Bernard Shaw et son théâtre
Le Français qui se rend à Londres pour un séjour de quelque durée commence par s’informer des théâtres. « Que joue-t-on ? Que faut-il voir ? » La réponse variera suivant le milieu social où la question est posée. Est-ce dans le monde de la Cité, qui ne voit dans le spectacle que l’amusement du soir après une journée d’affaires ? On enverra notre Français à la farce musicale la plus en vogue, à celle dont cinq cents représentations ont, comme on dit, affirmé le succès. Est-ce dans la « Société, » où l’on se pique de littérature ? L’interlocuteur haussera doucement les épaules. « Le Théâtre ? Nous n’avons pas de théâtre ! » Notre compatriote s’étonnera et, pour faire voir qu’il est au courant, citera deux ou trois noms : Barrie, Jones, Pinero… « Oui,… Pinero… Mais c’est égal, nous n’avons pas de théâtre. » Enfin si la personne que l’on interroge appartient au monde des lettres et au groupe le plus avancé, le plus indépendant de ce monde-là, après avoir confirmé le fait de la décadence profonde du théâtre anglais, peut-être ajoutera-t-elle : « Nous avons bien un grand écrivain dramatique, mais on ne le joue qu’en Amérique et en Allemagne. — Et c’est ?… — M. Bernard Shaw »
J’ai raconté ici même, avec quelque détail, l’histoire du drame britannique pendant le XIXe siècle : histoire si triste qu’aucun bon Anglais n’avait osé ou n’avait voulu l’écrire. J’ai montré comment ce drame, après avoir subsisté durant soixante-dix ans au moyen de ce genre d’emprunts que l’on pratique sans en informer le propriétaire, avait été contraint par des lois plus sévères de renoncer à ce mode d’existence et s’était efforcé de sortir de son abjection et de sa dépendance. Mais, soit que les auteurs aient manqué au public ou le public aux auteurs (c’est, je crois, la seconde de ces alternatives qui est la vraie), ce grand effort a abouti à un avortement, et le drame national est retombé dans un état encore plus misérable qu’autrefois. Cette situation nous est attestée par les lamentations que nous avons entendues l’année dernière. Divers plans ont été proposés pour le sauvetage du drame national : aucun n’a encore été mis sérieusement à l’essai. La haute classe, dont le patriotisme en toute autre circonstance est si actif et si généreux, est, jusqu’ici, restée sourde à tous les appels. Les milliardaires américains n’ont pas bougé. Ce cri continue à retentir partout : « Le théâtre se meurt ! Le théâtre est mort ! »
Et c’est dans de telles conditions que se produirait l’ostracisme dont M. Bernard Shaw est victime ! Ce théâtre qui se meurt repousserait le seul homme qui puisse lui rendre la vie ! La chose est bizarre, si elle est vraie, et vaut la peine d’être examinée. Il faut se hâter d’étudier le phénomène, car il va cesser. La dernière pièce de M. Shaw, bien qu’écrite absolument d’après le même système que les précédentes, a entraîné le public, et toutes les autres, jusque-là confinées dans de gros volumes où très peu de gens allaient les chercher, se sont mises à vivre de la vraie vie théâtrale, entre la rampe et la toile de fond. Au moment où j’écris, il y a un théâtre à Londres, et l’un des plus fashionables, qui ne joue, cette saison, que du Bernard Shaw et qui s’en trouve bien. Bernard Shaw fait de l’argent ; Bernard Shaw fait salle comble. En sorte que j’ai à expliquer ici, à la fois, et le long dédain du public et sa faveur présente qui va tourner à l’engouement.
Il y a longtemps déjà que la question Bernard Shaw m’attire. Mais elle me repousse en même temps et deux tractions égales en sens contraire ont pour résultat nécessaire l’immobilité. La curiosité me poussait à faire intime connaissance avec un talent qui semblait neuf et original, mais j’hésitais à le suivre dans ses transformations incessantes et infinies, car elles me ménageaient des surprises dont plus d’une pouvait être désagréable. Il faut avertir le lecteur que M. Bernard Shaw a déjà prodigieusement écrit et parlé pour un homme de son âge. Il a été successivement critique de musique pendant sept ans, critique de peinture pendant cinq ou six, critique littéraire pendant le même nombre d’années et critique de théâtre quatre ans. Il est, en même temps qu’auteur dramatique, romancier, journaliste, poète à ses heures, conférencier toutes les fois qu’on veut bien l’écouter. Je l’ai entendu, un soir, à la Fabian Society : il m’avait, tout ensemble, charmé et agacé. Charmé par sa facile, souple et brillante parole, agacé par le soin extrême qu’il mettait à mystifier son auditoire. Il s’agissait de la guerre du Transvaal, alors dans toute sa tristesse, et M. Bernard Shaw jeta à travers ce douloureux sujet des anecdotes sur le vieux Kruger qui, présidant à l’inauguration d’une synagogue, l’avait déclarée ouverte « in the name of our blessed Lord Jésus Christ. »
Un de mes amis, un jeune écrivain qui veut bien m’aider quelquefois dans la préparation de mes travaux et qui a une sincère admiration pour M. Bernard Shaw, avait collectionné pour moi non ses œuvres complètes, mais un grand nombre de ses publications. Je ne regardais jamais sans effroi ce redoutable bloc littéraire qui encombrait une de mes tables et où il y avait de tout : des gros livres, des brochures, des articles de journaux et jusqu’à des coupures de dix lignes. Cependant j’avais reçu des lettres de diverse provenance et, notamment d’Amérique, l’une émanant d’un professeur distingué qui écrit un livre sur M. Bernard Shaw. Ces lettres m’invitaient à donner une opinion sur cet écrivain, me sommaient presque d’avoir à étudier l’auteur de Candida. C’est alors que j’ai pris une belle résolution : celle d’ignorer tous les Bernards Shaws empilés sur ma table à l’exception d’un seul, l’écrivain dramatique. J’étudierais son œuvre en elle-même et j’éliminerais cette personnalité tapageuse, obsédante, qui, depuis quinze ans, sollicite, viole, en mille manières, l’attention du public anglais. Je dis que c’était une belle résolution si j’avais pu la tenir. Et quel service, pensais-je, rendu à M. Shaw lui-même, si l’on pouvait l’isoler un moment de son œuvre ! Dans une de ses préfaces, il dit en riant (c’est en riant qu’il dit tout et il serait bien difficile de citer, dans tout ce qu’il a écrit, une seule ligne d’où l’ironie soit absente) : « Je crois que ce qui déplaît aux directeurs de théâtre et ce qui les effraye dans mes pièces, c’est moi. » Je ne me doutais pas, en lisant cette phrase, et peut-être M. Shaw ne se doutait-il pas lui-même, en l’écrivant, qu’elle renferme, sous sa forme la plus concise, le jugement critique le mieux fondé qu’on puisse porter sur son théâtre. En effet, quand j’ai abordé ses pièces, la première chose que j’y ai rencontrée, c’est cette personnalité que je prétendais fuir et, durant ma lecture, elle ne s’est pas voilée un seul instant. Elle est, à la fois, le grand défaut et la grande originalité de ces comédies. Il faut en prendre son parti et accepter — ou rejeter — l’œuvre dramatique de M. Shaw telle qu’elle est, c’est-à-dire comme l’expression des idées, des sentimens, des fantaisies de M. Shaw.
Je n’aurais que l’embarras du choix si je voulais donner un aperçu des procédés vraiment extraordinaires par lesquels M. Bernard Shaw s’est imposé au public. On a dénoncé Alcibiade pour avoir, un beau jour, coupé la queue de son chien : tous les matins, M. Bernard Shaw coupe la queue d’un chien nouveau. C’est plutôt aux industriels modernes qu’il faut le comparer. Cherchez dans votre mémoire les traits les plus audacieux : « A tous ceux qui ont des pieds… Enfin nous avons fait faillite… » sans oublier la voiture-réclame qui a la forme d’un gigantesque pot de moutarde, ni ce Mangin, si connu d’une autre génération, qui s’habillait en chevalier du moyen âge et se faisait suivre d’un orgue de Barbarie pour vendre des crayons sur la voie publique. Voilà les classiques de M. Bernard Shaw. Il les rappelle et les dépasse tous. Les esprits chagrins prétendent que sa vanité est énorme parce qu’il lui est arrivé de parler de son propre génie en l’opposant à la stupidité de ses confrères. Mais tout cela, on le devine, n’est qu’à demi sérieux. Il entre dans les fanfaronnades de M. Shaw beaucoup d’exagération bouffonne et de joyeuse étourderie. Témoin la lettre qu’il écrivait au journal le Daily News pour réclamer l’ignominieuse expulsion d’un rédacteur, coupable de lui avoir prêté un mot qu’il n’avait pas prononcé. Or, l’erreur se trouvait non dans le Daily News, mais dans le Daily Chronicle. Le lendemain M. Shaw adressait une lettre d’excuses au Daily News et, après s’être couvert la tête de cendres, il glissait dans cette seconde épitre des impertinences encore plus grosses que celles de la veille. Mais on ne se fâche plus ; l’enfant terrible est devenu un enfant gâté. On se demande seulement si c’est de l’humour anglais ou de la gaîté irlandaise (M. Shaw est natif de l’Ile-sœur). Je ne prétends pas trancher là-dessus. En français, si l’on me permet de descendre, pour un instant, à des expressions qui ne sont pas dans les mœurs de cette revue, c’est une « blague infernale. » Cette bonne humeur agressive, ce perpétuel manque de respect à tout ce qui existe, ce pessimisme qui n’épargne rien ni personne, mais qui devient un imperturbable optimisme lorsque l’auteur parle de lui-même, sont probablement choses innées chez M. Bernard Shaw ; mais rien n’était plus propre à développer en lui cet étrange état d’esprit que ses vingt années de servitude dans la presse, au cours desquelles il lui a fallu analyser des niaiseries, parler sérieusement de choses qui ne sont pas sérieuses, écrire sa pensée à lui trop souvent sur la marge étroite de la pensée d’un sot. Ces horribles besognes, lorsqu’elles n’aboutissent pas à l’asphyxie intellectuelle, amènent forcément une réaction, une explosion Le talent de M. Bernard Shaw est une de ces explosions.
