Berteval-Le theatre d'Ibsen, 1912/Lepetit Eyolf

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Le théâtre d'Ibsen
Perrin et Cie (p. 299-311).






LE PETIT EYOLF


Cette idée de l’homme, qui croit être lui-même en allant jusqu’au bout de ses volontés, et s’aperçoit qu’il a oublié tout ce qui fait la vie véritable, cette idée mélancolique et troublante est au fond de toutes les dernières pièces d’Ibsen.

Elle éclate avec force dans le drame que nous venons d’étudier. Mais encore Solness était-il un homme de génie, dont l’action, contestable à certains points de vue, a pu être bienfaisante à d’autres. Dans le Petit Eyolf, nous nous trouvons en présence d’un Alfred Allmers, qui n’a réalisé aucune œuvre, qui se cherche toute sa vie, et ne se trouve en une certaine mesure qu’au moment où il semble avoir renoncé à cette recherche.

Comme Solness, c’est un cérébral. Le monde où il se meut est celui des idées. Et pourtant, comme Solness aussi, la vraie vie, celle qui repose sur les sentiments naturels et les instincts primordiaux, le sollicite. Cette dualité est si bien la clef de son caractère que tout ce qui lui arrive n’en est que l’expression ou le symbole.

Dès le commencement, nous le voyons placé entre deux femmes, Asta et Rita. Asta est la demi-sœur d’Allmers par son père. Orphelins de bonne heure, les deux jeunes gens ont vécu longtemps dans une tendre intimité. A mainte reprise, Allmers parle avec émotion de cette affection de frère à sœur, de cette amitié qu’il a crue tout idéale, basée sur la seule communion des esprits, et libre des troubles de la chair et des aveuglements de l’instinct. Mais déjà il n’était plus entièrement sincère avec lui-même, déjà, devant cette sœur trop aimée, ce cérébral inconscient sentait s’éveiller en lui la nature, et obéissait à l’appel de la femme. Un souvenir, souvent rapporté, laisse pressentir le trouble de sa tendresse : parfois Asta, se rappelant que ses parents avaient souhaité à sa place un garçon, endossait des vêtements masculins, et c’étaient avec son frère des occasions de parties folles. C’était un secret entre les jeunes gens, secret innocent d’ailleurs, mais délicieusement troublant, par le contraste de ce travesti d’Asta et de son charme de jeune fille.

Trouble naturel, et où il ne faut voir rien de pervers. Asta surtout, comme le fait observer le comte Prozor, est une fille saine, sans rien de fade ni de romanesque.

Quant à Allmes, il ne tarde pas à éprouver le désir d’une tendresse plus réelle. Il entend l’appel de la vie ; il lui faut plus que de vagues émotions ; il a besoin d’une femme de chair, et de la tendresse solide d’une épouse. Cette épouse, c’est Rita, créature de force et de passion, et qui, comme il le dit, l’a conquis par « le feu dévorant de sa beauté. » Elle lui a plu peut-être aussi par sa bonté — la bonté des forts que la passion étouffe quelquefois, mais que les circonstances pourront toujours réveiller. Enfin Rita est riche, elle a apporté avec elle « tous les trésors de Golconde. » Allmers, qui était obligé de courir le cachet, pourra travailler à ce qui lui plaît, et faire à sa demi-sœur une vie aisée et élégante.

On le voit, le rêveur a fait la part des réalités. En vain prétendra-t-il, dans une heure d’irritation, avoir épousé Rita afin d’assurer l’entretien d’Asta, nous sentons que cet homme se leurre encore, et que cette fois il a cédé à l’appel de la vie, du bonheur et de l’amour.

Et cet intellectuel qui se connaît mal, et juge la vie à un point de vue faux, a entrepris la composition d’un livre sur la responsabilité humaine. Un tel ouvrage, d’un tel auteur, ne pourra être que purement théorique, à côté de la réalité. Il n’en excite pas moins l’enthousiasme d’Asta, qui a été si longtemps la confidente idéale d’Allmers et partage encore toutes ses pensées.

Mais Rita, la femme, en est jalouse : ce livre lui prend le cœur de son époux. Celui-ci, au moment où il se plonge dans les idées, ne songe plus à elle, la créature d’amour. Et cet amour porte son fruit : pendant qu’Allmers médite un ouvrage abstrait sur les responsabilités, sa femme lui donne le petit Eyolf, l’enfant, le premier gage de leur tendresse, et devant l’inventeur de systèmes place la première responsabilité.

