Belle-Rose/XLIX

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Calman-Lévy (p. 505-518).

Au lieu de se diriger sur Chantilly, le carrosse de M. de Pomereux, aussitôt qu’on eut dépassé Saint-Denis, tourna du côté de Pontoise. Gaston, qui avait un moment ouvert les yeux, les ferma bientôt et se rendormit, bercé par le mouvement de la voiture. La Déroute se frottait les mains et regardait parfois du côté de Paris en riant aux éclats.

– Ma foi, capitaine, dit-il, quand on fut en pleine campagne, M. de Pomereux a peut-être raison, mais j’avoue que la figure furibonde et désespérée de M. de Charny me remplissait de joie ; il était sur sa chaise, blanc comme un spectre, et s’écorchant la paume des mains avec ses ongles. Mort, il n’eût été que mort ; vivant, il enrage !

Le soleil brillait depuis deux ou trois heures quand l’attelage écumant s’arrêta devant les portes de l’abbaye. Grippard, qui était comme une âme en peine lorsqu’il ne voyait pas le sergent, signala le premier l’arrivée du carrosse. Suzanne, prévenue par lui, accourut au-devant de Belle-Rose.

– C’est à M. de Pomereux que je dois de vous revoir, dit le capitaine en présentant le comte à sa femme.

Suzanne prit les deux mains de M. de Pomereux entre les siennes.

– Encore vous ! s’écria-t-elle ; vous êtes prodigue de dévouement.

– Que voulez-vous, madame ! répondit le comte, quand je m’avise d’avoir une vertu, il faut toujours que j’y couse un défaut.

Gaston regardait tout d’un air sérieux, tenant par la main son ami la Déroute. Belle-Rose le conduisit à Suzanne.

– Voilà, dit-il, le motif de mon absence ; c’est, vous le voyez, un motif tout charmant que vous aimerez bien vite. N’est-il pas fier et beau comme Achille ?

Suzanne se pencha vers l’enfant qui souriait en rougissant, et l’embrassa.

– C’est le fils de M. d’Assonville, reprit Belle-Rose.

– Le fils de M. d’Assonville ! s’écria Suzanne émue ; oh ! je l’aime déjà !

C’était l’heure où l’abbesse de Sainte-Claire d’Ennery se tenait dans son oratoire après les offices du matin. Belle-Rose lui fit demander un entretien et quitta Suzanne, emmenant Gaston avec lui. Geneviève le reçut avec ce doux sourire qu’elle avait toujours en lui parlant. L’enfant attendait dans une pièce contiguë.

– Vous étiez parti, Jacques, dit l’abbesse, oubliant que votre vie ne vous appartient plus.

– Ma vie appartient à ceux qui l’ont sauvée ; ne vous la dois-je pas un peu ? répondit Belle-Rose.

Il y avait dans la voix du jeune officier quelque chose qui émut Geneviève. Elle le regarda quelques instants, cherchant à lire dans ses yeux.

– Étais-je donc pour quelque chose dans votre voyage ? reprit-elle.

– Pour tout.

L’abbesse pâlit et mit la main sur son cœur, qu’un trouble inconnu faisait battre.

Belle-Rose prit cette main doucement.

– Au moment où je suis parti, ajouta-t-il, Suzanne ne venait-elle pas de m’annoncer qu’elle allait être mère, et ne devais-je pas songer à une autre mère ?

Une joie insensée inondait l’âme de Geneviève.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle, vous vous êtes souvenu de Gaston ?

Et, dans un accès de tendresse folle, oubliant le vœu qui la séparait du monde, elle baisa Belle-Rose au front. Mais ce baiser de mère était si chaste, que l’ange gardien de Geneviève dut l’abriter de ses ailes et le voir sans rougir.

– Est-il ici ? demanda Geneviève, dont les yeux humides ne pouvaient se détacher de ceux de Belle-Rose.

