Bertram/Acte IV

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Bertram, ou le Château de St-Aldobrand, tragédie en cinq actes
Traduction par Taylor et Nodier.
(p. 89-130).
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ACTE IV.

SCENE I.

Une nuit obscure. Les murs du château.


Bertram s’avance extrêmement agité. Il étend les bras pour pénétrer dans un taillis ; au même moment un nuage passe et cache la lumière de la lune.


Bertram.

Tu te dérobes à ma vue, et ne veux pas me voir. Tous les feux du Ciel se sont voilés. Dans cette nuit profonde, il ne se trouve rien, sous la voûte obscure du firmament, d’aussi ténébreux que mon cœur ; ma gloire infernale même m’a quitté ! Bertram n’a rien audessus de l’être le plus misérable de la nature. J’aurois dû le braver dans ses salons superbes… j’aurois dû me mesurer avec lui dans les champs de la mort…. et non pas le surprendre au sein de la paix pour troubler son bonheur d’une blessure imprévue, comme le serpent caché…. ( Il lève les yeux vers les créneaux de la tour, où il se trouve une lumière, et regarde attentivement.) Elle est là…. elle pleure, et son mari n’essuie pas ses larmes…. elle pleure, et son enfant ne peut consoler une coupable mère. Aldobrand…. non ; je ne te pardonnerai jamais. C’est toi qui es cause de mon crime ! (Deux hommes de la bande de Bertram entrent.) Qui êtes-vous ?

Ier. Brigand

Pourquoi rôdes-tu dans la forêt, tandis que tu laisses tes compagnons jouer avec leurs armes inutiles, ou rêver de reliques et de rosaires avec des moines ? Donne-nous quelque chose à entreprendre.

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Bertram.

Oui. Vous êtes venus à propos ; je veux vous féliciter et vous rendre fiers. Écoutez donc, misérables ! Je vous connois tous les deux ; vous êtes esclaves de l’or ! Pour un ducat vous arracheriez l’enfant pleurant sur le sein de sa mère, et vous le jetteriez dans les flammes. Oui, vous êtes même capables de tirer vos glaives aigus pour couper la gorge de son père, et de faire ensuite un festin sanglant de l’argent que vous auriez si noblement gagné… Brigands, réjouissez-vous ; les crimes de votre chef vous ont absous à jamais ! Vous avez puni des coupables ; il étoit réservé pour l’innocent ! Jouissez de votre triomphe, et partez… partez….

Ier. Brigand

Eh bien ! que la bénédiction du Ciel soit avec toi ! Tu en auras besoin, si tu restes ici

long-temps.
Bertram.

Que craignez-vous, bandits !

2e. Brigand

Sauve-toi…. cette contrée, quoique vaste, n’aura pas un seul endroit pour te cacher. La mort y est partout.

Bertram.

Ils abattront un arbre mort… voilà qui est bien…. qu’il tombe ; mais, quoiqu’un cadavre ne sente pas de blessures, malheur à celui qui lui portera le dernier coup !… Sa chute pourra l’écraser.

Ier. Brigand

Le seigneur Aldobrand est spécialement chargé par son souverain de poursuivre ta vie proscrite dans toute la Sicile.

Bertram, d’un air égaré.
Comment !… Quoi !…
2e. Brigand.

En retournant au château, nous avons vu ses vassaux armés. Ils s’entretenoient d’un comte Bertram, dont on avoit vu le vaisseau faire voiles des côtes de Manfrédonie.

Ier. Brigand

Et si ta seigneurie est trouvée vivante sur la terre, le comte Aldobrand est maître de sa destinée. Comprends-tu cela ?

Bertram, en délire.

Scélérat, détestable scélérat !… ne m’a-t-il pas poussé à l’extrémité ? Ces vêtemens déchirés, ces membres meurtris et cicatrisés, ne sont-ils pas un objet de joie assez enivrant pour la haine de l’homme ? Parmi eux, il s’en est vu quelques-uns qui, du haut du bâtiment du corsaire, ont plongé leur ennemi dans les vagues écumantes : mais quel est celui qui a épié le moment, qui a joui du spectacle de sa lutte contre la mort ? Imbécile… insensé !… insensé ! Avant cette nouvelle outrageante, je me serois abaissé devant lui, comme un coupable repentant ; je me serois prosterné à ses pieds ; je m’en serois laissé fouler ; je les aurois même bénis, car je l’avois injurié, et l’injure mutuelle auroit peut-être affranchi de sa haine mon cœur abattu…. Misérable…. je te remercie.