Le théoricien n’a pas compris. Sans doute il s’occupe de son enfant, mais c’est pour lui donner une éducation toute livresque, pour en faire un être à côté de la vie et semblable à-lui. Et tandis qu’il s’égare dans les régions de l’idée pure, il semble que la nature prenne en lui comme une revanche. Dès que ce cérébral cesse de penser, tous les instincts se déchaînent en lui, son amour pour Rita s’exaspère jusqu’à la lascivité. Et un jour Allmers ne devra chercher de satisfaction aux plus nobles aspirations que dans les chimères de la pensée abstraite, ou dans les réalités de l’amour charnel ! Un jour, le petit Eyolf, encore en bas âge, avait été laissé sur une table, commis à la garde d’Allmers. Mais Rita était venue, la femme avait attiré l’homme dans ses bras, ç’avait été « une heure de feu, d’irrésistible beauté. » Et le petit Eyolf était tombé, était resté estropié pour la vie. Grandi, il avait traîné après lui une béquille, deux fois impropre à la vie par l’éducation livresque qu’il recevait des siens, et par l’infirmité dont il payait leur heure de plaisir ! Son orgueil d’enfant précoce, sa faiblesse d’mnpotent, c’est toute la vie d’Allmers. Et ce sont les deux principes contraires qu’il a semés, et qui vont faire de son petit Eyolf l’enfant destiné à périr.

Un jour Allmers s’est senti incapable de résister plus longtemps à son trouble grandissant. Au premier mot d’un médecin, il est parti pour un long voyage et pour la solitude des fjœlls. C’est là qu’on se purifie, dans l’air glacé, et loin des convoitises de la terre. C’est dans le fjœll déjà que Brand avait rencontré la petite Gerd, et qu’il s’était retiré pour mourir. Allmers aussi y a trouvé les saines pensées. Il a vu ce qu’il y avait en lui d’artificiel, il a renoncé à son livre abstrait, comprenant, pour la première fois qu’il avait à son foyer une œuvre vivante à accomplir, un fils à élever autrement que par les livres, dans la liberté de la nature. Et il est rentré chez lui un jour d’inspiration, exalté, mais non transformé, et incapable déjà de réaliser ce qu’il avait entrevu.

C’est à ce moment que la pièce commence. Plein de ses nouvelles pensées, Allmers veut se mettre immédiatement à refaire l’éducation d’Eyolf. Il l’envoie jouer ; mais l’enfant est impropre au jeu à cause de sa béquille, mais Rita, à laquelle il veut faire part de ses projets, l’importune des témoignages de son amour. Froissé par sa femme, il reporte son affection sur Asta. Toute son équivoque amitié d’antan lui revient au cœur ; au moment où il veut suivre la nature, il est plus que jamais à côté d’elle, et la meilleure pensée de ce cérébral a exaspéré tous ses mauvais sentiments. Sur les fjœlls, dans l’air pur et la solitude, il n’a fait qu’un rêve, il n’a pas retrouvé l’équilibre de son être ; et au petit Eyolf, dont il voulait faire un homme, il n’apporte que l’exemple d’un père désemparé, et le vide d’une nouvelle formule pédagogique.

Seule Rita, dans son instinct de femme amoureuse, ne s’y est pas trompée. Toi non plus, lui dit-elle, tu n’as jamais aimé Eyolf, à vrai dire.


Rita (avec un regard ironique). — Nous deux ? Toi non plus, tu ne l’as jamais aimé, à vrai dire.

Allmers (saisi, la regardant). Moi, je n’aurais pas ?…

Rita. — Non. D’abord, tu étais absorbé par ce livre… sur la responsabilité.

Allmers (avec force). — Oui, je l’étais. i’lais souv.ienstoi que ce livre, je l’ai sacrifié à Eyolf.

Rita. — Va, ce n’est pas pour l’amour d’Eyolf que tu l’as abandonné. Allmers. — Pourquoi l’aurais-je fait, sans cela ?

Rita. — Parce que tu commençais à douter de toi-même, de ta grande vocation.

Allmers (la, scrutant du regard). — As-tu vrai1uent cru remarquer cela ?

Rita. — Oui, peu à peu. Alors, pour remplir ta vie, il t’a fallu chercher u11 nouveau but. Il paraît que je ne te suffisais plus 1[1].