Avant d’aborder le théâtre de M. Shaw, je voudrais m’arrêter un moment devant le critique dramatique, dans l’espoir qu’il nous apprendra quelque chose sur les idées de l’auteur concernant l’art du théâtre. De sorte qu’avant de voir ce qu’il a fait, nous saurons ce qu’il a voulu faire. Pour ne pas nous attarder aux bagatelles, donnons-lui la parole sur Ibsen et sur Shakspeare.
D’abord Ibsen. C’était il y a une douzaine d’années. Un petit groupe enthousiaste cherchait à populariser en Angleterre les œuvres du dramaturge norvégien, et cette tentative rencontrait la plus violente opposition. Après certaine représentation des Revenans, il y eut un débordement d’injures sans précédent. M. Bernard Shaw ne perdit pas cette magnifique occasion d’être en désaccord avec l’opinion générale. Il donna une conférence sur Ibsen à l’une des soirées de la Fabian Society. Après avoir fait sa conférence, M. Bernard Shaw étudia le sujet, étendit son travail ; le résultat fut un mince volume que je lus alors et que je viens de relire. Je ne le recommande pas à ceux qui ignorent Ibsen et voudraient faire connaissance avec lui. Dans les quatre premiers chapitres, qui forment une sorte d’introduction générale, il n’est, pour ainsi dire, pas question d’Ibsen. Les analyses, qui viennent ensuite, esquissent, avec plus ou moins de fidélité, l’idée de chaque pièce, mais ne visent aucunement à mettre en lumière le système dramatique de l’auteur d’Hedda Gabler. La conclusion est bâclée et un peu mystifiante. M. Bernard Shaw se défend de nous offrir un jugement d’ensemble sur Ibsen parce que, dit-il, « on n’emprisonne pas dans une formule l’homme qui a passé sa vie à combattre les formules. » Non seulement ce petit livre ne nous fait pas connaître les phases de la carrière d’Ibsen, aujourd’hui si distinctes pour nous, mais il établit un lien artificiel entre des œuvres qui n’ont rien de commun et je crois bien qu’il dénature, en l’exagérant, la pensée génératrice du théâtre ibsénien. Au risque de tomber, à mon tour, dans les formules, je dirai que le drame d’Ibsen, c’est la lutte des forces naturelles qui sont en nous avec les principes que la société et l’éducation nous imposent. On y voit, de Brand à Mme Eljen, une succession d’idéalistes fourvoyés, mais absolument sincères, épris d’un faux idéal ou égarés par la fausse interprétation d’un idéal vrai. Surtout, — qu’on le remarque bien ! — cette émouvante bataille des principes et des instincts est mise en scène sans parti pris apparent, avec un sérieux, une intensité, une impassibilité qui ne se dément point. Ça et là, un éclair d’ironie ; quelquefois, une vague sympathie en faveur des vaincus. A part cela, l’auteur n’apparaît point.
M. Bernard Shaw, lui, confond dans une même hostilité les vrais et les faux idéals. Ceux qui les servent, ou qui s’en servent, sont, à ses yeux, des hypocrites ou, au mieux, des dupes grotesques. Le mot même d’idéal avec les trois ou quatre mots en lesquels il se décompose, héroïsme, amour, devoir, est sa bête noire, sa cible favorite. C’est ainsi qu’il modifie, suivant son tempérament, la leçon reçue du maître norvégien. À ce réalisme tragique, à cet art profond, si habile à dissimuler son habileté, il substituera la gaminerie endiablée du petit journaliste, qui fait feu sur tout ce qui passe à sa portée, poil ou plume, et ne voit rien au-delà du mot à l’emporte-pièce. Nous pressentons déjà que, s’il se mêle d’être l’Ibsen anglais, ce sera un Ibsen qui rit, un Ibsen qui s’est glissé dans la peau de Beaumarchais et qui a perdu dans l’opération les trois quarts de sa puissance dramatique et la moitié de sa philosophie.
M. Bernard Shaw nous a livré, à plusieurs reprises, sa pensée sur Shakspeare. D’abord, dans certaine préface mise en tête d’une de ses pièces, The Admirable Bashville. Il avait tiré cette pièce d’un de ses propres romans The Profession of Cashel Byron, lequel avait obtenu peu de succès, et rien ne caractérise mieux M. Bernard Shaw que cette persistance railleuse à offrir au public, sous une forme légèrement différente, le régal littéraire dont il ne s’est pas soucié : « Ah ! tu n’en veux pas ?… lié bien, tu l’avaleras quand même ! » La pièce était écrite en vers blancs : sur quoi M. Shaw saisit l’occasion de faire une conférence sur les origines, le progrès et la décadence du vers blanc. Cette rigmarole produit un effet assez agréable chez Kyd, chez Greene et chez Shakspeare lui-même « jusqu’aux drames historiques. » A partir de ce moment, le vers de ce pauvre Shakspeare ne vaut plus rien ; il retrouve seulement une certaine grâce dans quelques parties de la Tempête, notamment dans les rôles d’Ariel et de Caliban. A ce propos, M. Shaw passe en revue toute la pléiade. Il remarque que Marlowe n’a jamais écrit une mighty line, quoi qu’en dise le trop flatteur Ben Jonson. Les vers du dit Jonson ne sont que de la prose. Chapman est un pédant et Webster un dramaturge de cour d’assises. Heywood aurait pu faire quelque chose si… Enfin, c’est un massacre, auquel n’échappe aucun des contemporains et des successeurs de Shakspeare. Après quoi, M. Bernard Shaw paraît soulagé et redevient très bon enfant, tout prêt à pardonner à Shakspeare et à son groupe le bruit qu’ils ont fait dans le monde. Tout de même il nous présente sa rigmarole pour nous faire voir comme il est facile d’écrire en vers quand on a du génie. Oronte n’avait mis qu’un quart d’heure à composer son sonnet. M. Bernard Shaw n’a employé que quinze jours à écrire sa pièce. Oserai-je lui dire qu’Alceste, s’il avait été Anglais, n’eût pas hésité à reléguer The Admirable Bashville là où il envoyait le sonnet à Philis. Les vers blancs de M. Shaw ne me semblent pas très supérieurs à ceux des pantomimes de Christmas. C’est le même procédé qui consiste à donner un choc à l’esprit en traduisant l’extrême platitude de la vie moderne sous une forme idyllique ou héroïque.
M. Bernard Shaw est revenu à la critique de Shakspeare dans une récente conférence qui a été très discutée et furieusement attaquée. Mais je crois que, cette fois, il avait raison contre la galerie. Il avait eu l’audace de dire que Shakspeare a une philosophie et que cette philosophie est franchement pessimiste. Une race qui a fait fortune dans le monde par l’optimisme à outrance, ne peut pas laisser dire que son plus grand poète est pessimiste !
J’ai indiqué ici, à propos des Sonnets, et dans les Débats, à propos de l’énigme baconienne, les principaux traits de la philosophie shakspearienne. Il l’avait puisée chez les plus grands maîtres penseurs du XVIe siècle, qu’il était tout aussi capable de comprendre que l’auteur du Novum Organum, et peut-être davantage. Il était pessimiste, indubitablement. Ce pessimisme circule à travers toute son œuvre, s’accentue, se passionne, s’exaspère dans les drames du milieu de sa vie, se tempère, se résigne et s’élève dans les derniers.