Ier. Brigand

Que vas-tu faire ? Faut-il se préparer aux coups ?…

Bertram.

Regarde-moi, terre d’Aldobrand ; quelle est la victime qu’il poursuit ? Viens dans ma caverne, ennemi implacable, car tu n’as laissé à ta victime d’autre retraite que le dur rocher ou le désert sauvage ; anime tes satellites féroces – fais éclater dans mon antre ténébreux toutes les flammes de l’enfer, et entre

si tu l’oses.
Ier. Brigand.

Veux-tu fuir ?

Bertram.

Jamais. Ici je reste l’inébranlable champion du désespoir. Ce bras sera mon arme…. cette poitrine mon bouclier… et quant à mon gage de bataille…. Ah ! tu m’as dépouillé de tous les gages de la chevalerie. Prends ces noirs cheveux arrachés par la rage à la tête de ton ennemi, et qu’ils se rougissent de sang avant que je les réclame. (Il s’arrache les cheveux.) Pourquoi luttes-tu contre moi ? (Avec véhémence.) Noble Aldobrand, je te brave dans ton propre palais. Naufragé, affamé, les membres exténués, le cœur défaillant, car le pain de tes charités n’a pas flétri ma bouche… je te défie au combat. M’entends-tu…. avance, lâche…. as-tu armé tes vassaux ? Eh bien ! amène-les tous ; et vous, suivez-moi ; vous allez avoir à combattre.

(Ils sortent.)

Scène II.


Imogène dans son appartement, une lampe allumée sur la table ; elle se promène pendant quelque temps très-agitée, ensuite elle jette la lampe.

Imogène.

Meurs, lumière détestable ; tu épouvantes ma vue. Contre qui les hurlemens du vent se déchaînent-ils ? Les pierres même s’animent au-devant de mes pas coupables ; tout ce qui est privé d’existence en reçoit une pour me maudire. Dieu ! écrase-moi sous une de tes montagnes ! puisse ton vaste océan se soulever furieux et m’envelopper de son immensité ! Ô grand Dieu ! que ne puis-je descendre et m’anéantir au centre de la terre… que ne puis-je y dormir éternellement ensevelie et dépouillée de tout sentiment, parmi des êtres sans forme, ou qui n’ont jamais vécu ! (Elle tombe sur la terre en gémissant.) Si je devenois furieuse, quelque mot insensé me trahiroit…. Paix… Que suis-je ?… Non… qu’étois-je ?… (Elle se tait pendant quelque tems.) J’étois l’épouse honorable d’Aldobrand : je suis la maîtresse méprisée d’un brigand !…

(Clotilde entre.)
Imogène.

Qui es-tu, toi, qui viens ainsi me surprendre dans les ténèbres ?

Clotilde.

La lueur de la lampe m’attiroit…

Imogène.

Je ne te voyois pas, avant que tu fusses près de moi. C’est ainsi que l’on approche furtivement pour épier les coupables. Comment oses-tu me regarder, et que vois-tu dans mon

visage ?
Clotilde.

Une mortelle horreur. Si d’autres êtres que les misérables qui sont ignorés de Dieu, ou qui l’ont renié, portoient au jour de leur dissolution les traits du désespoir, je croirois les reconnoître à votre aspect.

Imogène.

N’y vois-tu que le désespoir ? Ne me trompe point. Tu as pénétré plus loin ; et si cela n’est pas, pourquoi ce regard perçant qui m’atterre ? Dis pourquoi tu me regardes ainsi.

Clotilde.

Je n’avois pas d’intention ; cependant, depuis votre promenade solitaire sur les remparts du château, votre maintien a été si étrange, que tout en vous parle de quelque épouvantable mystère….

Imogène.