Dès qu’Allmers entre en contact avec la réalité, il s’égare et la corrompt. Il ne comprend la valeur d’une chose qu’après l’avoir perdue, et il est destiné à perdre tout ce qu’il approche parce que l’atmosphère dans laquelle il vit n’est pas viable. Et c’est ainsi que la Fatalité lui reprendra le petit Eyolf.

Elle apparaît sous la forme de la Femme aux rats, personnage de légende depuis longtemps populaire dans les pays du Nord. Celle-ci a pour fonction de débarrasser la contrée des animaux invisibles ; elle exerce une sorte de fascination sur ce qui gruge et… ronge, sur tout ce qui est mauvais, et tout ce qui n'est pas viable. Elle charn1e les petites })êtes au son de sa guimbarde et les attire vers les rivières où elles se noient. Les vieux contes disent qu’elle a parfois de même attiré les enfants, et elle-même raconte comment, étant jeune, elle a mené au fond de l’eau son bien-aime.

L’incident se place au moment d’une sombre explication entre Allmers et Rita. Rita est jalouse d’Asta, jalouse d’Eyolf qui occupe à présent toutes les pensées. de son mari, elle les unit tous deux dans un même sentiment de rancune et, dans sa folie de douleur, va jusqu’à attribuer au mauvais œil d’Eyolf tous les maux qui la torturent. Allmers, dans son indifférence d’intellectuel, se croit bien au-dessus de cette femme passionnée. Et tous deux se trompent, et tous deux souffrent abominablement, au moment où s’accomplit la Destinée, où, dans une fin d’acte merveilleusement mouvementée, le petit Eyolf a suivi vers le fjord la femme aux rats, où des voix éplorées disent avoir vu flotter la béquille, et où les parents, unis désormais par l’irréparable malheur, se le reprochent encore l’un à l’autre ! « Il avait le mauvais œil, » a dit la mère. Et, avant qu’un remous l’emportât, on a vu l’enfant au fond de l’eau, les yeux grands ouverts, et attachant sur tous maintenant son regard inanimé de reproche et de malheur !

Dès la fin du premier acte le petit Eyolf n’est plus ; mais à présent plus que jamais il remplit toute la pièce de sa présence invisible.

Les deux derniers actes, c’est la douleur des parents, mais cette douleur même ne les a pas tout de suite instruits.

Au lieu d’aller à Rita, Allmers demande la consolation à Asta. Le deuxième acte s’ouvre par une scène admirable entre le frère et la sœur. Je ne crois pas que la lassitude, le découragement et la douleur aient trouvé nulle part une expression plus saisissante. La souffrance d’Allmers est désespérée parce qu’elle se sent stérile. Vivant, il aimait son fils pour le rêve qu’il avait fait à son sujet, c’est soi-même qu’il chérissait dans le petit Eyolf ; le malheur maintenant ne l’a pas instruit, et dans son enfant mort ce n’est pas encore le petit Eyolf qu’il a appris à pleurer. Aussi n’est-il pas allé à Rila, qui verse des larmes de mère, et dont le deuil est le sien. Il s’est rapproché d’Asta, c’est à elle qu’il ouvre son cœur, dans toute sa douleur lamentable et inutile, dans toute sa faiblesse d’inconscient égoïste, qui songe à se voir plaindre même quand il pleure sur son enfant ! Et Asta demeure impuissante et ne trouve rien à répondre à cet homme qui, en pleurant des larmes de sang, ne sait pas encore regretter son fils mieux qu’il ne l’a aimé.

Il se plaît à rappeler à la jeune fille que, si elle eût été un garçon, elle se fût nommée Eyolf, qu’elle prenait ce nom quand elle se travestissait ; il est heureux de confondre dans la même appellation ces deux êtres qu’il n’a jamais aimés que pour soi, et qui avaient tous deux leur destin en dehors de lui.

Et pourtant cet homme qui ne sait pas, ou ne veut pas, voir les choses telles qu’elles sont est sur le chemin de la vérité. C’est lui, le chimérique, qui fait avouer à sa femme qu’ils sont l’un et l’autre des enfants de la terre, obligés d’accepter la réalité et de s’y conformer, et incapables de tout en dehors d’elle.


Allmers (la scrutant du regard). … Si tu pouvais suivre Eyolf, là où il est maintenant ?

Rita. — Oui. Eh bien ?

