Belle-Rose/XXI

La bibliothèque libre.
Calman-Lévy (p. 207-216).

C’était vers la fin du mois de mai. Louis XIV, accompagné de Monsieur, venait de prendre le commandement suprême des troupes réunies en Flandre. Il voulait voir, et bien plus encore se faire voir. Toute sa maison l’avait suivi, les compagnies des gardes du corps et les mousquetaires, et il n’était pas un seul gentilhomme en France qui n’eût tenu à honneur de combattre sous ses yeux. Tous les fils des meilleures maisons qui n’avaient point de grade dans l’armée étaient partis en qualité de volontaires, et c’était partout un flot de magnifiques cavaliers qui appelaient la bataille de tous leurs vœux. L’entrée du roi au camp fut saluée de mille acclamations. Les soldats portaient leurs chapeaux au bout des fusils, et le cri de : Vive le roi ! roulait comme un tonnerre de Pandelon à Marsenal. Tous les régiments étaient sous les armes, et mille pavillons flottaient sur les tentes. Quand le roi approcha du Châtelet, où était casernée l’artillerie, Belle-Rose sentit son cœur battre à coups pressés. Il n’avait jamais vu le roi, et le roi, à cette époque, était tout. C’était Dieu sur le trône de France. Toute grâce émanait de lui, et sa grande renommée lui faisait une auréole qui éblouissait. On le savait maître de la paix et de la guerre ; la Hollande, comme une victime vouée à sa colère, frémissait à chacun de ses pas ; l’Espagne était toute saignante des blessures qu’il lui avait faites ; l’empire d’Allemagne s’épouvantait de son ambition. Il était au milieu de l’Europe comme une torche ou comme un phare, splendide dans le repos, terrible dans l’agitation. Maître de lui autant que des autres, Louis XIV avait d’ailleurs ce grand air royal qui frappait tout à la fois de crainte et de respect. On sentait, rien qu’à le voir, que celui-là était le souverain. Au moment où Belle-Rose découvrit au-dessus de toutes les têtes les plumes blanches qui chargeaient le chapeau du roi, il ne put se défendre, malgré la consigne, de s’élancer en avant. Derrière Louis XIV se pressait la fleur de la noblesse de France ; on voyait aux premiers rangs les plus fameux capitaines de l’époque, les gentilshommes les plus illustres par leur naissance ou leur mérite. Le roi marchait lentement ; il avait cet aspect imposant, fier, un peu hautain, que lui ont conservé les portraits de Mignard et de Van der Meulen ; il saluait les drapeaux des régiments qui s’inclinaient sur son front et répondait par un signe de la main aux clameurs d’enthousiasme que sa présence soulevait. En le voyant si jeune encore, si beau, si puissant déjà, en se trouvant, lui, parti de si bas, près de ce monarque qui était si haut, ébloui par ce cortège étincelant où tous les vieillards étaient célèbres et tous les jeunes gens en passe de le devenir, Belle-Rose brandit son épée et cria d’une voix tonnante : Vive le roi ! À ce cri, parti du cœur, à la vue de ce visage rayonnant et loyal, Louis XIV sourit et salua le soldat enthousiaste. Quand Belle-Rose releva sa tête inclinée sous la majesté royale, Louis XIV était passé. Trois heures après, le roi, accompagné des principaux officiers de l’armée, se dirigea vers une chapelle qui se trouvait à Marchienne-au-Pont, où était situé son quartier. Tous les gouverneurs des places voisines s’étaient rendus au camp, aussi bien pour recevoir les ordres du roi que pour lui présenter leurs hommages ; son cortège était grossi de leur suite, où l’on remarquait bon nombre de dames appartenant à la noblesse des Trois-Évêchés, de la Picardie et de l’Artois. Leur présence donnait plus d’éclat à ces fêtes militaires et mêlait les prestiges de la galanterie à tout cet appareil guerrier. Le régiment de M. de Nancrais avait été désigné pour former la haie, conjointement avec la maison du roi et les régiments de Crussol et de la marine. Belle-Rose était à son rang. Derrière le roi, parmi les femmes de la cour, l’une d’elle attirait tous les regards.

– Qu’elle est belle ! disait un cornette du régiment de Crussol qui se penchait en avant pour la mieux voir.

– Vrai Dieu ! reprit un autre officier, pour cette femme je donnerais ma vie et ma maîtresse !

– Cette femme ? ajouta un troisième, dites donc cette déesse !

Belle-Rose, à son tour, regarda du côté des dames ; un éclair sembla passer devant ses yeux éblouis ; son cœur cessa de battre, et il devint pâle comme un mort.

