Belle-Rose/XXVIII

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Calman-Lévy (p. 275-283).

Après les formalités d’usage qui précédaient l’incarcération d’un prisonnier à la Bastille, Belle-Rose avait été conduit dans une chambre qui avait vue sur le faubourg Saint-Antoine. Il entendit fermer les verrous et se trouva seul. Quand vint la nuit, la plus profonde obscurité l’enveloppa ; c’était à peine s’il reconnaissait, à la pâle lueur qui s’en échappait, la place où s’ouvrait la fenêtre. Elle était étroite et garnie de gros barreaux. Tout en bas, à une portée de mousquet, les petites maisons du faubourg Saint-Antoine éparpillaient leurs toits, où l’on voyait, au milieu des ténèbres, briller çà et là d’immobiles clartés. Belle-Rose s’accouda sur l’appui de la fenêtre, et regarda ce coin de la grande ville d’où montait encore un peu de cette rumeur qui flotte incessamment sur la cité. L’une des lumières disparut, puis une autre, puis une autre encore. On n’en distinguait plus que trois ou quatre qui rayonnaient comme des étoiles tombées du ciel. Tandis que Belle-Rose les contemplait, une indéfinissable émotion pénétrait dans son cœur ; il lui semblait que ces lumières étaient l’image de ceux qu’il avait connus. Une de ces radieuses étincelles, tout à coup enlevée par une invisible main, lui rappelait M. d’Assonville tué au cœur de la vie ; une clarté rougeâtre, qui disparut brusquement dans les plis sinistres de la nuit, le fit souvenir de M. de Villebrais et de l’heure funèbre qui avait sonné sa mort ; plus loin encore, une douce et tremblante lumière, lentement éclipsée derrière un épais rideau, le fit songer à son père, dont la vie avait été si honnête et la mort si loyale. À mesure que ces pensées l’envahissaient, Belle-Rose sentait son âme s’emplir d’une mélancolie profonde, qui n’était pas sans douceur et sans charme. Il avait eu sa part de souffrances et de joies : il avait aimé, il avait pleuré ; des lèvres adorées avaient murmuré son nom gardé comme un trésor au fond du cœur ; il savait ce que la vie compte d’heures d’ivresse et de jours de larmes : il pouvait partir. Les yeux de Belle-Rose ne quittaient pas les dernières clartés qui brillaient comme des diamants épars sur du velours noir ; il en était venu à s’imaginer, tant la nuit et la solitude apportent de superstition au cœur de l’homme, qu’elles étaient l’image de la vie de Suzanne et de Geneviève, et de la sienne aussi. Il avait choisi pour lui une lumière large, mais voilée, qui allait s’affaiblissant d’heure en heure ; Mme de Châteaufort était représentée par une étincelle ardente, qui projetait un jet de flamme ; et Mme d’Albergotti revivait dans une lueur blanche, pure et scintillante comme une goutte de rosée.

– Si l’une de ces étoiles vient à disparaître, se disait Belle-Rose, c’est que, de Geneviève ou de Suzanne, l’une des deux doit m’abandonner ; si la mienne s’efface, c’est que je dois mourir.

Il en était là de ses réflexions, lorsqu’il entendit crier les verrous de sa prison ; la porte s’ouvrit, la clarté rougeâtre d’une torche inonda sa chambre, et Belle-Rose vit, en se retournant, le lieutenant de la Bastille que précédait un guichetier et que suivaient trois ou quatre soldats.

– Monsieur, lui dit l’officier, j’ai ordre de vous emmener en la chambre du conseil, où vous attend M. le gouverneur.

– Je vous suis, répondit Belle-Rose.

Son escorte enfila un long corridor, au bout duquel elle descendit un escalier qui conduit dans la cour intérieure de la Bastille. Elle la traversa, passa sous un porche, monta un autre escalier et s’arrêta devant une salle voûtée qui dépendait du logement militaire du gouverneur. Le gouverneur se tenait debout près d’un personnage inconnu à Belle-Rose, mais qui devait être tout-puissant si l’on en jugeait par la manière respectueuse avec laquelle le gouverneur lui parlait. Quand Belle-Rose fut introduit, ce personnage se tourna vers lui. Au portrait qu’on lui en avait fait quand il était à l’armée, Belle-Rose reconnut M. de Louvois. Le redoutable ministre attacha sur lui un regard perçant comme s’il eût voulu lire jusqu’au fond de son cœur. Belle-Rose attendit la tête haute et le regard ferme.

