Belluaires et porchers/Le Cabanon de Prométhée

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BELLUAIRES ET PORCHERS


Trop de porchers, hélas ! et pas assez de belluaires.


I

LE CABANON DE PROMÉTHÉE


À GEORGES ROUAULT

Les imaginations mélancoliques ont toujours adoré les ruines. Les employés de la Tristesse et les Comptables de la Douleur ont à peine, quelquefois, d’autres domiciles pour se repaître, pour se propager et pour s’assoupir.

C’est là, surtout, qu’en des songes de suie ou de lumière, leur viennent les péremptoires suggestions d’un Infini persistant, quoique mal famé, dans l’auberge de l’existence où l’on s’accoutume, de plus en plus, à bafouer les éternités.

Il est certain que les très-vieilles pierres, anciennement remuées et taillées par l’homme, dégagent d’immortels effluves de toutes les âmes disparues qu’elles abritèrent autrefois et qui les avaient oxydées de leurs joies ou de leurs douleurs.

La patine des murs tombants fut, à la longue, déterminée par l’haleine des cœurs en travail d’angoisse et par les moites mains qui tremblèrent, en s’y appuyant, au milieu des siècles.

Les yeux même, les pauvres yeux qui les regardèrent si souvent, comme un horizon, avant de s’éteindre à jamais, semblent avoir laissé quelque chose de leurs clartés, calmes ou tragiques, sur ces réflecteurs attentifs de tant de périssables flambeaux.

Et les ruines vont toujours se multipliant, jusqu’à tout combler, sur notre planète sénile qui n’en roule pas moins dans le merveilleux espace, — comme une cinquième roue d’Ézéchiel rebutée du camion des prophéties, — offrant impassiblement aux jours et aux nuits le Dies iræ silencieux de ses implacables poussières.

On en voit de ces reliques de la ténébreuse histoire, qui assument, en quelques pieds carrés, la moisissure de plusieurs empires archi-défunts dont nul peuple ne se souvient et qui font éclater l’insuffisance des savantissimes. Il en est d’autres moins émiettées, moins pilonnées par le temps, qui vocifèrent à leur façon, par leurs fentes, par leurs crevasses et du fond de leurs alcôves de reptiles, l’invalidité des catastrophes ou des épopées d’hier, dont nos mandarins sont à peine mieux informés.

Toutes, en vérité, sont néanmoins, très-puissantes sur le rêveur penché au-dessus du puits de la Mort qui est précisément son âme, — au fond de laquelle chaque atome croulant produit un tonnerre composé des éclats de joie ou des sanglots, des rugissements d’amour ou des ramages de désespoir de plusieurs millions de cousins germains qu’il n’a pas connus, mais dont il répercute, en sa profondeur, la dolente consanguinité.

Il est une autre sorte de ruines, un peu plus curieuses, vraiment, que toutes les ruines fameuses de l’Orient ou de l’Occident qui font bramer les poètes et blanchir les archéologues.

Celles-là, nul ne les explore, le monde ignore jusqu’à leur existence et la sollicitude réclamière des guides ne les signale jamais à l’attention des crevants d’ennui qui font voiturer leurs carcasses pleines de dégoût sur l’épine dorsale du globe.

Qu’on se figure, par exemple, un être merveilleusement doué, un homme du génie poétique le plus incontestable et le plus puissant, un magique cerveau peuplé de lumières, comme une basilique à la Chandeleur ; — qu’on veuille bien se le représenter sous cette image, aux trois quarts détruit par l’ouragan de quelque effroyable douleur ; détruit sans espoir de restauration, décoiffé de ses voûtes, ébranlé dans ses plus profondes assises, vacillant sur les jarrets de ses contreforts, tapissé de son porche à son maître autel du sang d’un peuple écrasé ; ouvert à tous les affronts des souffles et de la rafale, envahi par les tourbillons et les fantômes de la nuit ; mais éclairé vaguement encore, pour la durée d’un instant, par quelques derniers et désespérés luminaires qui agonisent, ainsi que des âmes, sous le grondement victorieux des orgues de la tempête.

