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Belluaires et porchers/Introduction

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INTRODUCTION
ET
PRÉLIMINAIRES AVEUX


I

Il y a deux sortes de triomphants : les Belluaires et les Porchers.

Les uns sont faits pour dompter les monstres, les autres pour pâturer les bestiaux. Entre un chef de guerre conduisant ses fauves au viandis et un affronteur d’agio poussant les foules à la glandée, on ne peut trouver aucune place pour une troisième catégorie de dominateurs. L’histoire du genre humain ne dénonce pas d’autres victorieux.

Les endurants Martyrs de la Foi qui foulèrent le visage antique et sur lesquels la rhétorique des siècles a tant écrit de sentimentales métaphores, furent, au fond, des conquérants terribles, talonnant un Maître qui s’était déclaré Lui-même porteur de glaive et d’incendie, et qui les avait embauchés comme des vendangeurs.

Ils se ruèrent, ondoyant le globe de leur propre sang, à l’assaut des peuples, et le Christianisme conculcateur qu’ils ont enfanté peut dire, aujourd’hui, comme le César de Suétone : « Je suis le belluaire fatigué de cet empire ! »

Il est, en effet, bien agonisant, à cette heure, et paraît tout à fait sans force, mais dût-il ramper, à l’instar des lions décrépits, sous le sabot d’un million de brutes, il n’en resterait pas moins le titulaire éternel de la Majesté et de la Souveraineté parmi les hommes.

Les Artistes sont façonnés à la ressemblance de ce Rétiaire des nations et ils furent élus pour partager son destin. Il faut qu’ils naissent, comme lui, enfants de Douleur et qu’ils soient conclamés sur un pavois d’immondices. Puis, quand leur tâche d’Alcides est achevée, il est tout à fait indispensable qu’on les exproprie de tout salaire et qu’ils succombent à la fin sous le piétinement des troupeaux en marche.

II

Car les Porchers ne sont jamais loin et ceux-ci peuvent se vanter d’être des heureux ! Ils savent la langue des bêtes pour les gouverner et en vivre, et, quand les puissants du Cœur ou de la Parole sont définitivement tombés, ils se partagent leurs dépouilles en chantant victoire.

Comment ne supplanteraient-ils pas ces infortunés serviteurs de la Justice et de la Beauté, honorés seulement d’une imperceptible élite et que Dieu semble avoir mis au monde pour être pilés dans tous les mortiers ?

Les Porchers en littérature sont les habiles et les épouseurs de leur ventre, dont le cœur est une pierre d’évier et le cerveau un trottoir pour toutes les idées publiques. Ils ont l’exécration des larmes et l’alvine gaieté de l’indifférence. Ils méprisent le Rêve et n’ont aucune soif de la Justice, ni de la Foi ni de l’Espérance, ni du grand Amour. Ce n’est pas eux qui frémiront devant un martyr ou qui prôneront jamais la splendeur d’un holocauste !

Aussi les multitudes leur appartiennent et les suivent, et lorsque, par miracle ou surprise, un véritable grand homme a pu capter un instant l’attention du monde, ils ont bientôt fait de le déloger de ce triomphe invariablement précaire et de s’installer à sa place, pour y avilir jusqu’aux déjections de sa pensée !

III

Une jolie blague, d’autre part, les jugements de la postérité !

Lorsque parurent, il y a sept ou huit ans, les opuscules inédits de Baudelaire, publiés par un détenteur vergogneux entre les mains de qui l’étonnant poète avait subi l’avanie posthume de tomber, — on eut un spectacle surprenant.

Le bibliophile tumulaire, que l’insolent débours de quelques écus avait rendu possesseur de ces reliques du plus hautain de tous les génies, s’était permis, il est vrai, de les raturer à sa fantaisie. Cette poussière vénérable était profanée, tamisée, atténuée, d’une pudibonde main, en représailles, à coup sûr des lampes ardentes du Mépris dont le Visité terrible avait travaillé, pendant sa vie, la peau des bourgeois.

