Berry/4
V
LES BORDS DE LA CREUSE
L’histoire des manoirs féodaux des bords de la Creuse n’offre, durant tout le moyen âge, qu’un série de petites guerres de voisin à voisin, et l’on pourrait dire de cousin à cousin. Il ne paraît pas que ces turbulents hobereaux aient pris souvent parti dans les grandes guerres civiles qui désolaient la France. Leurs exploits se tournaient vers les croisades, où plusieurs ont acquis du renom et dépensé leur bien. Aussitôt rentrés chez eux, ils n’avaient plus pour aliment à leur activité que les procès, presque toujours dénoués à main armée. Ils se mariaient dans le pays, c’est-à-dire que toutes les familles nobles étaient assez étroitement alliées les unes aux autres ; mais il ne paraît pas que ce fût une raison pour s’entendre. Il n’est guère de succession qui n’ait donné lieu à des querelles, à des combats et à des assauts plus ou moins meurtriers.
Il résulte de la petitesse des intérêts personnels qui se sont débattus dans ces romantiques demeures, que l’histoire des châtellenies berruyères et marchoises, bien que très-agitée, est sans attrait réel. Quelques épisodes comiques, quelques discussions et conventions bizarres entre les couvents et les châteaux, à propos de redevances et de dîmes contestées, viennent seuls rompre la monotonie de ces éternelles escarmouches.
Après la féodalité, les vieilles forteresses prennent parti dans les guerres de religion, mais presque toujours avec un caractère de personnalité fort étroit. C’est pourquoi l’on peut dire que nul pays n’a moins d’histoire que le bas Berry. Le dernier siége que soutint le vieux manoir de Gargilesse fut livré contre un partisan du grand Condé. L’affaire dura vingt-quatre heures ; un gendarme y fut blessé, la petite garnison se rendit faute de vivres. La puissance des hobereaux s’en allait pièce à pièce devant les idées et les besoins d’unité que Richelieu avait semés, et que les orgies de la Fronde ne pouvaient étouffer, comme leurs vieilles forteresses s’en allaient pierre à pierre devant les ressources nouvelles de l’artillerie de campagne. Richelieu avait décrété et commencé la destruction de tous ces nids de vautours ; Louis XIV l’acheva.
Ce qui n’a pas du tout d’histoire, c’est le rivage agreste de cette partie de la Creuse encaissée entre deux murailles de micaschiste et de granit, depuis les rochers Martin jusqu’aux ruines de Châteaubrun. Là n’existe aucune voie de communication qui ait pu servir aux petites armées des anciens seigneurs. Le torrent capricieux et tortueux, trop hérissé de rochers quand les eaux sont basses, trop impétueux quand elles s’engouffrent dans leurs talus escarpés, n’a jamais été navigable. On peut donc s’y promener à l’abri de ces réflexions, tristes et humiliantes pour la nature humaine, que font naître la plupart des lieux à souvenirs. Ces petits sentiers, tantôt si charmants quand ils se déroulent sur le sable fin du rivage ou parmi les grandes herbes odorantes des prairies, tantôt si rudes quand il faut les chercher de roche en roche dans un chaos d’écroulements pittoresques, n’ont été tracés que par les petits pieds des troupeaux et de leurs pâtours. C’est une Arcadie, dans toute la force du mot.
Si l’on suit la Creuse jusqu’à Croyent, où elle est encore plus encaissée et plus fortifiée par les rochers en aiguille, on en a pour une journée de marche dans ce désert enchanté. Une journée d’Arcadie au cœur de la France, c’est tout ce que l’on peut demander au temps où nous vivons.
Mais, quand nous disons ce désert, c’est dans un sens que nous devrions nous reprocher comme trop aristocratique, car ce pays est fréquenté par une population de pêcheurs, de meuniers et de gardeurs de troupeaux. Mais c’est assez l’habitude des gens qui ont la prétention d’appartenir à la civilisation, de se croire seuls quand ils n’ont affaire qu’à des esprits rustiques, étrangers à leurs préoccupations. Sans dédaigner en aucune façon ces êtres naïfs, et très-souvent excellents, on peut cependant dire avec quelque raison qu’ils font partie de la nature vierge qui leur sert de cadre. Ils ont pour nous le mérite de ne rien déranger à son harmonie et de ne pas voir au delà de ses étroits horizons. On n’a pas à craindre qu’ils ne racontent la légende du manoir dont les ruines se dressent au sommet de leurs collines. Ils l’ont si bien oubliée, qu’ils s’étonnent d’une question à ce sujet. Ils ont un mot qui résume pour eux toute l’histoire du monde ; ce mot, c’est dans les temps, mot vague et mystérieux, qui couvre pour eux un abîme impénétrable, inutile à creuser. « Cet endroit a été habité dans les temps. — Dans les temps, on dit qu’il s’y est fait du mal. — Il paraît que, dans les temps, le monde se battait toujours. » N’en demandez pas davantage : le pourquoi et le comment n’existent pas.