Ah ! suspends-moi sur un rocher, exposée à la soif sanglante des vampires, à la dent venimeuse des aspics !… mais sépare-moi par l’infini tout entier de l’homme que j’ai déshonoré.

Clotilde.

Qui avez-vous déshonoré ?

Imogène.

Quelle injure peut faire une femme ? Fille, elle essuie les larmes d’un père…. sœur, c’est d’un frère qu’elle réclame l’amour…. épouse criminelle d’un époux offensé, c’est elle qui lui imprime la tache du déshonneur.

Clotilde.

Je ne veux pas vous entendre…

Imogène.

Nous nous sommes rencontrés dans le délire, et nous nous sommes séparés dans le crime. Oh ! je vois l’horreur qui rougit ton visage. Ne me trahis pas ; je me repens ! ne me, trahis pas ; tu ferois mourir mon mari ! ne me trahis pas, tu ferois mourir mon enfant, mon petit enfant qui m’aime !…

Clotilde.

Femme infortunée ! La honte vous a fait tomber aux pieds d’une de vos femmes ! Levez-vous, levez-vous. Comment pouvez-vous cacher votre fatal secret ? Ces yeux fixes et enflammés, ces mains jointes….

Imogène.

Oui, quand même je serois sans traits, immobile comme le marbre, il y a dans ce cœur une voix qui accuse et qui crie !…. Lorsque j’étois innocente encore, si l’austérité de mon époux m’avoit refusé le pardon, mon cœur pouvoit m’absoudre ; maintenant que mon cœur me condamne, à quoi me serviroit le

pardon du juge que j’ai sur la terre ?
Clotilde.

Allez vous recueillir dans votre retraite solitaire ; là, personne n’osera vous importuner….

Imogène.

Mes pieds ne souilleront jamais cette retraite pure de mes jours passés ! Mais d’où vient ce bruit ?

Clotilde.

Hélas ! une épreuve cruelle vous attend. Voici le seigneur Aldobrand. Cachez votre délire, au nom du Ciel….

Imogène.

Mon délire, il est vrai ! celui de la honte et des remords !… Il vient… il vient avec l’empressement d’une tendresse qui m’assassine !

Ah !… les malédictions de l’autre s’accomplissent !
Aldobrand entre.

Tendre épouse !…. Donne-moi cette main chérie ! Qu’il est doux pour le soldat fatigué de se reposer au sein du bonheur, et d’entendre résonner dans sa paisible demeure ses armes devenues désormais inutiles ! (Au Page.) Prends mon casque. On est bien récompensé des plus durs travaux par un moment comme celui-ci.

Imogène.
Se tenant près de lui avec égarement.

Oui, plus heureux ceux qui, après leurs fatigues, restent étendus sur le champ de bataille sanglant !

Aldobrand.

Que dis-tu, chère Imogène ?…

Imogène.

Le repos n’est-il pas le doux privilége de la mort ?… et quel repos trouve jamais place dans la demeure des mortels ?

Aldobrand.

C’est l’habitude d’une solitude profonde qui a causé chez toi cette sombre mélancolie. On rapporte que, sédentaire dans ces murs, comme sous les lois sévères du cloître, ta seule distraction étoit, vers le soir, une promenade solitaire sur les remparts du château ; là, tu mariois les doux sons de ton luth aux tristes harmonies de la nuit. Les discours trompeurs des jeunes gens, aucune des illusions du plaisir n’avoit de charmes pour toi ; et….

Imogène extrêmement troublée.

Cesse, je te prie…. fais-moi grâce !…

Aldobrand.
Qu’as-tu donc ?… explique-toi.
Imogène, se remettant.

Bien… bien…. Une douleur subite qui m’a oppressé le cœur.

Aldobrand.

Sais-tu pourquoi j’ai été oblige de prolonger notre séparation, et ce qui me forcera peut-être encore à m’éloigner de toi ?

Imogène cherchant à se rappeler.

N’étoit-ce pas la guerre ?

Aldobrand.

Oui, et la guerre la plus terrible, chère Imogène, puisqu’il s’agissoit de combattre nos compatriotes, qui sont devenus nos plus cruels ennemis. Tu connoissois Bertram le banni ? Mais, quoi ! son nom te fait pâlir, comme si la bande de ce chef féroce étoit déjà sous nos

murailles….
Imogène.

