amour avait transfigurée lui était restée fidèle et dévouée malgré tout et toujours. Il lui devait le repos et la joie de sa vie, et sa mort même était encore un sacrifice. Suzanne, qui avait appris à l’aimer, la pleurait comme une sœur. C’était dans toute l’abbaye un deuil funèbre ; et quand la nouvelle de sa fin se répandit dans les campagnes, les vieux et les jeunes, les mères et les enfants accoururent pour voir celle qui avait été compatissante et bonne à tous. On exposa le corps de Geneviève dans une chapelle ardente, couverte de ses habits de religieuse, la croix abbatiale sur la poitrine et les mains jointes, et ce furent durant trois jours des gémissements et des pleurs à croire que la Providence s’était retirée de ce pauvre monde affligé. Quand la cérémonie funèbre fut achevée, Belle-Rose prit avec lui Suzanne, Claudine et les deux enfants et les ramena au logis qu’ils occupaient au parc avant son départ, et durant toute la journée on fut triste et silencieux. La Déroute et Grippard eux-mêmes, qui naguère encore n’avaient pas assez de toute leur langue pour dire tout ce qui leur passait par la tête, restaient muets. Vers le soir, au moment où Suzanne allait quitter l’appartement, Belle-Rose la prit dans ses bras et l’embrassa au front. Il était grave et recueilli.

– Allez, lui dit-il, et cherchez quelque repos auprès de ces deux enfants qui sont à vous. Demain, au point du jour, je vous ramènerai à l’hôtel de la rue de Rohan, vous et Claudine. Votre place est désormais à Paris.

– Et la vôtre, Jacques ? répondit Suzanne, qui avait dans ses bras sa fille, et sous sa main son fils d’adoption.

– La mienne est à l’armée tant qu’il me restera assez de force pour tenir une épée. J’irai rejoindre M. de Luxembourg et M. de Nancrais, et avec moi j’emmènerai Gaston.

– Quoi ! un enfant si jeune ! s’écria la mère.

L’enfant releva sa tête blonde et tourna vers Belle-Rose ses grands yeux noirs, où brilla soudain un rayon de joie.

– Je suis fils d’un soldat, dit-il d’une voix limpide et sonore.

– Fils de soldat et de gentilhomme, reprit Belle-Rose. Sa place est dans un camp, près de M. de Nancrais, près de moi. Demain nous partirons ensemble, et la guerre sera son maître.

Le jour s’éteignait et déjà de grandes ombres flottaient sur la campagne. Suzanne et Claudine se retirèrent avec les deux enfants, l’un dormant dans son innocence, l’autre sérieux et pensif ; sa jeune tête, pâlie par une douleur précoce, rappelait déjà l’expressive et charmante physionomie de M. d’Assonville ; il avait les yeux fiers et caressants de Geneviève, avec le profil délicat et net de Gaston. Au moment où sa femme et sa sœur passaient la porte, Belle-Rose fit un signe imperceptible à la Déroute, qui sortait aussi. La Déroute resta seul avec Belle-Rose. Le sergent regardait le colonel avec un sentiment indéfinissable de curiosité. Il ne l’avait jamais vu si calme et si terrible ; ses traits avaient la rigidité du marbre.

– Grippard est-il là ? demanda Belle-Rose.

– Il est en bas, auprès des chevaux.

– Il faut qu’il vienne.

On appela Grippard qui accourut.

– Mon vieux camarade, et toi, Grippard, qui es, ainsi que lui, fidèle et résolu, vous allez me suivre.

– Tout de suite, répondirent-ils ensemble.

– Ce que je vous dirai de faire, vous le ferez.

– Sur-le-champ.

– Prenez donc vos épées et des pistolets.

– Nous les avons.

– Sellez maintenant les chevaux, et partons.