Mais enfin, c’était Baudelaire encore et la justice, la fameuse justice de la postérité infaillible, allait décidément pouvoir s’exercer sur ce malheureux ouvrier de l’Idéal qui mourut dans les affres de l’abandon, sans avoir reçu son salaire.

On pouvait bien croire, n’est-ce pas ? que tant d’années après la mort, et les rivalités ou les haines de ce temps-là s’étant éteintes d’elles-mêmes, à jamais, dans la fange des cimetières, la vierge gloire de ce trépassé allait immanquablement éclater, à l’occasion de ce livre, et fulgurer sur sa pauvre tombe.

Il était d’autant moins possible d’en douter que l’Art moderne s’est rué, depuis vingt ans, par la brèche qu’il lui avait ouverte à coups de chefs-d’œuvre dans le polygone de la tradition littéraire…

Eh ! bien, la postérité devait se montrer précisément aussi salope que les contemporains.

À l’étonnement inexprimable de quelques anachorètes fervents qui pensaient, en leurs extases, que le grand Lamentable assassiné par « la Bêtise au front de taureau » sous laquelle sa raison lumineuse avait succombé, allait reparaître enfin, dans les splendeurs et les claironnements d’une apothéose, — il se rencontra d’importants journaux pour renouveler les vieux outrages et l’ignorance absolue de tout le public soi-disant lettré pour les accueillir…

Ce serait à désirer vraiment qu’une loi maternelle, en condamnant à n’importe quel supplice de mort les gens de génie, les débarrassât, s’il était possible, avant qu’ils eussent accompli leurs œuvres, d’une existence qui ressemble à un temps d’enfer, — où la résignation du flagellé n’est pas même soutenue par la bouffonne espérance d’une rétribution posthume qui consolerait ses admirateurs !

IV

On assure qu’il y a eu des temps meilleurs. Je n’y étais pas et j’en doute un peu. La hauteur de l’esprit est impardonnable et impardonnée dans tous les siècles. Il est probable, néanmoins, que jamais une pareille impossibilité de subsister ne s’était vue pour les écrivains de talent.

De plus en plus, il semble se dégager de la société contemporaine une haleine de prohibition absolue contre ces réfractaires à l’universelle ignominie. Les voyous devenus nos maîtres, depuis environ trente ans, ont édicté la salauderie nationale et obligatoire dont le premier et unique article est de conspuer tout ce qui fit la grandeur morale et l’espérance des hommes.

Le cœur humain est devenu, aujourd’hui, un abominable vase orné, tout au fond, d’un œil grand ouvert. Non pas le même œil qui regardait Caïn dans la tombe et que Victor Hugo nomme la Conscience. Les oculistes ont changé tout ça. L’œil de la conscience est allé rejoindre l’Œil de la Foi, lequel ne guide plus aujourd’hui qu’un petit nombre d’aveugles chassieux égarés dans les catacombes.

C’est un œil, celui-là, qui est tout à fait à sa place dans l’ordure qu’on peut présumer, et je ne vois pas le moyen de le nommer autrement que l’œil de l’Envie. Et quelle envie ! Ne dormant ni ne se reposant jamais, ne donnant rien, ne pardonnant rien, ne supportant rien de ce qui peut passer, à n’importe quel titre, pour supérieur ! C’est bien là le vrai fond des âmes.

Salir les plus nobles êtres, les plus grandes choses et Dieu même, autant qu’il se peut, cela, sans doute, s’est toujours fait. Mais, en d’autres temps, il y avait une pénalité plus ou moins redoutable, une énergie répressive quelconque à l’encontre des profanateurs. Aujourd’hui, c’est exactement le contraire.

Les rares esprits qui s’intéressent encore à l’Art pur et que tordent, comme un poison, les affreuses pâtées littéraires de ce sale temps, sont naturellement enveloppés dans l’inexorable réprobation. Ils doivent cacher leurs admirations, renfoncer leurs dégoûts, refouler leurs larmes. Dur métier ! Et cela ne suffit pas le moins du monde. Il leur faut assister, en tenue décente et respectueuse, au sacre de toutes les médiocrités que l’Opinion publique juge assez parfaites pour les investir d’une prélature et leur donner une église à paître. Il leur faut endurer le turpide badigeon d’une réclame sans frein, pour des œuvres de pestilence et de contagion, dont nos façades sont éclaboussées !

