Belluaires et porchers/La Besace Lumineuse

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LA BESACE LUMINEUSE


À ANDRÉ ROULLET

Puisque aucun livre considérable ne veut apparaître, puisque les jeunes, semblent-ils, n’ont plus rien à dire et déclarent silencieusement qu’ils ne veulent plus s’accouder à la table des immortels, — on est bien forcé de revenir, quelquefois, aux vieux, à ces pauvres vieux défunts que dévora l’espérance de ne pas mourir et qui sont devenus les citoyens en poussière d’un très-vaste empire où l’on ne fait pas de littérature.

Parmi tous ceux-là, il se trouve que Flaubert est encore l’un des moins défunts. Son œuvre, pourtant, défiait la Vie, incroyablement, et paraissait être le plus grand effort qu’un poète eût jamais tenté pour s’amalgamer au néant.

Ce fauve concubin des lexiques et des dictionnaires travailla, tant qu’il fut sur terre, à l’extermination de sa propre personnalité.

Sa doctrine fut d’être impassible et de contempler exclusivement l’humanité dans des vocables. Il y parvint, Dieu le sait, autant qu’il est permis à des créatures façonnées pour penser et pour compatir.

L’auteur de Salammbô fut, hélas ! le mercenaire de son propre cerveau qui était une Carthage aussi implacable que la vaincue des deux Scipions. Il en fut écrasé, à la fin, comme il convenait, et l’inexpiable déconfiture de ses facultés d’écrivain fut le châtiment inventé par son âme au désespoir contre le barbare désobéissant qui lui résistait.

Étant exclusivement et par dessus tout, ce que j’ai tant de fois exprimé, c’est-à-dire un providentiel et un millénaire, mon premier devoir intellectuel est de supposer assortie à d’autres prodromes de la Débâcle sublime, cette apparente extermination de la Pensée, par les idolâtres actuels de la Désinence ou du Radical.

Autrement, ce serait trop bête.

Il est certain qu’en aucun siècle, il ne s’était vu précisément inaugurer tant d’abreuvoirs pour le rafraîchissement des chameaux intempérants qui traversent à si grands frais le désert des littératures.

Je défie qu’on me cite une époque de l’histoire intellectuelle où la nécessité d’être idiot ait été si universellement sentie et promulguée par de si compétents législateurs !

Les décadents du mourant empire de Théodose et de Constantin, ces fameux décadents admirés aujourd’hui, avec frénésie, par quelques poètes contemporains et gélatineux qui semblent porter la moelle de leur colonne infertile entre les dix doigts de leurs pieds, — ces résidus, extatiquement suçotés, de l’émonctoire païen, renieraient avec désespoir des thuriféraires aussi mal-venus, s’ils avaient l’infortune de ressusciter pour les connaître.

Les plus débiles héritiers de Lucain ou de Juvénal avaient encore, malgré tout, un semblant d’âme que faisait vibrer, en quelque façon, le permanent cataclysme des fléaux de Dieu.

Ils adoraient parfois des tronçons d’idoles décapitées par le Christianisme naissant ou disloquées par la trépidation des cavaleries barbares, mais ils ne suppliaient pas les Prépositions et les Ablatifs de les délivrer. Ils n’offraient point de sacrifices ni de libations aux Verbes défectueux qui gouvernent le génitif.

Les écrivains d’alors subsistaient aussi plantureusement qu’il leur était donné de le faire, du vieil haricot cicéronien, sans mettre leur espérance et leur fin dernière dans l’épithète rarissime ou l’orchestration de l’apodose.

On avait, au moins, l’avantage de se douter de quelque chose et on gémissait au petit bonheur dans un monde qui crevait d’effroi.

Les néo-décadents de la fin du dix-neuvième siècle paraissent ne se douter absolument de rien.

Ils adorent le crottin des autres et le Dieu inconnu d’eux-mêmes dont ils sont les prédicateurs est un simulacre de papier fangeux dont tous les siècles déliquescents se sont épongés.

Il serait, sans doute excessif d’incriminer l’inconscient Flaubert en l’accusant d’avoir, plus qu’un autre, substitué le signe de la pensée à la pensée même. Ce pénible charpentier de phrases avait reçu vraisemblablement tout ce qu’il a donné. L’évolution vers le néant est, à coup sûr, beaucoup plus ancienne et se perd dans la nuit romantique.

