Betty petite fille/07

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(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 83-96).


CHAPITRE VII


Madame Cérisy était sortie vers dix heures. Aussitôt Betty qui avait négligé l’école sous un prétexte quelconque, bondit à la cuisine.

Il fallait en effet se livrer au plus vite aux divers préparatifs que nécessitait leur escapade de la journée.

Dans ce but, le tub fut transporté devant la pierre à évier et Léontine frissonnante de la terreur de l’inconnu fut contrainte de subir un bain glacé, suivi d’un massage vigoureux.

La fillette astucieusement s’attardait à ce nettoyage, ayant des subtilités malicieuses qui leur arrachaient des rires énervés.

Ensuite avec un soin habile, elle lima les ongles du souillon, parvenant, non sans peine, à lui procurer des mains présentables.

Après le manucure, ce fut le pédicure. Léontine tombait lentement dans l’abrutissement le plus complet. Jamais elle ne se serait figurée que tant de choses étaient nécessaires pour gagner cent francs sur un matelas de laine.

Betty se complaisait à ce travail, non pas à cause de la besogne elle-même ; mais parce qu’elle avait la sensation d’entraîner une autre femme à la chute.

En outre, elle espérait bien accroître sa science par les essais de la servante, jugeant presque naturel qu’elle y assistât. Ainsi elle éviterait d’être contrainte de se donner elle-même, tout au moins pour l’instant.

Toujours existe chez la vierge, même la plus pervertie, cette répulsion instinctive de l’acte charnel ; c’est la défense de la nature. Sans elle, la chute deviendrait trop aisée, entraînant l’affaiblissement de la race, à cause de la précocité des enfantements.

Lorsque Léontine parut être dans un état voisin du raffinement obligatoire, c’est-à-dire qu’elle fut propre, Betty lui choisit une chemise, un pantalon et une combinaison dénichés parmi les lingeries maternelles. Le tout était bleu d’azur et d’une transparence très art moderne.

Ainsi pompeusement parée, la fille ne pouvait se résoudre à terminer sa toilette. Elle errait par l’appartement, se mirant aux glaces, retroussant la combinaison pour mieux contempler le pantalon ; écartant ce dernier pour palper la chemise.

Elle étudiait les ondulations de sa croupe charnue qui tendait l’étoffe et s’essayait aux ronds de jambes qu’elle croyait de bon ton.

Betty la suivait et conseillait. Ses avis toujours étaient frappés au coin de la science de la coquetterie et la goton écoutait avec un grand sérieux.

Aussi le déjeuner ce matin-là fut-il détestable ; la viande était brûlée et les légumes coriaces.

Madame Cérisy pleine d’indulgence fut doucement pitoyable à cette pauvre Léontine qui décidément ne se dégourdissait pas rapidement.

Elle ignorait évidemment qu’elle se rendait l’après-midi à une fête intime susceptible de changer la direction de ses aspirations. L’aurait elle su que peut-être elle lui aurait proposé de prendre sa place. Peut-être aussi l’aurait-elle approuvée, chacun étant un peu comme le renard ayant eu la queue malencontreusement coupée.

Betty tremblait d’une impatience enfiévrée qui lui coupait l’appétit :

— C’est la croissance ! se disait sa mère en souriant.

Cette croissance des petites filles explique décidément bien des choses.

Par bonheur, Madame Cérisy que les nécessités d’une existence bien conduite appelait au dehors, ne s’attarda pas.

Hypocrite, Betty la conduisit jusqu’au palier et avec un sourire candide souhaita :

— Amuse-toi, petite mère !

— Quel amour d’enfant ! songea Madame Cérisy.

Mais la porte bouclée derrière elle, la fillette se précipita au galop de charge.

Dans la cuisine Léontine, la face huileuse de sueur et le chignon sur l’oreille l’attendait.

Il fallut la coiffer et à cette tâche délicate, Betty apporta toute sa bonne volonté.