Certes ! il n’est pas impossible de faire remonter et d’étaler plus impudemment encore, le long des murs, ce qui demeure ordinairement à leur base ; sans doute, les purulents idiots que le gâtisme sénile de ce temps adore, peuvent arriver à être plus boueux, plus physiquement dégoûtants, quoique cela paraisse bien difficile. Nous devons même nous y attendre et ce n’est assurément pas dans l’immondice qui leur sert de cœur qu’ils trouveraient un semblant de je ne sais quoi qui les arrêtât !

V

La justice humaine la plus miséricordieuse, — à supposer qu’elle s’exerçât, — n’aurait rien à faire de pareils êtres qu’un médiocre engrais pour les végétaux de pourrissoir.

L’énorme crime social de supporter qu’ils nous contaminent devrait donc peser entièrement sur les boyaux digestifs qui sont présentement, en France, les cyniques potentats du succès. Mais ceux-là, précisément, sont sortis de la grande Canaillerie moderne et ils ressemblent à leur mère, laquelle n’aura jamais de plus adoré souci que d’avilir ou d’exterminer tout ce qui ne lui ressemble pas.

Ces porcheries réjouissent le monde actuel qui exulte de se voir si bien servi par des domestiques d’une aussi vérifiable consanguinité dans sa propre vilipendaison.

Qu’importent les isolées protestations de quelques âmes élevées et fières ? Qu’importent leurs déchirements, leurs supplications, leurs malédictions et le cri désespéré de leur fatidique horreur ?

L’Arsouillerie très-parfaite est devenue l’Opinion et, partant, la reine du monde. Elle est tout à fait sortie de ses langes souillés et nubile enfin pour les fornications et les parturitions qui conviennent à sa nature.

Il lui suffit d’apparaître, à cette Sémiramis, pour être adorée comme jamais monarque ne le fut et pour remuer d’une force infinie la lie des cœurs. Les simples gueux et les archigueux, les bourgeois et leurs têtards, les bestiaux de l’opulence attablés au foin de leurs bottes, toute haute et basse crapule grouille extatiquement aux pieds du Cynocéphale d’argent dont le suffrage du siècle a divulgué les Saints Évangiles !

Dix ans encore de ce régime et je défie qu’on découvre en France un seul être innocent et noble, un seul cœur humain, une unique palpitation généreuse pour quoi que ce soit, fût-ce pour la couillonnade politique par laquelle notre société moderne fut engendrée !

VI

Mon Dieu ! l’Art est une chose vitale et sainte, pourtant !

Dans l’effroyable translation « de l’uterus au sépulcre » qu’on est convenu d’appeler cette vie, comblée de misères, de deuils, de mensonges, de déceptions, de trahisons, de puanteurs et de catastrophes ; en ce désert, à la fois torride et glacé, du monde, où l’œil du mercenaire affamé n’aperçoit, pour fortifier son courage, qu’une multitude de croix où pendent, agonisants, non plus les lions de Carthage, mais des ânes et de dérisoires pourceaux crucifiés ; dans ce recul éternel de toute justice, de tout accomplissement des réalités divines ; attiré par l’humus originaire dont ses organes furent pétris ; convoité, comme un aliment précieux, par toutes les germinations souterraines ; sous le planement des aigles du charnier et des corbeaux de la poésie funèbre, et sentant, avec une angoisse sans mesure, ses genoux plier à chaque effort ; — que voulez-vous que devienne un malheureux être humain sans cette lueur, sans cet arome subodoré des Jubilations futures ?

Tout nous manque indiciblement. Nous crevons de la nostalgie de l’Être. L’Église qui devrait allaiter en nous le pressentiment de l’Infini, agonise depuis trois cents ans qu’on lui a tranché ses mamelles. L’extradition de l’homme par la brute est exercée jusque dans les cieux. Il ne reste plus que la louve de l’Art qui pourrait nous réconforter, si on ne lapidait pas les derniers téméraires qui vont encore se ravitailler à ses tétines d’airain.