Belle-Rose souleva une portière, et prenant Gaston par la main, il le conduisit dans l’oratoire. Geneviève poussa un cri qui eut son écho dans le cœur du soldat ; elle prit l’enfant dans ses bras et le couvrit de baisers. Ses joues étaient inondées de larmes. L’enfant, qui la reconnut, roula ses bras autour du cou de l’abbesse et se mit à pleurer en l’embrassant, parce qu’elle pleurait. Il l’appelait son amie, ne sachant pas qu’elle était sa mère, et ne se lassait pas de la presser de ses petites mains.

– C’est notre mère à tous, dit Belle-Rose à Gaston, appelle-la ta mère.

Geneviève remercia Belle-Rose d’un regard, et le doux nom de mère vint aux lèvres de l’enfant. Geneviève l’aspira dans un baiser.

– Vous m’avez rendu plus que la vie, dit-elle tout bas à Belle-Rose, vous m’avez rendu la paix.

Quelques mois se passèrent dans une solitude profonde ; les jours fuyaient comme l’eau pure d’un ruisseau entre des rives verdoyantes ; le bonheur les emplissait tous. Cependant il arrivait parfois que Belle-Rose regardait d’un air rêveur les grands horizons fauves où se noyaient dans la brume les clochers des villes lointaines. Quand, par hasard, un escadron passait dans la campagne, clairons en tête et drapeau au vent, il suivait des yeux la marche guerrière ; ses joues se coloraient à l’aspect des armes luisantes et des chevaux superbes ; ses narines frémissaient, un souffle impétueux gonflait sa poitrine, et quand l’escadron disparaissait derrière un pli de terrain, il écoutait encore le bruit des fanfares et cherchait dans l’espace l’ombre des drapeaux flottants. Ces jours-là, Belle-Rose restait triste et soucieux. Tous ces braves soldats qui allaient si fièrement sur le chemin de la guerre avaient devant eux la gloire, des titres et des honneurs. Leurs bras vaillants défendaient la patrie ; l’espoir rayonnait sur leur vie, et leur mort même était utile. La Déroute prenait et reprenait des citadelles de gazon ; mais quand un régiment défilait sur la route voisine, il courait à sa rencontre, le suivait quelque temps et revenait inquiet et taciturne.

– Mordieu ! disait-il, je vis comme un moine. Ces gaillards-là vont se faire tuer. Quelle chance !