Ensuite, elle l’assit dans un fauteuil de la chambre à coucher et armée du cold-cream et de la poudre annonça :

— Bouge pas, maintenant j’vas t’faire ta gueugueule de singe…

L’autre sourit béatement, reconnaissant que tout cela était « pour son bien ».

Elle eut la face honnêtement barbouillée de crème, puis poudrée comme une gaufre. Ses lèvres devinrent sanglantes et ses yeux bleus limpides, entourés de cils d’ébène et de sourcils épais.

Betty se recula et admira son œuvre :

— T’as l’air d’une grue… C’est c’qui faut, les hommes n’aiment que ça.

Pour terminer, on dut enclore les fortes hanches et l’arrière-train puissant en un tube de crêpe de Chine perlé de boules multicolores : exactement une robe de théâtre de Madame Cérisy.

Les pieds gonflés par l’habitude des savates s’emprisonnèrent en des escarpins Henri II juchés sur des talons sinueux.

Enfin transformée, mais les yeux toujours agrandis par l’ahurissement, elle se mit debout.

Betty l’examina, drapa, pinça l’étoffe et conclut :

— Allons t’es une bath poule… Tu la fous pas trop mal !

Léontine approuva, c’était absolument son avis. En revanche, elle ne fut pas autorisée à s’asseoir en attendant le moment du départ, de crainte de froisser ces beaux atours.

Betty, elle aussi se prépara, mais l’habitude acquise lui permit d’en avoir rapidement terminé. Encore elle se maquilla outrageusement, désirant elle aussi avoir l’air « d’une « grue ».

Bientôt elles furent dehors et contrairement aux jours précédents, elles montèrent aussitôt en métro. Durant le trajet, la fillette put donner les ultimes conseils ; Léontine sut ainsi à l’avance ce qu’elle avait à dire et à faire, comment elle devrait agir pour paraître une véridique prostituée.

Elle promit :

— Si l’type me flanque cent francs, je vous paierai une belle bague !

La fillette souhaita ardemment que cette promesse se réalisât, non point qu’elle tint au bijou, mais à cause de la façon dont il aurait été gagné. Il lui semblait que l’anneau fleurerait le mâle et le rut.

Elles descendirent à la station de Caumartin et hâtivement se dirigèrent vers le dancing.

Les deux hommes les attendaient déjà, mais sans trop de confiance. En les voyant, ils eurent un sourire orgueilleux que la fillette remarqua. Elle rit de cette attitude qui confirmait son opinion sur le sexe fort.

Avec des mines coquettes, elles s’installèrent, Betty se montra un tantinet revêche, afin de mieux dominer les séducteurs payants.

Le monsieur chlorotique avoua s’appeler Jean et fit preuve d’une impatience exagérée. À Léontine, il proposa de s’isoler incontinent.

N’ayant plus aucune bonne raison de refuser, elle acquiesça de son air tranquille et ils se levèrent.

Quand elle se vit seule en compagnie du partenaire barbu, la fillette sentit en elle une angoisse affreuse. Qu’allait-il se passer ? Quelle surprise épouvantable se préparait pour elle ?

Malgré son énergie ordinaire, elle se troubla, pâlit, son cœur défaillit.

Comme elle lui disait encore « Monsieur », il la pria de l’appeler Louis. Elle rit nerveusement et répéta « Louis » en le fixant avec effronterie, pour mieux masquer son émoi.

Cette attitude l’enhardit et il lui prit la main en demandant :

— Que faisons-nous ?

Elle haussa les épaules : pouvait-elle savoir ? L’idée seule de s’enfermer dans une chambre auprès d’un homme en gilet de flanelle la terrifiait. Jusque-là, elle avait aspiré à l’étreinte virile ; à la minute suprême, elle reculait, non point uniquement par crainte, mais aussi par dégoût.

Pourtant il lui proposa cette solution ; elle répondit « non » très nettement.