On aura beau dévaliser les âmes et détronquer l’homme ; après tout, il resterait à décréter son abolition, pour que disparussent tous les ferments de l’incompressible Idéal qu’il porte en lui et que la plus sacrilège éducation n’élimine pas. Aucun degré d’avilissement ne peut être calculé pour prévaloir contre la nature.

Aussi longtemps que subsistera la race douloureuse des enfants d’Adam, il y aura des hommes affamés de Beau et d’Infini, comme on est affamé de pain. Ils seront en petit nombre, c’est bien possible. On les persécutera, c’est infiniment probable. Nomades éplorés du grand Rêve, ils vagueront comme des Caïns sur la face de la terre et seront peut-être forcés de compagnonner avec les fauves pour ne pas rester sans asile. Traqués ainsi que des incendiaires ou des empoisonneurs de fontaines, abhorrés des femmes aux yeux charnels, qui ne verront en eux que la guenille, invectivés par les enfants et les chiens, épaves affreuses de la Joie de soixante siècles roulées par le flot de toutes les boues de ce dernier âge, ils agoniseront à la fin, — aussi confortablement qu’il leur sera donné de le faire, — dans des excavations tellement fétides que les scolopendres et les scarabées de la mort n’oseront pas y visiter leurs cadavres !

Mais, quand même, ils subsisteront pour désespérer leurs bourreaux et, comme la nature est indestructible et inviolable, il pourrait très-bien arriver qu’un jour, — par l’occasion de quelque surprenant baiser du soleil ou l’influence climatérique d’un astre inconnu, — une exceptionnelle portée de ces vagabonds, inondant la terre, submergeât à jamais, dans des ondes de ravissement, cette avortonne société de sages fripouilles qui pensaient avoir exterminé l’aristocratie du genre humain !

VII

Le présent ouvrage n’est pas, à proprement parler, un livre de critique. Je ne sens pas en moi les facultés indispensables à l’exercice d’une si haute magistrature et je n’y ai jamais prétendu. D’ailleurs, j’ose m’accuser de sottises tellement énormes qu’il sera peu facile de me supposer l’intention perfide ou le cauteleux dessein de supplanter les Aruspices.

Je ne suis rien de plus qu’un très-humble et très-ingénu vociférateur. Tel est mon infime emploi dans la grande musique funèbre de ce temps.

Pénétré de mon rôle et profondément convaincu que c’est la France intellectuelle qu’on porte en terre, je marche un peu en avant des chevaux caparaçonnés et je pousse, tous les vingt pas, de vastes et consciencieuses clameurs, — pour un nul salaire.

Derrière le char et dans la putride coulée du cadavre s’égouttant à travers les joints du cercueil, viennent les gros instruments soufflés par des compagnons qui n’engendrent point la mélancolie, je vous en réponds, et qui ne croient pas du tout que ce soit la fin des fins. Ils se congratulent et se mitonnent réciproquement, dans la puanteur sonore. Ils se sont arrangés pour hériter de la défunte qu’ils ont, d’ailleurs, empoisonnée de leurs sécrétions, et leurs intestins regorgent de leur allégresse.

Après ceux-là, suivent les petits chacals sans nombre, dont l’office est de dévorer tout ce qui tombe et de lécher toute chose léchable. Et ce cortège est contemplé par un peuple immense, mais si prodigieusement imbécile qu’on peut lui casser les dents à coups de maillet et l’émasculer avec des tenailles de forgeur de fer, avant qu’il s’aperçoive seulement qu’il a des maîtres, — les épouvantables maîtres qu’il tolère et qu’il s’est choisis.

VIII

Depuis longtemps, j’avais formé le vœu de confesser publiquement ma propre stupidité. Cette préface en sera l’occasion très-naturelle, puisque je parais être sur le point de recommencer les « engueulements » qui ont rendu cette disgrâce si manifeste aux yeux clairvoyants de mes juges.

