Belluaires et porchers/Éloi ou le Fils des Anges

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Stock (p. 51-63).


V

ÉLOI OU LE FILS DES ANGES


À LÉON BONHOMME

Je ne veux parler de nul autre que de M. Joséphin Péladan, le dernier des « Œlohites latinisés », ainsi qu’il s’étiquette lui-même, et le descendant des Mages Kaldéens.

On est instamment prié de voir en lui un épopte, un nabi, un daïmon, un androgyne et même un Sâr, c’est-à-dire beaucoup plus qu’un roi.

« Dominé par Saturne en combativité avec le Soleil, il se substante de lui-même, se solitarisant sans souffrir. Vénus lui crée des besoins d’expansion, un goût du luxe et des formes antithétiques à l’isolement méditatif. Mars, en dernier lieu, l’extravase polémiste solaire, c’est-à-dire violent pour ses croyances abstraites ».

Il nous informe exactement qu’il est du petit nombre des hommes qui ont « la volupté décorative ». Mais qu’une spermatorrhée d’idéal, venant à se déclarer, lui interdise la fornication sexuelle, il est tout de même en état de prononcer une parole qui « infécondera la semence » des autres et par laquelle « les testicules du Taureau céleste seront flétris ».

Si ces quelques touches de lumière ne vous font pas voir le personnage, n’espérez pas qu’il condescende à de basses explications. — Vous n’êtes pas de sa race, et il considère en vous d’infimes insectes, de très-négligeables acarus, dignes tout au plus de sa miséricordieuse inattention. Sa double dignité d’écrivain catholique et d’adepte ne lui permet pas, d’ailleurs, de s’attarder à des bagatelles. En conséquence, il lit dans les mains des dames et magnétise les chats noirs errants.

Voulez-vous sa tête ?

D’abord, une invraisemblable tignasse de mérinos noir, emmêlée, broussailleuse, exorbitante, à la fois hispide et calamistrée, semblable à quelque nid d’hirondelle mal famé que n’habiterait plus aucun migrateur des cieux, mais où des races moins fières trouveraient encore la ressource de s’abriter et de pulluler. Chevelure inquiétante et sacrée où les doigts des vierges conquises ne s’aventurent assurément qu’après d’immortels soupirs.

Justement infatué de cette luxuriance capillaire et, peut-être, pédiculaire, qui lui donne l’aspect d’un pifferaro ou d’un zingaro chaudronnier, il poussa un jour ce cri fabuleux, inouï, à défoncer le firmament :

« On a parlé de me couper les cheveux ! Soleil de Dieu ! éclairerais-tu cela ? »

Il s’agissait, vous le devinez, d’un propos de conseil de revision. Il est probable que la barbe eût partagé ce navrant destin. Expédions-la, s’il est possible, en deux mots, afin de sortir de tout ce poil d’un assyrianisme contestable.

C’est la barbe en mitre, non tressée, hélas ! d’un astrologue incertain de ses horoscopes ou d’un rudimentaire sapeur assuré de sa séduction. Moins réfractaire, sans doute, que les cheveux, aux brosses et aux démêloirs, onctueuse et parfumée d’huile de cèdre ; on peut la croire un manifeste péril de tous les instants pour les cœurs élus que le menaçant cimier n’a pas mis en fuite.

Le front, c’est-à-dire l’endroit où il offre le sacrifice perpétuel de la « messe de sa pensée », est malheureusement absent ou du moins invisible sous les frondaisons de la crinière, comme un sanctuaire de druides sous les arceaux des forêts celtiques.

Mais les yeux bovins et à fleur de crâne, ronds et inanimés, semblables à des dos de poissons morts émergeant d’une onde croupie, sont d’autant plus visibles qu’un étonnement prodigieux les tient presque toujours démesurément dilatés, — l’étonnement infini d’avoir découvert qu’on était l’authentique héritier des Anges et l’adorable parangon des Dieux.

Le nez, avouons-le, est quelconque. C’est le nez sans rareté, d’un méridional de Nîmes ou de Montauban qui, par hasard, ne serait pas appelé à dompter le monde ; le nez, enfin, d’une figure sur chacun des côtés de laquelle des générations se seraient assises et qui aurait ainsi obtenu sa trajectoire sous la jumelle et concomitante poussée des derrières.