Ne prononce jamais ce nom ! Continue ton récit….

Aldobrand.

Tu sais que sa folle ambition alla jusqu’à lutter contre le souverain. Le timide monarque eût été facilement l’esclave d’un sujet aussi redoutable ; mais dans cette crise terrible je devins le défenseur de ma patrie. J’arrachai le serpent du sein de l’état ; je le livrai d’abord au mépris public, et ensuite je l’abandonnai à sa ruine.

Imogène.

Tu n’as pas besoin de m’apprendre cela.

Aldobrand.

Le damné voulut être grand, même dans sa chute. Les hommes désespérés qu’il avoit attachés à sa cause, épouvantent toute la contrée sur les côtes de Manfredonie. On vient de découvrir son navire, qui du golfe de Tarente dirigeoit sa course sur nos rivages. Peut-être la dernière tempête m’aura épargné d’autres poursuites ; mais si Bertram vivant se retrouvoit sur la terre….

Imogène.

Crois-tu qu’il cherche ici un refuge ? Va, écrase ton ennemi ; car il est aussi le mien…. mais ne me dis pas quand tu l’auras tué….

Aldobrand.

Mon Imogène, pourquoi cette tristesse ? Dans des temps plus heureux, tes grâces et ton esprit avoient, comme ton luth, cette douce mélancolie qui peut toujours s’accorder avec un sourire. Ai-je été brusque, injuste envers toi ? Si parfois mon ame belliqueuse s’est laissée emporter trop légèrement, le premier éclat passé, je me suis incliné devant ton cœur d’ange avec la soumission d’un enfant, et j’ai cherché ton amitié par des regrets pleins de tendresse.

Imogène avec beaucoup d’agitation.

Sois généreux ! poignarde-moi !

Aldobrand.

Grand Dieu ! que veux-tu dire ? Je ne me connois point aux caprices inconstans des femmes…. Des larmes sans douleur, des sourires sans joie. J’ai passé mes jours dans les travaux de la guerre ; un casque pesant a blanchi les cheveux de ma jeunesse ; sa pesanteur a prévenu le temps en traçant de larges sillons sur mon front. Je n’aspirois qu’à me reposer en paix au sein de ma famille, à la voir toujours heureuse, et à couler mes jours entre les pensées du passé et le doux espoir de l’avenir, dans une paisible oisiveté, heureux de mourir enfin dans une vieillesse honorable, en serrant ta main fidèle, et en te regardant encore, quoique glacé par la mort, avec des yeux pleins d’amour.

Imogène.

Jamais… jamais tu ne les fixeras sur moi. Le cœur prophétique, que la douleur inspire, ne s’est jamais trompé. Il annonce l’infaillible avenir jusqu’au milieu des illusions de la joie. Je me meurs, Aldobrand ! un mal invisible qui ne peut trouver de soulagement, mine mon existence. Ne me regarde pas avec cet air de bonté qui augmente ma douleur. Quand je serai pâle, froide et enveloppée dans le suaire, que traverse si aisément le dard empoisonné de la médisance, n’écoute pas de vains discours sur celle qui ne pourra plus se défendre. Prends pour ta compagne une femme honorée comme toi. Qu’elle vive heureuse sous ta protection… et… s’il ne meurt pas sur le tombeau de sa mère… aime mon enfant comme tu l’aimois pendant la vie de sa mère….

Aldobrand.

Bannis ces tristes rêveries. L’ennui de la solitude a obscurci ton esprit de fâcheuses pensées. Tu ne seras plus abandonnée à ta noire mélancolie. Viens, mon amie, viens auprès de moi !…

Imogène.

Éloigne-toi… laisse-moi… Pardonne, ô mon époux ! j’ai fait un vœu, et puisse mon âme parjure se perdre dans l’éternel abîme, si jamais j’approche le lit de paix et d’honneur jusqu’au moment !….

Aldobrand.

Jusqu’au moment….

Imogène.
Où ma pénitence sera entièrement accomplie.
Aldobrand.