– Approchez, monsieur, lui dit le ministre.

Belle-Rose fit un pas en avant.

– C’est bien vous qui êtes allé ce matin chez M. Bergame ? reprit M. de Louvois.

– C’est moi.

– Vous lui avez enlevé des papiers qui m’étaient destinés ?

– J’ai payé des papiers qui étaient à vendre.

– Mais ces papiers, je les avais achetés.

– En pareille affaire, la chose appartient à celui qui se présente le premier.

– Eh ! monsieur, vous avez de l’audace, dit le ministre avec ironie ; mais je saurai bien tirer de vous ce que je veux.

– C’est selon ce que vous voudrez.

Il y eut un instant de silence durant lequel les deux interlocuteurs s’examinèrent. M. de Louvois le rompit le premier.

– Vous avez brûlé ces papiers, monsieur ?

– Oui, monseigneur.

– Tous ?

– Tous.

– Avez-vous pris connaissance de leur contenu ?

– Non, monseigneur.

– Mais vous vous doutiez donc de ce qu’ils pouvaient contenir, puisque vous vous êtes si fort empressé de les faire disparaître ?

– Je pouvais supposer du moins qu’ils avaient quelque importance, à voir la hâte qu’on mettait à me poursuivre.

– Et vous ne vous trompiez pas. Vous ne seriez point ici sans cela.

– Je m’en doute bien un peu.

– Un mot peut vous en tirer, monsieur.

– Un seul, monseigneur ?

– Un seul. Vous voyez que je mets à votre liberté une bien légère condition.

– Eh ! monseigneur, il y a des mots qui valent des têtes.

– Prenez garde aussi que le silence n’engage la vôtre !

La colère gagnait M. de Louvois ; à tout instant la fougue irascible de son caractère se faisait jour ; quant à Belle-Rose, il ne perdait rien de sa tranquillité calme et fière.

– Brisons là ! reprit le ministre ; il s’agit de savoir si vous voulez sauver votre tête, oui ou non.

– Serait-elle menacée, monseigneur ?

– Plus peut-être que vous ne pensez.

– Et tout cela parce que j’ai payé cent mille livres ces papiers que je n’ai pas lus. Du sang pour de l’encre, vous êtes prodigue, monseigneur !

– Un mot peut vous sauver, un mot, je vous l’ai dit, reprit M. de Louvois, qui contenait mal sa colère.

– Et lequel ?

– Le nom de la personne pour qui vous avez enlevé ces papiers.

Belle-Rose ne répondit pas.

– M’avez-vous entendu, monsieur ? s’écria le ministre.

– Parfaitement.

– Que ne parlez-vous donc ?

– C’est qu’en vérité il m’est impossible de le faire.

– Et pourquoi ?

– Si je vous disais que je les ai pris pour moi et par l’effet seul de ma propre volonté, me croiriez-vous ?

– Non, certes.

– C’est apparemment alors que je suis, dans votre pensée, le mandataire d’une personne qui a mis en moi sa confiance. Parler serait une lâcheté que vous ne sauriez me proposer sérieusement ; vous voyez donc bien, monseigneur, que je dois me taire.

– C’est votre dernier mot ?

– Vous en êtes tout autant convaincu que moi, monseigneur.

– Je pourrais le croire, monsieur, si nous n’avions ici des instruments merveilleux pour arracher des paroles aux plus muets.

– Essayez, dit Belle-Rose, et il se croisa les bras sur la poitrine.

M. de Louvois le regarda un instant sans parler, puis se leva. Sur un signe de sa main, l’officier qui avait amené Belle-Rose le reconduisit dans sa prison. Quand ils furent seuls, le gouverneur de la Bastille s’approcha de M. de Louvois.

– Tenez, monseigneur, lui dit-il, je me connais en physionomie. Voilà un jeune homme que nous ne réussirons pas à faire parler. Il mourra : voilà tout.