Tout à l’heure, ce sera fini à jamais. Les ténèbres folâtreront avec les ténèbres. Ce qui tient encore croulera sans gloire dans l’obscurité sans pardon et le souvenir seulement de ce tabernacle de prières, subsistera dans la pensée de quelques dévots éperdus que la main des Vierges invisibles qui protègent les chrétiens en péril de mort aura soutirés à la catastrophe.

C’est donc une ruine humaine complète que j’ai décidé d’offrir aux mélancoliques, aux saturés de mélancolie, car il n’est point ici d’occasion de ravissement pour les touristes joyeux de la Curiosité ordinaire.

L’inouï, l’affolant, le très-monstrueux poète inconnu dont voici, tout au plus, la trace calcinée, eut cette effroyable aventure de se survivre à lui-même, juste assez de temps pour assister au sac de sa tête et au rongement de ses flancs par un prodigieux vautour, qu’il avait sacrilègement engendré de la Substance des Cieux, sans la permission du Seigneur.

Dans une sorte de roman, intitulé le Désespéré, publié en 1887 et tout de suite raturé, autant qu’il était possible, par le silence hostile de la presse entière, j’avais écrit incidemment les quelques lignes qu’on va lire, avec l’espoir, longtemps déçu, de suggérer à un éditeur quelconque l’idée généreuse d’une réimpression.

« L’un des signes les moins douteux de cet acculement des âmes modernes à l’extrémité de tout, c’est la récente intrusion en France d’un monstre de livre, presque inconnu encore quoique publié en Belgique depuis dix ans : les Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont, (?) œuvre tout à fait sans analogue et probablement appelée à retentir. L’auteur est mort dans un cabanon et c’est tout ce qu’on sait de lui.

« Il est difficile de décider si le mot monstre est ici suffisant. Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu’une tempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir saboulé le fond de l’Océan.

« La gueule même de l’Imprécation demeure béante et silencieuse au conspect de ce visiteur, et les sataniques litanies des Fleurs du Mal prennent subitement, par comparaison, comme un certain air d’anodine bondieuserie.

« Ce n’est plus la Bonne Nouvelle de la Mort dont parlait Herzen, c’est quelque chose qui pourrait s’appeler la Bonne Nouvelle de la Damnation. Quant à la forme littéraire, il n’y en a pas. C’est de la lave liquide. C’est insensé, noir et dévorant.

« Mais ne semble-t-il pas à ceux qui l’ont lue, que cette diffamation inouïe de la Providence exhale, par anticipation, — avec l’inégalable autorité d’une Prophétie, — l’ultime clameur imminente de la conscience humaine devant son Juge ?… »

Il paraît aujourd’hui que cet avertissement n’a pas été inutile et qu’une édition nouvelle, enfin se prépare. L’affaire, je crois, sera bonne. En tout cas, c’est une expérience des plus curieuses. Cet extraordinaire poème en prose devenu presque rarissime et connu seulement de quelques artistes qui se le passent, avec force recommandations, de mains en mains, va tomber précisément dans l’axe de la plus active cogitation des âmes profondes en cette fin de siècle.

Le scandale sera grand peut-être et, ma foi ! tant mieux. L’Évangile n’enseigne-t-il pas que le scandale est nécessaire ?

Quant au danger de la contagion, je ne puis y croire. C’est un aliéné qui parle, le plus déplorable, le plus déchirant des aliénés et l’immense pitié mélangée d’indicible horreur qu’il inspire, doit être, pour la raison, le plus efficace des prophylactiques. « Le désespoir porté assez loin, dit Carlyle, complète le cercle et redevient une sorte d’espérance ardente et féconde. »

Exceptionnellement, je croirais plutôt à la pédagogie salutaire de cette douleur sans mesure, de ce pianto de la haine infiniment désolée. Si les pessimistes bien étranges de l’indifférence absolue, qui ne sont tout juste, en fin de compte, que les optimistes du néant, daignaient, un instant, concéder l’hypothèse du bien moral, on pourrait leur dire que ce n’est pas tout à fait un rêve de supposer à l’extrême abomination d’une vraie face tangible de réprouvé, la puissance de précipiter certains hommes à la vertu par l’effet d’une transcendante peur.