A Dieu ne plaise que je contrarie tes religieuses pensées ! mais dans l’exercice douloureux de la pénitence, pense à ton ami, et ménage ton foible corps.

Imogène.

Et me laisses-tu avec cette tendresse qui me tue ?

Aldobrand, à Clotilde qui sort.

Appelez mon page, pour qu’il apporte un flambeau et me conduise à mon appartement.

Imogène, tombant à genoux par une impulsion subite.

Mais avant de partir, cher époux, pardonne-moi.

Aldobrand.
Te pardonner ?…et quoi ?
Imogène.

Oh ! même dans une douce union on peut commettre des fautes ! et si, à la fin de chaque journée d’un bonheur pur, on comptoit les pensées et les mots amers, les regards sévères et le silence boudeur, il faudrait se prosterner et se demander mutuellement pardon…. mais alors que devrois-je faire, moi ?

Aldobrand.

Je te pardonne tout ce que ta sensibilité trop délicate peut te reprocher. J’excuse volontiers des fautes qui n’ont jamais troublé le bonheur que je te dois !

Imogène, le suivant à genoux et baisant sa main.

Me pardonnes-tu du fond de ton ame ? Que Dieu bénisse ta pitié ; oh ! que Dieu bénisse ta pitié !…

Aldobrand.

Adieu ! mes yeux s’appesantissent, et la tristesse de tes paroles a tourmenté mon cœur. Je vais chercher ma couche solitaire. Adieu.

(Il sort.)
Imogène.

Ce combat est au-dessus de la force humaine. Tout me paroît noir et horrible. Bertram doit mourir dans ces murs, devant mes yeux ! Moi, qui aurois voulu mourir pour lui quand la vie avoit quelque prix !… Non, il ne mourra pas !…. Viens, Clotilde, viens ! il peut encore être sauvé ; qu’il parte et prie pour celle qu’il a perdue. J’entends le pas de quelqu’un…. Seroit-ce une illusion… Oh, non ! il ressemble au bruit qui tant de fois a retenti dans mon cœur agité…. le pas de Lui…. c’est lui-même ! (Bertram entre.) C’est un crime pour moi de te regarder ; mais à présent tout ce que je fais est un crime. Cependant mes malheureuses pensées ne s’occupent que de ton salut.… Sauve-toi, pendant que je puis te donner ce conseil sans commettre un crime nouveau ! Plût au Ciel que tu ne fusses point entré dans ces murs, ou que tu en fusses parti plus tôt ! Mon Dieu ! il ne me regarde pas ! Pourquoi viens-tu ? quel projet t’amène ? Je te connois… c’est du mal…. Mais quel dessein….

Bertram.

Devine, et épargne-moi… (Une pause, pendant laquelle elle le regarde fixement.) Ne peux-tu le lire sur mon visage ?

Imogène.

Je n’ose.… Un nuage d’idées sinistres me dérobe ta pensée ; mais ce que mes craintes me font voir indistinctement me glace d’effroi.

(Elle se détourne.)
Bertram.

Ne vois-tu rien à mon silence ?… Ce que ma bouche ne dit pas s’annonce de soi-même.

Imogène.

Mes sens abattus n’ont plus qu’un objet de crainte. Ils redoutent d’être obligés à penser…

Bertram, apostrophant son poignard et le jetant par terre.

Parle pour moi ! (À Imogène.) Montre-moi le lieu où dort ton mari ! L’aurore ne doit pas nous trouver vivans tous les deux !

Imogène jette un cri et lutte contre lui.

Ô terreur ! ô grand Dieu !… Retire-toi ; ne me résiste pas ! mes cris vont remplir le château ! ils éveilleroient les morts mêmes pour sauver mon Aldobrand ! Perfide assassin, brave, si tu l’oses, la rage d’une lionne ; mais redoute ma fureur !

Bertram.

Va ! éveille tout le château par tes cris frénétiques ! Ces cris qui révèlent mon secret proclameront le tien. Va ! qu’ils retentissent à l’oreille de ton mari… je le veux ! Ils sauront tout !

Imogène.