Il y aurait peut-être même quelque injustice à reprocher acrimonieusement au balivernal Gautier d’avoir levé ce lapin exterminateur.

Mais il est incontestable que l’animal, vraiment apocalyptique, fut, avec les plus tendres soins, cultivé par Flaubert dans la garenne littéraire qu’il possédait indivisément avec les Goncourt, — ces pontifes siamois de la négation esthétique.

Les incisives du monstre sont devenues bientôt formidables et c’est avec justice qu’il se recommande surtout de Flaubert qui parut être le plus attentif de ses trois nourriciers fameux.

C’est qu’en effet, Flaubert est parmi tous les pédagogues de la présente génération, celui qui a le plus admirablement réussi à ne rien mettre du tout sous l’épitoge d’or ou la chape constellée dont il affublait les Aquilons qui sortaient de son caverneux esprit.

À ce point de vue la Tentation de Saint Antoine est un prodige sans égal.

Les Goncourt se sont bornés à la divulgation des petites aventures phalliques de quelques peinturiers ou plumassiers de leur connaissance.

Soyons justes. Ils ont accompli cette besogne notoire avec une conscience de tous les diables, avec la probité fière des écrivains qui n’ont absolument rien dans l’âme et qui le démontrent loyalement en des volumes de quatre cents pages.

Doués d’une obstination d’helminthes ou de dragoncules, ils ont perforé, taraudé, limé, râpé, raclé, frotassé la pauvre langue française en des phrases précieuses dont le piètre objet disparaît lui-même, comme le béton sous la mosaïque.

Leur œuvre déjà n’intéresse plus que les merlans du journalisme ou les derniers byzantins des écuries du Copronyme.

Pour Flaubert, c’est une autre affaire.

« Ô rien sans subsistance ny estre quelconque ! écrivait saint François de Sales, Ô rien vous estes ma patrie, en laquelle j’ay demeuré inconnu, vil et abject éternellement. J’ay dit, disait Job à la pourriture, vous estes mon père ; mais moy j’ay dit au rien, vous estes mon pays, je suis tiré de vostre abysme ténébreuse, et de vostre espouventable caverne. »

Cette provenance déplut à l’auteur de l’Éducation sentimentale et il se jura de devenir Prométhée pour dérober à l’Olympe des lexicologues le feu sacré de l’éloquence littéraire.

Pour parler sans mythologie, il se persuada que l’art de gaver les imaginations par les mots était identique à la fonction de paître les intelligences par la pensée et naturellement, il choisit les plus hauts sujets qu’il y ait au monde.

Le spectacle inouï fut alors donné par lui d’un pauvre homme courageux autant que tous les lions, mais acharné sur une idée imbécile, s’efforçant, vingt années, d’extraire de son intestin le ténia séditieux et inextirpable de l’Inspiration.

Assurément nul écrivain ne fut aussi héroïque. Il fut à la fois Œdipe et Sphinx et passa chiennement sa vie à se déchirer lui-même, avec des griffes et des crocs d’airain, pour se punir de ne jamais deviner le secret de son impuissance.

Mais il suffit à la génération qui grouille à ses pieds que ce lamentable colosse ait produit des phrases dont la trame, dit-on, met au défi tous les tisserands et tous les canuts littéraires.

C’est lui seul qu’on veut adorer, d’un culte latrique, et je sais un de ses dévots qui le relit depuis dix ans, comme un exégète lirait la Bible, — fanatique invraisemblable qu’on ne peut rencontrer une seule fois sans être informé de quelque trouvaille récente et miraculeuse aux flancs sonores de la creuse idole.

Qu’un homme est donc fort quand il n’a rien à dire et qu’il n’a jamais rien dit !

Il serait trop facile de pousser encore plus avant la démonstration de cette vérité banale si méconnue et de la nettifier le plus expérimentalement du monde en la personne de Flaubert, très-puissant aujourd’hui sur un assez vaste groupe d’imaginations, mais qui fut, quand même, un artiste fier et ne mérita jamais l’infamante popularité dévolue aux saltimbanques de l’écritoire.

À quoi bon, d’ailleurs ? Je ne me suis que trop attardé aux prolégomènes de cette étude plus ou moins critique dont voici l’objet véritable.

