Belle-Rose/XXV

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Calman-Lévy (p. 247-257).

Madame de Châteaufort, éperdue et muette, suivit Belle-Rose et Pierre. Dans l’état de frayeur mortelle où son âme était plongée, ce qu’elle craignait avant toute chose, c’était de demeurer seule. Le paysage était calme et reposé. La campagne, baignée d’une blonde lumière, se perdait dans un horizon placide et vaporeux où rayonnaient seulement quelques étincelles immobiles comme des étoiles. À cent pas du pavillon, la Sambre coulait comme un fleuve d’argent liquide, et l’on n’entendait rien que le doux bruit de l’eau qui se brisait au pied des saules. Il semblait aux deux frères que les cris s’étaient élevés dans la direction de la rivière. Ils s’avançaient donc de ce côté, prudemment, l’œil et l’oreille au guet, comme des soldats qui craignent une surprise, lorsqu’un cri rauque, haletant, essoufflé, passa au-dessus de leur tête, et fit se courber Mme de Châteaufort comme un arbre battu par le vent. Un silence lugubre le suivit. Belle-Rose se redressa impétueusement.

– C’est le cri d’un homme qui se noie ! dit-il ; et il s’élança vers le rivage.

Pierre arriva sur le sable aussi vite que lui, et tous deux courbés cherchèrent le long du fleuve, qui brillait comme un large ruban d’acier.

Ils n’avaient pas fait cinquante pas, qu’ils aperçurent auprès d’un vieux saule, penché sur le fleuve, un corps noir qui flottait doucement au cours de l’eau. Il y avait des instants où ce corps venait à la surface, et d’autres où il disparaissait sous les branches du saule, obéissant au remous qui le balançait.

– Le voilà ? dit Pierre, regarde : ses deux mains sont nouées autour d’une branche.

C’était en effet le cadavre d’un homme cramponné à l’arbre. Les bras, raidis par l’agonie, sortaient de l’eau et le retenaient au milieu des rameaux tremblants. Belle-Rose s’avança sur le tronc du saule, tandis que Pierre entrait dans le fleuve ; courbés sur le cadavre, dont la tête ballottée par les vagues flottait entre les feuilles, ils le tirèrent de l’eau ; mais les doigts inflexibles étaient scellés à la branche, et il fallut la couper pour le pousser au rivage. Mme de Châteaufort attendait au bord de la Sambre ; quand le cadavre humide fut étendu sur l’herbe, aux paisibles rayons de la lune, la première elle le reconnut.

– M. de Villebrais ! dit-elle.

Belle-Rose se jeta à genoux près du mort ; c’était bien lui ; la face était livide, et ses yeux, démesurément ouverts, saillaient hors des orbites. Les angoisses d’une horrible agonie avaient bouleversé ses traits, où se reflétait encore l’expression de la haine. Le jeune officier laissa retomber la tête qu’il avait un instant soulevée.

– Le cœur ne bat plus, dit-il. Que Dieu fasse paix à son âme !

M. de Villebrais, en croyant passer la Sambre à gué, s’était trompé ; son cheval, qui n’avait tout d’abord de l’eau que jusqu’au jarret, perdit pied tout à coup ; M. de Villebrais voulut le ramener, mais le courant était fort et rapide en cet endroit ; l’officier abandonna l’animal qui s’enfonçait sous lui, et tenta de se sauver à la nage. Il y aurait peut-être réussi si le cheval, en se débattant, ne l’eût frappé d’un coup de pied à la tête, ce qui fit perdre à M. de Villebrais la moitié de ses forces. Ce fut alors que le nageur poussa son premier et formidable cri. Un de ses hommes, caché dans un fourré sur la rive opposée, se glissa vers le rivage pour aller à son secours, mais il tomba dès son premier élan dans un coin du lit tout rempli d’herbes, où il faillit rester. Comme il s’en dégageait, il entendit du bruit dans un pavillon ; la peur le prit et il se jeta sous un taillis. Cependant M. de Villebrais luttait contre le courant avec l’énergie du désespoir ; sa tête coulait parfois sous la surface, sa bouche s’emplissait d’eau, sa respiration s’épuisait ; quand il avait assez de force pour soulever sa poitrine, il jetait un de ces cris suprêmes qui glaçaient d’effroi Mme de Châteaufort. Un dernier effort lui fit atteindre le vieux saule miné par la rivière, ses doigts s’attachèrent autour d’une branche comme des liens de fer, il voulut se hausser sur le tronc ; mais la branche plia, un cri d’horreur jaillit de ses lèvres bleuies, et son visage disparut sous les flots. Quand Belle-Rose se fut assuré de la mort de M. de Villebrais, il appela le garde et lui confia le cadavre du noyé ; puis il reprit avec Mme de Châteaufort et Pierre le chemin du pavillon. En ce moment, on entendit au loin le galop précipité de trois ou quatre chevaux : c’étaient les gens de M. de Villebrais qui, se voyant privés de leur chef, regagnaient leurs cantonnements. Mme de Châteaufort se retrouva un instant après seule avec Belle-Rose. La mort imprévue et terrible de M. de Villebrais avait encore augmenté la tristesse profonde et l’amer découragement dont elle se sentait frappée. La désolation était dans son âme : elle avait vu l’agonie de M. d’Assonville ; elle venait de voir le cadavre de M. de Villebrais ; elle voyait devant elle Belle-Rose pâle et morne, qui portait dans son cœur le deuil de son père. Elle comprit que l’heure de la séparation avait sonné, et appelant à son aide tout ce qui lui restait de force, elle tira de sa poche un petit paquet cacheté.