Grippard courut à l’écurie, la Déroute prit les manteaux, et l’on quitta l’abbaye le plus doucement qu’on put. La nuit était noire, triste et pleine de bruits sinistres comme aux heures où l’orage accourt de l’horizon. On franchit une fois encore cette route que Belle-Rose avait parcourue si souvent déjà et dans des circonstances bien diverses. Aucun des trois cavaliers n’ouvrit la bouche. Belle-Rose en avant, ferme, implacable et rapide comme le destin. Ils entrèrent dans Paris ; sur l’ordre du colonel, la Déroute heurta à la porte d’un marchand de mercerie. Il prit trois masques, et chacun d’eux en noua un sur son visage. Les chevaux furent laissés dans une auberge, et les trois soldats s’enfoncèrent dans la ville.

– C’est ici, dit Belle-Rose, quand ils furent arrivés devant l’hôtel de M. de Louvois.

Collés contre un mur sombre, ils attendirent longtemps, immobiles comme des blocs de pierre. Un peu après minuit, une voiture sortit de la cour ; elle était traînée par deux chevaux et conduite par un cocher ; il y avait un laquais en avant avec une torche enflammée. Cette voiture était de couleur sombre et ne portait pas d’écusson sur les panneaux. Au moment de passer la porte cochère, un homme abattit une glace et montra sa tête blême.

– Chez la Voisin ! dit-il.

Cet homme, c’était M. de Charny.

Belle-Rose s’élança derrière la voiture et la suivit. La Déroute et Grippard couraient sur ses talons. L’état des rues et l’obscurité profonde ne permettaient pas à l’équipage d’avancer fort vite. Belle-Rose et ses deux compagnons, habitués à tous les exercices du corps, ne la perdaient pas de vue. Ils arrivèrent ensemble derrière Saint-Germain-l’Auxerrois, rue de l’Arbre-Sec. La rue était déserte et sombre ; Belle-Rose trouvant le lieu propice au dessein qu’il méditait, précipita sa course et sauta d’un bond à la portière du carrosse qu’il ouvrit. La Déroute avait mis la main au mors des chevaux ; Grippard s’était chargé du laquais. Tout s’arrêta à la fois.

– Fouettez les chevaux ! cria M. de Charny.

– Fouette, et tu es mort, répondit la Déroute en montrant un pistolet au cocher.

Le laquais, qui était un homme résolu, enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, et frappa Grippard à la tête d’une espèce de couteau de chasse qu’il portait à la ceinture. Le grand chapeau du caporal para l’attaque, et il riposta par un coup de pointe qui entra dans le corps du laquais ; l’homme tomba sous les pieds du cheval, qui se cabrait. Grippard lâcha les rênes qu’il tenait près du mors, et l’animal effaré partit au galop. Le fouet s’échappa des mains du cocher épouvanté. L’arrestation du carrosse et la chute du piqueur avait duré l’espace de dix secondes. M. de Charny regardait entre les deux yeux cette grande figure noire qui s’était si brusquement dressée devant lui ; mais le visage était masqué, et par les trous du masque il voyait seulement deux yeux dont le feu sombre le brûlait.

– Si c’est de l’or que vous voulez, dit-il en affectant de rire, voilà ma bourse.

Belle-Rose prit la bourse et jeta l’or par terre. M. de Charny frissonna ; un instinct secret lui disait qu’il était en présence d’un danger terrible.

– Mais alors, que voulez-vous ? s’écria-t-il.

– Votre vie.

M. de Charny rassembla toute sa sombre énergie pour braver son ennemi en face.

– Pardonnez-moi, monsieur, reprit-il, je vous prenais pour un voleur, et vous êtes un assassin.

Belle-Rose pâlit sous son masque à cet outrage :

– Chacun de nous a son épée, reprit-il froidement. Descendez, monsieur.

M. de Charny descendit. Ils étaient au coin de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois ; pas une lumière ne brillait aux fenêtres des maisons voisines, pas une voix ne s’entendait dans le silence. Le cocher était sur son siège, morne et raide comme un corps pétrifié, le piqueur râlait par terre ; la scène était éclairée par une torche que Grippard tenait d’une main, à l’autre étincelait son épée nue. La Déroute avait coupé les rênes des chevaux et attendait un ordre pour agir.