M. Bernard Shaw a raison, également, de dire que les pièces de Shakspeare sont très mal faites, et lorsqu’il affirme avoir composé des comédies mieux construites que As you like it, il n’est pas si ridicule qu’il en a l’air. Shakspeare serait absolument de son avis s’il revenait au monde. Il nous dirait : « Qu’importe l’intrigue ? J’ai pris les miennes çà et là, un peu partout. Sur trente-neuf drames que j’ai laissés, une fois seulement, je me suis donné la peine d’inventer le sujet, et c’est une de mes plus mauvaises pièces. Le génie est dans l’expression. » Imaginez Shakspeare se présentant chez M. Scribe avec le manuscrit de As you like it. Que lui aurait dit le grand pontife de la pièce bien faite ? « Jeune homme, il y a quelque chose en vous, mais il faut d’abord remettre votre pièce sur ses pieds. » C’est ce « quelque chose » qui est tout pour M. Bernard Shaw et aussi pour nous. Et cette admiration de notre contemporain pour la pensée du grand dramaturge, indépendamment du moule dramatique où il l’a jetée, nous avertit que, chez les personnages de M. Shaw, nous devrons nous attacher non à ce qu’ils font, mais à ce qu’ils disent, et que, dans son théâtre, il sera question de tout, mais qu’il ne se passera rien.
Ce théâtre se compose, jusqu’ici, de quatorze pièces. Je n’en connais que treize. Le petit acte How he lied le her Husband, joué cet hiver au Saint-James en compagnie de deux pièces de M. Alfred Sutro, le brillant auteur des Walls of Jericho, a disparu si vite de l’affiche que je n’ai pas eu le temps d’aller le voir et je ne sache pas que la pièce ait encore été imprimée. D’après ce qu’on m’a dit, ce petit acte a très peu d’importance, mais il offre ceci de particulier que l’auteur semble y parodier une autre de ses pièces : et il serait dommage de ne pas mentionner ce trait qui caractérise M. Shaw.
Je mets d’abord à part un groupe de trois pièces que j’appellerai les pièces historiques. Ce sont peut-être les plus modernes de toutes, quoiqu’elles soient censées se passer, respectivement, en 48 avant Jésus-Christ, en 1777, et en 1796.
La première est intitulée Cæsar and Cleopatra. M. Bernard Shaw paraît avoir été tenté par ce curieux sujet auprès duquel ont passé deux grands poètes dramatiques. Les bienséances de la tragédie autant que le tempérament personnel de Corneille lui défendaient d’y toucher, et Shakspeare l’a négligé pour courir vers la catastrophe finale qui l’attirait. Pourtant, est-il, en psychologie dramatique, beaucoup de cas aussi intéressans que la liaison qui eut Cesarion pour résultat ? J’avoue que je partage la curiosité de Mérimée qui eût voulu voir la figure de César au moment où Cléopâtre émergea du tapis où elle s’était fait empaqueter pour arriver jusqu’à lui. Surtout je voudrais savoir qui séduisit et qui fut séduit, de la petite Egyptienne, reine et courtisane de naissance, ou du don Juan chauve, moechus calvus, comme l’appelaient ses propres soldats. M. Shaw me donne seulement quelques traits de cette bataille d’amour, et la pièce ne satisfait pas l’appétit que le titre a éveillé. La première rencontre des deux futurs amans est insensée. César a quitté ses légionnaires et s’est avancé tout seul, en vrai touriste, jusqu’au sphinx accroupi qui garde l’entrée du désert. Entre les pattes du sphinx, il trouve blottie la petite reine qui s’est enfuie de sa royale nursery parce que sa bonne l’opprime. Après avoir jeté à cette nuit d’Orient une foule de propos singuliers, César apprend à l’enfant comment on mate sa bonne d’abord, et l’univers ensuite, et elle y réussit d’autant mieux que les légionnaires sont arrivés pour lui prêter main-forte. A ce moment, quoique l’histoire lui donne vingt et un ans, elle n’en a que huit ; à la fin du dernier acte, quoique l’histoire lui en donne toujours vingt et un, elle en a trente. Mais c’est, à tous les instans de la pièce, une Anglaise de notre temps : impertinente, autoritaire, sensuelle. César est une figure vague et crépusculaire, un rêveur shakspearien, qui disserte et dort debout au milieu du danger. Toute sa politique consiste dans la clémence, et l’on ne voit pas qu’il s’en serve à son avantage. Il est trop papa avec Cléopâtre, c’est le ton du vieux marcheur, et "il n’en est pas encore à cette étape-là.
En somme, cette pièce ne pourrait se soutenir que par deux choses : l’imagination poétique ou le sens historique. Or, elle ne contient ni l’une ni l’autre. Elle suit cahin caha l’ordre des événemens racontés dans le De bello Alexandrino ; mais l’esprit, l’âme de ces événemens, elle ne les fait ni comprendre ni pressentir. En revanche, une infinité de types modernes et d’allusions contemporaines détruisent toute impression d’antiquité. César est flanqué de deux séides : un grognard qui manque de respect à son empereur, mais qui est prêt à se faire tuer pour lui ; un jeune secrétaire ramené de l’Ile de Bretagne, qui est la correction même et qui n’a que le mot de « convenance » à la bouche. Avec un faux-col et un parapluie, il ressemblerait à tous les Anglais qui passent dans Piccadilly. Un esthète se promène à travers la pièce, distillant des phrases ruskiniennes. Nous voyons passer devant nous avec stupeur les formules qui ont été dans toutes les bouches de 1885 à 1895 : « La paix avec honneur, l’Egypte aux Egyptiens, la femme nouvelle, l’art pour l’art. » César dit à Cléopâtre : « Vous voulez faire parler un guéridon. Comment ! Sept cents ans après la fondation de Rome, il est encore question de tables tournantes ! » Voilà de ces mots qui eussent fait la joie et l’orgueil du maestro Hervé, auteur de Chilpéric et de l’Œil crevé. Aux lecteurs d’outre-Manche ils doivent rappeler les beaux jours des Burlesques, où triomphaient Byron et Burnand.
Je ne m’arrêterai guère au Devils Disciple, mélodrame outrageusement mal construit. La couleur historique et locale en est très faible. Les puritains, mis en scène d’une manière assez amusante, sont censés vivre dans le New-Hampshire au temps de la guerre de l’indépendance américaine, mais ils pourraient également vivre dans le Hampshire vers le commencement du règne de Victoria. Le général Burgoyne, qui entre inopinément dans l’action au moment où elle s’approche du dénouement et qui la remplit de ses impertinences raffinées, est une caricature plutôt qu’un portrait. La pièce, ai-je dit, est un mélodrame. En effet, elle repose sur une antithèse artificielle et qui ne paraîtrait pas très neuve à la Porte-Saint-Martin ou à l’Ambigu. Mais là, du moins, elle aurait la chance d’être traitée avec ce savoir-faire, ce doigté d’escamoteur qu’on appréciait à l’ancien boulevard du Crime et que M. Bernard Shaw est loin de posséder. Le sacripant sans mœurs, le « disciple du diable, » se laisse prendre et va se laisser pendre à la place de l’homme de Dieu, qui profite de ce dévouement et s’enfuit de toute la vitesse de son cheval. Cette lâcheté provoque une révulsion soudaine dans les sentimens de sa femme, la belle Judith. Elle s’aperçoit qu’elle aime ce gredin héroïque dont elle croyait avoir horreur. Elle va le lui dire dans sa prison où elle pénètre sans difficulté, car tous croient que le condamné est son mari. Mais la lâcheté du ministre n’est qu’apparente. Un instant a suffi pour faire de lui un soldat, un homme d’action. Il revient à la tête d’une force considérable qui décide la capitulation de Saratoga. Par là il sauve la vie de son sauveur. Tout est bien qui finit bien, à condition qu’il ignore toujours le drame qui s’est joué, pendant une nuit, dans l’âme de sa Judith. Telle est la situation. Elle a fourni à M. Bernard Shaw une minute émouvante, la seule qu’on trouve dans tout son théâtre où il y a tant d’esprit et si peu d’émotion. Passé cette minute, il recommence à gambader et le mélodrame se dissout en farce.
The Man of Destiny nous raconte, avec une verve et une originalité singulières, une aventure imaginaire du général Bonaparte, au lendemain de la victoire de Lodi.