Mme de Châteaufort, fière et superbe comme la Diane chasseresse, marchait au milieu du groupe. Elle avait toujours cette beauté splendide qui lui donnait l’aspect d’une reine. Ses yeux étincelants et sa lèvre dédaigneuse attiraient et repoussaient en même temps l’admiration. Cependant un voile indéfinissable de mélancolie adoucissait l’expression un peu hautaine de son visage, où l’on voyait flotter les ombres d’une pensée amère et désolée. En ce moment elle leva les yeux : Belle-Rose était debout devant elle. Les lèvres rouges de Geneviève blanchirent, ses longs cils tremblants s’abaissèrent ; elle chancela. Mais vingt rivales étaient autour d’elle qui l’observaient ; elle redressa son front plus pur que le marbre, et passa. Belle-Rose palpitait encore sous ce regard humide plein d’amour et de prière, lorsqu’une autre secousse vint ébranler son cœur. Suzanne suivait Geneviève. Un cri faillit s’échapper de la bouche du jeune officier ; il voulut courir vers elle, mais une force invincible le retint à sa place ; Suzanne semblait ne pas l’avoir vu, et cependant ses paupières et ses lèvres tremblaient ; son profil n’avait rien perdu de son angélique pureté, mais elle était pâle et résignée comme la fille de Jephté. Mme d’Albergotti portait à la main une fleur ; en inclinant son front elle l’effleura de sa bouche, et la rose tomba. Elle voulut se baisser pour la ramasser dans l’herbe, où elle rayonnait comme une étoile odorante, mais elle rencontra le regard de Belle-Rose si tendre et si triste qu’elle hésita ; elle fit un pas, puis deux, et s’éloigna pressant sous ses deux mains ensemble son cœur qui battait à l’étouffer. Une seconde après, la fleur s’était fanée sous les baisers de Belle-Rose. Si rapide qu’eût été ce mouvement, il ne put échapper à Mme de Châteaufort ; elle le vit, regarda la femme qui passait la tête penchée, et son cœur lui dit que c’était là cette mystérieuse Suzanne dont le nom l’avait fait si souvent tressaillir au chevet de Belle-Rose. La présence de Suzanne au camp s’expliquait par la nomination de M. d’Albergotti au gouvernement de Charleroi. Quant à Geneviève, elle avait suivi le duc son mari, qu’une intrigue de cour avait depuis peu dépouillé de son gouvernement, et qui était accouru pour s’expliquer sur la cause de son rappel. Après la messe et les prières offertes au Dieu des armées, le roi se retira dans son quartier ; les troupes se dispersèrent, et Belle-Rose, qui n’avait qu’une pensée et qu’un vœu, se dirigea vers le logis de Suzanne. Sa main, cachée sous son habit, broyait la fleur contre sa poitrine ; elle avait une odeur pénétrante qui l’enivrait, et ses pétales embaumées étaient comme du fer chaud qui le brûlait. Le logis de Mme d’Albergotti était tout auprès de Coulé, dans un lieu qui pouvait passer pour solitaire. On n’y voyait que six compagnies de dragons. Belle-Rose tourna le long d’une haie qui défendait l’approche de la maison et poussa une petite porte à claire-voie, qui fermait l’entrée du jardin. Un éclat de rire à demi retenu l’arrêta. Le jardin semblait désert comme le logis, il fit encore un pas, et ce fut un autre éclat de rire qui retentit ; on ne voyait personne, mais les branches d’un sureau fleuri s’agitèrent devant lui, et derrière le feuillage tremblant il découvrit le frais visage d’une jeune fille qui souriait.

– Claudine ! s’écria-t-il, et ses bras étendus écartèrent le rempart léger qui le séparait de sa sœur.

Il avait d’abord aperçu Claudine ; il vit ensuite Cornélius.

– Tous deux ensemble, leur dit-il ; ma sœur et mon frère !

À ces mots qui les unissaient dans la pensée de Belle-Rose, Claudine rougit.

– Oh ! fit-elle avec un sourire sur les lèvres et les yeux baissés, il y a à peine deux minutes que M. Hoghart s’est présenté chez nous.

– Ton souvenir retarde peut-être un peu, reprit Belle-Rose ; mais c’est une douce erreur dont le bonheur seul a le privilège.

Cornélius tendit la main au jeune lieutenant.

– Je ne vous quitte plus, lui dit-il ; nos deux rois sont alliés et nos mains sont unies. Ma place est ici. Soldat, je me battrai comme un soldat.

Mais Belle-Rose avait dans ce moment tout l’égoïsme de l’amour ; lui aussi voulait un peu de cette joie que savouraient Claudine et Cornélius. Comme ces talismans qui allument la fièvre au cœur de ceux qui les touchent, la rose de Suzanne avait irrité son ardeur toujours contenue et toujours vivace.

