Betty petite fille/10

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(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 119-131).


CHAPITRE X


Madame Cérisy trouva une femme de ménage qui lui enleva le souci de la vaisselle et des tapis, Betty y gagna un surcroît de liberté, l’officieuse ne restant l’après-midi entière.

En revanche, elle fut contrainte de retourner régulièrement à l’école, ce qui à première vue lui semblait superflu.

Cependant sa sournoiserie l’incita à se plier de bonne grâce à cette nécessité cruelle. La serviette sur la hanche, la croupe roulante et la bouche moqueuse, elle rejoignit de studieuses compagnes.

À ses amies les plus intimes, elle fit le récit amplifié de ses débauches récentes. Avec un rire supérieur, elle reconnut être en relations avec une demi-mondaine haut cotée. On l’envia un peu, toutes ces demoiselles étant tourmentées par la folle du logis, mais manquant de liberté, elles se voyaient contraintes de se contenter des à peu près naturels que la Providence a mis à la portée des petites filles. Tandis que Betty établissait des plans sérieux, les autres rêvaient à un prince charmant qui serait boxeur et posséderait une automobile.

Leur science du grand mystère n’étant pas aussi approfondie que celle de la fillette, le désir de goûter à la coupe enchantée les tenaillait moins. Quelques-unes, en compagnie d’amies plus âgées ou de cousin rhétoricien, avaient essayé des jeux discrets, mais tout cela était resté dans une limite prudente, à cause de la surveillance maternelle.

La régularité des mœurs familiales, ne leur permettait que de souhaiter un mari et un amant, minimum honnête et de bon ton. Néanmoins la face était sauvée, grâce aux préjugés nécessaires qui maintiennent debout une société trop organisée.

Betty voyait la vie par l’autre bout de la lorgnette ; tout lui apparaissait dans sa crudité naïve, raisonnablement elle ne pouvait conserver le respect d’un certain nombre de principes dont elle constatait chaque jour l’hypocrisie. À force de vivre dans l’érotisme ambiant d’un intérieur où la luxure restait l’unique ressource, sa sensualité en arrivait à primer tout autre sentiment.

Toujours la mordait au cœur l’impatience de tenter la suprême épreuve avec un partenaire de son choix. Par malheur tant qu’on a les cheveux dans le dos, il est assez malaisé de se permettre cette fantaisie, peu d’hommes quoiqu’on en dise sont assez dépravés.

Son ignorance cependant lui permettait d’espérer et cela l’aidait à vivre, ou plus exactement à patienter.

Le premier jeudi après la fuite de Léontine, dès le départ de sa mère, elle se maquilla outrageusement et s’en alla, légère.

Elle s’attendait à pénétrer soudain dans l’enfer de la débauche, aussi lorsqu’elle frappa chez la nouvelle demi-mondaine son cœur sautait dans sa poitrine.

Ce fut Léontine elle-même naturellement qui vint ouvrir, une Léontine non moins souillon que jadis, mais avec de la poudre de riz en plus. Son aveulissement semblait encore s’être accru ; elle ne marchait pas, elle traînait sur le parquet des savates fatiguées et son œil était plus lamentable que celui de la vache ruminant à vide. Betty fut désillusionnée.

La vue de la fillette ne lui causa aucun étonnement, elle se contenta de remarquer :

— Tiens vous v’là ?

Sans orgueil excessif elle l’introduisit dans sa chambre au mobilier mélancolique. Sur une chaise traînaient des bas et la culotte froissée, une cuvette pleine d’une eau trouble gisait devant le lit. Dans un autre coin, une boîte de conserve vide et un croûton de pain : Madame Lucie des Ronces avait dîné chez Lucie des Ronces.

Betty renifla bruyamment, à son idée ça sentait mauvais, mais Léontine n’en avait cure.

— Comment ça va ? demanda-t-elle, pour dire quelque chose.

La prostituée haussa les épaules, avec une nonchalance découragée :

— Ça va comme ça va, quoi !

La fillette fronça les sourcils :

— T’es pas heureuse ?

— J’ travaille pas, c’est déjà quelque chose de gagné, pour le reste…

Elle eut un geste de la main :

— Ben voilà !…

Tout cela ne renseignait guère la gamine, ces réticences piquaient sa curiosité. Ayant relevé sa robe pour ne point la salir, elle s’assit sur un bord du lit :

— Voyons raconte moi… Comment fais-tu ?…

Léontine, ouvrit de grands yeux placides :

— Comment j’fais… dame j’me promène dans la rue Lafayette et puis c’est tout ?…

— C’est tout ?…

— Vous pensez pas que… non, tout c’que j’sais, c’est que l’soir j’ai les jambes comme d’la ficelle et les pieds d’un noir…

Elle montra la cuvette :

Même qu’i’ faut que j’les lave tous les jours… rapport aux messieurs, vous comprenez ?…

Betty ne comprenait rien du tout, elle s’était figuré tout autre chose, par exemple des toilettes rutilantes, des avant-scènes à l’Opéra, un face-à-main d’or et des brillants aux oreilles. Et voilà que tout consistait en une promenade pénible le long de la rue Lafayette.