Des vieilles gens m’ont affirmé que j’étais né complétement idiot. Je ne puis rien certifier à cet égard. Mes souvenirs d’enfance sont un peu troubles, en raison, vraisemblablement, de cet état initial qui aurait précédé mon éclosion. Ce qui n’est pas douteux, c’est l’incroyable retard d’une maturité intellectuelle que la paille de vingt années de noire misère n’a pas été capable d’accélérer.

Mélancolique avec ça, au point de noircir les cuillers d’argent dont j’aurais pu me servir pour entonner des soupes toujours incertaines, — mélancolique et bêtement tendre, il eût été difficile de rêver un être plus savamment organisé pour manquer de toute mesure et pour manœuvrer giratoirement les plus longues gaffes, avant d’avoir conquis son équilibre.

Il y a dix-sept ans passés, j’étais juste au point qu’il fallait pour qu’on pût me mettre à écrire et on remarquait en moi cette heureuse complexion d’éphèbe attardé, — assorti, pour tout gober, d’une convenable candeur, et pour tout aventurer, d’une suffisante présomption.

C’est alors que je fis connaissance, à mon éternelle vergogne, d’un peinturier capot, devenu cabaretier forain, et que je l’acceptai, sur sa parole, pour un chevalier. Il jugea ma mine exploitable et me mit aussitôt à l’œuvre dans un petit journal qu’il venait de fonder, comme annexe à sa pompe à bière.

IX

Tout le monde les connaît, ces assommoirs héraldiques dont la vogue, périclitante déjà, sévissait avec tant de rage en ces dernières années.

On s’embête, osons le dire. On s’embête solidement, surabondamment et du haut en bas. On est épuisé de rengaines politiques ou littéraires. On a mal au cœur de tout ce qui faisait la vie morale de l’ancien monde, et l’immuable nature de l’homme s’acharne pourtant à solliciter de l’idéal. Ce tigre veut sa pâture, sous peine de dévorer son triste cornac.

Or, il devient terriblement difficile à dénicher, ce merle blanc d’idéal, dans une civilisation de prétendue science et d’argent qui a congédié, depuis si longtemps, comme d’offensives chimères, la Foi, l’Enthousiasme, l’Héroïsme et jusqu’à la pauvre Charité tout en pleurs !

Le célèbre naturaliste Huysmans a raconté, dans un livre de désolation, cette recherche désespérée de l’idéal à rebours, cette humble demande d’une minute de rêve à l’idiotifiante banalité des brasseries à femmes et des caboulots.

Mais cela, c’est encore un idéal grossièrement allié de charnelle convoitise. Il en est un autre non moins imploré et encore plus bête, s’il est possible. C’est l’idéal pur des brasseries Moyen-Âge et Renaissance, généralement instaurées par des peintres exigus, pour le haut ragoût des imaginations romantiques.

Honneur donc à ces industriels qui surent discerner avec profondeur la souveraine puissance du tréteau et le despotique besoin moderne d’avilissement ! L’équitable Réclame les inonde de ses faveurs et l’inconstante Fortune elle-même suspend en ex-voto, aux murs anachroniques de leurs « cabarets, » sa roue capricieuse, enfin immobilisée.

Ces lieux ont été infiniment décrits. C’est toujours le même archaïsme de camelote et de bric-à-brac : vitraux en culs de bouteilles, lambris échappés au sac des faubourgs, crédences, bahuts, panoplies, faïences, fer forgé, tapisseries en chiendent des Gobelins et peintures du prochain siècle ; le tout ordinairement exaspéré par une imagination de Jocrisse et des lectures de cabotin, avec l’aggravation caractéristique d’un instinct de bas brocanteur.

Les maîtres de céans, pour parler leur langue, gens sérieux en affaire, ont su tirer partie de leurs anciennes relations d’atelier ou de crèmerie, en prêtant, au petit bock ou au petit déjeuner, sur l’art moderne, et ce pauvre art, souvent famélique, par grand bonheur, a docilement enduit de peinture les murailles résignées de ces chapelles Sixtines de l’abrutissement.