Sur ces entrefaites, Suzanne mit au monde une belle petite fille qui était rose et blanche. Le père la prit dans ses bras et l’éleva vers Dieu, après l’avoir embrassée avec des larmes de joie. La mère oublia ses souffrances pour sourire à son mari, et tous deux sentirent à cette vue leur amour s’accroître encore et s’épurer. L’enfant fut tenu sur les fonts baptismaux par Geneviève, qui lui donna son nom ; entre les trois femmes qui l’entouraient, c’était à qui lui prodiguerait le plus de soins ; Belle-Rose ne se lassait pas de le voir, et Suzanne de le caresser ; les premiers murmures que l’enfance bégaye entre des sourires les ravissaient, et c’était pour le père et la mère, fous de tendresse, des extases infinies quand la petite fille avait, de ses lèvres innocentes, balbutié un de ces noms charmants si pleins de douceurs qu’ils consolent de tout. Quelque temps Belle-Rose se laissa bercer par cette joie, mais la présence de cette enfant rendit bientôt à son impatience sa première vivacité. Il fallait à cette fille un nom et un état dans le monde ; après lui avoir donné la vie, ne devait-il pas lui donner la liberté ? le jardin d’une abbaye pouvait-il être son univers ? Ces pensées troublaient parfois la sérénité de Belle-Rose, mais quand Suzanne le voyait trop soucieux, elle mettait la petite Geneviève sur ses genoux en s’asseyant ellemême à ses pieds. Belle-Rose souriait à la mère et à l’enfant, oubliait tout un instant, et revenait bien vite à son idée fixe aussitôt qu’il était seul. Cependant le printemps de 1672 fleurissait. La France était puissante et prospère au dedans, crainte et respectée au dehors. Son influence dominait en Europe. Elle avait l’autorité du génie et la prépondérance des armes. Si un instant, vers le commencement de 1668, elle avait été contrainte de reculer devant la quadruple alliance de l’Espagne, de la Hollande, de l’Angleterre et de la Suède, et de consentir au traité d’Aix-la-Chapelle, arrêtée au cœur de ses conquêtes par cette ligue formidable, elle avait conçu l’espérance et le pressentiment de ses victoires à venir. Louis XIV n’avait rien oublié. Au milieu des magnificences de son règne et la pompe d’une cour qui était sans rivale dans l’univers, il se souvenait de cette mortelle injure que lui avait faite Van Benning, échevin d’Amsterdam, alors qu’il était, en quelque sorte, venu lui signifier de ne pas aller plus loin. Tandis qu’un peuple de gentilshommes emplissait les galeries de Versailles et de Saint-Germain, les gazetiers de la Hollande n’épargnaient au jeune roi ni le dédain, ni le sarcasme. Des médailles outrageantes avaient été frappées, et on prétendait que sur l’une d’elles Van Benning s’était fait représenter avec un soleil et cette devise en exergue : In conspectu meo stetit sol. Louis XIV attendait. Il savait que son heure était proche, et il voulait une vengeance éclatante. De 1668 à 1672, les années s’écoulèrent en préparatifs. L’Europe étonnée et la Hollande inquiète surveillaient ces apprêts. On sentait la guerre dans l’air, et l’on ne savait pas où la guerre éclaterait. La marine, augmentée par le grand Colbert, s’était exercée dans les guerres lointaines de Candie et d’Alger, et dans des colonisations plus lointaines encore, le drapeau de la France flottait sur toutes les mers. Les amiraux étaient Tourville, Duquesne, d’Estrées ; les chefs d’escadre : Jean Bart et Duguay-Trouin. Le maréchal de Créqui punissait le duc de Lorraine, Charles IV, de sa versatilité. La province est conquise au milieu d’une paix profonde, et la France, en se saisissant d’une province frontière, coupe toute communication entre la Franche-Comté et les Pays-Bas. C’était beaucoup déjà, ce n’était pas tout encore. Il fallait détacher le roi d’Angleterre, Charles II, de l’alliance hollandaise nouée par le chevalier Temple. C’est la duchesse d’Orléans, sa sœur, la jeune et belle Henriette, qui se charge des négociations. Son voyage fut une promenade triomphale. La cour de Charles II était la plus galante et la plus dissolue du monde ; il eut de l’or à flots pour payer ses fêtes et ses maîtresses. L’habileté de Colbert, de Croissy et l’influence d’Henriette l’emportèrent sur les véritables intérêts de la politique anglaise, et par trois traités successifs, le roi Charles II promet cinquante gros vaisseaux et six mille hommes pour la guerre continentale. Il aura, lui, trois millions par an, et la nation quelques-unes des îles hollandaises. La Suède est ramenée à prix d’argent, et du côté de l’Allemagne, Louis XIV conclut des traités de neutralité ou de ligue offensive avec les évêques d’Osnabruck et de Munster, l’électeur de Cologne et le duc de Brunswick-Lunebourg.