Peut-être Dieu, dans sa miséricorde, armeroit son bras contre moi, et je serois rachetée….

Bertram.

Oh ! n’espère pas de sa clémence un destin si doux. Il te maudira de son pardon. Son œil fixe et mourant ne sera pas si terrible pour toi que les regards caressans de son amour pour une femme qui l’a déshonoré. Son dernier soupir n’est pas plus effrayant à écouter que la dernière prière qu’il a adressée en vain pour te réclamer de l’enfer.

Imogène.

Je ne puis… je succombe !… que je meure !

Bertram.

Non ! il faut que tu vives dans un monde qui te reprochera l’existence ! Une femme dont les égaremens seront cités par les mères pour l’instruction de leurs filles ! une femme qui seroit méprisée des plus viles esclaves de la débauche ! une femme que les justes ne nommeront pas sans se signer, et dont la pensée est pour les démons un éternel sujet de triomphe ! Peux-tu souffrir tous ces tourmens ?

Imogène.

Je dois souffrir. Je me suis condamnée à tout cela…. Mais, va-t-en, ou je pousserai un cri qui sera contre toi un signal de mort.

Bertram.

Écoute-moi.

Imogène.

Non ! non ! Séducteur infernal, va-t-en !

Bertram.

Ton enfant ! (Elle reste interdite.) Va ! porte ton fils tremblant dans tes bras adultères, et fais de lui l’objet du mépris public. Pauvre créature ! l’implacable ennemi de son père le plaint, et sa mère n’en a pas pitié ! Banni par ses égaux, et condamné à la honte, une pensée amère dévorera son cœur dans la solitude et dans l’opprobre… Il dira : « Ma mère étoit une misérable ! »

Imogène, tombant à genoux.

Je suis une misérable ; mais qui m’a rendue ce que je suis ? Je me prosterne devant toi, comme une épouse indigne, mais qui du moins ne mérite pas ta colère ! Bertram, prends pitié de moi !

Bertram.

Mon cœur est comme l’acier que je presse dans cette main….

Imogène, toujours à genoux.

Tu m’as jetée hors de la pureté de cet état de paix et d’honneur dont je jouissois autrefois… Ne me plonge pas dans les ténèbres éternelles !

Bertram, la regardant avec compassion pendant quelque temps.

Ô toi, la plus belle de toutes les fleurs ! pourquoi te trouves-tu sur mon chemin ? Rien ne peut arrêter l’élan furieux de ma colère, et je te brise en passant !

Imogène.

Non ! Bertram ! ma voix épuisée n’a pas perdu encore toute sa puissance sur ton cœur ! Auprès de toi je n’ai jamais fait que supplier ! Tu reconnois mon langage à mes pleurs et à mes sanglots ! Mon doux, mon noble Bertram ! mon bien-aimé…. car autrefois tu étois doux et humain… prends pitié de moi ! (Elle lève les yeux ; et, ne voyant pas d’attendrissement dans les regards de Bertram, elle se relève avec fureur.) Par le Ciel et tous les saints, il ne

mourra pas !
Bertram.

Par le Ciel et tous les saints, il ne vivra pas ! Ce n’est pas le transport momentané d’une colère fugitive qui m’amène ; sa mort a été mon espoir pendant bien des années de misère ; et, sans cet espoir qui me soutenoit depuis long-temps, j’aurois embrassé la mort. Cette idée a été l’aliment de ma vie, elle a été l’oreiller consolateur de mon sommeil ! Je viens pour exécuter une détermination inébranlable ; et ni toi ni tous les anges qui le protègent ne sauraient le défendre !

Imogène.

Les hommes le défendront, ame impitoyable ! Au secours ! au secours !

Bertram.

Tu appelles en vain. Tes vassaux armés sont trop loin pour se rendre à ta voix. Ils se sont rendus, suivant leur coutume pieuse, près des frères de Saint-Anselme ; et, pendant ce temps, mes bandits ont aiguisé leurs sabres altérés de sang. Il va périr de leurs mains, si tu t’obstines. Ils n’attendent que mon ordre.

Imogène, tombant à terre.

Homme cruel et horrible !… Dieu voit le comble de ma misère… Je suis perdue !…

Bertram.