Voici en quoi consiste l’aventure. Bonaparte a des inquiétudes sur ce qui se passe, en son absence, dans la petite maison de la rue Chantereine. C’est pourquoi il a envoyé un officier de confiance, avec le meilleur cheval de l’armée, au-devant du courrier de Paris qui doit lui apporter certaines révélations Mais s’il a intérêt à les lire, d’autres ont intérêt à l’en empêcher. Une jeune dame fort entreprenante s’est donné à elle-même, ou a accepté de quelqu’un que l’on ne nomme point, la mission d’intercepter ces documens, notamment des lettres de la citoyenne Bonaparte, dont le contenu doit éclairer sur des points délicats le vainqueur de Lodi. Déguisée en homme, elle surprend la confiance du jeune lieutenant envoyé à la recherche du courrier et lui soustrait les lettres. Après ce coup d’éclat, elle commet une de ces sottises comme les gens d’esprit n’en font que dans les comédies en venant se loger précisément dans l’auberge où Bonaparte a établi son quartier général. Singulier quartier général ! On n’y voit ni aides de camp ni officiers d’ordonnance, pas trace d’un état-major. Bien qu’un factionnaire à la porte. Bonaparte est servi par l’aubergiste italien qui parle comme parlerait M. Shaw lui-même et qui se moque très audacieusement de son illustre pensionnaire. Un peu plus tard, c’est au tour de l’aventurière cosmopolite de faire entendre à Bonaparte les cruelles vérités que lui réservait M. Bernard Shaw. Quant au vainqueur de Lodi, il paraît être un mélange du condottiere et du cabotin, beaucoup plus italien que français. Ai-je dit le vainqueur de Lodi ? Je me trompe. C’est un cheval qui a gagné la bataille de Lodi. Personne ne le savait, mais M. Bernard Shaw le sait. Oui, c’est un cheval qui, en voulant boire, a découvert le gué grâce auquel on a pu tourner Beaulieu et tomber sur ses derrières. Le maître du cheval n’y est pour rien, car c’est cet imbécile de lieutenant, qui représente l’armée française et toute la génération révolutionnaire. L’Europe a appartenu pendant vingt ans à ces soldats sans cervelle, à ces grands enfans qui avaient des nerfs d’acier et un courage stupide, mais qui ne comprenaient rien à rien, pas même à la guerre.
Dans le duel engagé avec sa belle ennemie, Napoléon aurait le dessous s’il n’usait de fourberie et de violence. Enfin il est en possession des papiers révélateurs. Il feint de les brûler sans les lire, mais nous savons qu’il a tout lu et tout digéré. Du reste, sa vengeance est facile, car, au baisser de la toile, il est seul avec sa mystificatrice et la contemple ardemment : ce qui suggère un dénouement un peu leste pour une pièce anglaise, née au jour de la rampe devant les bons bourgeois de Croydon.
L’action est conduite avec une dextérité que nous ne retrouverons pas chez M. Shaw, et je ne doute pas qu’elle n’obtienne un vif succès sur une grande scène, à la condition que l’on coupe sans miséricorde une conférence dont Bonaparte régale son interlocutrice, à la dernière scène, et qui a pour sujet le mot fumeux : « L’Angleterre est une nation de boutiquiers. » Si M. Bernard Shaw veut bien prendre la peine de lire le Journal de Gourgaud ou, tout simplement, le livre de lord Rosebery, Napoléon, the last phase, il se convaincra que, si Napoléon a répété ce mot dont il n’était pas l’inventeur, il était incapable d’en donner un commentaire acceptable, parce que personne n’a jamais plus mal compris les Anglais. En tout cas, il lui eût été difficile de présenter, dans un style à la Bernard Shaw, un panorama à vol d’oiseau de l’histoire politique et industrielle de l’Angleterre au XIXe siècle, en commençant par des allusions à Nelson el à Wellington pour finir par des vues sur l’Ecole de Manchester et sur l’Impérialisme.
Les jeux de scène, imprimés en italiques, constituent un véritable pamphlet contre Napoléon où sont ramassées, avec les vieilles vilenies dont le caricaturiste Gillray repaissait l’animosité de John Bull, il y a cent ans, les calomnies, plus modernes et plus savantes, de l’historien Seeley. On y voit Napoléon volant la caisse de son régiment, puis vendant sa femme aux membres du Directoire pour obtenir un grade. Qu’a fait Napoléon à M. Bernard Shaw ? On a beaucoup parlé de cet homme et l’on s’obstine à en parler encore. Il a le même défaut que Shakspeare, il encombre l’histoire, il tient de la place. Ne serait-il pas temps de faire le silence autour de ces gens-là et de s’occuper un peu de M. Bernard Shaw ? Au fond, qu’est-ce que Napoléon ? Un raté, tout simplement. M. Shaw nous énumère complaisamment les échecs littéraires du jeune officier d’artillerie et nous donne à entendre que le malheureux a conquis l’Europe faute d’avoir pu percer dans les lettres.
Puisque j’ai parlé des indications scéniques, je dirai que c’est une des affectations de M. Bernard Shaw de les développer outre mesure et de nous offrir ainsi, non seulement la description physique, mais l’histoire morale de tous ses personnages, de noter non seulement leurs gestes, mais l’état de leur âme, à chaque instant. Imprimés dans le même caractère que le dialogue, ces jeux de scène formeraient avec ce dialogue le texte continu d’un roman véritable. Au troisième acte de Man and Superman, l’auteur a introduit dans cet espace réservé aux indications scéniques une dissertation sur le paupérisme qui n’a pas le plus lointain rapport avec le sujet de la pièce.
Voilà pour les pièces « historiques. » Si elles nous ont démontré que l’écrivain a quelque peine à se transporter dans une autre époque, elles nous ont fait entrevoir qu’il ne juge pas très sainement de la psychologie des races étrangères.
Arms and the Man va nous confirmer dans cette pensée. Cette fois, nous sommes en Bulgarie, au plus fort de la guerre contre les Serbes. M. Bernard Shaw, pour se représenter les caractères et les mœurs de la Bulgarie en 1885, s’est servi d’un procédé qu’il nous livre ingénument et que le lecteur appréciera. Il s’est dit : « Ces gens-là. retardent d’environ trois quarts de siècle sur l’Europe occidentale. Par conséquent un vieux propriétaire campagnard aura les idées d’un squire anglais vers 1800, tandis qu’un jeune homme de bonne maison en sera déjà à la pose satanique et byronienne. » Et il a eu ainsi sa Bulgarie : ce n’est pas plus difficile que cela !
Mais Arms and the Man n’a pas pour objet de nous initier à la vie bulgare. Son but avoué est de prouver que ce qui caractérise le soldat, ce n’est pas le courage, c’est la lâcheté. M. Shaw s’y prend de la manière suivante. Mlle Petkoff est seule dans sa chambre. C’est la nuit après la bataille de Slivnitza, et la campagne est couverte de fuyards auxquels les troupes victorieuses donnent la chasse. Des coups de feu éclatent autour de la maison. Tout à coup un de ces fuyards pénètre dans la chambre par le balcon. C’est un officier serbe, un officier d’artillerie, les vêtemens en lambeaux, couvert de sang et de boue. « Si vous appelez, si vous poussez un cri, si vous faites un mouvement, je vous tue. » Et il tient la jeune fille sous le feu de son revolver. Elle reste immobile. Cependant on frappe à la porte de la maison où l’on a vu entrer le fugitif. Un officier pénètre dans la chambre, mais Mlle Petkoff, en qui s’éveille la pitié de la femme, cache le malheureux dans l’épais rideau de la fenêtre et fait face aux interrogations avec autant de sang-froid qu’elle en a montré tout à l’heure en présence de l’arme braquée sur elle. Enfin, tout le monde s’est retiré, la fusillade s’éloigne et une curieuse conversation s’engage entre la jeune fille et son hôte. Ce n’est pas un Serbe, mais un Suisse qui fait la guerre à la manière de ses ancêtres du XVIe siècle, comme un métier et un gagne-pain, en attendant que son père veuille bien mourir et lui laisser les nombreux hôtels dont il est propriétaire, avec la literie et la batterie de cuisine qui en dépendent. Nous apprenons alors que le pistolet n’était pas chargé. « Un jeune officier met des cartouches dans sa cartouchière, un vieil officier la remplit de chocolat. » Malheureusement la sienne est vide.
Mlle Petkoff découvre dans une boîte de bonbons quelques pralines, qu’il dévore. À ce moment, il aperçoit sur la commode une photographie qui semble placée là pour y recevoir, à toute heure, l’hommage d’une dévote admiration. Avant que la jeune fille ait eu le temps de lui dire : « C’est mon fiancé, le héros de la journée, celui qui a chargé les canons ennemis à la tête de son régiment et qui a sabré les artilleurs sur leurs pièces, » l’aventurier suisse s’est écrié : « Je le reconnais. C’est cet imbécile qui a couru droit sur notre batterie. De lui et de ses hommes, il ne serait rien resté si nous avions eu encore des gargousses. » Quant à lui, il tressaille au moindre bruit : « Ah ! que c’est bête ! Vous m’avez fait une peur ! » Il explique que le courage est une affaire de nerfs. « On peut être brave un jour, deux au plus ; le troisième, on devient lâche. » Il est tellement vaincu par la fatigue, la faim, le besoin de dormir qu’il se met à pleurer et, un moment après, pendant que la jeune fille est allée chercher sa mère, il tombe sur le lit, foudroyé par le sommeil, tout en travers, une botte de-ci, une botte de-là. Impossible de le réveiller. Tel est le premier acte. Il est original et d’un effet immanquable.
Les deux actes qui suivent ne valent rien. M. Shaw qui pense avoir déjà fortement endommagé son héros en le faisant charger une batterie dénuée de gargousses (mais, monsieur, puisqu’il n’en savait rien ! ) poursuit et achève sa démolition en le faisant tomber dans les filets d’une petite femme de chambre, aussi séduisante que peu scrupuleuse. Comme tout cela démontre bien que les soldats n’ont pas de courage !