– Voici, dit-elle à Belle-Rose, les papiers qui constituent l’état du fils de M. d’Assonville ; quand il sera d’âge à choisir une carrière, il pourra le faire en gentilhomme. À ces papiers j’ai joint une lettre qui vous donne tout droit sur lui.

– Mais vous, Geneviève ? dit Belle-Rose.

– Moi ? je l’embrasserai, c’est la seule grâce que je vous demande.

En achevant ces mots, Mme de Châteaufort se leva. Toute espérance était bannie de son cœur. Elle s’approcha de Belle-Rose, la pâleur d’une morte sur le front et le sourire aux lèvres, et lui tendit la main. Belle-Rose, sans lui répondre, la prit entre les siennes.

– Ainsi, reprit-elle, je serai votre amie, rien de plus, rien de moins, une amie absente à laquelle vous penserez quelquefois sans amertume ?

– Une amie dont je ferai bénir le nom par les lèvres d’un enfant, répondit Belle-Rose.

Le visage de Geneviève rayonna d’une joie pure. Elle se haussa sur la pointe des pieds, attira à elle la tête de Belle-Rose et l’embrassa chastement comme une sœur embrasse son frère.

– Voilà une parole que j’emporte dans mon cœur, dit-elle, et qui me consolera quand je serai seule. Adieu, mon ami, puissiez-vous trouver quelque jour le bonheur que j’aurais voulu vous donner !… Une autre sera plus heureuse ; vous penserez à moi dans votre joie, et je prierai pour vous deux dans ma tristesse. C’est une nouvelle vie que je commence, je la commence avec le repentir.

Belle-Rose retint quelques minutes Geneviève sur son cœur, puis, sentant les larmes le gagner, il s’arracha de ses bras, colla ses lèvres une dernière fois au front de la pauvre délaissée, et s’élança hors de l’appartement. Un instant après, il s’éloignait avec Pierre. Au premier coude que faisait le sentier, Belle-Rose se retourna : sur la porte d’un pavillon, une femme, qu’on reconnaissait à sa robe blanche, était agenouillée, les bras tendus vers lui ; au milieu du silence de la nuit embaumée, il entendit comme le bruit d’un sanglot qu’on cherchait à retenir. Belle-Rose frissonna de la tête aux pieds, et frappant son cheval de ses deux éperons à la fois, il se précipita comme un fou sur la route de Charleroi. Deux jours après, le camp était levé, et le 4 du mois de juin, le siège fut mis devant Tournai. Claudine et Suzanne étaient restées à Charleroi, où M. d’Albergotti venait de tomber malade. Son grand âge, les fatigues de la guerre, ses blessures, tout inspirait de graves inquiétudes sur son état. Au milieu du tumulte d’une ville remplie de soldats, il était à craindre que le vieil officier ne reçût pas tous les soins que réclamait sa position : il fut décidé qu’on se dirigerait sur Paris à petites journées ; là du moins on aurait tous les secours de la science. Mme de Châteaufort se retira dans la ville d’Arras, où depuis sa disgrâce le duc avait reçu l’ordre de résider, le mari ayant prié sa femme de l’aider de sa présence au moment des réceptions officielles et des représentations. On sait que les deux époux vivaient en grands seigneurs qui n’ont de rapports ensemble que pour les choses qui tiennent à leur état dans le monde. Pierre, attaché à la compagnie où servait Belle-Rose, avait suivi l’armée à Tournai. Les opérations du siège commencèrent activement et la place fut investie le jour même. Les efforts de l’artillerie furent tournés contre un fort qui commandait la place du côté du midi. Les assiégés répondaient par un feu bien nourri aux attaques de l’armée française, et cherchaient à troubler ses opérations par de fréquentes sorties. Mais la présence du roi augmentait l’ardeur des troupes, et l’on prévoyait déjà l’instant où la ville serait forcée de battre la chamade. Pour en précipiter le moment, il s’agissait de miner un bastion dont la chute, en ouvrant le rempart, contraindrait le gouverneur de Tournai à parlementer. C’était une expédition où il y avait de grands dangers à courir, et qui demandait des hommes déterminés. Belle-Rose, qui cherchait des occasions de se signaler, s’offrit de bonne volonté.