– Nous verrons ! murmura M. de Louvois.

À peine Belle-Rose eut-il été réintégré dans sa prison, qu’il courut vers la fenêtre. Au loin, dans les ténèbres de la nuit, les trois étoiles rayonnaient toujours d’un pur et doux éclat. Belle-Rose s’endormit calme et souriant ; une mystérieuse espérance était dans son cœur. La journée du lendemain se passa sans qu’un nouvel incident vînt déranger le prisonnier de ses méditations. Vers le soir, à l’heure du dîner, un guichetier glissa dans sa main un bout de papier et s’éloigna, le doigt sur la bouche. Belle-Rose ouvrit le papier et n’y trouva que ces mots : Une amie veille sur vous. Au premier coup d’œil il reconnut l’écriture de Geneviève.

– Pauvre femme ! dit-il entre deux soupirs, elle se souvient, et c’est à Suzanne que je pense !

Quand la nuit fut tout à fait venue, Belle-Rose s’approcha de la fenêtre, et comme la veille il se prit à compter les tremblantes clartés qui s’allumaient dans l’ombre. Il y avait une heure ou deux qu’il était absorbé dans cette muette contemplation, lorsqu’il entendit marcher dans le corridor qui aboutissait à sa prison. Le même officier qui était venu la veille s’avança vers lui, et d’une voix grave lui demanda s’il était disposé à le suivre. Belle-Rose, pour toute réponse, se dirigea vers la porte. L’escorte prit ce soir-là un chemin différent de celui qu’elle avait suivi une première fois. Après avoir longé plusieurs sombres corridors, traversé des voûtes noires où les pas des soldats répercutés par l’écho sonnaient en cadence, monté et descendu divers escaliers étroits et funèbres, elle entra dans une salle oblongue qui était éclairée par quatre flambeaux attachés aux murs. Une sorte de greffier était assis devant une petite table où l’on voyait tout ce qu’il faut pour écrire. Le long des parois brillaient aux clartés rougeâtres des flambeaux des instruments sinistres de forme étrange. Il y avait au pied du mur des chevalets, des chaînes et des pinces ; un réchaud brûlait dans un enfoncement obscur, des planches de chênes et des maillets tachetés de sang étaient dans un angle pêle-mêle avec des cordes et des coins. Près du greffier se tenait un homme habillé de noir que Belle-Rose pensa devoir être un médecin. Le gouverneur de la Bastille, triste et grave, achevait de lire une lettre à deux pas de la table. À l’arrivée de Belle-Rose, le gouverneur serra la lettre, avança une chaise près de la table du greffier et s’assit après avoir salué le prisonnier. Aux apprêts qu’il voyait, Belle-Rose comprit que l’heure était venue ; il recommanda son âme à Dieu, murmura le nom de Suzanne comme une prière, et attendit.

– Vous avez entendu hier ce que M. de Louvois vous a dit, monsieur, lui dit le gouverneur ; persistez-vous toujours dans votre refus de faire connaître la personne qui vous a chargé d’enlever les papiers de M. Bergame ?

– Toujours.

– Je dois vous prévenir que j’ai reçu l’ordre d’employer contre vous des moyens dont la loi autorise l’usage si vous continuez à vous taire.

– Vous ferez votre devoir, monsieur ; je tâcherai de faire le mien.

– Vous êtes bien jeune ; vous avez peut-être une mère, une femme, une sœur ; un mot vous rendrait à la liberté !

– J’achèterais cette liberté au prix de mon honneur. Vous-même, si vous étiez père, ne le conseilleriez pas à votre fils.

Le gouverneur se tut pendant quelques minutes ; le greffier écrivait les réponses.

– Ainsi, monsieur, vous n’avez plus rien à déclarer ? reprit le gouverneur.

– Rien.

– Que votre volonté soit faite !