L’infatigable activité de Louvois, qui ne laissait pas d’être un grand ministre, malgré ses défauts, avait porté l’armée à cent quatre-vingt mille hommes ; on ne l’avait jamais vue si forte et si bien organisée ; il l’avait pourvue d’un formidable instrument de mort, la baïonnette, et la discipline la plus sévère régnait parmi les troupes. Quant aux généraux, c’étaient les mêmes qui, en 1668, avaient conquis toute la Flandre espagnole en deux mois : Créqui, Turenne, Condé, Grammont, Luxembourg. Colbert avait porté le nombre des vaisseaux de haut bord à cent ; le magnifique bassin de Brest était creusé, et l’habile ministre avait créé quatre autres arsenaux de marine : Rochefort, Le Havre, Dunkerque et Toulon. Tout était prêt pour la guerre, la France avait la main sur la garde de son épée. Cependant la Hollande, confiante dans ses lagunes et dans ses digues, laissait tomber en ruine ses places fortes démantelées ; le parti des républicains rigides l’emportait ; les deux frères de Witt et le grand Ruyter, qui ne voyaient qu’une île dans la Hollande, gouvernaient, et ne songeant qu’à la mer, dédaignaient l’armée, composée au plus de vingt-cinq mille mauvais soldats. À toute heure des régiments français s’acheminaient vers les places frontières où l’incendie allait s’allumer. Arras, Béthune, Le Quesnoy, Landrecies, Maubeuge, Saint-Pol, Saint-Omer étaient encombrées de troupes. Des milliers de gentilshommes accouraient de tous les points de la France, jaloux de faire leurs premières armes sous un prince qui pouvait dire : L’État, c’est moi. Quelque chose de tous ces bruits arrivait aux oreilles de Belle-Rose, que le sentiment de son inaction écrasait ; il demandait partout et en toute occasion des détails sur les préparatifs qui donnaient au royaume l’apparence d’une grande ruche guerrière. M. de Pomereux, qui le visitait parfois dans sa retraite, lui racontait tout ce qu’on disait à Versailles et à Chantilly des projets du roi ; il lui parlait des camps qui s’asseyaient aux bords de la Sambre et de l’enivrement qui gagnait de proche en proche la chaumière et le château. L’enthousiasme était partout. Chaque jour augmentait la fièvre qui consumait Belle-Rose. Dans le silence de ses rêveries, il se demandait s’il était destiné à vieillir et à mourir dans l’obscurité d’une abbaye, s’il ne devait pas compte de sa jeunesse et de sa vie à la France, si l’épée que M. de Nancrais lui avait passée à la ceinture était condamnée à rester au fourreau, et s’il ne valait pas mieux être tué tout d’un coup que d’attendre patiemment des jours oisifs et l’oubli. Dans la position que lui avaient faite les événements, le repos le perdait. M. de Louvois n’était pas de ces hommes en qui le temps use la mémoire ; pour combattre et vaincre sa force, il fallait une force rivale ; la lutte pourrait dompter, sinon détruire sa haine. Belle-Rose se souvenait avec un trouble délicieux des émotions et des hasards de la guerre ; il voyait passer devant ses yeux l’image animée et bruyante des camps, il entendait hennir les chevaux et sonner les trompettes. L’armée était sa famille, et la guerre sa patrie. Il avait voulu conquérir par l’épée un nom et sa place au grand jour ; devait-il s’arrêter au début de sa carrière et se coucher dans l’oisiveté comme dans un linceul ? La Déroute se mordait les poings aux récits anticipés de cette guerre dont toutes les imaginations étaient préoccupées ; il estimait le sort des recrues le plus heureux du monde, et aurait donné de grand cœur sa hallebarde de sergent pour avoir le droit de marcher aux frontières ; Grippard faisait chorus avec la Déroute, oubliant qu’il avait quitté le régiment pour vivre de ses petites rentes. Quand la conversation tombait sur les campagnes, terrain qu’au demeurant elle n’abandonnait guère, Grippard se souvenait bien du froid qu’on souffre au bivouac, de la pluie et des marches forcées avec cinquante livres sur le dos, des biscaïens qui brisent les jambes, des boulets qui coupent le corps en deux, des coups de sabre et de la mitraille, de la faim qu’on endure ; mais il finissait toujours par trouver que la Déroute avait raison, et ne parlait rien moins que de conquérir le saint-empire. Belle-Rose et la Déroute, par un accord tacite, évitaient de causer ensemble sur ce chapitre-là ; ils redoutaient tous deux le choc de leurs impressions. Il en était de même entre Cornélius et Belle-Rose. Malgré son flegme naturel, l’Irlandais ne pouvait entendre parler de bataille sans frémir d’impatience ; son pays était engagé dans la cause de la France ; il était homme d’épée et le repos lui répugnait. Il y avait donc en ce moment-là, dans les murs de Sainte-Claire d’Ennery, quatre soldats que les mêmes ardeurs dévoraient à des degrés différents. Ils regardaient du côté de l’horizon, tout prêts, sans se l’être dit, à rompre leurs liens. Suzanne et Claudine pressentaient leurs résolutions, sans que Belle-Rose et Cornélius se fussent ouverts à elles. Elles se communiquaient leurs inquiétudes, et, ne pouvant ni prévoir ni empêcher les événements, elles attendaient. Une dernière visite de M. de Pomereux précipita le dénoûment. On était alors à la fin du mois d’avril 1672.