Mais on frappa à la porte ; aussitôt Léontine blêmit, ses mains tremblèrent, mais elle ne bougea pas de sa chaise, jetant autour d’elle des regards éperdus.

— Eh bien, va ouvrir, conseilla la fillette.

— Oui… fit-elle en hésitant.

Pourtant elle se décida et en chancelant s’en alla vers la porte dont elle tourna la clef.

Jean entra, plus chlorotique que jamais. À la vue de Betty, il eut un bref ricanement, et salua :

— Bonjour, mademoiselle.

Son attitude déplut à la gamine, elle ne lui répondit pas. Léontine s’était reculée, sur son visage s’était étendu un voile de terreur.

Comprenant qu’il perdrait son temps à essayer de la galanterie, l’homme se tourna vers elle :

— Alors, ça marche ?

Elle fit « oui » de la tête, et ce fut tout. Encore, il ricana, glissant les deux mains dans ses poches d’un geste familier, se campant sur les deux jambes écartées.

D’un coup d’œil, il eut inspecté la chambre, puis il se décida :

— Voyons, tu sais pourquoi je viens, cherche pas à tricher parce que mademoiselle est là.

Il montrait Betty d’un mouvement dédaigneux du menton.

Comme la fille ne bougeait pas, il s’avança vers elle et la saisissant au bras, la secoua violemment :

— Allons, tu as le pèze, oui ou non ?

Elle secoua la tête négativement.

Il eut un râle de colère et brutalement la poussa, l’envoyant rouler au milieu de la pièce. D’un coup de pied violent, il la meurtrit aux reins.

— Vache ! hurla-t-il.

Son chapeau le gênait, il le lança sur le lit auprès de la fillette.

Plus calme, il revint vers Léontine, qu’il redressa d’une brusque traction et de nouveau réclama :

— Tu amènes le pèze ?

— J’ai rien fait hier soir, gémit-elle.

Une paire de gifles répondit à cet aveu dépourvu de poésie.

— Ah t’as rien fait ! gronda-t-il.

Une volée suivit, vigoureuse, sauvage. L’homme tapait à poings fermés. Les coups en tombant sur le corps gras de la fille avaient un son mou.

Elle ahanait, gémissait, mais ne se révoltait point, sachant l’inutilité d’une pareille tentative.

Derechef elle roula sur le sol et ainsi, il eut plus de facilité pour frapper, usant des poings et des pieds. Son visage blême de scrofuleux se crispait en un rictus satanique. Il s’essoufflait, mais n’en continuait pas moins, voulant dompter la femelle.

Betty regardait cela, les yeux exorbités. Décidément, une de ses illusions s’envolait ; la prostitution n’était point un chemin bordé de roses.

Affalée à terre, Léontine soufflait, tantôt elle roulait d’un côté, tantôt de l’autre. Pas une larme ne coulait de ses yeux ; à vrai dire, elle était habituée aux coups, en ayant reçu durant toute sa jeunesse ; mais elle n’aimait point cela.

Passive comme toujours, elle attendait la fin de la correction qui cette fois parut se prolonger plus que de coutume.

Enfin Jean la lâcha et tout en s’épongeant le front, ricana :

— Te faudra prendre de bonnes habitudes. Qu’est-ce que tu fous ici à cette heure, si tu n’as pas de pognon ?

Elle se releva lentement et debout, remonta sa chevelure croulée sur son épaule. Elle essaya de s’excuser :

— C’est pas l’moment, y a pas d’flâneurs dans les rues…

Il haussa les épaules avec une hautaine ironie :

— C’est tout l’temps, l’moment ; faut chercher l’occase et pas l’attendre dans sa carrée…

Elle s’était laissée tomber sur la chaise et le considérait en silence. La meurtrissure des coups la gênait, mais elle n’en voulait point à la brute : c’était le métier qui réclamait cela.

La fillette était médusée, elle ne comprenait pas ; cette absence de révolte de la part du souillon l’étonnait. Toutefois elle n’osa se mêler à la conversation ; instinctivement l’homme vrillait en elle, une terreur insurmontable.

Posément, il reprit son chapeau, se coiffa avec soin, et se dirigea vers la porte. Sur le point de sortir, il se retourna :

— J’rappliquerai ce soir, il y a fausse donne c’est à remettre.

Elle eut un geste découragé, mais ne répondit pas. Quand elle l’eut entendu descendre l’escalier, Betty sauta du lit.

— Pourquoi qu’tu t’laisses battre comme ça ?