Je ne sais si c’est une impression toute personnelle, mais la bouche m’a paru correspondre aux yeux par une certaine architecture du maxillaire supérieur, conjecturable sous la moustache, qui lui donne l’air habituel d’avoir envie de brouter, d’avoir la nostalgie d’on ne sait quel broutement atavique.

Quant au teint général de cette insolite face d’initié, j’ai déjà fait allusion aux étameurs errants dont l’ensemble de sa personne évoque despotiquement le souvenir. Peinture, crasse ou pigment, c’est Dieu qui le sait, Dieu seul ! Mais tous les oxydes de chaudron et toutes les poussières paraissent avoir caressé avec amour le visage du jeune hiérarque descendu par amour pour nous des plateaux lumineux du vieil Éden.

Ah ! j’allais oublier l’oreille, et je vous assure qu’elle vaut pourtant d’être étudiée. C’est la roue d’Ézéchiel, quadruple, vaste et profonde, quoique dénuée de flamboiement. Je ne puis, il est vrai, me vanter de m’en être beaucoup approché, tant j’étais pénétré d’un respect tremblant ! Qui sait si ce n’est pas un pentacle, un talisman de chair glorifiée, quelque annexe mystérieuse au puissant cerveau de ce prophète qui lui déléguerait sa sagesse, pour être exactement informé de tous les bruits de la terre et de toutes les rumeurs des cieux ?

Affublé d’un veston de velours bleu, gileté d’un sac de toile brodé d’argent, drapé d’un burnous noir en poil de chameau filamenté de fils d’or et botté de daim, — mais probablement squalide sous les fourrures et le paillon, — ce Franconi de l’Exégèse et ce polonais de la Kabbale, parcourt les villes et les plages pour recruter des adorations. Il n’ambitionne pas moins que tous les cœurs et tous les esprits et si quelque âme dévote lui abandonne par surcroît son corps et la totalité de sa fortune, il raflera par pitié ces dons précaires et continuera sereinement son assomption vers les plus lointaines étoiles.

Avant d’écrire un mot de plus, je tiens à protester de ma parfaite indifférence aux intérêts de Joséphin Péladan et la preuve que j’en donne, c’est qu’il m’est tout à fait égal de lui conditionner ce qu’on est convenu d’appeler de la réclame. Cependant, je le devrais peut-être, par charité pour plusieurs que l’ennui dévore.

Je sais un écrivain fort connu, un des plus remarquables esprits de ma génération, contempteur assidu de la plupart des livres modernes, qui achète régulièrement les tomes de la Décadence latine, à mesure qu’ils sont pondus et livrés à la voracité des contemporains. Nous en avons, parfois, recueilli la consolation la plus efficace et j’imagine que beaucoup d’autres affligés pourraient espérer de cette lecture un notable réconfort.

Je ne puis oublier qu’en des heures sans joie, en des heures mortelles où la parfaite saloperie du monde ambiant nous suffoquait, les œuvres de ce pileux mystagogue, qu’on lisait ensemble, nous furent un inestimable népenthès. On éclatait dès les premières lignes et bientôt on se roulait par terre dans les convulsions de la plus inextinguible gaieté. C’était un enthousiasme, un délire, une pâmoison. À ce point de vue, je suis donc forcé de conclure à l’urgence d’une patriotique réclame.

Pourtant, lorsqu’il y a quatre ans, Joséphin Péladan débuta dans les lettres par la publication du Vice suprême, il y eut une heure de surprise et même de stupéfaction. Ce nouveau venu avait l’air d’apporter une pensée nouvelle. Puis, il y avait des qualités de style, malgré le poncif et l’imitation.

Plusieurs y furent pris. Barbey d’Aurevilly lui décerna l’encouragement d’une préface où il évoquait inconsidérément le souvenir énorme de Balzac, ce dont il eut bientôt à se repentir, car l’imbécile absolu, colossal, que cet inespéré triomphe allait susciter, ne tarda guère à traîner le nom de son parrain littéraire dans le margouillis de ses ridicules insondables. J’y fus moi-même de mon petit dithyrambe, mais avec moins de déchet, n’ayant, alors, d’autre notoriété que la surprenante infamie de mes pratiques de pamphlétaire.