Allmers. — Si tu avais la cerlitude de le relrouver, de le reconnaître, de le compre11dre ?

Rita. — Oui, oui ; Eh bien ?

Allmers. — Voudrais-tu, pour le rejoindre, faire le grand saut ? Quitter volontairement tout ce qui t’entoure ? Dire adieu à la vie terrestre ? Le voudrais-tu, Rita ?

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Rita. — Je le voudrais bien. Oh ! oui ! Mais…

Allmers. —Allons ! Rita (avec une sourde plainte). — Je ne le pourrais pas. Ah ! je sens cela : je ne le pourrais jamais ! Pas pour toutes les splendeurs du ciel !

Allmers. — Ni moi non plus.

Rita. — Non, Alfred, n’est-ce pas ? Toi 11011 plus, tu ne le pourrais pas !

Allmers. — Non. Car nous sommes des enfants de la terre. Nous lui appartenons 1[2].


C’est encore Allmers, cet homme incapable de sortir de lui-même, et par conséquent de changer profondément, qui parle constamment de la « loi de transformation. » Tout se transforme, explique-t-il à Rita désespérée de ne plus trouver en lui la passion des premières étreintes, l’amour comme le reste ; c’est une loi dont il faut prendre son parti. Seule, à son gré, l’amitié ne se transforme pas, et Asta est la seule personne pour laquelle il ne saurait changer.

Eh bien ! cette fois encore Allmers se trompe. Les faux rapports qu’il a avec sa femme et sa sœur sont la cause de son incessant malaise, peut-être constituent-ils toute son inconsciente culpabilité. Au moment où il prononce ces paroles, il est engagé aussi avant que possible dans cette situation inextricable, jamais il n’a été plus injuste envers Rita, plus partial envers Asta, et c’est à ce moment qu’il est tout près de la vérité.

C’est la « loi de transformation » qui amènera le dénouement, c’est par elle que le drame acquiert sa signification morale. Elle est nommée à mainte reprise, selon un procédé cher à lbsen : dans presque toutes ses pièces il aime à insister sur certaines formules concises, un peu sibyllines, qui reviennent à la façon d’un leitmotiv ; qu’on songe au « tout ou rien » de Brand ; au « troisième royaume » de Empereur et Galiléen, au « prodige » de Maison de poupée, au « mensonge vital » du Canard sauvage, au pouvoir de « s’acclimater » de la Dame de la mer, et à tant d’autres expressions désormais passées en proverbe. Allmers, lui, se plaît à voir autour de soi des manifestations de la « loi de transformation. »

Mais cette loi qu’il proclame, il n’en a pas vu la portée. C’est grâce à elle que tous les malentendus s’éclairciront. Mais quand Allmers la verra pleinement réalisée, c’est lui qu’elle aura bouleversé. Il s’est détaché peu à peu d’une épouse à qui il devait être uni par les liens les plus sacrés et par le souvenir de son petit Eyolf, il a laissé grandir en son cœur une affection équivoque pour une femme qui n’est pas même entièrement sa sœur, des années durant il est resté aveugle à la fausseté de sa situation, et il ose invoquer la logique des transformations ! Mais alors, ce que nous pressentions se réalise : Asta recule épouvantée devant la tendresse d’Allmers. Elle lui révèle le secret que nous soupçonnions et qu’elle vient de découvrir : le père d’Allmers n’est pas son père, il n’y a entre eux aucun lien que celui qu’ils se doivent de déchirer, et la loi de transformation, qui peut amener l’épuration de l’amour de Rita et lui rendre son époux, pour la fausse amitié et la fausse sœur vient de faire éclater la vérité !

Asta finit par s’en aller au bras de Borgheim, un jeune homme qui depuis longtemps aspirait à faire d’elle sa femme. C’est un ingénieur, un « frayeur de routes, » dont le caractère ouvert et résolu forme avec celui d’Allmers un contraste voulu et complet. Sans doute elle aussi s’est laissé troubler peu à peu par son intimité avec Allmers ; mais malgré tout, c’est Borgheim qui est la jeunesse et la vie, et qui deviendra sans doute le bonheur et l’amour. Courageusement elle dit adieu à son premier compagnon. Un jour elle s’est appelée pour lui le petit Eyolf. Elle ne veut pas l’oublier. Et Allmers, demeuré seul, perd une seconde fois le petit Eyolf, et entend passer le second avertissement de la Fatalité.

