Belle-Rose/XXXIX

La bibliothèque libre.
Calman-Lévy (p. 387-400).

Après les premières effusions d’une affection mutuelle que l’absence avait augmentée, Suzanne prit les deux mains de Claudine.

– Voyons, Claudine, ne me cache rien ; Belle-Rose ?…

– Serais-je si joyeuse s’il n’était ici ? s’écria la jeune fille.

– Ici ! répéta Suzanne, qui devint toute pâle de bonheur.

– Nous y sommes tous : mon frère, Cornélius, la Déroute et notre pauvre Grippard aussi ; c’est une conspiration.

– Raconte-moi vite tout cela. Qu’a dit Jacques en apprenant ma captivité ? Comment a-t-il quitté l’Angleterre ? Lequel de vous a découvert ma retraite ? Que comptez-vous faire ? M. de Louvois ne sait-il rien de votre arrivée ? Voyons, parle donc !

– Mais, ma pauvre sœur, tu ne m’en laisses pas le temps. Tu interroges toujours.

– C’est que tu ne réponds jamais.

– Eh bien ! je répondrai, mais ailleurs.

– Ce banc ne te semble-t-il pas fort bon pour cela ? Cette charmille nous protège et nous cache.

– Si elle nous cache, elle peut en cacher d’autres.

Suzanne tressaillit et jeta un regard furtif autour d’elle.

– Que veux-tu dire ? reprit-elle.

– Je dis qu’il faut se défier de tout au couvent ; les arbres sont creux et les murs transparents ; il y a des oreilles et des yeux partout. Je ne vois pas un sureau ou quelque chèvrefeuille que je ne me rappelle l’histoire du roi Midas et de ses roseaux qui parlaient ; allons ailleurs.

Claudine entraîna Suzanne et s’arrêta tout au fond du parc, sous un berceau d’où l’on pouvait s’échapper en cas de surprise ; il y avait un petit gazon tout autour, et l’on voyait de tous côtés à la fois.

– Maintenant l’ennemi peut venir, dit Claudine en s’asseyant ; à la moindre alerte, tu prends par là, derrière ces grands ormes, et moi par ici, le long de ce mur.

Suzanne se fit répéter vingt fois les mêmes détails ; mais Claudine l’interrompant enfin :

– Tu me fais perdre tous mes instants, et ils sont précieux, dit-elle ; Belle-Rose te racontera tout cela, et tu prendras plus de plaisir à l’entendre. Il faut d’abord te délivrer.

– C’est bien difficile ! j’ai tant d’ennemis qui me haïssent !

– Mais tu as tant d’amis qui t’aiment !

– J’en ai quatre.

– Sais-tu beaucoup de gens qui puissent en dire autant ?

– Pardonne-moi, Claudine ; la liberté avec vous, ce serait le bonheur, et j’ai tant souffert que je n’y crois plus.

– Je laisse à mon ami Jacques le soin de t’y faire croire un peu, et c’est un soin dont il s’acquittera volontiers. Mais ne parlons plus de cela : dans quelle partie du couvent es-tu logée ?

– Dans l’aile droite ; tu peux voir ma chambre d’ici. Là-bas tout au bout.

– Celle qui fait le coin ?

– Précisément.

– Elle est à vingt pieds du sol ?

– À peu près.

– Au besoin on pourrait descendre avec les draps du lit noués ensemble ?

– Je le crois ; mais il y a les chiens.

Castor et Pollux.

– Ah ! tu les connais ?

– Je connais tout.

– Alors tu sais qu’ils sont lâchés la nuit ?

– Parfaitement. Te souviens-tu de la mythologie, Suzanne ?

– Un peu.

– Eh bien ! nous traiterons Castor et Pollux comme on traita Cerbère. Notre ami la Déroute aura soin de se munir d’un quartier d’agneau. Le gâteau de miel n’est plus de notre temps.

– Tu ris toujours, Claudine.

– Vaut-il mieux pleurer ?

– Mais après les chiens, il y a les jardiniers.

– On les endormira.

– Et puis les murs !

– On les franchira.

– Et il y a encore M. de Louvois.

– On s’en moquera.

– Et M. de Charny.

– Oh ! celui-là fera bien de ne pas se présenter devant notre ami Jacques !

– Tiens ! Claudine, reprit Suzanne, qui n’avait pu prononcer le nom du ministre et de son favori sans frémir, si cette tentative devait faire courir le moindre danger à Jacques, j’aimerais mieux prendre le voile et mourir ici.

– Et si tu devais rester au couvent seulement quinze jours de plus, Jacques aimerait mieux entrer tout de suite à la Bastille et n’en sortir jamais.