D’une Bulgarie imaginaire, nous passons dans un Maroc de fantaisie, découvert par M. Bernard Shaw dans un livre de Cunningham Graham qui croyait y être allé. Au point de vue moral, Captain Brassbound’s Conversion met en présence les différens moyens que nous possédons de corriger les hommes. Ces moyens sont au nombre de trois : à savoir la Religion, la Justice et l’Amour qui, dans la langue particulière de M. Bernard Shaw, s’appelle l’attraction sexuelle. La Religion est représentée par un missionnaire écossais, le révérend Renkin, établi à Mogador depuis trente ans ; la Justice par sir Howard Allan, un des principaux membres du corps judiciaire, qu’un voyage de plaisir a conduit sur celle côte ; enfin l’attraction sexuelle par sa belle-sœur qui l’accompagne dans ce voyage, lady Cicely Waynflete. En trente ans, le bon missionnaire n’a pas amené au christianisme un seul Marocain. Son unique conversion est un chenapan londonien qui l’exploite et se moque de lui. Le juge, avec l’acquittement d’un coupable que nous connaissons, doit avoir sur la conscience la condamnation de plus d’un innocent, et nous apercevons dans sa vie privée des actes fort discutables. Quant à lady Cicely, c’est, il est vrai, un caractère d’exception, mais très réel pourtant, et, d’ailleurs, charmant. Peut-être l’avez-vous rencontrée dans ses pérégrinations incessantes à travers le monde, elle ou quelque chose qui en approche. Pour elle, il n’y a pas de méchans : c’est « parce qu’on ne sait pas s’y prendre. » Elle a traversé l’Afrique avec un petit chien sous le bras, habillée comme elle le serait pour aller à Richmond ou à Hampstead. Elle a causé amicalement avec des chefs cannibales qui ont été parfaits pour elle. Quel est son secret ? Rien de plus simple. Elle va droit aux gens, la main tendue, avec un How d’ye do ? qui ne manque jamais son effet. Elle dit à un horrible coquin dans les mains duquel elle tombe : « Oh ! vous avez de si beaux yeux ! Une si bonne figure ! Il est impossible que vous ayez de mauvais desseins. » Et on sent qu’elle est capable de le lui persuader. Car elle obtient tout ce qu’elle veut par sa douceur obstinée, sa confiance imperturbable, son autorité caressante. À bord d’un navire américain, elle commande mieux que le capitaine ; elle fait mentir le missionnaire écossais qui est la sincérité même ; enfin elle a inspiré une folle passion au capitaine Brassbound, qui est « pirate » de son métier.
M. Bernard Shaw ne se connaît pas très bien en pirates, ni moi non plus. Mais je crois reconnaître dans Brassbound ce Zampa qui tournait la tête de nos grand’mères. Pour comble, c’est un Zampa qui s’analyse. Le forban amoureux va jusqu’à demander la main de lady Cicely qui n’est pas loin d’accepter, mais qui, se ressaisissant par un suprême effort, échappe à un danger où elle s’est déjà vue, paraît-il, dix-sept fois. J’ai dit quelle était charmante. Elle le sera encore quelques années. Après quoi, elle deviendra l’Anglaise sentimentale et excentrique, qui fait la joie des tables d’hôte continentales. Quant au capitaine Brassbound, il est si peu converti qu’il recommencera, dès demain, à écumer les mers.
The Widowers houses nous ramène en Angleterre après nous avoir promenés sur le Rhin où le jeune docteur Trench s’est étourdiment fiancé à miss Blanche Sartorius. Il croit que la rencontre est un effet du hasard, alors qu’il est tombé dans un piège matrimonial préparé à Londres. Il ne sait rien de la position du père et il est sincèrement épouvanté en apprenant que le revenu de cet honnête homme provient des horribles maisons de Robbin’s Row où est logée la population la plus misérable de Londres, dans des conditions qui délient toutes les lois de l’hygiène, de la décence et de l’humanité. Que fera-t-il ? Se retirera-t-il ? Non, car il est homme d’honneur et, de plus, amoureux, mais il n’acceptera pas un sou de son beau-père. Sur quoi, M. Sartorius lui apprend qu’il est, lui, Trench, propriétaire d’une hypothèque sur ces mêmes Slums de Robbin’s Bow et qu’il vit des intérêts que lui rapporte cette hypothèque. L’homme d’honneur ne se rend pas encore. Mais le beau-père lui donne à entendre que rien ne serait plus facile que de le rembourser et de trouver un autre prêteur moins scrupuleux. Si le docteur Trench était réduit à mettre dans les consolidés son capital placé dans les Slums de Robbin’s Row, il verrait son revenu annuel tomber de 700 livres à 250. Là-dessus, l’homme d’honneur devient souple comme un gant et épouse sans mot dire. Tel est le gentleman anglais, d’après M. Shaw : honorable jusqu’à une certaine limite, jusqu’à un certain chiffre.
Il en est de bien pires que le docteur Trench : par exemple, ce baronnet qui commandite des maisons de plaisir dans les grandes villes du continent. Celui-là semble avoir un certain goût pour la fange, car non content des dividendes de l’infamie, il a fait une amie de Mrs Warren qui dirige ces établissemens, et il a le projet d’épouser la fille de cette dame qui a reçu l’éducation d’une lady et, qui plus est, d’une intellectuelle, puisqu’elle arrive de Cambridge où elle a obtenu un rang distingué dans le Tripos. La lutte morale qui s’engage entre cette mère et cette fille est le sujet de Mrs Warren’s Profession, une pièce qui est impossible à jouer, pénible à lire et difficile à raconter. Le reste n’est qu’un remplissage fastidieux et agaçant. Mais les deux scènes qui terminent le second et le quatrième acte abordent franchement le problème. Mrs Warren est énergique et intelligente ; sa fille ne l’est pas moins. La mère se défend vigoureusement ; elle raconte sa vie sans mensonge, sans pleurnicherie, avec une brutale simplicité. « Je ne voulais pas être battue par un mari ivrogne comme une de mes sœurs, ni crever à l’hôpital, empoisonnée par les effets d’un métier malsain comme mon autre sœur. J’avais une troisième sœur qui s’était laissé séduire. Le clergyman avait prédit qu’elle finirait au fond de la rivière. Elle vit dans l’aisance, entourée de respects. J’ai fait comme elle ; je suis devenue son associée. J’ai pris la seule industrie, le seul commerce possible à une jeune fille qui n’a d’autre capital que sa personne. » À quoi miss Warren pourrait répondre : « Vous étiez en droit de vendre votre chair, non celle des autres. » Mais elle a été touchée par le plaidoyer de sa mère et paraît accepter la situation, parce qu’elle croit que Mrs Warren en a fini avec son affreux métier. Lorsqu’elle apprend qu’il n’en est rien, la rupture entre les deux femmes devient irrévocable, et miss Warren met froidement sa mère à la porte de l’humble bureau où, à l’avenir, elle entend gagner sa vie par son travail. Soit, mais ce n’est pas une conscience bien délicate, bien précise, ni bien sûre d’elle-même qui accepte sa part d’un revenu prélevé sur les vices de Vienne, de Berlin et de Bruxelles, à la condition que ces revenus datent de plusieurs années, mais se cabre et se révolte à l’idée qu’ils datent de la veille. Quant au dénouement, je l’accepterais dans sa rigueur si je pouvais croire à cette mère qui aime sa fille, mais qui aime encore mieux sa profession. Maintenant que Mrs Warren est riche, n’a-t-elle pas cent manières de dépenser son activité et ses talens administratifs d’une façon rémunératrice et à peu près honnête ?