Ne pense pas que ma vengeance leur cède sa proie. Il tombera noblement. C’est moi qui le tuerai ; mais le coup mortel sera porté dans le silence de cette nuit ; c’est ainsi que le serpent se déploie pour envelopper sa victime. (Un cor se fait entendre.) D’où vient ce bruit ? Mes assassins sont arrivés… Calme-toi. Aldobrand ne périra pas par les mains des brigands.

(Il sort.)
Imogène, regardant autour d’elle, et se remettant lentement, répète ses dernières paroles.

Il ne périra point ! Ah ! ce n’étoit qu’un songe, un songe horrible ; il n’étoit pas ici ! Cela est impossible… (S’élançant vers laporte.) Je ne veux pas rester un moment seule, dans la crainte où je suis que le spectre ne revienne…. Hola !… Où es-tu ?

Clotilde entre.

Ne m’appelez-vous pas ? Je me suis empressée de venir, au son de votre voix plaintive, quoique je n’eusse pas distingué vos paroles.

Imogène.

Que je m’appuie sur toi ! Laisse-moi te presser avec force ! que je sente une créature humaine et sensible qui m’aide à repousser ces fantômes ! Ils ont tourmenté si cruellement ma solitude ! J’ai eu des rêves si lugubres, si horribles !… Mais ils sont dissipés… je n’y penserai plus.

Clotilde.
Quel objet à donc frappé vos regards ?
Imogène.

Une de ces apparitions que la pensée cherche en vain à suivre, à travers le crépuscule ou les ombres de la nuit….

Clotilde.

Hélas ! je croyois aussi avoir aperçu l’ombre de Bertram en entrant…

Imogène, faisant un mouvement subit, comme en cherchant un souvenir.

Ô Dieu ! et n’étoit pas donc une vision !… Tu as vu réellement… crains de me rendre mon délire…. Un moment… C’en est fait… par le Ciel, c’en est fait ! Je veux me prosterner à ses pieds injuriés ! je vais lui révéler toute ma honte et tous mes crimes ! Mes crimes étoient une arme entre ses mains. Eh bien ! ce corps flétri de péchés servira de bouclier dans celles de mon époux. Mes cris éveilleront les vassaux fidèles… Le monde… (Elle s’arrête tout-à-coup.) Mais je ne puis publier ma propre honte. Va.… dis-leur que je n’ose pas le dire !…

Clotilde.

Ah ! pardonnez-moi, madame ! je tremblerois de m’engager dans ce corridor lugubre et d’y trouver cette apparition redoutable !

Imogène.

Il le faut…. C’est à moi surtout que cette rencontre est redoutable et hideuse…. Si je voyois mon époux dans son sommeil, la tranquillité de son ame briseroit mon cœur, et il mourroit averti de mon opprobre…

(Clotilde sort.)
Imogène, écoutant Clotilde.

Comme elle tarde !…. Heim !…. il connoît maintenant tous mes crimes. Oui, ce déshonneur sera reproché à mon enfant…. Un silence horrible !…. Se seroit-elle laissée corrompre pour favoriser la consommation du crime ? Hélas ! que je suis malheureuse !…. Et qui ne l’assassineroit pas quand sa propre épouse l’a trompé ?

Clotilde entre.

Consolez-vous ; tout va bien.

Imogène.

Que veux-tu dire par ces mots ? des mots de consolation à mon oreille flétrie retentissent comme un chant de mort.

Clotilde.

N’entendez-vous pas le son du cor ?

Imogène.

Je n’ai pas entendu le cor, mais j’ai bien entendu des voix qui parlent d’assassinat.

Clotilde.

Oh ! le cor se faisoit entendre, et avec lui est venu un heureux messager. Les chevaliers de Saint-Anselme célèbrent une fête solennelle dans les murs de leur saint protecteur ; ils ont suspendu la bannière sacrée sur son autel. Votre seigneur a été averti d’aller se ioindre à cette cérémonie pieuse. Quoique l’heure soit avancée et la nuit obscure, le comte Aldobrand est parti avec peu de suite. Ils ont déjà fait plus de la moitié du chemin.