– C’est bien, lui dit M. de Nancrais ; choisis tes hommes, et si tu en reviens, tu reviendras capitaine.

Vers le soir, à la tombée de la nuit, Belle-Rose, accompagné de la Déroute, de Pierre et de quatre ou cinq autres sapeurs, sortit du chemin couvert et s’approcha des fossés en rampant sur la terre. Les premières sentinelles qui l’aperçurent tirèrent sur lui ; sans leur donner le temps de recharger leurs armes, il se mit à courir jusqu’au bord du fossé, où il se laissa tomber. Belle-Rose s’était muni d’un sac plein d’étoupes qu’il avait coiffé d’un chapeau. Au moment où les Espagnols allongeaient leurs fusils par-dessus le rempart, il jeta cette espèce de mannequin dans le fossé. Il faisait sombre déjà, et tous les soldats, trompés, firent feu dessus, à l’exception de deux ou trois. Belle-Rose sauta sur-le-champ ; ceux qui n’avaient pas tiré lâchèrent leurs coups, mais le lieutenant était déjà parvenu de l’autre côté et s’était logé derrière un éboulement sans autre accident qu’une balle perdue dans ses habits. Les gens de Belle-Rose, couchés dans les plis du terrain, attendaient son signal pour descendre. Quant à lui, sûr de n’être pas inquiété, il mit tout de suite la sape au rempart et travailla avec une telle ardeur, qu’en moins de deux heures il eut pratiqué une excavation où deux hommes pouvaient tenir. Les Espagnols lui tiraient sans cesse des coups de fusil, mais les balles s’aplatissaient contre la pierre ou rebondissaient derrière lui ; trois ou quatre d’entre eux avaient tenté de joindre le mineur en passant par-dessus le rempart ; mais Pierre et la Déroute avaient tué les deux premiers : un autre, atteint à la cuisse, était tombé dans le fossé, où il s’était cassé les reins ; le quatrième avait été frappé par Belle-Rose lui-même au moment où il mettait le pied sur le sol. Après ces tentatives, si mal terminées, les Espagnols se tinrent prudemment derrière le mur. Belle-Rose siffla doucement. À ce signal dont ils étaient convenus d’avance, la Déroute et Pierre accoururent ensemble au bord du fossé. L’un arrêta l’autre.

– Eh ! l’ami, je suis sergent ! dit la Déroute.

– Eh ! camarade, je suis son frère ! répliqua Pierre, et il sauta dans le fossé.

Pierre joignit Belle-Rose au milieu de la mousquetade. Une balle l’effleura près du sourcil. Un demi-pouce plus bas, elle lui cassait la tête.

– Eh ! frère, ils t’ont baptisé ! dit Belle-Rose en voyant le sang qui mouillait le front du jeune soldat.

Tous deux se remirent à l’ouvrage et le poussèrent si vigoureusement qu’il fallut donner bientôt un second coup de sifflet. Cette fois ce fut la Déroute qui se présenta. Les assiégeants jetèrent des pots à feu dans le fossé ; mais le sergent, leste comme un chat, avait déjà disparu sous la sape. Les coups de sifflet se succédaient rapidement ; le mur était percé ; les mineurs étaient toujours à leur poste, sauf un seul qui avait été tué d’un éclat de grenade. Cet accident avait déterminé la Déroute à élever en arrière de la sape un épaulement en terre qui les mettait parfaitement à l’abri.