Les deux Eyolf l’ont quitté, le premier est parti dans la mort, l’autre est allé à la vie. C’est la diversité des choses, et toutes les destinées s’accomplissent autour d’Allmers, qui a la sienne aussi, et qui comnmence à l’accepter devant la logique des événements et dans le silence des passions troubles.

Seul avec Rita, dans la nuit descendante, et deux fois visité par la douleur, il entrevoit l’erreur de sa vie. Sa femme est près de lui, qui a pleuré sur les mêmes séparations, et souffre la même douleur. Elle regarde s’éloigner le bateau qui emporte Asta et Borgheim, et qui, avec l’indifférence des choses, est venu mouiller à l’endroit même où son petit Eyolf a péri. Dans une douloureuse hallucination, elle croit apercevoir les yeux de son enfant dans les fanaux allumés, et le tintement de la cloche lui rappelle le bruit de l’effroyable béquille. Plus près d’elle, la vie journalière suit son train, on entend rentrer les villageois, des clameurs, des bruits de rixes s’élèvent. C’est une autre voix de douleur, c’est l’appel de la misère humaine. Et pour la première fois les époux pressentent un lien entre leur souffrance et celle qui monte des pauvres chaumières. Ils ont vécu égoïstement loin de tout ce qui est la vie, et leur deuil ne les a pas fait sortir d’eux-mêmes : tout cela ne changera-t-il pas s’ils se mettent à vivre pour les autres ?

Maintenant Rita se souvient : elle rappelle à son mari son ouvrage sur la responsabilité ; elle songe au culte égoïste qu’ils ont voué tous deux au petit Eyolf, gardant comme une relique tout ce qui lui avait appartenu. Pourquoi ne pas en faire profiter les autres ? Et un jour, ayant puisé la force dans l’épreuve, et la pitié dans la souffrance, ils découvriront des responsabilités où ne sauraient les montrer les livres, et leur bien-aimé, leur petit Eyolf, dans tous ceux qui auront besoin d’eux !

Et Allmers aussi se souvient. Un jour, s’étant égaré dans le fjœll, loin de tout chemin, la nuit, et au bord d’un grand lac désert, il avait senti passer la mort. La mort n’avait pas voulu de lui. Après avoir côtoyé les abîmes tout un jour et toute une nuit, il avait atteint l’autre rivage, reconnu sa route et retrouvé le goût à la vie. C’est alors qu’il s’était décidé à rentrer auprès d’Eyolf pour l’élever dans la liberté et selon la nature. La nuit mortelle avait été une nuit d’inspiration. De même à présent les époux ont senti quelque chose mourir en eux. Rita a dû renoncer à ce qu’il y avait de trop physique, de trop brûlant dans son amour, Allmers à la perversion de cœur qui l’entraînait vers Asta, et tous deux au petit Eyolf. Mais la douleur les a unis, — mais cette perte est un gain, ils ont eu les angoisses de la mort et le pressentiment de résurrection, — au moment où ils étaient pauvres de tout, ils ont eu besoin l’un de l’autre et ils se sont trouvés ! Et en même temps ils ont retrouvé en eux la conscience des deux êtres qui les ont quittés, à la présence desquels ils n’ont jamais demandé que des satisfactions personnelles, les absents qu’ils ne peuvent plus aimer égoïstement, les deux Eyolf qu’ils devaient perdre pour les comprendre. La « loi de transformation » s’est réalisée tout entière pour eux !

Mais le lecteur reste sous une singulière impression. Cet Allmers renonce aux égarements de l’esprit, mais c’est pour une satisfaction qui n’est plus du monde ; il se sent « enfant de la terre, » mais il a perdu la joie de vivre, et, sage enfin, ou se croyant tel, il s’abandonne aux penchants naturels sans l’instinct du bonheur. La seule pièce d’Ibsen qui semble aboutir à une conclusion morale positive se perd dans une effroyable contradiction. Tous les doutes qui hantèrent le dramaturge à la fin de sa vie sont au fond de ses suprêmes affirmations, et il ne reste plus, à celui qui a soulevé tant de problèmes, que la gloire de les avoir posés, l’orgueil de sa sincérité, l’angoisse de ne rien savoir, et peut-être l’espoir dans la pensée et dans l’art de l’avenir.


  1. 1. Acte II, traduction du comte Prozor.
  2. 1. Acte II.