Cette pièce touche à la question de l’éducation et des rapports entre païens et enfans, mais dans un cas tellement exceptionnel qu’on ne saurait en déduire une théorie. Le problème est posé d’une manière beaucoup plus générale dans You never cantell. La pièce ne s’annonce guère, pourtant, comme une « pièce à thèse. » Elle débute comme une farce et s’achève en arlequinade. Au premier acte, la scène est chez un dentiste, et le fauteuil de torture est occupé au lever comme au baisser du rideau. Nous ne voyons point arracher de dent, mais nous savons qu’on vient d’en extraire une et, à la fin de l’acte, on endort un autre patient pour la même opération. C’est le dentiste qui est l’amoureux de la pièce, et il partage l’intérêt avec un vieux garçon d’hôtel dont les excentricités ont fourni, cet hiver, à M. Calvert, les élémens d’une création fort amusante. Sous ces fantaisies un peu folles on découvre peu à peu une idée. Laquelle vaut mieux, de l’ancienne éducation sentimentale, qui imposait aux enfans, envers leurs parens, non seulement l’obéissance et le respect, mais l’affection, ou de l’éducation scientifique, qui donne des leçons, jamais des ordres et ne permet pas au cœur de se mêler de l’affaire ? Le premier système est représenté par Mr Crampton et le second par sa femme, Mrs Clandon, et elle tient d’autant plus à ses idées qu’elle les a imprimées : ce qui rend le retour impossible. Les deux époux se sont brouillés et séparés sur cette question. Ils se retrouvent inopinément dans un hôtel d’Hastings. Que feront-ils ? S’embrasseront-ils ? Ou se feront-ils un procès ? Ils demandent conseil à un grand avocat, qui se trouve là par hasard pour assister à un bal masqué, et qui veut bien ôter un moment son faux nez pour essayer de raccommoder cette famille désunie. Quand il a rendu son oracle, il remet son faux nez et s’éloigne en valsant avec une des filles de Mrs Clandon. Mais cet oracle n’est pas clair et nous demeurons dans le doute sur ce qui va se passer dans la famille Crampton comme sur le problème général. L’éducation prétendue scientifique, donnée par la mère, a produit deux enfans terribles et une orgueilleuse dont la froideur apparente fond, comme une gelée de mai, sous le premier baiser. Si on les livre à leur père pour recommencer leur éducation, sa tendresse jalouse achèvera de les gâter. Aucune solution n’est suggérée, à moins que ce ne soit l’éducation donnée par l’Etat collectiviste de l’avenir. Nous sentons vaguement qu’on s’est moqué de nous. On nous a convoqués à la discussion d’un des plus grands problèmes de ce temps, et on nous renvoie après nous avoir montré un légiste dansant, comme dans les entrées de ballet de Molière. Mais le garçon d’hôtel est si drôle ! Et puis, un jeune premier qui est dentiste ! Quelle trouvaille !
Je ne dirai presque rien du Philanderer. Les pièces de M. Bernard Shaw, en général, marchent mal : celle-ci ne bouge pas. Toujours la même scène de larmes et de jalousie qui se répète d’acte en acte ! Cette comédie, comme la précédente, ridiculise à la fois les anciennes mœurs et les nouvelles, les pères vieux jeu et les filles émancipées, mais elle se distingue des autres pièces de M. Shaw par un défaut qui est rare chez lui : elle est ennuyeuse. On en jugera par ce fait que le seul élément comique qu’elle contienne est un médecin qui a inventé non une panacée, mais une maladie. Son désespoir, lorsqu’on découvre que cette maladie est imaginaire, ne nous amuse qu’un moment. Comme s’il tenait à se montrer un sot deux fois dans le même après-midi, il épouse avec des transports de joie la jeune fille qui a cessé de plaire au Philanderer. Mais qu’est-ce donc qu’un Philanderer ? C’est un homme qui ne fait la cour aux femmes ni pour le bon ni pour le mauvais motif. Que veut-il ? S’amuser. Seulement, — comme on l’a dit des Anglais en général, — il s’amuse tristement, et il y a dans l’attitude de ce séducteur glacial et dégoûté quelque chose qui n’est pas très viril. On dit la société anglaise infestée de ces gens-là.
M. Bernard Shaw a écrit Man and Superman pour faire plaisir à M. Walkley. Connaissez-vous M. Walkley, le spirituel critique du Times ? Si vous ne le connaissez pas, il vous connaît bien, car il possède son Paris sur le bout du doigt. Un soir, ayant M. Shaw pour voisin de stalle, il lui a dit : « Vous devriez écrire une pièce sur Don Juan. » M. Bernard Shaw, après de longues années d’oubli, a écrit Man and Superman et l’a envoyé à M. Walkley en lui disant : « Voilà votre pièce sur Don Juan. Vous êtes responsable de tout ce qu’il y a dedans. » Je ne sais ce qu’en pense M. Walkley. Pour moi, en lisant cette comédie, je me disais : « Où est Don Juan ? » Je n’apercevais que M. John Tanner qui, bien loin de séduire les femmes, a une peur horrible de tomber dans leurs filets et s’enfuit à travers toute l’Europe, de toute la vitesse de son automobile, pour échapper aux cajoleries de miss Ann Whitefield. Il arrive ainsi dans un endroit désert de la Sierra-Nevada où son pneu éclate. En effet, la route est couverte de clous. C’est un procédé ingénieux et peu fatigant pour arrêter les automobiles, où l’on trouve généralement un gros butin. L’idée est exploitée par une bande, pardon ! par une compagnie Mendoza, limited, qui est probablement cotée à la Bourse de New-York. Le personnel de l’entreprise est cosmopolite, et la France est représentée d’une façon qui n’est nullement faite pour nous enivrer de fierté. Au point de vue des opinions : un anarchiste, deux socialistes, le reste, — la grande majorité, — appartenant aux diverses nuances du grand parti conservateur. Le chef, — ancien garçon dans un restaurant de nuit de Londres, de plus poète et philosophe, — s’avance poliment vers l’automobiliste démonté : « Monsieur, je suis un brigand et je vis en détroussant les riches. » A quoi Tanner riposte : « Moi, monsieur, je suis un gentleman et je vis en volant les pauvres. » La conversation, ainsi engagée, aboutit promptement à l’intimité, et comme ils sont tous deux assis, sous la nuit qui descend, auprès du feu qui achève de se consumer, Mendoza insiste pour lire quelques vers composés en l’honneur d’une cuisinière londonienne, Louisa, qui a dédaigné son amour. « Louisa !… Mendoza !… » cette mélopée endort John Tanner. Il a un rêve où il voit l’immortel Juan Tenorio, sous ses traits à lui-même. Il est dans l’Enfer et cause familièrement avec son ancien ennemi, le Commandeur, devenu un excellent type de major anglais en retraite, vertueux en principe et mauvais sujet dans la pratique, comme il convient à un homme du monde. En sa qualité d’hypocrite, « il est allé droit au ciel, mais il vient, en voisin, faire des visites au diable. » — Quoi donc ! Est-ce que ces deux endroits ne sont pas séparés par un abîme infranchissable ? — Non vraiment. On passe de l’un dans l’autre sans difficulté, comme on passe du concert classique, où l’on s’ennuie noblement, au music-hall où l’on s’amuse ignoblement. — Alors, l’Enfer est amusant ? — Hélas ! pas trop ! On n’a plus de corps : on est obligé de s’aimer avec les âmes et le diable est un idéaliste à outrance. Quant à l’altitude nouvelle de Don Juan, elle s’explique sans peine. Nous l’avons toujours vu dans une de ces deux positions : courant après la femme qu’il n’a pas encore possédée ou fuyant celle qui n’a plus rien à lui accorder. Eh bien ! après les mille trois expériences que l’on sait, il est las de la femme en général et il fuit le sexe tout entier. Don Juan misogyne, l’idée est plaisante. Mais pourquoi est-il socialiste ? M. Bernard Shaw nous l’explique trop longuement pour que nous le comprenions. A la représentation, les acteurs lui rendent l’immense service de couper les quatre cinquièmes de ce troisième acte. Sans quoi, l’on sortirait du théâtre à deux heures du matin.
Candida passait pour le chef-d’œuvre de M. Bernard Shaw avant qu’il nous eût donné John Bull’s other Island. En effet, le premier acte est plein de promesses. Nous sommes dans un milieu vrai, vivant, très moderne, au centre d’un décor bien planté, chez le docteur Morell, le beau et éloquent docteur Morell, vicaire de Saint-Dominique, dans l’Est de Londres. Il est l’heureux époux de Candida, une belle personne qui lui a donné de beaux enfans. Elle le gâte comme, avant elle, l’ont gâté sa mère et ses sœurs. La jeune Proserpine Garnet, qui est pour tout le monde un fagot d’épines, est folle de lui ; ses servantes aussi, ses paroissiennes également. Son assistant, un aimable citrate qui arrive de l’Université, l’admire tellement qu’il copie ses moindres tics et se précipite en avant, le parapluie sous le bras, courant à l’extinction de l’impiété et du paupérisme comme on court à l’extinction d’un incendie. Il a pour beau-père un entrepreneur louche auquel il dit carrément son fait, mais dont, après tout, il héritera. Ce bonhomme s’était éloigné, jugeant que son gendre était un pur imbécile et que la religion avait fait son temps. Mais voici l’élément religieux qui regagne du terrain depuis que le clergyman s’est fait économiste, philanthrope, agent électoral and what not ? C’est pourquoi notre homme revient, espérant attraper quelque job du London County council, sous le pavillon du socialisme chrétien, hautement et bruyamment arboré par le docteur Morell. En quoi consiste le socialisme chrétien ? Il consiste à écrire des lettres et à prononcer des discours.