– Claudine, dit-il tout bas à sa sœur, Mme d’Albergotti est-elle ici ?

À ce nom, le visage de Claudine se rembrunit.

– Oui, dit-elle.

– Puis-je la voir, lui parler ?

Claudine secoua la tête.

– Une heure, une minute, un instant ! reprit Belle-Rose avec l’aveugle obstination de l’amour.

Claudine froissa ses mains l’une contre l’autre.

– Frère, dit-elle, c’est une mauvaise pensée ; mais il ne sera pas dit que je t’aurai rien refusé le jour où tu m’es rendu. Attends ici.

Et, plus légère qu’un oiseau, Claudine s’élança vers la maison. Cornélius, avec une réserve naturelle aux gens de sa nation, s’était retiré à l’écart. Belle-Rose s’appuya contre un arbre et ferma les yeux. Ce jardin, ces arbres, ces fleurs, cette petite maison, ces insectes bourdonnants, Claudine qu’il venait d’embrasser, Suzanne qui était si proche de lui qu’un pan de gazon l’en séparait à peine, tout lui rappelait son enfance et le logis de Saint-Omer. Au bout de cinq minutes, le temps de revoir toute une vie à la lueur d’un souvenir, Claudine revint. Elle était très pâle et tenait une lettre à la main. À la vue de cette lettre, Belle-Rose perdit toute espérance.

– Elle ne veut pas ? dit-il.

– Lis, répondit Claudine, et, tendant la lettre à son frère, elle détourna la tête pour cacher une larme qui roulait dans ses yeux.

Belle-Rose rompit le cachet et lut. Il voyait comme au travers d’un nuage.


« Il y a près d’un quart d’heure que je vous vois, mon ami, disait la lettre ; avant que vous fussiez entré au jardin, mon cœur s’était empli du bruit de vos pas. J’ai couru à la porte, entraînée par un élan irrésistible ; une puissance inconnue m’a clouée sur le seuil. Je suis restée là, immobile, haletante, ne vous voyant plus et tout émue du son de votre voix. Depuis que je vous ai rencontré sur le chemin de la chapelle, je suis comme une folle. Quelles prières ai-je adressées à Dieu ! Ai-je prié seulement ? Toute ma force s’en est allée comme l’eau d’un vase qu’on renverse, et c’est alors que votre sœur est venue, tremblante et désolée, me dire que vous attendiez un mot qui vous rappelât à moi ! Ce mot, vous l’avouerai-je, mon ami, vingt fois ma bouche l’a prononcé. C’était moins une parole qu’un soupir, moins un soupir qu’une effusion du cœur ! Et maintenant j’hésite ! Oh ! je n’hésite même pas. Non, mon ami, non, vous ne pouvez, vous ne devez pas me revoir. Votre souffrance ne vous dit-elle pas la mienne ? Tenez, Jacques, si vous entriez, si je vous entendais ici, près de moi, si votre voix me suppliait, oh ! je le sens, ma force épuisée ne combattrait même plus ; pour vous consoler, je me perdrais… Dites, Jacques, dites, le voulez-vous ? Que votre courage vienne en aide au mien ; mais ne m’accusez pas dans votre douleur. Vous avez l’éclat des armes, le bruit de la guerre pour oublier ; moi, je n’ai rien, rien que la prière. Voudriez-vous donc m’enlever le seul asile où mon âme puisse encore se réfugier ? Faites un pas, venez, et je suis sans défense, et quand vous me quitterez, heureux de m’avoir revue, moi, je mourrai.

« SUZANNE. »


À cette lecture, le cœur de Belle-Rose se brisa ; il pressa la lettre contre ses lèvres et recula.

– Si frêle de corps et si forte d’âme ! murmura-t-il.

Claudine passa ses bras autour du cou de son frère et l’entraîna.

– Viens, lui dit-elle, viens.

Comme ils venaient de franchir la petite porte du jardin, un officier supérieur se présenta devant eux. C’était un homme déjà vieux, mais qui le paraissait encore davantage à cause de sa taille un peu voûtée et de la difficulté qu’il éprouvait à marcher.

– Bonjour, mon enfant, dit-il à Claudine d’un air doux, et il salua les deux jeunes gens.

Mais en passant devant Belle-Rose, il le regarda avec une expression si singulière, que celui-ci ne put s’empêcher de baisser les yeux ; il lui semblait que ce regard à la fois triste et doux fouillait dans son cœur et en éclairait les plus secrètes pensées. Après un court instant donné à cette muette observation, le vieil officier entra dans le jardin. Il venait de disparaître derrière les arbres, que Belle-Rose voyait encore son visage, où s’alliaient si bien la souffrance du corps et la sérénité de l’esprit. Belle-Rose se tourna vers Claudine comme pour l’interroger.