En lisant les Chants de Maldoror, je n’ai pu me défendre à chaque page, d’une singulière impression. L’auteur me faisait penser à un noble homme s’éveillant au milieu de la nuit dans le lit banal d’une immonde prostituée, toute ivresse finie, se sentant à sa merci, complétement nu, glacé de dégoût, agonisant de tristesse et forcé d’attendre le jour.

« Il n’essaie pas de se rendormir. Il sort lentement, l’un après l’autre, ses membres hors de sa couche. Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée. Sa chemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe de cristal afin d’humecter son palais desséché. Il ouvre les contrevents de la fenêtre. Il s’appuie sur le rebord. Il contemple la lune qui verse, sur sa poitrine, un cône de rayons extatiques, où palpitent, comme des phalènes, des atomes d’argent d’une douceur ineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne apporter, par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son cœur bouleversé. »

N’est-ce rien qu’une telle suggestion procurée par un désespéré sans larmes qui porte refroidir son cœur hors de la maison, sous un ciel polaire, au fond d’un sale et ténébreux jardin, dans le voisinage d’un puant retrait ; pour le rapporter quand il ne palpitera plus, afin d’être en état de sophistiquer sa douleur par l’ironie pacifique du parfait blasphème ?

« Je rêvais, dit-il, que j’étais entré dans le corps d’un pourceau, qu’il ne m’était pas facile d’en sortir, et que je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une récompense ? Objet de mes vœux, je n’appartenais plus à l’humanité ! Pour moi, j’entendis l’interprétation ainsi, et j’en éprouvai une joie plus que profonde. Cependant, je recherchais activement quel acte de vertu j’avais accompli pour mériter, de la part de la Providence, cette insigne faveur…

« Mais, qui connaît ses besoins intimes ou la cause de ses joies pestilentielles ? La métamorphose ne parut jamais à mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d’un bonheur parfait, que j’attendais depuis longtemps. Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau ! J’essayais mes dents sur l’écorce des arbres ; mon groin, je le contemplais avec délice ! Il ne me restait plus la moindre parcelle de divinité : je sus élever mon âme jusqu’à l’excessive hauteur de cette volupté ineffable… »

L’obsession continuelle de ce malheureux Lautréamont, — évidemment un pseudonyme, — est en effet, le blasphème. S’il est misanthrope, c’est qu’il se souvient que l’homme est à la ressemblance de Dieu.

Le blasphème est une denrée littéraire devenue assez peu précieuse. Notre époque l’a beaucoup aimé, depuis le blasphème aristocratique de Baudelaire jusqu’au blasphème truand de Richepin. Toutes les familles en demandent. Mais la qualité de celui-là est unique parce qu’il est proféré par un pauvre fou de chagrin qui ne regarde pas le public.

Son auditoire, ce sont ses propres membres lamentables. C’est à son foie malade qu’il s’adresse, à ses poumons, à sa bile extravasée, à ses tristes pieds, à ses moites mains, à son phallus pollué, aux cheveux hérissés de sa tête perdue d’effroi.

Il paraît leur dire, à ces témoins, comme le Prométhée d’Eschyle aux Océanides : « Voyez de quelles iniquités je souffre ! » en pensant au Dieu qu’il accuse.

L’effet d’ensemble est terrible au delà de toute expression et d’une beauté panique surprenante. Je n’étais pas tout à fait exact en disant qu’il n’y a pas de forme littéraire. Le style des Chants de Maldoror est une sorte de poncif configuré à la divaguante passion d’un dément. L’originalité serait nulle sans le paroxysme très-particulier d’un certain accent qui doit étonner certain démon et que je n’avais encore trouvé dans aucune littérature.