Nous ne connaissons pas encore Candida, mais elle revient de la campagne, ramenant avec elle un petit être singulier que, dans leur rage de faire du bien, ils ont, en quelque sorte, adopté. Eugène Marchbanks a dix-huit ans ; il appartient à une grande famille qui l’a presque renié. Il représente la décadence des aristocraties. Il souffrait à Eton, il souffrait à Oxford. Nerveux à l’excès, gracieux et faible, il hait les sports virils et, pour comble, il fait des vers. Nous le reconnaissons très vite, quoiqu’il ait évolué depuis un siècle. En 1780, il s’appelait Chérubin, portait un uniforme d’officier et chantait la romance à Madame. En 1830, séminariste défroqué, il se nommait Julien Sorel et saisissait, dans l’ombre, la main de Mme de Rénal à l’heure et à la minute qu’il s’était fixée à lui-même. Aujourd’hui, il fait mieux. Lorsqu’il se trouve seul avec le docteur Morell, il lui tient à peu près ce langage : « J’aime votre femme et je l’aime mieux que vous, qui ne savez pas l’aimer et qui usez sa jeunesse dans un stupide apostolat. Donc, cédez-moi la place. » Morell, abasourdi, éclate de rire, puis se fâche, saisit l’avorton au collet et va le jeter dehors lorsqu’il se rappelle son habit. Candida apparaît sur ces entrefaites. « Comme, le voilà fait, ce pauvre enfant ! » Tendrement, elle lui remet les cheveux en ordre, le brosse, le câline, et Morell est obligé de se taire.
Voilà, assurément, un premier acte qui s’offre bien. Quel drame va sortir de là ? Dans la vie réelle, Morell, aussitôt seul avec sa femme, lui dirait : « Ce petit drôle se permet de lever les yeux sur vous. Nous allons le mettre à la porte sans faire d’esclandre. » Mrs Morell approuverait, si elle est honnête. Si elle ne l’est pas, elle approuverait tout de même, mais elle correspondrait avec Marchbanks par la poste restante, aux lettres X. Y. Z. Elle lui donnerait des rendez-vous, d’abord à la National Gallery, puis dans des tea rooms du West End, puis dans quelque hôtel de Kew ou de Richmond. Mais la Candida de M. Shaw prend les devans et dit à son mari : « Ce pauvre Eugène est amoureux de moi sans s’en douter. Si je le chasse, il ira demander des leçons d’amour à une mauvaise femme, car il a besoin d’être aimé. Toute sa vie s’en ressentira et il ne pourra me pardonner le mal que je lui aurai fait. » Morell est touché de ce beau raisonnement. Il s’éloigne et éloigne tout le monde pour ménager un tête-à-tête décisif au petit Marchbanks avec celle qu’il aime. À son retour, il manifeste une anxiété qui, au théâtre des Nouveautés, aurait un grand succès. « Eh bien ! que s’est-il passé ? » Il ne s’est rien passé. On a lu des vers et on a bâillé. Candida s’en tire en donnant un baiser d’amante à son mari et en déposant un baiser maternel sur le front du petit polisson. Voilà qui va bien pour ce soir. Mais demain et après-demain ?
John Bull’s other Island paraît avoir vaincu les résistances du public et décidé du succès de M. Bernard Shaw. La raison en est facile à trouver. Pourtant, ce n’est pas une pièce bien faite, ou plutôt, ce n’est pas une pièce, d’après le sens qu’on attache d’ordinaire à ce mot. Elle a tous les défauts des œuvres précédentes, mais elle les affiche si franchement qu’il est impossible de ne pas se rendre compte qu’on se trouve en présence d’un nouveau système dramatique qui subordonne le développement de l’action sentimentale à la peinture des caractères et à la discussion des idées.
Or, à ces deux derniers points de vue, John Bull’s other Island a été très justement admiré. En l’écoutant, on éprouve ce plaisir intellectuel qui nous est si rarement donné par les écrivains contemporains, de voir se préciser avec une netteté lumineuse et une saisissante originalité des choses vaguement effleurées et entrevues jusqu’ici. Nul n’a présenté, avec cette sûre et mordante observation, le contraste de l’âme anglaise et de lame irlandaise. Voici, d’abord, l’Irlande tout entière, hommes et femmes, l’Irlande qui rêve et l’Irlande qui rit, le petit fermier ambitieux qui est en train de devenir propriétaire et le pauvre paysan illettré qui croit encore aux maléfices et aux sortilèges ; tous, jusqu’au faux Irlandais, ou, si l’on veut, à l’Irlandais professionnel, dont le brogue est une affectation et qui fait métier de déclamer en faveur du Home rule sur les plates-formes anglaises. Avant tout, le clergé qui mène le peuple irlandais. Et comment le mène-t-il ? Par le profond instinct politique qui caractérise le prêtre romain et par le mysticisme qui a une séduction invincible pour ces âmes croyantes. Ces deux moyens d’action sont si différens que M. Bernard Shaw a cru nécessaire de les incarner dans deux personnes distinctes. C’est pourquoi nous avons le prêtre de la paroisse qui envisage toutes les questions au point de vue de son église et conduit son troupeau au scrutin comme à un pèlerinage. Et nous avons une sorte de François d’Assise irlandais qui cause familièrement avec les cigales, aime tout ce qui vit d’un amour fraternel et erre la nuit dans les lieux déserts en rêvant au ciel.
La question irlandaise, lorsqu’on l’entend discuter sur place et par les vrais intéressés, dans le pur style du cru, prend un aspect bien différent de celui que lui prêtait la rhétorique des grands journaux anglais ou des discours parlementaires. Quelqu’un s’écrie : « Enfin, grâce au Land Bill, il n’y a plus de propriétaires en Irlande ! » — Allons donc ! Il y en a, et plus que jamais ! Seulement, au grand propriétaire terrien qui pouvait développer la grande agriculture, faire face aux mauvaises années et se montrer généreux sur la question des arrérages, on a substitué une nuée de petits propriétaires affamés et rapaces qui écraseront le pauvre travailleur placé au plus bas de l’échelle intellectuelle et sociale. Et ces petits propriétaires eux-mêmes, sans un capital suffisant, ne pourront garder la terre. Il leur faudra mourir de faim ou s’enfuir en Amérique. Alors viendra Broadbent, l’ingénieur anglais, l’homme qui a un cœur large dans une large poitrine, qui fait sonner dans chacune de ses phrases, comme des grelots d’un tambour de basque, « les grands principes du grand parti libéral. » S’il aime l’Irlande ! C’est-à-dire que son cœur saigne quand il songe aux vieux crimes du passé. Lui, il vient pour se vouer à l’Irlande et pour la régénérer. Elle a besoin de capitaux : il les a dans sa poche. Les Irlandais se moquent de lui et le prennent pour leur député. Il va couvrir leur pays d’hôtels, de tramways électriques et de casinos. Et dans dix ans, dans vingt ans peut-être, la terre sera sienne. Il en pompera tous les revenus comme il pompe ceux de l’Inde. Il aura conquis l’Irlande de nouveau et le second état de cette île sera pire que le premier. La terre ne lui suffit pas, il veut encore la femme irlandaise, si supérieure à la femme anglaise qui n’est, dit-il, qu’un beefsteak animé. Voici Nora qui, depuis dix-huit ans, aime sans le dire, et attend patiemment son compatriote, l’Irlandais Larry Doyle. Mais, en véritable Irlandais, il n’a pas su « prendre sa chance, » dire le mot nécessaire à la minute voulue. Son ami, l’Anglais Broadbent le supplante en vingt-quatre heures. Pourtant, elle aussi s’est moquée de lui le premier soir, mais il revient à la charge ; il veut réussir auprès d’elle et de son rire même, il se fait un auxiliaire. Est-il supérieur à l’Irlandais ? Certes non. C’est un médiocre, et personne n’avait encore si bien montré, sur la scène du moins, cette médiocrité obstinée et victorieuse de l’Anglais qui est le secret de ses triomphes, dans le passé et dans l’avenir. Mon Dieu ! il n’est ni sot, ni méchant. Toute son hypocrisie consiste à dire une chose et à en faire une autre. Il a la prétention d’être idéaliste à ses heures, mais il choisit ces heures-là. Son idéalisme est comme le chapeau à haute forme et la redingote qu’il met pour aller à l’église le dimanche. Les autres jours, il travaille, il agit, il gagne de l’argent ; il est « efficient, » mot significatif qui, hélas ! manque dans notre langue. L’Irlandais est idéaliste toute la semaine, et c’est pourquoi, en amour comme en politique, il sera toujours vaincu.
Lorsque j’ai assisté à la représentation de John Bull’s other Island, j’ai cru remarquer dans la salle la présence de deux élémens très distincts, presque opposés, dont je ne saurais déterminer l’importance relative. Parmi les spectateurs, les uns étaient des habitués de théâtre, des playgoers ; les autres appartenaient à ce grand public anglais qui dévore tous les matins vingt journaux pour y satisfaire, avec sa soif d’informations, son humeur étrangement mêlée d’optimisme et de combativité. Les playgoers avaient la mine un peu déconfite, quand le rideau est tombé sur la dernière scène. Ils hésitaient à s’en aller, tant ils se sentaient désappointés et comme mystifiés par le dénouement. Les autres paraissaient enchantés de leur soirée, car ils avaient obtenu ce qu’ils étaient venus chercher : le choc des argumens qui se jettent à la rencontre les uns des autres dans leur véhémence la plus spirituelle et la plus passionnée.