Le gouverneur fit un signe à deux hommes que Belle-Rose n’avait pas remarqués, et qui s’étaient tenus jusqu’à ce moment dans l’un des coins obscurs de la salle. Ces deux hommes saisirent le prisonnier et commencèrent à le déshabiller. Quand il n’eut plus que sa culotte et sa chemise, on l’étendit sur une sorte de chaise longue ; on lia ses bras aux bâtons de la chaise, et le médecin s’approcha du patient. Belle-Rose s’était laissé faire sans opposer la moindre résistance. Quand il fut à moitié couché sur la chaise, le gouverneur lui demanda s’il persistait encore dans son refus.

– Je ne puis pas déserter au moment du combat, lui répondit Belle-Rose avec un pâle sourire.

– Il faut donc que l’ordre soit exécuté, fit le gouverneur.

L’un des deux tortionnaires apporta près de la chaise deux grands seaux pleins d’eau, remplit une pinte et l’approcha des lèvres du patient.

– Ah ! fit Belle-Rose, c’est le supplice de l’eau !

– Oui, monsieur, dit le médecin, il tue bien quelquefois ; mais si l’on en réchappe, on n’est pas mutilé.

Belle-Rose remercia le gouverneur par un regard et avala la pinte. Une seconde lui fut présentée, mais il ne put aller jusqu’au bout. L’un des aides lui coucha la tête en arrière et vida la pinte jusqu’à la dernière goutte. Belle-Rose tressaillit.

– On est prêt à recueillir vos aveux, monsieur, reprit le gouverneur ; voulez-vous parler ?

– Non, monsieur, dit le soldat dont l’âme restait inflexible.

On souleva une troisième pinte à la hauteur des lèvres de Belle-Rose ; il en but quelques gorgées, mais ses dents se serrèrent par un mouvement convulsif, et l’eau coula sur sa poitrine nue.

– Persistez-vous encore dans votre silence, monsieur ? interrompit le gouverneur.

– Encore et toujours ! fit le patient d’une voix étouffée.

L’un des tortionnaires entr’ouvrit les dents à l’aide d’un fer, introduisit dans la bouche de Belle-Rose le goulot d’un entonnoir et entonna une autre pinte. Belle-Rose pâlit horriblement ; ses doigts crispés se nouèrent autour du bois, et d’une secousse, arrachée par la douleur, il ébranla la chaise sur laquelle il était lié. Une autre pinte d’eau disparut dans l’entonnoir, puis une autre encore. De grosses gouttes de sueur roulèrent sur le front du patient, ses yeux s’injectèrent de sang, ses joues devinrent bleuâtres. Le gouverneur réitéra sa question ; Belle-Rose entendait encore, mais ne pouvant plus répondre, il fit de la tête un signe négatif. L’entonnoir s’emplit de nouveau. Une violente convulsion agita le corps du patient, il poussa un cri sourd, raidit ses membres, rompit les liens qui garrottaient l’un de ses bras, saisit l’entonnoir, le broya entre ses doigts, et, brisé par la souffrance, retomba sur la chaise, évanoui. Le médecin, qui depuis quelques instants consultait le pouls de Belle-Rose, appuya sa main sur le cœur du patient.

– Eh bien ! demanda le gouverneur.

– Eh ! fit le médecin, c’est un sujet vigoureux. On pourrait bien encore lui faire avaler une ou deux pintes ; mais à la troisième il courrait le risque de mourir.

Les valets apprêtèrent l’entonnoir et les seaux.

– Est-il en état de m’entendre, reprit le gouverneur.

– Lui ? fit le médecin. Eh ! monsieur, les trompettes de Jéricho sonneraient qu’il n’aurait garde de remuer ! Cependant nous avons un moyen de rendre aux patients l’usage de leurs sens.

– Lequel ?

– Les fers rouges.

– Ils sont là tout prêts, dit l’un des tortionnaires en montrant du doigt le réchaud.

Le gouverneur l’arrêta d’un geste ; l’horreur et la pitié se peignaient sur son visage.

– C’est assez comme cela. J’instruirai M. de Louvois du résultat de cette séance ; et nous verrons après, dit-il.

Sur son ordre, on transporta Belle-Rose dans sa chambre ; le médecin le suivit. Quand le triste cortège eut passé la porte, le gouverneur secoua la tête.

– Je le lui avais prédit, murmura-t-il. C’est un de ces hommes qui meurent et ne parlent pas.