– Pauvre ami !

– Eh bien ! ma sœur, pour ce pauvre ami, nous pouvons bien nous exposer un peu.

– Tu sais bien que ce n’est pas pour moi que j’ai peur.

– Ma foi ! je n’ai pas grande crainte pour eux ; ils sont quatre de force à tailler en pièces toute la maréchaussée du royaume, dit Claudine d’un petit air crâne, bien qu’elle ne fût pas très rassurée au fond du cœur sur l’issue de leur entreprise.

Les deux amies s’embrassèrent pour se donner du courage.

– Voyons ! reprit Claudine, il faut bien nous entendre ! Cornélius vient tous les deux jours au parloir.

– C’est un peu beaucoup.

– Mais il y vient avec toutes sortes de bonnes choses pour les sœurs et toutes sortes de belles choses pour le couvent.

– Si bien qu’on regrette seulement qu’il ne vienne pas tous les jours.

– Tout juste. Il m’instruit des projets qu’ils ont combinés, Belle-Rose, la Déroute et lui ; tandis qu’ils agissent à l’extérieur, nous, agissons à l’intérieur ; je soustrais les clefs à la sœur Assomption, notre vénérable tourière, je me familiarise avec Castor et Pollux, nous laissons tous les jours quelques pièces d’or dans la main des jardiniers, et, le jour fixé pour l’évasion, nous sommes prêtes.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria tout à coup Suzanne, la mère Scholastique de la Charité !

– Oh ! la mauvaise langue ! Sauve qui peut, répondit Claudine en tournant la tête du côté de la religieuse, qui marchait le nez dans son livre d’heures.

L’une prit du côté des ormes, l’autre du côté du mur, et toutes deux s’envolèrent comme des oiseaux. Tandis que les deux amies conspiraient dans l’intérieur du couvent, la Déroute ne perdait pas de temps à l’extérieur ; mais quelque effort d’imagination qu’il fît, il n’allait jamais assez vite au gré de Belle-Rose. Il poursuivait à la fois l’entrée de Grippard dans l’honorable corps de la maréchaussée et la sienne dans les jardins des bonnes sœurs. Le jour même de la conférence de Suzanne et de Claudine, la moitié de son souhait fut réalisé : Grippard vint le surprendre à l’hôtellerie du Roi David en grand costume de recors.

– Ah ! ah ! fit la Déroute, tu as donc réussi !

– Il le fallait bien, je me l’étais juré.

– Tu es entêté, à ce que je vois.

– Comme un Breton, quoique Picard. Mais ça n’a pas été sans peine.

– Vraiment !

– Depuis l’affaire de Villejuif, Bouletord est devenu soupçonneux comme un moine. Quand on lui dit blanc, il entend noir. Il a fallu m’y prendre à quatre fois pour réussir.

– Tant de mal pour se mettre ce vilain habit-là sur le dos, qui l’eût cru !

– Ça m’a coûté trente bouteilles des meilleurs crus d’Argenteuil, assaisonnées de mensonges et de jambons.

– Ah ! tu mens aussi ?

– Quelquefois, dit Grippard d’un air modeste. C’est un joli défaut qui sert parfois mieux que de belles qualités.

– C’est juste, répondit la Déroute avec philosophie.

– Et c’est là seulement ce qui m’a fait réussir.

– Conte-moi cela.

– Oh ! c’est fort simple. À notre premier déjeuner, il m’a montré un petit bout de sa haine contre Belle-Rose ; ça m’a fait réfléchir. Au second déjeuner, il m’a juré sur sa parole que si mon capitaine était capitaine, c’était par l’effet de mille scélératesses.

– Le gueux ! s’écria la Déroute en appliquant un furieux coup de poing sur la table.

– Au troisième déjeuner, reprit Grippard, il m’a fait serment de tuer Belle-Rose.

– On verra qui mourra le premier, murmura la Déroute en tourmentant la poignée de sa rapière.

– Au quatrième déjeuner, continua le narrateur, une idée magnifique m’a tout à coup illuminé : je lui ai fait confidence, entre six bouteilles vides et deux verres pleins, que je haïssais Belle-Rose à la mort. Bouletord a failli m’embrasser. Je lui ai conté une histoire terrible d’où mon capitaine est sorti noir comme de l’encre. Il n’y a pas tenu et m’a sauté au cou. « Maréchal, lui ai-je dit, enrôlez-moi dans votre escouade, et nous le tuerons de compagnie. » Bouletord était fort attendri ; il m’a serré la main, en jurant sur son âme que j’étais un galant homme. J’ai signé un vilain papier qu’il a tiré de sa poche, et me voilà depuis trois heures archer du roi.