Imogène, se jetant à genoux avec ferveur.

Que Dieu soit loué ! que le Ciel comble de biens ces nobles chevaliers ! Il est donc sauvé…. jusqu’au jour !

Le Page entre.
Imogène.

Qui es-tu ?

Le Page.
Ne me connoissez-vous pas, madame ?
Imogène.

N’importe. Quel est ton message ?

Le Page.

Les eaux descendent des montagnes avec tant de violence, que le ruisseau qui baigne les murs du couvent est devenu un torrent. Notre seigneur, arrêté un moment sur le rivage, revient avec toute sa suite. C’est en vain que les religieux du haut de leurs tours ont essayé de diriger sa marche à la clarté de leurs flambeaux.

Imogène.

Tu te trompes ! il ne reviendra pas !… Ah ! ma tête s’égare !… Va ! tiens-toi sur la tourelle. (À Clotilde.) L’inondation doit baisser…. la nuit devient moins obscure et plus Calme. Va ! va ! c’est là ce qu’il faut que l’on m’annonce, (Au Page.) Pourquoi restes-tu ici ?… J’ai perdu le courage de mon innocence, et je n’ose pas avoir celui du désespoir ! J’ai perdu cette force fatale qui expose au crime, et je n’ai pas gagné l’énergie du remords !

Clotilde entre.

La nuit est calme et belle. Mes yeux fatigués n’ont pu apercevoir sur la plaine les armes éblouissantes des chevaliers. Les airs appaisés n’ont pas porté à mon oreille attentive le foible bruit du cavalier que répète ordinairement l’écho indiscret de la nuit. Consolez-vous ! Ils ont assurément traversé le torrent.

Imogène.

Oui, je suis plus tranquille : oui, tu m’as apporté une consolation. Ô Dieu de miséricorde, acceptez ces larmes, les larmes d’une pénitente ! Et toi, dis-moi encore qu’il ne reviendra pas.

Clotilde.
Assurément il a passé le torrent.
(Le cor se fait entendre au-dehors, annonçant le retour d’Aldobrand.)
Imogène.

C’est Aldobrand !…. Perdu ! perdu ! nous sommes tous perdus. Dieu tout-puissant ! j’implore ta clémence pour l’ame de mon époux, car l’homme n’a pas de miséricorde. N’y a-t-il pas d’espoir, point de secours ?

(Elle regarde vers la porte, et voit marcher lentement les bandits de Bertram, qui se rangent en bataille.)

Aucun, aucun ! il n’y en a plus ! Sa bande menaçante m’entoure… Je veux faire un dernier effort pour les désarmer. S’ils sont hommes, ils m’écouteront…

(Elle s’élance vers eux ; ils avancent en présentant la pointe de leurs épées.)

Ah !…. il n’y a pas de clémence dans leurs regards ; il n’y a rien d’humain dans leur ame ! ce ne sont pas des hommes… ceux-ci viennent de l’enfer ! Plus d’espoir !…. Si j’entendois son dernier cri pour demander un secours impossible… si je l’entendois appeler son épouse et son enfant… Dieu ! je ne veux pas l’entendre… (Elle se bouche les oreilles.) Dieu ! donne la force à mon cœur serré de prier encore une fois !…. Miséricorde… Bertram… Miséricorde !….

(On entend un bruit d’armes au-dehors. Imogène fait un mouvement subit et marche vers la porte en chancelant.)
Aldobrand, au-dehors.

Retire-toi… Scélérat ! retire-toi !…

Bertram.

Que ce titre de scélérat retourne à ton ame ! je suis Bertram !

(Aldobrand fuit devant Bertram, s’élance sur le théâtre et tombe aux pieds d’Imogène.)
Aldobran.

Que je meure aux pieds de mon Imogène !… Imogène, n’arrêteras-tu pas le sang qui coule de mon cœur ? ne veux-tu pas me regarder du moins ?… Ah ! sauve notre petit enfant !

(Il meurt.)
(Imogène, au nom de son enfant, sort précipitamment. Bertram se tient à côté du corps d’Aldobrand, et le contemple le poignard à la main.)


FIN DU QUATRIÈME ACTE.