Mais cet accent-là qui fait ressembler chaque phrase à une louve enragée courant de ses pattes agiles et silencieuses à la rencontre d’un voyageur, est à lui seul une originalité si démesurée, si formidable qu’à la lecture, on sent battre ses artères et vibrer son âme jusqu’au tremblement, jusqu’à la dislocation ?

Le signe incontestable du grand poète, c’est l’inconscience prophétique, la troublante faculté de proférer par-dessus les hommes et le temps, des paroles inouïes dont il ignore lui-même la portée. Cela, c’est la mystérieuse estampille de l’Esprit-Saint sur des fronts sacrés ou profanes.

Quelque ridicule qu’il puisse être, aujourd’hui, de découvrir un grand poète inconnu et de le découvrir dans un hôpital de fous, je me vois forcé de déclarer, en conscience, que je suis certain d’en avoir fait la trouvaille.

Je sais bien que cette cloche sublime qui devait sonner les tocsins et les victoires, fut, presque aussitôt après son baptême, fêlée par le tonnerre, et ce fut un malheur immense pour tous ceux que les voix du ciel peuvent consoler.

Mais parfois, j’ignore comment, cette blessée rendait encore des sons divins, qu’ils fussent graves ou mélancoliques, et cela suffisait bien pour qu’on devinât l’enthousiasme d’amour que ses carillons glorieux auraient suscité.

« Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Cela m’étonne… Je croyais être davantage ! » Pascal est brûlant de gloire pour avoir dit de moindres paroles et j’en ai recueilli plus d’une dans ce livre incohérent et merveilleux qui ressemble au palais d’un roi persan qu’une flétrissante cohue de crocodiles et d’hippopotames aurait saccagé.

Il est impossible de donner l’idée précise d’une œuvre aussi anormale sans multiplier les citations au delà de ce que semble permettre l’esthétique judicieuse de la mise en pages. Mais cela, c’est du diamant, du diamant noir et toute consigne altière doit tomber, je suppose, en présence d’une telle aubaine.

Écoutez les chiens dans la nuit, ces terribles chiens homériques « aboyant tour à tour, soit comme un enfant qui crie de faim, soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d’un toit, soit comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint de la peste à l’hôpital, soit comme une jeune fille qui chante un air sublime ; — contre les étoiles au nord, contre les étoiles à l’est, contre les étoiles au sud, contre les étoiles à l’ouest ; contre la lune ; contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l’obscurité ; — contre l’air froid qu’ils aspirent à pleins poumons, qui rend l’intérieur de leurs narines rouge et brûlant ; contre le silence de la nuit ; contre les chouettes dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits ; — contre les lièvres qui disparaissent en un clin d’œil ; contre le voleur, qui s’enfuit, au galop de son cheval, après avoir commis un crime ; contre les serpents, remuant les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer des dents ; — contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à eux-mêmes ; contre les crapauds, qu’ils broient d’un coup sec de mâchoires (pourquoi se sont-ils éloignés du marais ?) ; contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées, sont autant de mystères qu’ils ne comprennent pas, qu’ils veulent découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents ; — contre les araignées suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se sauver ; contre les corbeaux, qui n’ont pas trouvé de quoi manger pendant la journée, et qui s’en reviennent au gîte, l’aile fatiguée ; — contre les rochers du rivage ; contre les feux, qui paraissent aux mâts des navires invisibles ; contre le bruit sourd des vagues ; contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos noir, puis s’enfoncent dans l’abîme ; — et contre l’homme qui les rend esclaves !…

« Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me dit : « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi sous ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu’ils font : ils ont une soif insatiable de l’infini, comme moi, comme le reste des humains, à la figure pâle et longue »… Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini… Je ne puis contenter ce besoin ! »

Les six livres de ce long poème d’ironie diabolique et d’imprécations sont assez souvent traversés de ces magnifiques éclairs et, jusqu’aux invectives immondes ou atroces que le maniaque décoche contre Dieu ou contre les hommes — à cause de Dieu, — gardent la trace profonde, malgré tout, d’une ancienne adoration foudroyée.