Ne vit-on pas, un jour, à l’entrée d’un de ces boucans, un magnifique suisse, un vrai suisse rutilant de cathédrale, distributeur automatique de la profession de foi du patron qui promulguait ainsi sa candidature aux élections de l’Assemblée nationale ? Cette farce d’une sottise flambante et intégrale, pratiquée plusieurs fois, d’ailleurs, fut reproduite à l’infini par de bénévoles journaux, dans le dessein probable de déshonorer un peu plus le suffrage universel qui se déshonore, pourtant, bien assez lui-même !

Tout cet ensemble de viles blagues mériterait peu qu’on s’y arrêtât, si la curiosité seule était intéressée à d’aussi basses informations. Mais il est trop certain que l’impudente fortune de pareils établissements est un document pour l’histoire de notre décadence. Le silencieux Mépris est vaincu…

Car il faut bien l’avouer, la clientèle de ces assommoirs, d’un héraldisme suspect, n’est pas exclusivement recrutée parmi les bohèmes et les chasseresses nocturnes, comme de candides patriarches pourraient le conjecturer. La Haute Vie s’imprègne peu à peu de cette montante crapule et jusqu’à des femelles de princes ont été curieuses de s’enfoncer jusqu’aux épaules dans cette boue de bêtise.

S’il est vrai que l’amour croissant d’un peuple pour les histrions qui lui lancent à pleines mains l’ordure au visage, soit un clair pronostic de la plus ignoble mort, on ne peut se dispenser d’accorder, au moins, une mention de prodrome à ces « gentilshommes cabaretiers, » suivant l’expression d’un niais grandiloque, candidats fantaisistes prometteurs de « joie, » qui croiraient déroger peut-être, — ces Encelades du bock et de l’amer Picon, — en escaladant le verre d’eau de la tribune parlementaire, tant ils sont devenus altiers !

Après tout, ne vaudrait-il pas mieux qu’il en fût ainsi et que la démence contemporaine allât jusque-là ? Le Cabotinisme commercial aurait enfin ses représentants dans la grande manufacture des lois, et qui sait si la suprême dégoûtation d’une telle victoire n’aurait pas, pour ce grand peuple décadent, une vertu mystérieuse et salvatrice ?

Peut-être que nous nous respectons encore trop et qu’on ne se débraille pas tout à fait assez pour que la Vérité apparaisse. Lorsque les domestiques et les saltimbanques seront devenus décidément nos lords et nos empereurs, alors, il se pourrait qu’elle nous fût, une bonne fois, manifestée, notre inexprimable dégradation !

L’indifférence en toute matière est encore une chose trop élevée, je le crains bien. C’est un Himalaya qui a fait son temps. Il va falloir descendre de ce sommet, dégringoler dans la blague universelle, dans une fumisterie réservée pour la fin finale et qui sera la dernière patrie des intelligences.

X

Le dentiste presque fameux dont j’étais devenu la proie était précisément l’un de ces entrepreneurs d’idéal, le premier en date et le plus illustre. Il avait inventé cette attraction, ce raccrochage suprême et qui fit école, d’habiller ses garçons en académiciens.

Grand ravaudeur de palabres et volubile goulot à péroraisons, crasseux d’ignorance et pétaradant sur l’estrade, ce rapin superbe tonitruait et flatulait le boniment du matin au soir. On allait entendre cet intarissable pitre mâtiné de Gaudissart et de Pandarus, qui poussait à la consommation d’une bière dangereuse en épatant le consommateur.

Non content de haranguer dans sa boutique, il imagina le coup de réclame d’un journal hebdomadaire qui propageât, dans les trente-deux aires des vents, la gloire de son tablier.

Il lui fut alors assez facile de grouper autour de lui, par promesses vagues ou protestations d’inaltérable dévouement, une demi-douzaine d’artistes débutants et pauvres qui s’estimèrent heureux de rencontrer une publicité quelconque.