À dater de ce jour, non seulement Péladan cessa d’avoir du talent, mais il renonça même à tout effort pour écrire dans une langue sortable. Il devint liquide et défluent, à la façon de Paul Bourget et de quelques autres décrocheurs de timbale dont la clientèle est assise et qui peuvent désormais lui débiter impunément n’importe quoi.

En revanche, le grotesque ineffable de l’illuminé qui s’était contenté de poindre, çà et là, dans son premier livre, apparut aussitôt dans les autres comme une montée de déluge, comme un typhon, comme l’éventrement des cataractes célestes, comme un cataclysme de cocasserie et d’universelle désopilation.

Des livres tels que Curieuse, L’Initiation sentimentale, À Cœur perdu et Istar qui vient de paraître, furent lancés sur ce globe aride comme des exemples déconcertants, décourageants, de la puissance infinie du comique humain résorbé dans un seul mortel. C’est toujours le même jeune Dieu, protagoniste multiforme de ses créations, qu’il se nomme Merodack, Nebo ou Nergal, c’est-à-dire Péladan lui-même, esquissé plus haut.

Comblé de tous les dons que puisse assumer la charogne humaine ; si merveilleusement beau que les princesses meurent d’amour en le regardant et que les vieillards les plus austères s’élancent dans le train de Sodome, aussitôt après l’avoir aperçu ; orné de l’intuition des prophètes et gratifié de la puissance des miracles ; ayant approfondi toutes les sciences et scruté toutes les langues, jusqu’à pouvoir déchiffrer en se jouant « les hiérogrammes en hébreu zodiacal à points numériques » ; à la fois mage et dandy ; — ce pontife des séphirots s’approche, en dissimulant sa tiare, de la société contemporaine ; il prend par la main la plus belle, la plus fière, la plus vierge de toutes les filles de l’occident et la traîne dans tous les bordels de Paris pour lui donner l’horreur du péché en lui magnifiant l’esprit et le cœur.

Rien, non, rien ne peut donner une idée de l’ânerie, de la cuistrerie, de la balourdise enflammée de ce « périple de l’enfer parisien » que le pauvre diable ignore, d’ailleurs, aussi profondément que l’hébreu zodiacal ou même que le latin d’église.

Il vint un jour me trouver quand il n’était pas encore devenu glorieux, et me pria de lui signaler quelques textes bibliques dont il avait un urgent besoin. Je m’aperçus alors que cet humaniste hébraïsant n’était pas même capable de comprendre le latin rudimentaire de la Vulgate.

Néanmoins, je lui conférai, par voie de traduction, les textes requis, lorsque, feuilletant Isaïe et venant à tomber sur un verset où le nom assyrien de Merodack Baladan, roi de Babylone, est mentionné, mon auditeur s’aperçut soudain que le voile de son propre temple se déchirait. Il se vit clairement désigné dans le saint Livre sous ce nom de Baladan, dont le vocable Péladan n’est qu’une manifeste déviation occidentale, et voilà, si on tient à le savoir, toute l’origine chaldéenne de cet ignare farceur qui ne peut plus écrire trois lignes sans vous jeter au visage ses ancêtres d’Assur ou de Mésopotamie.

Aujourd’hui, la monomanie vient d’empirer et de monter jusqu’au paroxysme suraigu. Il tient toujours pour ses aïeux de Kaldée ; mais il a voulu leur donner à eux-mêmes une ascendance aussi divine que possible, et ce n’est rien moins que les anges, en commerce avec les filles des hommes, qui ont engendré sa famille.

Le but de sa vie, désormais, est fixé. Il cherchera partout ses consanguins dispersés sur la terre, frères ou sœurs naturellement sublimes, qui résument en eux toutes les grandeurs et toutes les magnificences ; et quand il aura groupé toute sa race, il bondira comme un tigre sur les sociétés simplement humaines, qui n’auront plus assez de cavernes et de souterrains pour se dérober à la milice de ce Tout-Puissant.

Il paraît qu’il a rencontré une de ses sœurs dans un de ses derniers voyages, et c’est pour nous raconter ça qu’il vient de lancer deux volumes nouveaux. Il a autre chose à faire, maintenant, que de s’occuper de l’éducation des jeunes personnes de provenance incertaine.

Vous devinez bien, n’est-ce pas ? que ces deux êtres ont dû s’adorer dès le premier jour, quoique frère et sœur, car l’inceste, paraît-il, est très-honorable dans la société angélique.