Encore il hésitait sur l’âge de la compagne ; la conversation de la fillette lui prouvait qu’elle n’avait plus rien à apprendre, mais en même temps, il sentait vaguement l’enfant sous ces dehors libertins.

D’une main audacieuse, il palpa ses formes naissantes, dans le but de voir, si elle aurait un geste de défense. Elle rit et le laissa faire.

Alors il offrit une promenade en taxi et cette fois, elle accepta sans hésitation, une malice dans les yeux. Cette distraction, elle l’enviait depuis longtemps ; qu’un homme la lui procurât, confirma ses opinions anciennes.

Sur le boulevard ils trouvèrent une auto et comme le chauffeur faisait mine de rabattre les capotes, Louis l’arrêta. L’automédon comprit et eut un sourire égrillard ; Betty eut une rougeur subite qui lui envahit les joues.

Rapidement ils montèrent les Champs-Élysées, dans la trépidation haletante du moteur. Au bois, le chauffeur ralentit et suivit avec soin les allées solitaires : il faut toujours être bon avec son prochain.

La fillette auprès de l’homme fut de nouveau intimement émue, un désir montait en elle, désir constamment combattu par la frayeur latente.

Sans brusquerie, il l’avait prise à la taille et sa barbe soyeuse lui effleurait le cou. Le chatouillement la fit rire et elle tourna la tête.

Alors, devant elle, en une vision inoubliable, elle vit des yeux exorbités de lubricité, une bouche de faune tordue et baveuse.

Elle eut un recul d’épouvante et de sincère dégoût.

Mais plus brutalement il l’étreignit, ne mesurant plus ses gestes, emporté par la bestialité.

Par crainte du ridicule, elle n’osa trop se débattre et se laissa étreindre contre la poitrine robuste. C’était déjà presque un viol contre lequel, inconsciemment, elle tentait de se révolter. Cependant elle reconnut éprouver une satisfaction perverse à cette intimité soudaine avec cet inconnu.

Brusquement il comprit et s’éloigna un peu, comme affolé par la réalité.

— Quel âge as-tu ? fit-il.

Elle n’eut pas une hésitation :

— Seize ans !

Il hocha la tête !

— Seize ans ?

Après tout c’était possible. Pourtant il aurait bien voulu questionner davantage : il n’osa pas, préférant ne pas savoir.

Toutefois il ne se hasarda plus, laissant à d’autres le plaisir d’une prémice qui ne l’attirait point.

Le voyant désintéressé, ce fut alors Betty qui se montra entreprenante. Elle percevait que nul danger ne la menaçait plus ; dans ces conditions, il n’y avait aucune bonne raison pour qu’elle se gênât.

Par contre cette situation lui offrait l’avantage d’un accroissement de science. Les demi-mesures dont ils se contentèrent suffirent à la fillette, pour mieux se rendre compte des réalités. Elle en acquit un surcroît de terreur. Tout ce qu’elle avait appris précédemment, lui semblait à l’heure actuelle, absolument impraticable. Ingénuement, elle se demanda comment sa mère s’y prenait.

Peut-être l’aurait-on ramenée dans le droit chemin en lui faisant toucher du doigt que l’heure n’était pas encore venue pour elle. Convaincue, elle se serait probablement apaisée, remettant à plus tard les réalisations permises.

Mais il n’en fut rien et son imagination se remit en mouvement, l’affolant plus que jamais.

L’homme fort embarrassé de son personnage, avait hâte de reprendre le chemin du retour, ce fut elle qui l’attarda encore, dans l’espoir de quelque chose d’imprévu.

Cependant il fallut s’y résoudre, la menace maternelle pesait toujours sur elle, lui procurant le grain de sagesse dont elle avait besoin pour n’aller trop loin.

Avec Léontine il avait été entendu que chacune rentrerait de son côté. Maintenant, torturée par la curiosité, la fillette avait hâte de rentrer. Louis généreux la quitta à l’Étoile et régla le taxi, pour qu’il la reconduisit chez elle. Même il lui remit un billet de vingt francs, et elle accepta en riant : ce geste était à son avis tellement naturel. Elle ne pouvait éprouver de la honte, sa mère en recevait bien d’autres.