Je soupçonne cet infortuné de n’avoir été qu’un blasphémateur par amour, exactement, je le suppose, comme il devint un insensé. Après tout, cette haine enragée du Créateur, de l’Éternel, du Tout-Puissant, ainsi qu’il s’exprime, est assez vague dans son objet, puisqu’il ne touche jamais aux Symboles.

Cela même est passablement étrange. Il ne saurait y avoir de blasphème aussi longtemps qu’on ne s’attaque pas à la Croix. Le théologien le plus bête pourrait en donner la raison plausible. On ne peut faire souffrir l’Impassible qu’en dressant la Croix et on ne peut le déshonorer qu’en avilissant ce Signe essentiel de l’exaltation de son Verbe.

Or, ce frénétique, cet écumant contre Dieu n’en dit pas un mot. Il a l’air de l’ignorer, d’une ignorance surnaturelle.

Il reçoit, un jour, les admonitions d’un crapaud mourant qui part pour l’éternité afin d’implorer le pardon de son disciple et qui l’exhorte à montrer enfin son essence divine qu’il a cachée jusqu’alors. Dieu sait ce que pouvait représenter un tel batracien à ce malheureux esprit.

Ailleurs, c’est un hermaphrodite, « image sacrée de l’innocence des anges, » pour lequel il prend la résolution de prier chaque jour. Ailleurs encore, c’est une lampe d’église qui éclaire le « chenil du Créateur » et dont la lueur d’oraison, éclatante pour lui comme vingt incendies, le transporte de désespoir.

Sans aucun doute, cette âme cloîtrée dans l’exécration d’une formule abstraite, portait la peine infernale d’un immense amour que nul symbole de lumière n’avait éclairé. Il nous apprend, au surplus, qu’il était mathématicien.

La Prostitution sous toutes ses formes est une idée fixe qui escorte habituellement, dans son livre, l’idée du Seigneur, comme un corollaire suit un axiome. Les très-rares individus capables de sentir le profond mystère évoqué par ce mot de Prostitution, pourront lire avec un étonnement sans bornes, en déplorant l’extinction de ce Lucifer, le poème incroyable de la page 15.

« J’ai fait un pacte avec la prostitution, afin de semer le désordre dans les familles… Hélas ! hélas ! s’écria la belle femme nue, les hommes, un jour, me rendront justice ; je ne t’en dis pas davantage. Laisse-moi partir pour aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie. Il n’y a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abîmes qui ne me méprisent pas. » Qu’on le prenne comme on voudra, ce chapitre m’a totalement confondu !

Je n’ai jamais lu les aliénistes et la science physiologique ne m’a jamais allaité. Me sera-t-il pourtant interdit de supposer chez un tel homme frappé de folie, une sorte de lucidité à rebours qui le fasse presque infaillible, qui lui donne même, parfois, des allures de profond oracle dans l’antiphrase coutumière de ses ironies ou de ses fureurs, quand il veut exprimer la dominante passion de son esprit fourvoyé ? Il me semble que cette hypothèse hardie ne s’élève pas sensiblement au-dessus d’une modeste lapalissade.

L’auteur, — quel qu’il fût, — des Chants de Maldoror, nous apprend qu’il était mathématicien et même Montévidéen, ce qui paraît impliquer une mathématique supérieure. Il y revient plusieurs fois. Il parle de la face grave de la géométrie que réjouit la forme sphérique de l’Océan ; il parle aussi, dans un bien étrange poème dithyrambique de l’arithmétique et de l’algèbre, « dont les savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans son cœur comme une onde rafraîchissante ».

Il affirme que celui qui ne les a pas connues « mériterait l’épreuve des plus grands supplices ». — « La fin des siècles, dit-il, verra encore, debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront avec désespoir, comme des trombes, dans l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanité grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. »

La catastrophe inconnue qui fit de cet homme un insensé a dû, par conséquent, le frapper au centre même des exactes préoccupations de sa science, et sa rage folle contre Dieu a dû être, nécessairement, une rage mathématique.