Je fus, hélas ! du petit nombre de ces carottés élus et le plus remarqué, peut-être, pour l’insolite véhémence de mes clameurs vitupératoires. Bêtement attendri par des simagrées amicales, décidé à ne rien voir de la parfaite abjection d’un personnage que je considérais en bienfaiteur, et les narines hermétiquement bouchées aux exhalaisons de son âme, je fis éperdument des écritures littéraires pour ce négociant.

Et quelles écritures, Bonté divine ! Je le répète, mon développement intellectuel avait été d’une lenteur incroyable, infinie, probablement même sans aucun exemple, et mon éducation littéraire commençait à peine. En outre, j’apportais, avec ma préconception religieuse, une enragée famine d’Absolu, un besoin fabuleux de trigonométrie dans la critique et jusque dans la simple vision des réalités les plus extérieures.

Cette façon d’être me fit écrire un assez joli nombre d’ingénuités et quelques bévues incontestables dont ma réputation souffre encore. J’aboyai contre des œuvres qu’il eût été profitable d’ignorer et j’eus des attaques d’admiration devant quelques autres qui auraient dû me faire vomir.

Je méconnus un lot d’écrivains dont la puanteur m’empêchait de sentir les bonnes intentions, et je me pelai les deux mains à applaudir d’insignifiants galoubets qui me détournèrent quelque temps, du gémissement des cataractes et du colloque des abîmes…

Sans doute, je ne fus pas toujours aussi bête, étant assez bien servi par d’heureux instincts. J’osai dire quelques vérités que personne, assurément, n’eût hasardées dans le compérage ou la franc-maçonnerie des lettres, et peut-être un jour, s’apercevra-t-on qu’il fallait un peu de vertu pour endurer la noire misère et s’exposer seul à tous les coups, dans le niais espoir d’attacher le grelot de l’indignation. Néanmoins les balourdises furent pesantes et je le confesse aujourd’hui avec grande humilité.

Si, du moins, j’avais su me borner à la publicité de ce canard à moitié sauvage que la canardière du public flottant n’atteignait qu’à peine ! Mais je voulus charpenter un livre de tous ces copeaux juvéniles et je le dédiai solennellement à l’échanson répulsif qui s’enrichissait à mon dam, en lui rendant grâces de m’avoir permis d’exister pour l’adorer et pour le servir. J’atteste Dieu que j’étais sincère et que je croyais payer une dette sacrée[1].

Telle fut, en mon âme et conscience, la surprenante stupidité de mes débuts.

XI

Après de tels aveux, il serait assurément d’un ridicule peu ordinaire de prétendre à l’augurale sérénité d’un critique.

Ce nouveau livre, est d’abord, — cela se voit trop, — un essai d’emplâtre sur un passé qui me lancine. Puis, c’est une tentative de revendication pour l’Art, — simplement.

Il serait puéril de chercher exclusivement ici les agressions personnelles qui m’ont été si amèrement reprochées et, qu’en d’autres circonstances, j’avais jugées opportunes.

Tout au plus, rencontrera-t-on, çà et là, quelques malédictions, quelques épiphonèmes exécratoires, exprimés, peut-être, en cette langue canaille abhorrée de l’homme de goût et que je ne puis me défendre de parler quand le tire-pied de mon grand-père me remonte dans l’œsophage.

Existe-t-il une critique, d’ailleurs, une vraie critique, un cadastre certain des œuvres d’art, appuyé sur un authentique étalon du Beau ? J’en doute fort.

La maîtresse faculté de l’artiste, l’Imagination, est naturellement et passionnément anarchique. Elle ignore les consignes et les rendez-vous, et brûle sur elle-même comme un solfatare. La création est sa proie, les anges sont ses vivandiers et l’univers est le cantonnement de son choix. L’infini de l’espace est sa lucarne pour explorer la totalité des siècles. Elle est la mère de l’Alpha et la sœur puînée de l’Oméga, et le serpent symbolique est sa ceinture, quand elle se met en grand gala pour penser seulement à Dieu dont elle est le profond miroir.

Elle assemble les nuages, mieux que Jupiter, les épaissit autour d’elle à sa fantaisie et, selon qu’il lui plaît, les dissipe instantanément ou les fait crever en déluge. Les masses les plus inébranlables et les plus pesantes accomplissent des bonds et des escalades, aussitôt que cette Impératrice du Rêve leur a fait un signe.