– Les équipages du prince de Condé sont prêts, dit-il un matin ; avant trois jours sa maison partira pour la Flandre.

Tout le sang de Belle-Rose lui vint aux joues à ces paroles.

– Ainsi, vous le suivez ? dit-il.

– Jusqu’à La Haye, s’il veut.

Belle-Rose rencontra les yeux de la Déroute qui luisaient comme des charbons ardents.

– La cour est prévenue, reprit le comte ; le roi quittera Saint-Germain le 27 du mois ; déjà les fourgons sont en route, les relais préparés, et les mousquetaires ont pris les devants. Le rendez-vous est à Charleroi.

– À Charleroi ! s’écria la Déroute, dont tous les souvenirs se réveillèrent à ce nom.

– Je voudrais vous y voir, Belle-Rose, continua M. de Pomereux ; la campagne promet d’être belle, elle me le semblerait plus encore si nous la faisions ensemble.

Belle-Rose lui serra la main sans répondre, mais d’une si rude manière que le comte ne douta pas un instant que le capitaine n’eût pris une résolution extrême.

– Si vous avez besoin de moi, ajouta-t-il avec un sourire significatif, vous me trouverez jusqu’à demain à Chantilly.

Quand M. de Pomereux eut quitté l’abbaye, Belle-Rose se tourna vers la Déroute, qui se mordait les lèvres pour ne pas parler.

– La Déroute, lui dit-il d’un ton de voix profond, il faut que nous partions ; il le faut !

– Enfin ! s’écria le sergent avec explosion.

– Je ne sais pas encore comment nous partirons, reprit Belle-Rose, mais je sais bien que, dussé-je sortir d’ici en passant sur le ventre de M. de Charny, j’en sortirai.

– Sortir n’est rien, arriver est tout, observa le sergent.

Cornélius survint sur ces entrefaites ; il vit bien à l’air des deux interlocuteurs qu’ils agitaient une grave question.

– Eh ! monsieur de l’Irlande, s’écria la Déroute, qui se plaisait à qualifier ainsi Cornélius dans ses moments de joie, c’est un complot qui s’ourdit entre nous. Je parie un écu de six livres contre un sou que vous en serez.

– Il s’agit de partir, ajouta Belle-Rose.

– J’y pensais, dit Cornélius.

Les deux frères se serrèrent la main.

Grippard fut appelé au conseil ; s’il n’était pas très fort dans l’invention, il était prompt et déterminé dans l’exécution. La Déroute, qui était fou de joie, proposa de s’armer jusqu’aux dents, d’attendre la nuit, d’exécuter une sortie en colonne sur deux de front et deux de profondeur, de fondre sur les lignes ennemies et de culbuter quiconque s’opposerait à leur passage.

– Nous montons à cheval et nous galopons jusqu’à la frontière ! s’écria Grippard enthousiasmé.

– À moins qu’on ne tue la moitié de la colonne et qu’on ne fasse l’autre prisonnière, dit tranquillement Cornélius.

Cette observation fit tomber l’exaltation du caporal, le sergent se gratta l’oreille.

– Allons ! dit-il, mon plan ne vaut rien.

– Eh ! reprit Belle-Rose, il a cela de bon qu’il est prompt.

On discutait encore lorsque la voiture de M. de Charny s’arrêta devant l’abbaye. Le sombre gentilhomme en descendit et se dirigea, à travers les arbres en fleurs, vers la partie du bâtiment qu’habitait la duchesse de Châteaufort. La Déroute se leva tout à coup et battit des mains.