La fille la fixa avec ahurissement :

— Parce que j’peux pas faire autrement…

— Il te demande de l’argent…

— Dame… c’était convenu, i’m’paye ma chambre, m’a fourni des frusques… maintenant faut qu’j’i’ refile cinquante francs par jour…

Betty réfléchissait, elle comprenait à demi cette combinaison ; jusqu’alors elle avait cru que les hommes seuls donnaient de l’argent aux femmes et maintenant elle apprenait que le contraire se produisait. Elle conseilla :

— Pourquoi t’essayes pas d’l’envoyer promener ?

— I’ m’a expliqué… si j’lui r’file pas l’pognon, il m’fra poisser par les flics…

— Par les flics ?

— Bien sûr… à cause que j’suis su’ l’tas…

Il fallut lui expliquer l’expression, quand elle eut saisi, elle insinua :

— Ben, r’viens chez nous…

Léontine « rigola », sincèrement amusée par une telle offre :

— Non pensez-vous que j’veux r’commencer…

— T’aimes mieux être battue ?

Elle n’hésita pas :

— Bien sûr, au moins, c’est quelques minutes à passer tandis que chez vot’mère, c’était la journée entière qu’on m’…embêtait… Et puis, ça s’ra pas toujours la même chose, quand j’aurai l’habitude, j’pourrais lui donner ses cinquante francs par jour…, j’saurai tirer l’pognon aux hommes… maintenant j’manque de culot… j’prends c’qu’on laisse…

La fillette réfléchissait, tout ceci semblait peu plausible à sa jugeotte. Cependant elle pensait qu’il existait plusieurs façons d’opérer : l’une élégante, comme sa mère ; l’autre brutale, à l’instar du souillon. Elle reconnut que Madame Cérisy se trouvait à plusieurs degrés au-dessus de Léontine dans l’échelle de la prostitution.

Ces détails après tout, ne l’intéressaient qu’au point de vue philosophique, si l’on peut dire, elle avait la conviction que son heure venue, elle serait plus habile.

Ce qu’elle tenait à savoir surtout c’étaient les secrets croustillants que la goton devait certainement connaître. Mais l’autre se montra discrète, retenue probablement par le secret professionnel.

Ce jour là, elle retourna au logis assez maussade, malgré tout la scène cruelle à laquelle elle avait assisté avait assombri l’azur de ses projets. La preuve que l’homme n’était pas la bête crédule et méprisable, la révoltait. Il ne subsista plus en elle que la curiosité charnelle, qui elle ne l’abandonnait jamais.

En arrivant, elle trouva le nid vide, Madame Cérisy n’était pas encore de retour. Cela procura à la fillette quelques instants de solitude, qui lui permirent de réfléchir. Elle pensa à la correction de Léontine et ce souvenir lui arrachait des frissons languides. À l’heure actuelle, elle se demandait si elle craignait semblable traitement.

Enfin Madame Cérisy rentra, munie d’un paquet de charcuterie et d’un pain doré.

Betty s’empara de ces provisions et les porta à la salle à manger. Mais bien vite elle courut rejoindre sa mère dans sa chambre. Elle éprouvait, elle ne savait pourquoi, un grand besoin de tendresse.

Câline elle se blottit dans les bras maternels et s’y laissa bercer un moment. Madame Cérisy qui certainement l’aimait à sa façon, fut heureuse de cette expansion et s’y complut.

Doucement elle prit la fillette sur ses genoux et l’embrassa, la voyant toute petite. Et toutes deux ressentirent une joie profonde de cette intimité à laquelle, depuis longtemps, elles n’étaient plus accoutumées.

Lentement la sensualité exaspérée de l’enfant s’apaisait, elle trouvait dans l’affection un dérivatif à son besoin instinctif d’aimer.

Gaiment, elle sauta à terre et aida sa mère à se dévêtir, avec des délicatesses charmantes, des attentions gracieuses.

Une sérénité descendait sur elles, leur apportant un peu de réel bonheur, une satisfaction précieuse et inexplicable.

En se tenant par le bras, comme deux bonnes amies, elles gagnèrent la salle à manger et se livrèrent à une dînette joyeuse. La nouveauté de la situation plaisait à l’enfant, la rapprochant davantage de sa mère, parce que nul étranger n’était entre elles.

Après ce repas frugal, elles retournèrent au boudoir, où côte à côte, assises sur une bergère, elle bavardèrent. Betty servit le thé, alluma à Madame Cérisy une cigarette turque et revint s’installer à ses pieds, sur le tapis.

Ainsi elle la contemplait à son aise, l’admirant naïvement, la jugeant jolie.

Le souvenir de la goton passa dans son esprit et elle s’en moqua, déjà reprise par l’illusion et l’espoir.

Par malheur, cette union, entre ces deux êtres ne devait être que passagère, dès le lendemain matin, Madame Cérisy serait enveloppée de nouveau par les soucis, les besoins insatiables de sa coquetterie, son amour du luxe.

Devant ces nécessités, tout croulait : affection, joies saines, honnêteté. Et la fillette encore une fois, serait précipitée dans le gouffre de la solitude, de l’abandon moral, qui engendrent le rêve mauvais.