Belluaires et porchers/L’Anniversaire des Carcans

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Stock (p. 28-36).


III

L’ANNIVERSAIRE DES CARCANS


À LOUIS JOUIN

Quelque mécréants que nous puissions être, il faut convenir, tout de même, que le christianisme a dû pénétrer le monde à de bien étranges profondeurs pour que cette liturgique solennité de l’Épiphanie nous travaille encore.

Certes, ils ne parurent pas sublimes, les porte-couronnes, le jour où la Révolution se mit à les regarder, pour la première fois, avec ses yeux rouges. Ils s’abritèrent assez pleutrement sous la coupole ruinée de leur droit divin, derrière des amas de viande humaine militairement apprêtée pour les grandes mangeailles de la Mort.

Ils furent ondoyés, graissés de tant d’avanies onctueuses et on les assomma de si superfines batailles, que leurs pauvres vieux diadèmes, renfoncés sous des horions infinis, leur allongèrent la tête en glissant autour du crâne, jusqu’à tomber sur leurs épaules où le nimbe de la majesté se convertit en l’ignoble carcan des esclaves.

Il leur fut accordé, cependant, de durer ainsi et de régner aussi bien qu’avant, tout rivés qu’ils fussent au soliveau de la Stupidité royale. Aujourd’hui, la sinécure de monarque est devenue tout à fait exquise. On joue à qui perd gagne avec les traditions de l’antique honneur et on organise entre soi de divertissants lotos de massacres, sans nul souci des devoirs profonds, sans nul soupçon des réalités essentielles.

C’est la merveille des temps actuels de voir subsister ces fantômes d’un ordre social irréparablement défunt, ces inanes ombres de l’histoire la plus liquidée. Le prochain siècle s’étonnera, je suppose, de cette longue survie des trônes, plus étonnante pour l’esprit que la survie des décapités.

Ces semblants d’êtres n’ont absolument rien à faire au milieu de nous qui n’avons absolument rien à leur demander et ils ne paraissent exister que par la force de l’illusion légendaire qui groupe on ne sait quelles fidélités posthumes à l’entour de leurs simulacres.

Néanmoins, lorsque arrive le Jour des Rois, quelque chose tressaille encore au plus intime de cette société nourrie par la vieille Église. On s’assemble pour manger et boire en poussant des clameurs sauvages. Nul, parmi les convives, ne pourrait donner la raison plausible de ces agapes où il est question d’un roi qu’il faut tirer et que doit désigner le sort. Nul ne pourrait offrir le contingent d’un cinquantième de conjecture sur la pertinence ou l’opportunité des aboiements dont il est d’usage de saluer la fortuite élévation du potentat qui devra payer la soulographie suprême. Ils savent seulement que c’est la coutume de bâfrer et de rigoler en ce jour, sans y rien voir de mystérieux, et les plus malins de la société ne se privent pas d’insister avec ironie sur le beuglement traditionnel qui proclame l’érection d’un roi.

Ces derniers butors ont raison, d’ailleurs. Les rois qui nous apparaissent depuis deux ou trois cents ans ne sont pas faits pour fortifier en nous le sentiment de l’admiration. C’est étonnant comme ces parasites augustes ont abandonné leur principe et qu’ils aient pu, néanmoins, rayer si profondément de leurs antennes le vitrail flambant de l’histoire !

Le mépris de ces pasteurs d’hommes pour leurs troupeaux déconcerte l’entendement. Ils partagent, avec le mauvais riche qui est leur archétype, cette conviction idiote et carnassière que tout leur est dû, qu’ils sont les maîtres absolus de ce qu’ils détiennent et que les autres hommes ont pour vocation formelle de les adorer jusqu’à l’ombilic. La Miséricorde, aux mains pleuvantes et au cœur brisé, leur paraît une vierge folle, et leur Justice est une aire d’équarrisseur tapissée de caillots de sang.

On les dénombre sans courbature, ceux qui s’intéressèrent à la majesté spirituelle d’un artiste ou d’un inventeur. Depuis Christophe Colomb abandonné par son chien de prince et mourant dans l’indigence et l’obscurité, jusqu’au plus grand des poètes contemporains inaperçu des sportulaires attitrés du second Empire, c’est une loi presque absolue que ce qui représente l’honneur de la tête humaine soit considéré comme un excrément séditieux par ces Jupiters d’abattoir.

Je ne peux pas me flatter d’être un républicain d’une bien excitante ferveur, mais, enfin, les maîtres, quels qu’ils soient, qu’on nous a donnés, laissent encore les artistes à peu près tranquilles, quand la magistrature est assez assise pour ne pas montrer trop de sa pudeur. On peut, en s’y prenant bien, publier un livre d’art sans aller au bagne !

Mais nous serions, à coup sûr, moins favorisés par un très-grand prince qui tremblerait devant la canaille des Parlements ou des sacristies dans son carcan d’idole voleuse. Napoléon, lui-même, l’Être étonnant dont tout est à dire, qu’a-t-il donc fait pour la Pensée en ses quinze ans de toute-puissance ?

Je n’en vois qu’un seul de ces Pharaons européens qu’on puisse nommer, à ce point de vue, sans vomissement, et Dieu sait s’il fut un prodige assez lamentable ! C’est le petit roi vierge de Bavière, protégeant Wagner avec faste pour l’amour de sa musique et de ses poèmes, où il croyait se deviner en le chaste Lohengrin. Cet étrange souverain, malheureusement toqué, paraît avoir été le seul roi propre en ce triste siècle. Il eut l’indicible honneur de se ruiner lui-même, non pour des catins, mais pour un grand homme qui, sans lui, serait mort obscur, et même de ruiner un peu, du même coup, ses sujets allemands qu’il creva d’impôts, jugeant avec grandeur qu’il valait mieux embêter les boutiquiers de Munich que ne pas faire entendre Parsifal.