– Ce soir nous serons libres, s’écria-t-il, venez !

Ce n’était pas la première fois que M. de Charny se présentait à l’abbaye ; déjà, et sous divers prétextes, il avait rendu visite à Mme de Châteaufort, d’abord pour lui faire apprécier la gravité de l’aide qu’elle avait prêtée aux fugitifs, d’autres fois pour négocier, disait-il, un rapprochement entre M. de Louvois et Belle-Rose. Geneviève n’était pas la dupe de la fausse pitié de M. de Charny, mais elle n’avait aucun motif pour ne pas le recevoir. Ces visites renouvelées à plusieurs reprises avaient éveillé quelques soupçons dans l’esprit du sergent, qui, sans les communiquer à personne, se tenait sur ses gardes. En supposant à M. de Charny de mauvaises intentions, la Déroute ne s’était pas trompé. M. de Charny n’oubliait rien. Il avait fait sa haine de la haine de M. de Louvois ; sa défaite chez M. de Pomereux avait achevé d’irriter cette âme pleine de ressentiment. Il voulait une revanche à tout prix. Parmi les laquais qui l’accompagnaient, il y en avait deux qui étaient spécialement chargés d’observer les êtres de l’abbaye, et de jeter les bases d’un enlèvement nocturne. M. de Charny savait que Belle-Rose et les siens habitaient un corps de logis isolé, et c’était là-dessus qu’il comptait pour le succès de son entreprise ; mais encore, avant d’en courir les chances, fallait-il connaître les habitudes de la maison. Ces deux laquais rôdaient donc partout, examinant toute chose du coin de l’œil, faisant causer les jardiniers du couvent et calculant leurs dispositions. Deux autres pansaient les chevaux et ne négligeaient pas, à l’occasion, d’aider leurs camarades de leur savoir-faire. À la troisième visite, M. de Charny savait tout ce qu’il était bon de savoir ; à la quatrième, on eut la topographie exacte des lieux ; il ne lui en fallait plus qu’une pour déterminer son plan d’attaque. Cette dernière visite, il la faisait le jour même où Belle-Rose avait résolu de s’évader. On était alors vers la fin du mois d’avril. La journée avait été brûlante ; de gros nuages s’amassaient à l’horizon ; un vent rapide et chaud faisait plier la cime des arbres. Les laquais de M. de Charny avaient repris le cours de leurs investigations.

En trois mots, la Déroute mit Belle-Rose, Cornélius et Grippard au fait de son projet. Tous l’adoptèrent.

– Maintenant, dit la Déroute quand on fut d’accord sur les moyens d’exécution, ayons bon pied et bon œil.

Les conjurés s’enfoncèrent dans les jardins sur les pas des agents de M. de Charny qui furetaient.

– Chut ! fit la Déroute quand ils furent dans un endroit écarté tout couvert d’arbres ; voici l’un des gars qui prend le long de la charmille ; glissons-nous de l’autre côté, et ne le manquons pas.

On laissa Belle-Rose et Cornélius aux trousses de l’autre, et la Déroute et Grippard prirent par la charmille, marchant sur l’herbe et sans bruit. Quand ils furent tout au bout, ils se couchèrent à plat ventre dans un fossé et attendirent, l’œil sur le laquais qu’ils regardaient à travers les broussailles. Le laquais arrivait lentement ; lorsqu’il fut à trois pas d’eux, se croyant seul, il tira un crayon de sa poche et traça quelques lignes sur un bout de papier. Il avait le pied sur une souche d’arbre, le papier sur le genou, et le corps penché en avant. La Déroute et Grippard se mirent sur leurs pieds lentement, et sautèrent sur le laquais, qui se trouva pris sans avoir eu le temps de remuer.

– Si tu cries, tu es mort, lui dit la Déroute en lui faisant sentir au cou la pointe de son poignard.

Le laquais, épouvanté, se tut, et on le garrotta avec des bouts de corde dont le sergent avait les poches pleines.