– Nous voilà comme des taupes, dit-il de cet air tranquille qui ne l’abandonnait jamais ; creusons.

Vers le matin ils entendirent un bruit sourd comme celui d’un travail souterrain. Belle-Rose fit arrêter tout le monde et colla son oreille aux parois de la mine.

– Très bien, dit-il ; on sape en avant.

– Mine et contre-mine ! dit la Déroute ; creusons.

On creusa si bien, que vers midi on entendit très distinctement les coups de pioche qui frappaient la terre. Des deux côtés on travaillait avec une égale ardeur.

– Alerte ! mes garçons, reprit le sergent ; après la pelle ce sera le tour du pistolet.

Au bout d’une heure, Belle-Rose reconnut à la sonorité des coups qu’on n’était plus séparé que par deux pieds de terre.

– Couchez-vous tous ! dit-il en étendant la main vers ses mineurs.

– Eh ! mon lieutenant, tous, excepté moi ! s’écria la Déroute.

– Toi le premier ! reprit l’officier d’un air qui ne souffrait pas de réplique.

La Déroute obéit ; mais tandis que Pierre se couchait à la droite de Belle-Rose, le sergent se mit à sa gauche.

– À présent, camarades, laissez là les outils et apprêtez les armes ! D’un coup de pioche je vais jeter ce pan de muraille à bas ; aussitôt que les Espagnols nous verront, ils feront feu.

– C’est-à-dire que vous attraperez tout ! murmura la Déroute d’un air jaloux.

– Oui, tout ou rien, répondit Belle-Rose en souriant, et il continua : – Vous ne vous lèverez qu’après qu’ils auront tiré ; mais alors levez-vous tous ensemble et sautez sur eux. Attention maintenant.

Belle-Rose prit une pioche à deux mains, la plus lourde, et frappa. Au troisième coup la terre s’écroula, une large brèche s’ouvrit, et l’on vit les Espagnols qui abaissaient leurs mousquets.

– Feu ! cria l’officier qui les commandait.

Mais au cri de l’officier, Belle-Rose s’était jeté à plat ventre ; toute la décharge passa par-dessus sa tête. Au milieu de la poussière et de l’obscurité, les ennemis n’avaient rien vu.

– Debout ! s’écria Belle-Rose d’une voix tonnante, et il s’élança le premier, suivi de près par son frère et la Déroute.

Les Espagnols, surpris, furent tués sur place ou désarmés. Ils étaient dix dans la chambrée. Au dernier coup de pistolet il n’en restait que trois debout. Belle-Rose s’empressa de faire murer l’ouverture avec des pierres et des décombres ; il attacha le pétard, déroula la mèche et donna l’ordre à la Déroute de ramener sa petite troupe. Quand elle eut repassé le fossé, Belle-Rose mit le feu à la mèche et il s’éloigna, mais pas avant d’avoir vu le soufre et la poudre pétiller. La Déroute était sur le revers du fossé, allant et venant sans prendre garde aux coups de fusil que les fuyards tiraient sur lui en quittant le rempart.

– Eh ! du diable ! cria-t-il du plus loin qu’il vit Belle-Rose, ne pourriez-vous marcher plus vite ?

– Et toi, dit l’autre, ne pourrais-tu rester plus loin ?

Tous deux s’éloignèrent rapidement ; mais, au bout de cent pas, Belle-Rose sentit trembler le sol sous leurs pieds.

– À terre ! cria-t-il à la Déroute.

Et, le saisissant par le bras, il le força de se coucher près de lui dans un pli du terrain. Une épouvantable détonation retentit aussitôt ; un nuage de poudre obscurcit le jour, et mille éclats de pierre tombèrent autour d’eux. Quand ils se relevèrent, vingt toises du mur étaient à bas ; le fossé était comblé par les débris et une large brèche ouverte au flanc du bastion. La garnison avait décampé. Un corps de soldats que M. de Nancrais tenait en réserve s’élança aussitôt que la mine eut joué, et s’installa sans coup férir dans le fort, où le drapeau blanc fut arboré. M. de Luxembourg se porta en avant suivi de ses officiers. Comme il passait, il rencontra Belle-Rose qui courait vers le rempart, ses habits en désordre et tout couvert de poudre.

– Ah ! c’est vous, Grinedal ? dit M. de Luxembourg ; arrêtez-vous une seconde pour me dire le nom du soldat qui a mis le feu à la mèche.