– Eh ! eh ! ce n’est pas si bête ! s’écria la Déroute.

– On a quelquefois l’air sans avoir la chanson, répondit Grippard en se mirant dans le miroir enfumé qui ornait le cabaret.

– C’est un premier succès, répondit la Déroute ; te voilà maître des secrets de l’ennemi, et si je pénètre au cœur de la place, nous sommes sûrs de réussir.

– Alors, je vous engage à vous hâter.

– Que veux-tu dire ?

– On sait que Belle-Rose a quitté l’Angleterre ; on se doute de sa présence à Paris. M. de Charny a mis la maréchaussée en campagne, et Bouletord est chargé de surveiller les environs du couvent.

– Eh bien ! c’est la partie qui s’engage, s’écria la Déroute ; nous nous presserons un peu, voilà tout. Retourne auprès de Bouletord ; moi, je vais causer de tout cela avec mon capitaine et Cornélius.

Tout en cheminant, la Déroute roulait dans sa tête mille projets pour s’introduire dans ces bienheureux jardins dont il n’avait jamais vu que les arbres ; il enrageait de voir que son caporal Grippard eût réussi, alors que lui-même, qui était sergent, ne réussissait pas ; mais il avait beau se donner au diable, il ne trouvait rien. Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’il arriva dans la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, chez le digne M. Mériset.

– Eh ! l’ami ! qu’y a-t-il donc ? s’écria Cornélius à la vue du sergent qui avait la mine d’un philosophe à court de philosophie.

– Il y a que si nous n’emportons pas la place d’assaut, il nous faudra lever le siège.

Et la Déroute lui fit part des révélations de Grippard.

– C’est bon, dit Cornélius, ça nous donnera l’agrément de revoir pour la dernière fois la figure de M. Bouletord, et peut-être aussi de face celle de M. de Charny. Tu as parlé, maintenant lis.

La Déroute prit le papier que lui tendait Cornélius ; c’était une lettre de Claudine contenant ces mots :

« J’ai fait parler le jardinier ; il attend un sien neveu, qui a nom Ambroise Patu, et qu’il n’a jamais vu ; ce neveu est natif de Beaugency. C’est un grand benêt de campagnard blond et tout novice. Il arrive ce soir par le coche et doit descendre à l’hôtellerie du Cheval noir, rue du Four-Saint-Germain, pour se présenter demain matin au couvent des bénédictines. Il me semble qu’il y a dans cette nouvelle de quoi tirer un bon parti. Suzanne a peur qu’on se hâte, mais moi je veux qu’on se presse ; sinon je me fais nonne. »

À la lecture de ce billet, la Déroute sauta de joie. C’était un homme qui avait, on le sait, des ressources promptes, et qui, aussitôt qu’on ouvrait une voie à son esprit, s’y jetait avec résolution.

– Je suis dans les jardins ! s’écria-t-il.

– Non pas ; c’est moi qui m’y rendrai, répliqua Belle-Rose.

– Vous ?

– Oui, mon ami, interrompit Cornélius, c’est une idée du capitaine, il prétend que sa place est au jardin.

– Sans doute, puisque Suzanne y est, dit Belle-Rose.

– Et c’est vous qui voulez prendre l’habit d’un garçon jardinier ? reprit la Déroute.

– Certainement.

– Il n’y a qu’un petit inconvénient, c’est qu’au premier regard qu’une religieuse jettera sur vous, elle sentira son gentilhomme d’une lieue.

– Eh ! mon ami, j’ai manié la serpe.

– Mais vous portez une épée ! Tenez, capitaine, laissez-moi vous dire une chose. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve, mais une fois dans cette cage de pierre qu’on nomme un couvent, on n’est jamais bien sûr d’en sortir. Si vous veniez à être découvert, que feriez-vous ?

– On me tuerait avant de me prendre.

– Ceci est fort bon pour vous, mais quand vous seriez mort, qu’arriverait-il de Mme d’Albergotti ?

Belle-Rose soupira.

– Voulez-vous que je vous le dise, moi ? continua la Déroute, elle mourrait. Ce serait une mauvaise action, et vous n’avez pas le droit d’exposer une personne qui vous aime et que vous aimez. Ce que vous prétendez faire, je le ferai mieux que vous, ayant le langage et les manières d’un pauvre diable, ouvrier ou villageois. Si je péris dans l’entreprise, il sera temps que vous preniez ma place ; au moins, moi mort, n’y aura-t-il que moi.

Belle-Rose prit la main de son camarade et la serra.