Néanmoins l’idée qu’elle avait quatorze ans et que déjà elle gagnait de l’argent au moyen de sa beauté, la remplit d’une juste fierté.

Durant le trajet, elle n’eut aucune pensée sensuelle, uniquement un souvenir lancinant qui l’angoissait. Elle se demandait à l’heure actuelle, si elle n’avait eu tort de se dérober.

Elle se calma en se disant que Léontine finirait de la renseigner et que cette fois, sa science serait complète.

Méfiante, elle fit stopper la voiture à une courte distance du logis et rentra à pied.

En arrivant elle trouva Léontine au salon, vautrée dans un fauteuil et fumant une cigarette de Madame Cérisy. Elle se précipita et questionna :

— Eh bien ?

L’autre eut un rire tranquille ; eh bien oui, elle avait l’argent, c’était uniquement ce qui l’intéressait. Mais ce n’était cela que Betty désirait savoir. Les interrogations devinrent plus précises. Le souillon ricana :

— Bien sûr quoi !… Il ne m’a pas donné c’te galette pour m’gratter un œil d’perdrix.

La fillette se fit câline :

— Raconte moi comment qu’ça s’est passé ?

Léontine se redressa pleine d’une hautaine supériorité :

— C’est pas d’votre âge !

La gamine se révolta :

— Mais j’sais, s’pèce de tourte !

Léontine leva un front offensé :

— Alors pourquoi qu’vous d’mandez…

Puis avec un sourire candide :

— V’s’êtes tout d’même maline d’avoir d’viné qu’il donnerait tant d’argent pour ça !

Il fut impossible de la tirer de ces généralités ; malgré toute sa diplomatie, Betty en fut pour ses efforts. En outre la servante commença à manifester une certaine désinvolture. Prostituée à son tour, elle se sentait élevée d’un échelon social, presque au niveau de Madame Cérisy elle-même.

La fillette hargneuse voulut briser dans l’œuf cette tentative de libération :

— Faudrait t’décider à quitter les frusques de ma mère… c’est pas à toi !

Léontine eut un geste plein de grandeur :

— Penh ! J’en aurai bientôt autant parce que j’suis plus gironde que la patronne qui commence à péter de partout !

Betty fronça le sourcil, elle possédait une haute opinion de la valeur maternelle.

— T’as encore que cent francs, et t’faudra rudement encore t’mettre sur les fesses pour t’payer seulement une robe comme celle que t’as su’l’dos !

Cette réflexion sage calma un peu l’emballement de la fille, elle redevint aimable, jugeant qu’elle avait besoin de l’aide et des conseils de la gamine. Bienveillante elle se laissa aller à de brèves confidences qui de nouveau enflammèrent l’imagination de Betty toujours aux abois.

Lorsque Léontine se fut réfugiée dans sa cuisine pour préparer le dîner du soir, elle courut s’enfermer dans sa chambrette, où la solitude lui était propice.

Pourtant quand Madame Cérisy rentra, elle la trouva souriante et placide, sans exubérance exagérée.

La bonne mère lui déposa un baiser sur le front et s’enquit comme de coutume :

— Tu t’es bien amusée ?

Elle eut un sourire finaud pour répondre :

— Mais oui’ p’tite mère !

Cependant il lui déplaisait d’être toujours traitée ainsi en petite fille, tandis qu’elle sentait en elle toutes les aptitudes voulues pour concourir au bonheur familial. Aussi se permit-elle de l’ironie et fit entre haut et bas :

— J’ai joué à la poupée !…

Madame Cérisy l’embrassa avec une tendresse fébrile, tant de puérilité l’enchantait :

— Enfant va !

Les paupières mi-closes, les lèvres pincées, Betty songea à son après-midi.