– Eh ! s’écria la Déroute, ce soldat est un officier.

– Ah !

– Et cet officier, c’est mon lieutenant.

M. de Luxembourg tendit la main à Belle-Rose.

– Ce sont de ces actions qui ne m’étonnent pas, venant de vous : j’en parlerai ce soir à Sa Majesté, lui dit-il.

Le gouverneur de Tournai, voyant la ville démantelée, envoya un parlementaire au camp ; la capitulation fut signée, et la ville ouvrit ses portes. Ce premier succès excita la joie de l’armée, qui ne parlait de rien moins que d’aller d’emblée jusqu’à Bruxelles. Vers le soir, et comme la ville retentissait de chants, une ordonnance prévint Belle-Rose que M. de Luxembourg l’attendait à son quartier. Le jeune officier s’y rendit et trouva le général dans sa tente, qui expédiait divers ordres.

– Grinedal, lui dit-il quand ils furent seuls, Sa Majesté, à qui j’ai rendu compte de votre belle conduite, m’a permis de vous promettre le grade de capitaine. Votre brevet est à la signature.

Belle-Rose remercia son généreux protecteur et regretta dans le fond de son âme que son père ne fût pas là pour jouir de cette fortune.

– Mais, reprit M. de Luxembourg, ce n’est pas le général qui vous parle, c’est l’ami. Celui-là, Jacques, a une fois encore besoin de vos services et de votre dévouement.

– Parlez, et quand vous m’aurez dit ce qu’il faut que je fasse, je vous remercierai pour m’avoir choisi.

– Un homme en qui j’avais mis toute ma confiance, continua le général, vient de me trahir. Tu t’en souviens peut-être pour lui avoir parlé à Witternesse, il y a dix ans ?

– Bergame ! s’écria Belle-Rose.

– Lui-même. Il est en train de vendre pour une somme de cent mille livres des papiers qu’il a entre les mains, et que je lui avais laissés, croyant à son honnêteté. Si ces papiers ne compromettaient que moi ou le prince de Condé, je ne m’en inquiéterais guère. Le roi, dans sa souveraine miséricorde, a bien voulu tout oublier. Mais ils peuvent porter un préjudice notable à des gens qui n’ont point été soupçonnés ; que dis-je ? ils peuvent les perdre, si ces papiers tombent au pouvoir de M. de Louvois.

– Que faut-il faire ?

– Il faut partir pour Paris.

– Quitter l’armée ! s’écria Belle-Rose indécis.

– Tu perdras quinze jours que tu regagneras en une semaine, répliqua M. de Luxembourg qui s’animait en parlant. Et d’ailleurs, je ne sais que toi à qui je puisse confier cette mission.

– J’irai.

– Tu t’arrêteras à Chantilly, où l’intendant de M. le Prince te remettra cent mille livres en or sur cet avis que voici. Tu te rendras ensuite chez Bergame, qui demeure du côté de Palaiseau, dans une maison que je lui ai donnée.

– Ah ! fit Belle-Rose avec dégoût.

– La maison est à droite, à cent pas de la route, avant d’entrer au village. Tout le monde te l’indiquera. Bergame ne se doute pas encore que je suis instruit de sa perfidie. Tous les papiers sont chez lui, dans une certaine armoire que je connais bien, qui est creusée dans le mur, et où je me suis caché plus d’une fois au temps de la Fronde. Un homme qui est employé auprès de M. de Louvois a eu connaissance de ce marché, il s’est souvenu qu’il me devait tout, et il m’a prévenu.

– Ce sont ces papiers-là que vous voulez ?

– Par ruse ou par force, il faut que tu les aies.

– Oh ! c’est un vieillard ! fit Belle-Rose.

– Eh ! morbleu ! s’écria M. de Luxembourg, les vieux loups ont les plus longues dents ! D’ailleurs, il ne s’agit pas de le tuer : tu payes le prix de la trahison et tu prends les papiers, qu’il se taise ou qu’il crie ! Sais-tu bien qu’il y va de la vie de vingt personnes ?

– C’est bien ! j’aurai ces papiers.

– Ainsi, tu partiras demain.

– Je partirai cette nuit.

– Va, et que Dieu te conduise ! Une première fois tu m’as peut-être sauvé la vie ; une seconde fois tu me sauves l’honneur. Que ferai-je pour toi, Grinedal ?

– Vous me ferez voir une bataille.