Les artistes, ces grands inutiles, ainsi que les renomme la salope sagesse des emballeurs et des négriers, ont absolument besoin d’un pavillon qui les protège et d’une providence humaine qui les empêche de mourir de faim.

Quand les rois ou les puissants, dont c’est le devoir, viennent à leur manquer, ils périssent aussitôt de leur belle mort, ou ils tombent dans les crucifiantes mains, dans les redoutables et profondes mains, en forme de cercueil, des impresarii.

J’étais rempli de ces idées peu folâtres, mercredi dernier, en assistant à la matinée du Vaudeville donnée au bénéfice de la veuve du malheureux poète-inventeur Charles Cros, mort dans la misère, avec l’insuffisante consolation d’avoir fait gagner quelques millions à l’Américain Edison, inventeur du phonographe dix ans après lui.

Ah ! c’était une belle matinée de janvier que cette après-midi du Vaudeville, je vous en réponds ! Il y avait, s’il faut tout dire, la plénière dégoûtation que voici :

Un petit éditeur de cochonneries juvéniles qui s’occupe, en outre, de beaucoup de choses, et dont le génie mercantile est suffisamment annoncé par un profil de jeune mouflon ou d’adolescent alpaca, s’était beaucoup agité pour procurer à la veuve infortunée du poète le réconfort d’une matinée à bénéfice. En conséquence, il avait couru partout, sans lassitude, pendant un mois, requérant les amis anciens du défunt pour leur faire acheter des billets, cramponnant ceux qui pouvaient ravir le public pour qu’ils payassent de leurs personnes.

Au fond, il s’agissait, pour cet entrepreneur de consolation, d’obtenir par le moyen de cet admirable raccroc, la gratuite représentation d’une opérette qu’il avait enfantée dans la douleur et dont la sottise indomptable eût épouvanté le plus audacieux des directeurs sublunaires.

Mon ancienne amitié pour le pauvre Cros m’ayant conduit à me fréter de quelques informations, j’ai simplement appris que l’organisateur du bienfait ayant dû payer les frais de sa propre gloire sur le bénéfice de la veuve, celle-ci se trouvait, en fin de compte, redevoir environ une trentaine de deniers, sans préjudice, bien entendu, de sa reconnaissance immortelle. Que pensez-vous de ce suppléant de François Ier et de Léon X ?

Bref, le spectacle eût été surhumain d’ennui, sans un généreux cabotin qui a bien voulu donner quelques minutes de son précieux et sublime temps à la mémoire du douloureux artiste qui lui fit gagner tant d’écus, pendant tant d’années.

Il y avait aussi, je le dis sans amertume, la très-aimable Reichenberg, qui ne devait rien à personne, je crois, et qui pourtant est venue, parce que tel était son gracieux plaisir de donner un peu de son art, charitablement.

Enfin, pourquoi n’informerais-je pas les amis ou les admirateurs du poète du Coffret de Santal, de la parfaite bonne grâce et du parfait dévouement de Charles de Sivry qui menait l’orchestre, comme il aurait mené paître les moutons des cieux et, aussi, de madame Marie Krysinska, cette musicienne sans épithète que je vis, un jour, faire pleurer un rhinocéros, et dont on nous a chanté quelques mélodies que j’entends encore.

Ne trouvez-vous pas qu’en l’absence de ces fameux rois que nul souffrant esprit ne voit plus venir vers lui, les deux mains ouvertes — c’est vraiment amer de songer qu’après avoir dépensé sa vie en des œuvres nobles, payées finalement de la mort des pauvres, il faille encore endurer le mensonge d’une pitié posthume qui ne profite qu’à la sécrétion bilieuse de quelques amis impuissants ?

Mais, demain matin, j’entendrai les cloches des Rois, des trois vrais rois, des trois authentiques et très-vieux rois qui vinrent, une fois, en pleurant d’amour, du fond de l’Asie, pour adorer un Enfant pauvre.

On ne sait pas au juste d’où ils venaient, ces étrangers, mais c’était d’infiniment loin et leur puissante caravane aggravait, dit-on, le silence des solitudes, tellement ils se recueillaient à la pensée de contempler dans ses langes un petit Seigneur sans pain ni maison, qui résorbait en lui toute la joie des cœurs et toute la beauté des mondes.

C’est pour cela, chers contemporains infâmes, que leur fête ne peut pas finir. C’est parce qu’ils ont adoré l’Indigence même qu’une étoile s’est décrochée du firmament pour les précéder et que vous allez vous soûler ce soir, en songeant peut-être à d’autres individus qui sont appelés aussi du nom de rois, mais dont ils n’auraient assurément pas voulu pour carder le poil de leurs aimables chameaux.

Il est vrai que ces pèlerins portaient de véritables couronnes qu’il n’eût pas été facile de leur prendre et qu’on eût vainement essayé de transformer en des colliers d’esclavage et d’ignominie, — étant forgées de cet Or brûlant dont est pavé le séjour des artistes calamiteux, quand ils sont morts et qu’on les a fourrés sous la terre.


7 janvier 1889.