– Et d’un ! fit la Déroute, après que le laquais, pieds et poings liés, fut étendu sur l’herbe.

On entendit un coup de sifflet.

– Et de deux ! s’écria-t-il.

Il courut du côté d’où venait le coup de sifflet, et trouva Belle-Rose et Cornélius qui achevaient de se rendre maîtres du second laquais.

– Il a été doux comme un agneau, dit le capitaine ; c’est étonnant comme la vue d’un fer luisant et pointu rend ces messieurs-là accommodants.

On enleva les deux prisonniers, et quand on les eut transportés en lieu sûr, on les déshabilla.

– Laissez-nous ça, dit le sergent à Belle-Rose, qui déjà mettait la main sur la défroque ; il y en a deux encore, et nous allons nous charger de ces deux-là, n’est-ce pas, Grippard ?

– Parbleu ! dit le caporal, qui s’habillait déjà.

De larges gouttes de pluie commençaient à tomber, et le jour baissait quand la petite troupe quitta le réduit où l’on avait enfermé les deux laquais sous clef.

– Il fait un temps à souhait, dit la Déroute, qui s’achemina, en compagnie de Grippard, vers les écuries.

Des deux laquais qui restaient, l’un, fatigué par la chaleur de cette soirée étouffante, s’était endormi sous un hangar ; l’autre ravaudait autour des écuries. Celui-ci vit venir de loin la Déroute et Grippard ; et à leur costume, il les prit pour ses deux camarades.

– Hé ! arrivez donc, vous autres, cria-t-il, voici l’ombre qui vient ; il faut apprêter la voiture et les chevaux.

La Déroute suivit le laquais, qui entra sous la remise ; Grippard ne le quittait pas. À un signe du sergent, il se jeta sur le laquais et le coucha par terre, faisant luire à deux pouces de son visage la lame d’un poignard. Le laquais se résigna tout de suite ; on le dépouilla de ses vêtements, et il fut caché, garrotté et bâillonné, derrière quelques bottes de paille. Quant à celui qui dormait, on fut quelque temps à le découvrir. Un certain petit bruit qui se faisait dans un coin sombre attira la Déroute de ce côté-là ; ce bruit venait du dormeur, qui ronflait les poings fermés. Celui-là fut saisi, lié et bâillonné avant même d’être tout à fait réveillé.

– Dépêchons, dit la Déroute, voici la nuit.

L’ombre commençait à s’épaissir dans les campagnes ; on ne distinguait plus les objets qu’à travers une lueur indécise ; de grands nuages étendaient leurs voiles dans le ciel. La pluie tombait plus rapide et plus drue. En un tour de main, Belle-Rose et Cornélius eurent changé d’habits ; dans un coin de la remise il y avait des manteaux, ils les prirent ; les chevaux furent scellés et bridés.

– Un mot, dit Belle-Rose à ses amis, en les groupant autour de lui ; si nous sommes reconnus où que ce soit, partons tous ensemble à fond de train ; le reste regarde nos pistolets.

M. de Charny descendit. Comme il allait monter dans le carrosse, Suzanne parut sur le seuil d’une chapelle où elle avait coutume de faire ses dévotions du soir. Un éclair, suivi d’un violent coup de tonnerre, illumina toute cette scène ; Suzanne devina Belle-Rose sous son large feutre rabattu ; elle joignit ses mains en pâlissant, et le capitaine passa près d’elle le doigt sur les lèvres. Elle eut le courage de rester immobile, dans l’attitude d’une femme qui finit de prier.

– Allumez les torches et partez, dit M. de Charny.

Les torches jetèrent bientôt une rouge clarté ; l’attelage, effrayé par les bruits de l’orage, se cabra d’abord, puis s’élança. Suzanne tomba sur ses genoux, et le cortège s’effaça dans la nuit profonde. Au bout de cinq minutes, ce ne fut plus qu’une étincelle fuyant dans les ténèbres. Suzanne se leva.

– Mon Dieu ! dit-elle, veillez sur eux.