Elle est la providence et la salaison des passions humaines. Elle parfume les immondices, désinfecte les élégances, aurifie les dents des crocodiles, rapatrie l’ivresse du parfait amour dans les plus vieux cœurs, découvre des filons de marbre dans des chairs vendangées par la syphilis, restitue des comètes aux plus répugnantes calvities, confère la sapidité de l’ambroisie au vomissement.

Tout le diabolique et tout le divin sont en elle, parce qu’elle fut investie de la curatelle de l’Art à qui tout est nécessaire et qu’elle est à jamais, pour ses pupilles éperdus, « l’Ange gardien, la Muse et la Madone, » devant qui Baudelaire a recommandé qu’on s’agenouillât, dans un poème d’une fatidique beauté.

Une jauge quelconque n’est-elle pas dérisoire, en présence de cette capricieuse de l’Infini, de cette califourchonnière des Cieux ? Et ceux qu’on nomme les grands critiques, quand ils ne sont pas des pédagogues toujours aberrants, que pourraient-ils bien être, sinon d’autres ivrognes de la Fantaisie, à la recherche de leur propre lit dans des domiciles étrangers ?

XII

Mais il est une besogne de police transcendantale que j’ai résolu d’accomplir, si j’en ai la force. Dénoncer les improbes en littérature : ceux qui volent et ceux qui rampent. Car ces deux espèces menacent de tout dévorer.

Les voleurs sont les purs plagiaires et leur délit est facilement observable. Ils dérobent les enfants des autres et les émasculent pour les vendre avec avantage à des éleveurs de soprani.

Les rampants sont les adorateurs du succès à n’importe quels autels. Ceux-là sont des prostitués et des Iscariotes.

« L’Art qui songe aux applaudissements abdique ; il pose sa couronne sur le front de la foule. »

Cette pensée magnifique est d’Ernest Hello, dont il sera parlé plus loin, lequel fut un des plus grands écrivains modernes, dévoré, hélas ! lui aussi, de la soif des apothéoses, mais qui n’en voulut jamais au prix de cette ignominieuse abdication.

L’avilissement volontaire de la Parole est, sans contredit, un des attentats les plus bas qu’on puisse rêver. Qu’un misérable sabrenas de roman-feuilleton se pollue chaque jour, comme un mandrille, à son rez-de-chaussée, pour la joie d’un public abject, c’est son métier et il n’a pas même assez de surface pour le mépris. Mais qu’un écrivain de talent, pour augmenter son tirage, pour être lu par des femmes et par des notaires, pour obtenir de l’avancement dans l’administration de la gloire, descende son esprit jusqu’à cette ordure et contraigne sa plume à servir de cure-dents à des gavés imbéciles dont il ambitionne de torcher les plats, — c’est un genre de déloyauté qu’il faut divulguer, s’il est possible, dans des clairons et dans des buccins d’airain, car c’est l’éternelle Beauté qui se galvaude en ces gémonies !

Ma trompette, à moi, est jumelle et pourvue de deux embouchures, l’une pour le Haro, l’autre pour l’Hosanna. J’ai cru nécessaire d’appeler en confrontation les véritables et les faux artistes ; les dompteurs de ces esprits fauves qui n’obéissent qu’aux grands mâles et leurs assassins, les pâtres des bestiaux faits pour l’abattoir. La nuit est sur nous, la terrible nuit pendant laquelle on ne fait plus d’œuvres, dit l’Évangile ; mais qui sait si des livres tels que celui-ci n’auraient pas le pouvoir d’allumer enfin quelque part une aurore d’intellectuelle pudeur qui commencerait d’éclairer les élévations et les abîmes ?

Pomponne. Fête du Saint Rédempteur, 1900.


  1. Propos d’un Entrepreneur de démolitions, publiés en 84, recueil de mes articles du Chat noir, précédé d’une inexpiable dédicace à Rodolphe Salis « gentilhomme cabaretier ».