« Laissez-moi, dit le bien-aimé à la bien-aimée, laissez-moi être celui qui montre le chemin des étoiles… Noble faucon, restez un moment sur ma main avant de prendre vol vers nos sœurs planétaires… Montez, montez, montez même sur moi ! »

Voilà comment on se parle dans la maison. Si la sœur ne monte pas sur lui, la faute en est, non à elle qui ne demanderait pas mieux, mais au parâtre Destin qui lui avait donné, avant la rencontre de l’Œlohite fraternel, un mari gêneur, et qui la fait mourir déplorablement au moment même où elle paraissait être sur le point de le lâcher pour se précipiter au veston bleu du pifferaro.

On m’assure que Joséphin a eu des déboires à Nîmes ou à Marseille, peut-être dans les deux endroits, et que c’est pour punir ce sacrilège qu’il vient de donner Istar qui démontre l’immondicité de la province en conflit avec deux Œlohites qu’elle ne comprend pas. Le mari quelconque de l’Œlohite femelle aurait durement cogné sur l’Œlohite mâle, qui se serait envolé dans un prochain train.

Or, voici l’étonnante singularité de cette race des enfants des cieux. Ils reçoivent impassiblement des claques, arguant de l’Androgynat et d’une faiblesse musculaire qui témoigne précisément de leur origine. Il serait donc fastidieux et vain de leur parler de gloire militaire. Ils ont beau être catholiques, Dieu des armées leur paraît un blasphème infâme, Deus Sabaoth signifiant Dieu du Septenaire, c’est-à-dire de l’entendement.

Dans Curieuse, livre daté de l’An XIV de la Terreur militaire (vulgo, 1886, quatorze ans après la loi de 72), le fils des anges ne se gêne pas pour déclarer que les soldats sont des assassins et qu’il ne veut pas en grossir le nombre. Que ceux qui ne sont pas de ma race, que « les terrestres » fassent leur service de brutes, qu’on les consigne, qu’on les fourre en prison, qu’on les contraigne à ce déshonneur suprême d’éplucher des légumes ou de nettoyer des latrines, c’est leur vocation, c’est dans leur nature ; mais que « Moi, à qui Léonard de Vinci eût tendu la main, à qui d’Aurevilly et les maîtres l’ont tendue, je sois emprisonné sans jugement parce que je n’ai pas lu une affiche ! » Il avait été puni de deux jours de prison pour avoir manqué à l’appel de sa classe.

« Un coup de crosse sur les doigts qui écrivent la Décadence latine !… Je revois ce jour odieux où on me fit dépouiller de tout vêtement : on viola d’un examen de maquignon la nudité de mon corps, on me toucha, on me toisa, comme on eût fait d’un cochon, moi tabernacle d’une âme immortelle, créé à l’image de Dieu, médiateur prématuré de l’Apocalypse !… Mes livres tremblent quand l’uniforme les regarde… Otage de la contemplation dans des mains matérielles, j’étais l’ambassadeur insulté de ce qu’il y a de plus grand au monde, les lettres… Je montre le chevalet de mon supplice pour que l’indignation publique le brise… Voici qu’on ilotise les hiérarques, prenez garde !… Général des livres que j’ai lus, connétable de ceux que j’ai faits, je n’accepterai le métier militaire que lorsque l’état-major acceptera le mien : et puis, qu’il m’égale, je lui donne le défi de finir la phrase inachevée. Je suis de l’armée de la langue, je ne veux pas être opprimé par l’armée du sol. »

J’ai cru devoir finir par ces citations, parce qu’elles résument expressivement le personnage. Ce chef poilu d’hiérophante, bourreau des cœurs, tremble absolument devant la consigne, comme il tremble devant les gifles et comme il tremblerait, sans doute, en présence de n’importe quel danger qui menacerait sa délectable carcasse.

J’ai appris qu’il ne pouvait travailler qu’avec une couronne de laurier sur la tête et une rapière magique par dessus sa robe de chambre. Je m’arrête à ce dernier trait.

Ne pensez-vous pas qu’un tel homme porte en lui, véritablement, le grotesque de tous les temps et de tous les peuples, avec un obscur mélange de cafardise et de lâcheté qui le désignerait à la botte vengeresse d’un mâle, si sa débilité d’avorton superbe n’inspirait aux gens offensables une salvatrice commisération !


10 décembre 1888.