– C’est M. d’Albergotti, dit-elle.

Et aussitôt elle ajouta pour dissiper une triste préoccupation :

– Une grande joie t’est réservée, mon frère ; cette joie, tu vas la goûter.

– Qu’est-ce ? fit Belle-Rose, dont la pensée était ailleurs.

– Oui, mon ami, tu vas revoir l’honnête et vieux fauconnier que j’ai conduit de Saint-Omer au camp, dit Cornélius.

Belle-Rose embrassa Cornélius.

– Le vieux Grinedal et Pierre ! reprit-il, mais où sont-ils donc ?

– Au quartier de l’artillerie.

Belle-Rose prit en courant de ce côté-là, suivi de loin par Claudine et Cornélius. Le fauconnier et son jeune fils étaient tout fiers d’avoir un officier dans leur famille. Ils l’attendaient depuis le matin, et du plus loin qu’ils le virent, chacun d’eux lui tendit les bras.

– Je t’amène une recrue, dit le vieux Grinedal à Jacques, après l’effusion des premiers embrassements.

– Pierre, j’imagine, dit Jacques en souriant à son frère.

– Lui-même ; il veut à son tour devenir officier du roi.

– Eh bien ! dit Belle-Rose, qu’il prenne un mousquet : le mousquet conduit à l’épée.

M. de Nancrais, toujours prévenant dans sa rudesse, avait chargé la Déroute de dire à son lieutenant qu’il pouvait s’absenter du quartier jusqu’à la nuit.

– La discipline et la famille ne vont pas bien ensemble, avait-il dit ; qu’il soit aujourd’hui tout à l’une pour être demain tout à l’autre.

Tandis que Belle-Rose, en compagnie de son père, de Cornélius, de Claudine et de Pierre, allait chercher un peu de silence et de repos dans quelque village voisin, le Lorrain rôdait dans le camp. L’entreprise n’était point aussi aisée qu’il l’avait cru d’abord. L’arrivée de Louis XIV avait excité dans le camp un tel tumulte et un tel mouvement, que le Lorrain n’avait pas pu trouver l’occasion de s’approcher de Belle-Rose. D’un autre côté, Conrad avait, tout en explorant les lieux, reconnu un sergent du régiment de Rambure, dans la compagnie duquel il avait servi. La découverte du Lorrain entraînait sa pendaison. Il commença donc par battre en retraite, mais il n’était pas homme à renoncer pour un si mince danger à la mission que M. de Villebrais lui avait confiée. Après avoir pris une connaissance exacte des localités, le Lorrain s’éloigna, monta sur un cheval qu’il avait à tout événement caché dans un fourré, et poussa jusqu’au bois de Morlanwels, où il prévint M. de Villebrais du retard qu’éprouvait son honnête expédition.

– C’est partie remise, lui dit-il en finissant.

– Tant pis pour toi, répondit l’officier. La récompense aussi est remise. Tu n’auras rien aujourd’hui.

– C’est autant de perdu.

– Mais tu auras vingt louis demain, si tu réussis.

– Alors, c’est regagné.

Conrad remonta sur sa bête, joua de l’éperon et se jeta dans un ravin proche du camp, où il s’établit pour la nuit. Il voulait être de bonne heure en mesure de profiter des circonstances.

Vers neuf heures, Belle-Rose s’étant séparé de son père, à qui Claudine avait offert un asile dans la maison de Mme d’Albergotti, regagna son quartier. La Déroute, qui, malgré son grade, s’était institué le planton régulier du lieutenant, allait et venait devant sa tente.

– Mon lieutenant, dit-il à Belle-Rose, attendiez-vous quelqu’un ce soir ?

– Non.

– Alors, c’est que quelqu’un vous attendait, sans doute.

– Que veux-tu dire ?

– C’est fort simple. Un jeune homme, un enfant, ma foi, quelque page, j’imagine, est venu, il y a une demi-heure, s’informer si vous étiez chez vous. Sur ma réponse négative, il m’a demandé s’il pouvait vous attendre : c’est pour une chose d’importance, a-t-il ajouté.

– Et que lui as-tu répondu ?

– Qu’il était parfaitement le maître de vous attendre jusqu’à demain, si ça lui plaisait. Je n’avais pas fini qu’il était déjà dans votre tente.

– Dans ma tente ?

– Où il est encore.

Belle-Rose écarta la toile qui fermait l’entrée. Au bruit de son arrivée, le page, qui était assis sur un coffre, la tête entre les mains, se releva. C’était Geneviève de Châteaufort.