C’est une vision de tristesse presque infinie que celle de ce glorieux esprit visiblement fait pour s’assimiler la lumière des constellations, entravé au début de son envol, scellé, cadenassé dans une idée fixe, immortellement atroce et s’efforçant, avec la logique bizarre des aliénés, avec les ressources d’une science précise, de construire une hélice descendante pour fuir des cieux implacables vers des antipodes impossibles.

A-t-il fallu qu’il adorât la Beauté, ce poète englouti dans les ténèbres, pour l’insulter avec tant de soin, pour s’ingénier, comme il le fait, tout le long de son livre, à en dénaturer les formules ! Le besoin perpétuel de pervertir le sens du Beau, dénonciateur de sa chute, est en lui comme une effroyable diastole de son nouveau cœur.

« — Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître… Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l’arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile… Le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme… L’adolescent, beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie… »

Il y en a d’autres encore, que leur superfine abomination rend impossibles à citer.

On parle beaucoup de la littérature vécue, des livres vécus. La plupart des romanciers contemporains nous donnent ainsi à flairer leurs petites affaires de cœur. Je veux me persuader que ce barbarisme finira par tomber dans le ridicule.

Mais si l’on y tient absolument, quel livre, je le demande, quel roman moderne, quelle autobiographie mâtinée de fiction, pourrait être plus vécue que les lamentations et les hurlements de ce supplicié dont l’âme est aveugle, dont la mémoire est éteinte, qui ne sait plus s’il y a quelqu’un pour l’entendre, qui ne gémit sur lui-même que pour lui-même et qui ne s’interrompt de vociférer son désespoir que pour sibiler sa douleur ?

L’intensité de cette flamme qui va mourir est positivement effrayante et les contorsions littéraires des historiographes de nos plates mœurs, semblent peu de chose, en vérité, à côté du tragique portentueux de ce désorbité de l’Amour et de la Lumière.

Car, c’est un vrai fou, hélas ! un vrai fou qui sent sa folie, qui s’arrête subitement de nous raconter sa soif d’un monde infini, pour exhaler ce cri déchirant : « Qui donc sur la tête me donne des coups de barre de fer comme un marteau frappant l’enclume ? » C’est un fou comme il ne s’en était jamais vu, qui aurait pu devenir l’un des pus grands poètes du monde, qui s’en doutait assurément et qui s’est éteint dans le plus affreux des sépulcres, avant d’avoir eu le temps qui fut accordé au Tasse, bien moins inspiré que lui, d’enfanter son œuvre.

Il succomba, comme Satan, pour avoir « vaincu l’Espérance ». Cher grand homme avorté ! Pauvre rastaquouère sublime ! « C’est quelqu’un, dit-il, en parlant de lui-même, qui a des chagrins épouvantables ! » Et c’est tout ce qu’il nous révèle de son passé. On dirait même qu’il le cache avec toute la ruse compliquée d’un aliéné simulateur et larron.

Dans l’espoir de fuir, son imagination éperdue le précipite aux métamorphoses. Il se rappelle « avoir vécu un demi-siècle, sous la forme de requin, dans les courants sous-marins qui longent les côtes de l’Afrique » ; il se reconnaît un visage d’hyène ; il a de longs entretiens avec « le frère de la sangsue » et « le poulpe au regard de soie, dont l’âme est inséparable de la sienne, qui est le plus beau des habitants du globe terrestre et qui commande à un sérail de quatre cents ventouses ».

Enfin, il adresse à ses lecteurs exécrés d’avance, — si le Tout-Puissant qu’il vomit lui permet d’en avoir un jour, — cette encyclique recommandation par laquelle j’ai voulu finir :

« — Adieu, vieillard, et pense à moi si tu m’as lu. Toi, jeune homme, ne te désespère point ; car tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis. »


1er septembre 1890.