– Fais ce que tu voudras, lui dit-il.

La Déroute ne se le fit pas dire deux fois et partit pour l’hôtellerie du Cheval noir, après s’être couvert d’un habit de drap qui lui donnait l’air d’un artisan. À la brune, il vit arriver un grand garçon qui marchait le nez en l’air, portant sous le bras une petite valise et au bout d’un bâton un paquet serré dans un mouchoir à carreaux blancs et bleus. Ce grand garçon s’en allait regardant les enseignes, le chapeau sur la nuque, la bouche ouverte et traînant ses guêtres le long du ruisseau, d’un air émerveillé. Les manches de son habit lui restaient aux coudes et ses cheveux plats tombaient comme de la filasse sur ses oreilles.

– Hé ! Ambroise Patu ! cria la Déroute en courant à sa rencontre.

Le grand garçon sauta de l’autre côté du ruisseau tout effarouché. Sa valise faillit rouler dans la boue, et il demeura planté sur ses longues jambes au beau milieu de la rue, les yeux tout écarquillés.

– Tiens, dit-il, vous me connaissez ?

– Parbleu ! si je ne vous connaissais pas, vous aurais-je appelé ?

– C’est vrai, répondit Ambroise, qui trouva sans réplique le raisonnement de la Déroute ; mais c’est tout de même drôle que vous sachiez mon nom quand je ne sais pas le vôtre.

– Je vais vous expliquer ça. Mais d’abord, je veux m’assurer que vous êtes bien l’homme à qui j’ai affaire.

– Cette bêtise ! Si c’est Ambroise Patu que vous cherchez, c’est bien moi.

– Oh ! dans notre pays les choses ne vont pas comme ça. Il y a tant de gens qui cherchent à tromper les autres !

– Je ne suis pas de ces gens-là.

– Je n’en doute pas et j’en jurerais sur la mine ; mais enfin il faut prendre ses précautions. Voyons ! vous dites donc que vous êtes Ambroise Patu ?

– Ambroise Patu, de père en fils, d’un petit pays tout à côté de Beaugency.

– C’est bien cela, et vous venez pour entrer, en qualité de garçon jardinier, au couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi ?

– Tout juste. C’est mon oncle Jérôme Patu qui me mande auprès de lui.

– Parfaitement. Vous cherchez l’hôtel du Cheval noir, et demain matin, au petit jour, vous devez vous rendre au couvent avec une lettre de votre brave femme de mère.

– La voilà, dit Ambroise, qui, tout étourdi, tira la lettre de sa poche.

– Très bien, reprit la Déroute, qui fourra ses mains dans son haut-de-chausses pour résister à l’envie qu’il avait d’escamoter la lettre ; je vois que vous ne cherchez point à me tromper. Suivez-moi donc, ami Patu ; l’auberge est ici près ; nous avons à causer.

Ambroise suivit sans délibérer une personne si prudente et entra dans la salle commune du Cheval noir. Émerveillé de ce qu’il avait entendu, l’honnête garçon aurait douté de la vertu de son saint patron avant de soupçonner la probité de son guide. La Déroute demanda une chambre, fit dresser une table avec deux couverts, ordonna à la bonne de décacheter le meilleur vin, et, quand le dîner fut servi, ferma la porte au verrou.

– Asseyez-vous là, dit-il à son compagnon, qui avait regardé tous les apprêts sans souffler mot ; voilà d’un petit vin de Suresnes dont vous me direz des nouvelles, et une gibelotte comme on n’en mange guère à la table du roi.

Ambroise s’assit, allongea ses grandes jambes et vida son verre d’un trait.

– Ah ça, camarade, dit-il en faisant claquer sa langue, vous qui me connaissez si bien, faites au moins que je vous connaisse un peu.

– C’est juste, reprit la Déroute ; je suis, moi aussi, un Patu.

– Ah bah !

– Oh ! mon Dieu, oui ! mais un Patu d’une autre branche, un Patu de Soissons, cousin de Jérôme Patu votre oncle.

– C’est toujours de la famille, qu’on soit de Beaugency ou de Soissons.

– Certainement, le nom est tout, le pays n’y fait rien ; je disais donc que je suis un Patu, Antoine Patu, dit Patu Blondinet.

– Voilà un drôle de sobriquet.

– Oui, assez drôlet. Ça me vient de la couleur de mes cheveux.

– À ce compte-là, moi aussi je pourrais être un Blondinet, dit Ambroise en riant.