On est donc très-étonné de trouver quelquefois, chez cet homme rustique, une certaine préoccupation et une certaine notion, que l’on pourrait appeler divinatoire, des événements primitifs dont la terre a été le théâtre et dont l’homme n’a pas été le témoin. Le paysan se demande quelquefois la cause de ces formes capricieuses et de ces accidents pittoresques qui tourmentent le sol sous ses pas. Il vous dit que le feu a tout cuit dans la terre, et que les pierres ont poussé, dans les temps, comme poussent maintenant les arbres ; notion très-juste, à coup sûr, dans une région qui porte la trace de soulèvements considérables.
D’où vient cette tradition dans des esprits complétement incultes ? Du raisonnement et de la comparaison. On se tromperait bien si l’on supposait que le paysan ne réfléchit pas. Il rêve plus qu’il ne pense, il est vrai ; mais sa rêverie est pleine de hardiesses d’autant plus ingénieuses qu’elles ne sont pas entravées par les notions d’autrui.
Si une race d’hommes mérite le bonheur, c’est à coup sûr la race agricole. Ce bonheur serait si peu exigeant ! Quand on regarde la frugalité de ses habitudes et que l’on écoute ses plaintes, on s’étonne du peu qu’il faudrait pour satisfaire l’ambition du paysan : celui-ci rêve de deux vaches qu’il pourrait mettre dans son pré ; celui-là, d’un bout de pré qui suffirait à ses deux vaches. On a tort de croire que rien ne contenterait l’avidité croissante du paysan. Il ne désire généralement que ce qu’il peut cultiver lui-même : si, par exception, son esprit s’inquiète des besoins de la civilisation, il s’en va, il cesse d’être paysan.
Le fait d’une haute sagesse économique serait d’entretenir chez le paysan cet amour de la terre et du chez soi, auquel il renonce avec tant de répugnance ou par suite d’instincts tellement exceptionnels.
Quels services ne rend-il pas, en effet, à la société, cet homme sobre et patient que rien ne rebute, et qui porte l’effort constant de sa vie dans des solitudes où nul autre que lui ne voudrait planter sa tente ? Rien ne le rebute dans cette tâche d’isolement et de labeur. Donnez-lui ou confiez-lui à de bonnes conditions un peu de terre, fût-ce sur la cime d’un rocher ou sur le bord d’un torrent dévastateur, il trouvera moyen de s’y installer. Il ne vous demandera ni chemin, ni vastes établissements, ni dépenses sérieuses. Acclimaté et habitué à tous les inconvénients de la région où il est né, il persiste à travailler et à vivre quelquefois dans des conditions devant lesquelles reculeraient des colonies amenées à grands frais. Les grandes découvertes modernes de l’agriculture, les machines et le drainage, ne sont applicables qu’aux plaines. Dans les régions accidentées où les transports ne se font qu’à dos de mulet, la bêche, c’est-à-dire le bras de l’homme, peut seul tirer parti de ces précieux filons de terre extrafine qui glissent et s’accumulent dans les intervalles des rochers. Qui de nous voudrait se charger de disputer, sa vie durant, ce terreau à la roche qui l’enserre, et d’habiter cette chaumière isolée au bord du précipice ? Le paysan s’y plaît cependant, hiver comme été ; il s’y acharne contre l’eau fougueuse et la pierre obstinée ! Creuser et briser, voilà toute sa vie. C’est une vie d’ermite, c’est un travail de castor. Cet homme aurait le droit d’être sauvage. Loin de là, il est doux, hospitalier, enjoué ; il prend en amitié le passant qui regarde son labeur et admire sa montagne. Ce que nous disons là ne s’applique pas en particulier aux bords de la Creuse, qui ne sont que des gorges profondes, sillonnant de vastes plateaux fertiles et praticables ; mais, si nous avons raison relativement à d’étroits espaces dont le paysan sait, à force de patience, utiliser les escarpements, combien notre sollicitude ne doit-elle pas s’étendre à des populations entières, oubliées et perdues dans les montagnes arides qui sillonnent d’autres parties de la France !