– Monsieur, s’écria M. de Charny, il faut qu’il y ait quelque méprise là-dessous. Je ne vous connais pas.

– Vous me connaîtrez quand l’un de nous sera par terre.

– Mais c’est un guet-apens !

– C’est un duel.

– Et si je ne veux pas me battre ?

– Vous en êtes le maître, mais vous mourrez plus sûrement et plus vite.

Belle-Rose appela la Déroute d’un signe de tête, et tirant sa montre, il la regarda à la clarté rouge de la torche.

– Vous avez trois minutes pour vous décider, reprit-il ; à la troisième, si vous n’êtes pas prêt, cet homme que voilà vous cassera la tête d’un coup de pistolet, comme on tue une bête venimeuse.

La Déroute prit un pistolet à sa ceinture et l’arma. M. de Charny eut froid jusque dans la moelle des os. Il attendit deux minutes ; le silence était si profond qu’on entendait crier les girouettes sur les toits. Le cocher se tenait des deux mains à son siège pour ne pas tomber. À la troisième minute, M. de Charny tira son épée.

– Je suis prêt, monsieur, dit-il.

Au travers de son épouvante, une idée subite avait ranimé son courage éperdu. Maintenant il ne craignait plus de mourir, il croyait vaincre. Belle-Rose se mit en garde ; Grippard s’approcha, levant la torche. La Déroute remit le pistolet à sa ceinture et les deux fers furent croisés. M. de Charny déploya, dès les premiers coups, toute la finesse de son jeu ; la confiance avait affermi sa main et augmenté ses ressources ; mais de son épée Belle-Rose se faisait une cuirasse ; partout le fer rencontrait le fer. On comprenait que chacun des deux lutteurs voulait tuer son adversaire. Leurs pieds semblaient cloués au sol, et leurs épées, rapides et flexibles, s’entrelaçaient comme des serpents lumineux. La main gauche de M. de Charny s’appuyait contre sa hanche, mais elle glissait par un mouvement imperceptible vers la poche de son haut-de-chausses. Tout à coup, et après une riposte de Belle-Rose, qui tacha de quelques gouttes de sang la manche du gentilhomme au-dessus du coude, cette main reparut armée d’un pistolet. L’arme s’éleva et le coup partit ; mais Belle-Rose, plus prompt que l’éclair, se jeta de côté, et la balle, effleurant la poitrine dans toute sa longueur, traversa le bras gauche du soldat.

– Traître ! s’écria-t-il, et, rapide comme la foudre, il fondit sur M. de Charny.

Rien ne put arrêter l’impétuosité de son élan ; cette fois la main était de fer comme l’épée : le premier coup arriva comme une balle et traversa la poitrine du gentilhomme près du cœur, le second perça la gorge d’outre en outre. M. de Charny ouvrit les bras et tomba. Belle-Rose se pencha, et, arrachant le masque qui le couvrait, montra son visage nu.

– Tu as empoisonné Geneviève de Châteaufort, lui dit-il, meurs donc et sois maudit !

Une expression de terreur profonde et de rage folle bouleversa la figure de M. de Charny ; un dernier blasphème expira sur ses lèvres sanglantes, le frisson le prit et il mourut.

– Elle est vengée, dit Belle-Rose, partons.

Ils reprirent leurs chevaux à l’auberge où ils les avaient laissés, et regagnèrent Sainte-Claire d’Ennery. Le jour commençait à naître quand ils touchèrent aux portes de l’abbaye, et la campagne s’éveillait toute brillante de cette parure enchanteresse que l’été prodigue à toute chose ; la rosée tremblait aux branches des haies et l’oiseau chantait sous la feuillée. Suzanne attendait dans une inquiétude mortelle ; on lui avait dit l’absence de Belle-Rose, et elle en ignorait la cause. Quand elle l’aperçut, elle courut à lui le visage pâle, mais les yeux déjà souriants.

– Eh quoi ! du sang ! s’écria-t-elle lorsque Belle-Rose eut ouvert son manteau.

– Ce n’est rien, reprit le soldat d’une voix profonde ; je viens de tuer un serpent.

FIN