– Ça ferait deux Blondinet dans la famille, répondit la Déroute, qui remplissait toujours le verre d’Ambroise Patu. Or, quand mon cousin Jérôme a eu connaissance de votre arrivée, il m’a dit comme ça : Antoine, mon ami, va au-devant du petit neveu, et quand tu l’auras bien traité, fais-lui bien vite reprendre le chemin du pays.

– Comment ! du pays ? s’écria Ambroise en laissant tomber sa fourchette.

– À moins qu’il ne lui plaise de se faire moine, a-t-il ajouté.

– Mais il m’a fait venir pour être jardinier, et non pour être moine ! dit Ambroise, qui rattrapa un morceau de lapin du bout de sa fourchette.

– C’est qu’à ce moment-là Jérôme ne savait pas tout. Le roi a rendu un édit.

– Que me fait l’édit !

– Buvez ce verre de vin blanc et vous comprendrez mieux.

Ambroise prit le verre et tendit l’oreille.

– Voilà ce que c’est, reprit la Déroute : l’édit du roi prescrit que tous les individus employés dans l’intérieur des couvents prennent le froc : là où il y a des nonnes, il veut qu’il y ait des moines.

– C’est abominable !

– Sans doute, mais c’est le roi.

– Que dira Catherine, qui m’attend au pays ?

– C’est justement ce que me disait Jérôme ce matin : cette pauvre Catherine, que deviendra-t-elle ? Après tout, ça peut s’arranger. Vous vous ferez moine, mon cher Ambroise, et Catherine en épousera un autre.

– Point ! point ! s’écria le Patu, j’ai promis à Catherine de l’épouser, et je l’épouserai.

– Je le crois bien ! une jolie fille !

– Vous l’avez vue ?

– Parbleu ! fit la Déroute avec un aplomb merveilleux, et d’ailleurs on ne parle que d’elle à Paris.

– Ce qui me chiffonne, c’est de perdre ma place, une bonne place.

– Peuh ! une place entre quatre murs.

– Je ne dis pas. Mais cent vingt livres de gages avec la nourriture et le logement. On gagne sa dot en trois ou quatre ans.

– C’est vrai ; mais, bah ! l’oncle Jérôme la gagnera pour vous.

– Au fait, je suis son héritier, moi. Ainsi, il va se faire moine, mon oncle Jérôme, à son âge ?

– Il le faut bien. C’est demain qu’on lui met le froc sur le dos avec les sandales aux pieds. Voyez si le cœur vous en dit.

– Le cœur ne m’a jamais parlé du couvent ; il n’entend que Catherine. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’il me reste à peine un petit écu ; c’est peu pour un si long chemin.

– Oh ! ne vous inquiétez pas, l’oncle Jérôme y a pourvu.

– Comment ça ?

– Va, m’a-t-il dit, et si Ambroise ne veut pas du couvent…

Ambroise secoua la tête.

– Tu lui remettras, continua la Déroute, ces vingt écus de six livres et ces quatre louis d’or.

En parlant ainsi, la Déroute étala sur une table les pièces blanches et les pièces jaunes. Les yeux d’Ambroise pétillèrent à cette vue.

– Tout ça pour moi ? dit-il la main sur l’argent.

– Tout, et de plus, ce double louis neuf pour Catherine.

Ambroise prit le tout, ouvrit sa valise et serra l’argent tout au fond.

– Ami Blondinet, dit-il, je partirai demain par le coche.

– Et ce sera bien fait ; le couvent y perdra un bon jardinier, mais ce sera la faute du roi.

– Est-ce bien entendu ? reprit la Déroute, tandis qu’Ambroise calfeutrait les écus et les louis entre les chemises et les bas.

– Certes !

– Alors, donnez-moi la lettre de votre bonne Mme Patu.

– La lettre à maman ?

– Oui.

– Qu’est-ce que ça vous fait, la lettre ?

– Eh mais, ça me servira de preuve auprès du père Jérôme ; il faut bien qu’il sache que j’ai rempli sa commission.

– C’est vrai, dit Ambroise ; et il donna la lettre à la Déroute.

L’édit du roi, Catherine, les louis d’or, le couvent et la gibelotte dansèrent toute la nuit dans les rêves d’Ambroise. Au point du jour, la Déroute le réveilla pour l’envoyer au coche ; ils s’embrassèrent comme deux vieux amis, et l’un se dirigea vers la rue du Cherche-Midi, tandis que l’autre allait au petit trot du côté de Beaugency. La tourière du couvent des bénédictines fit appeler le père Jérôme aussitôt que la Déroute eut décliné le motif de sa visite.

– Que me veut-on ? demanda le jardinier en arrivant au parloir.

– Mon oncle, c’est votre neveu qui vient pour être jardinier, répondit la Déroute d’un air bête.