Je relisais, l’autre jour, la Légende de saint Julien l’Hospitalier. Cet opuscule bastionné de deux histoires vraiment inhospitalières où ne pénètre l’attention d’aucun lecteur même accrédité, me parut, pour la première fois, un démenti surprenant à la sotte gloire décernée par les sacristains du Vent.

La Légende est fort vantée chez les soprani de ce haut pacha.

Tout Flaubert s’y trouve, en effet. Non pas le Flaubert de Madame Bovary, qui n’est pas le vrai, disent les pères du concile ; mais celui de la Tentation, avec la cavalerie danubienne de ses dictionnaires ; celui de Salammbô, avec l’archaïsme radoteur de sa friperie sépulcrale ; enfin celui de l’effroyable Éducation sentimentale, d’un embêtement si olympien, avec l’enfantillage sénile de son impalpable serpent d’amour, ténu comme un fil de soie et long comme les Amazones, qui met quarante ans à s’enrouler autour d’une Ève en mastic dont il n’est pas écouté.

Ajoutons que le sujet même est une occasion de triomphe pour ceux d’entre ses fidèles qui reçurent le don divin de la profondeur. C’est le seul endroit où Flaubert daigne apparaître tout à fait cordial pour la religion.

On est alors en mesure de répondre victorieusement aux gratte-culs de la piété qui s’aviseraient d’alléguer la sereine indifférence du romancier et son mépris évident de la tradition chrétienne, — puisque, cette fois au moins, il a donné le meilleur de son gigantesque cerveau pour la canonisation littéraire d’un bienheureux oublié dans le fond des âges.

Elle n’est pas trop bête, la prétention des Chartreux d’Éole ! et j’ai la douleur d’avouer que, sur ce point, je pense à peu près comme eux. Je demande seulement la permission d’exprimer cela dans une autre prose.

Il me plaît de supposer que cette Légende fut entreprise en une heure de désespoir.

Le malheureux Flaubert touchait à sa fin et, sur le point de mourir, il devait obscurément s’apercevoir qu’il n’avait jamais été un vivant.

À l’exception du premier roman qu’on croit être un souvenir de jeunesse, les livres somnambules qu’il avait écrits ne pouvaient assurément pas donner à son cœur de célibataire l’illusion d’une progéniture.

Probablement il sentait lui-même l’effrayante vacuité de tous les fantoches engendrés du désolant écrivain condamné par sa nature à ne penser que des syllabes.

Sa triste âme captive dans une imagination cloisonnée, regardait sans doute, mornement défiler, dans un silence d’éther, les personnages inanimés de ses léthargiques poèmes.

C’est alors, — je le conjecture, — que ce volontaire prodigieux se dressant, un suprême jour, sur le catafalque de ses pensées et souffletant la mort avec la mort, conçut l’espérance de redevenir un enfant.

La fierté de l’artiste égorgea l’orgueil de l’athée, le contempteur descendit de son Himalaya et s’en vint très-humblement dans une pauvre église d’autrefois pour demander au tabernacle pacifique, aux dalles sonores, aux douces murailles, aux vitraux naïfs, le secret de palpiter une fois, une seule fois, à la façon des êtres humains, avant d’aller sous la terre.

Il apporta tout ce qu’il possédait, ses dictionnaires et son outillage compliqué de forgeur de phrases, pour que cela fût trempé de lumière et fût béni, comme ces innocents bestiaux qu’aux pays de foi, les paysans conduisent au seuil des chapelles pour que Dieu leur donne la fécondité.

Il reçut en retour le simple esprit qu’il fallait à l’enlumineur de l’histoire du beau saint Julien.

Il put exprimer enfin l’amour candide, la sacrée douleur, la pauvreté sainte, la compassion déchirante et les extases de l’adoration…

Ce superbe Vulcain de la rhétorique infernale qui ne savait pas prier, devint le père d’une Oraison d’Art devant laquelle pâlissent les littératures, — pour son salaire, je le crois, de n’avoir jamais fait de prostitution et d’avoir aimé la Beauté jusqu’au point de lui sacrifier l’ankylose de ses inflexibles genoux d’impie.

Le grand aveugle Flaubert ayant tâtonné par tout l’univers, vint, en pleurant, s’abattre un soir au pied de la Croix et le doux Seigneur des très-pauvres gens lui conféra débonnairement le viatique d’immortalité dans une besace lumineuse !


Octave des Morts, 1890.