Il est évident que M. Bernard Shaw est très capable d’attirer au théâtre une foule de gens qui n’y mettaient jamais les pieds. Mais y retiendra-t-il ceux qui formaient la clientèle ordinaire du théâtre ? Voilà la question. Je suis loin de prétendre que les exigences du playgoer soient toutes fondées en raison et qu’il ne s’y môle pas un peu de mode avec beaucoup de préjugé. L’esthétique dramatique ayant changé plusieurs fois depuis l’origine du théâtre, il est parfaitement légitime de penser qu’elle subira encore de nouvelles transformations et qu’il n’a pas été donné à feu Scribe d’en fixer à jamais les règles. Ses recettes ne sont pas plus des dogmes que celles de la Cuisinière bourgeoise. Elles signifient simplement que, pour la composition d’une œuvre dramatique, aussi bien et mieux que pour la composition d’un pâté de lapin, il n’est pas mauvais de suivre certaines méthodes traditionnelles qui sont en possession de la faveur publique. M. Bernard Shaw viole délibérément, systématiquement, tous ces préceptes, dont quelques-uns sont puérils et conventionnels, mais, en même temps, il s’émancipe de certaines lois fondamentales dont Ibsen lui aurait livré le secret s’il le lui avait demandé, mais il a écrit, comme on l’a vu, tout un livre sur l’auteur du Canard sauvage sans paraître avoir aperçu ses dons dramatiques.
Qu’elle est semée de trappes dangereuses, cette scène qui, de loin, nous semble si plane et si unie ! Qu’il est compliqué, cet art du théâtre que Dumas fils appelait l’art des préparations et qu’il aurait pu appeler aussi bien l’art des surprises, car le même spectateur qui demande de la logique, réclame en même temps de l’inattendu ! M. Bernard Shaw veut ignorer tous ces dangers et les mille petites finesses avec lesquelles on les surmonte. Soit, et tant mieux pour lui s’il réussit de cette façon. Anarchiste littéraire, son système consiste à ne point avoir de système, à ne pas gouverner son talent, je dirai son génie, s’il y tient. Mais il se heurtera fatalement à plusieurs obstacles qui tiennent à la loi même du théâtre ou aux sentimens de l’âme humaine. Il a dit lui-même et il a répété (il répète volontiers) que les spectateurs et les spectatrices venaient chercher au théâtre l’attraction sexuelle. Leur fera-t-il admettre que l’amour, de principal ou d’unique sujet, tombe au rang de détail et d’accessoire ? Ces spectateurs sont attirés par l’espoir de se reconnaître dans des êtres pareils à eux, mais plus grands, en qui ils seront élevés eux-mêmes à la dignité de héros et d’héroïnes. Se retrouveront-ils dans cette humanité moyenne, aux vices prudens, aux lâches vertus, dont les bonnes et les mauvaises actions se ressemblent et se valent presque, parce que l’égoïsme les inspire toutes ?
M. Bernard Shaw, a, sans doute, des dons précieux. Il a le dialogue facile, naturel et brillant. Il sait peindre des figures humaines en qui l’observation et l’invention collaborent dans une vraie mesure. Sa galerie de femmes est étonnante. Nous avons la rageuse, l’hypocrite, la sensuelle, la philosophe, la positive, la romanesque, la tragi-comique, celle qui calcule tout cl celle qui ne calcule rien, celle qui devine tout et celle qui ne se comprend pas elle-même, avec bien d’autres nuances pour lesquelles les adjectifs me manqueraient. Rapides esquisses ou portraits achevés, elles sont toutes vraies, toutes vivantes, excepté Candida qui n’est que l’incarnation d’un paradoxe de l’auteur.
Mais on aura beau citer Molière, on ne nous persuadera pas qu’une pièce de théâtre soit une galerie de portraits. Outre les caractères, il y faut des situations. L’action des situations sur les caractères, la réaction de ceux-ci sur celles-là, la lutte qui s’engage entre les unes et les autres, finalement la victoire des volontés sur les circonstances ou des circonstances sur les volontés constituent, sous les formes les plus diverses, l’essence du théâtre. Or M. Bernard Shaw, si riche en caractères, est extrêmement pauvre en situations.
Il ne se donne pas la moindre peine pour en trouver, ou, s’il en rencontre une sans l’avoir cherchée, il la néglige et l’abandonne, à peine indiquée, bien loin de la mûrir et de la développer. Ou bien, il l’exagère en farce et la noie dans un éclat de rire. En sorte que les caractères demeurent, d’un bout à l’autre, identiques à eux-mêmes, sans se modifier et sans agir. En général, le premier acte, qui est l’acte d’exposition, produit un effet très agréable. Mais lorsqu’on s’aperçoit que les actes suivans sont encore des actes d’exposition, l’intérêt décroît de scène en scène, et la pièce, admirablement partie, lancée d’un train d’enfer, n’arrive nulle part, n’aboutit à rien, si ce n’est à quelque vague compromis ou à la piteuse défaite de l’idéal, cet ennemi personnel de M. Shaw. Dans les deux cas, le spectateur est déçu, car il prétend emporter du théâtre une solution nette et, à défaut d’un dénouement heureux, un mot de consolation et de sympathie pour la vertu qui n’a pas eu de chance, pour le talent qui s’est trompé, pour l’héroïsme qui a eu le dessous. Et tant que M. Bernard Shaw ne donnera pas cette satisfaction-là à son public, il n’entraînera pas les gros bataillons.
Mais je vois un obstacle encore plus sérieux à son succès, qui serait, en vérité, un succès inquiétant, un succès dangereux. Tout son théâtre n’est qu’une campagne contre nos pauvres vieilles institutions et contre les principes sur lesquels elles reposent tant bien que mal ; contre le mariage, la famille, la propriété individuelle, contre la morale et contre l’idée même du devoir. Le libéral d’hier, le radical d’aujourd’hui, l’homme aux idées « avancées, » n’est pour lui qu’une ganache rétrograde, pire ; que le conservateur-borne de jadis, parce qu’il est plus hypocrite. Tout système d’éducation est mauvais, sauf, apparemment, celui qui aura pour théâtre la grande Nursery collectiviste de l’avenir. Le soldat est l’incarnation de la lâcheté. Le gentleman se définit l’exploiteur de ceux qui travaillent ; s’il ne vole pas de ses mains, il est le complice et le receleur de toutes les spoliations. Un père n’est pas un père, mais un guv’nor, c’est-à-dire un tyran gâteux qui laisse la bride sur le cou aux folies de ses filles et ne sait même pas cacher à son fils ses propres turpitudes. Quel est le rôle d’une mère auprès de sa fille ? « Elle la hait, l’opprime, l’abrutit, parce qu’elle en est jalouse. » Et la fille de son côté, que fait-elle ? « Après sa mère, il n’est personne qu’elle déteste autant que sa sœur aînée. » Comme pendant à ces sœurs qui se détestent, M. Bernard Shaw nous montre un frère qui est en train de faire la cour à sa sœur sans la connaître et qui trouve mauvais qu’on le dérange dans son flirt en l’informant de cette circonstance. La morale consiste à chercher le bonheur et le bonheur consiste à faire ce qu’on veut.
Il n’est, certes, pas mauvais qu’un écrivain vienne, de temps à autre, secouer notre conscience qui s’endort et qu’il nous oblige à nous interroger sur nos principes. Malheur aux vérités qu’on n’attaque pas, car personne ne les défend, et, à force de les croire, on cesse de les pratiquer. Je ne suis donc pas sérieusement alarmé au sujet des théorèmes moraux que M. Shaw a pris pour cibles : ils lui survivront, et il aura aidé à les rajeunir, mais d’une façon indirecte et involontaire. Peut-être pouvait-il faire mieux. Un de ses personnages, un de ceux, je pense, en qui il s’incarne le plus volontiers, dit à peu près ceci : « Quand j’étais petit garçon, j’annonçais ma vocation de réformateur en brisant les palissades et en mettant le feu au Common… Je détruisais tant que je pouvais, car, voyez-vous ? dans tout réformateur, il y a un iconoclaste. » Erreur profonde ! L’iconoclaste et le réformateur sont des hommes différens. Tout au moins, ils représentent des heures différentes dans la même vie. M. Bernard Shaw a brisé assez de clôtures, incendié assez souvent le Common. Il s’en va grand temps qu’il nous bâtisse quelque chose, fût-ce une hutte où nous puissions reprendre haleine au milieu de l’étape. Indulgens et amusés, nous avons souri aux fantaisies de l’iconoclaste, qui, d’ailleurs, n’a cassé jusqu’à présent que des réductions en plâtre, à bon marché, des statues de nos dieux immortels : nous attendons le réformateur.
AUGUSTIN FILON.