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Betty petite fille/12

La bibliothèque libre.
(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 145-155).


CHAPITRE XII


La salle était pleine d’habits noirs et de dames décolletées jusqu’à l’ultime vertèbre.

Dans un coin des peaux rouges armés d’instruments simulaient de leur mieux un orchestre.

Un maître d’hôtel, glabre et obséquieux, conduisit les trois arrivants à une minuscule table vide. Il marchait plié en deux et se frottait doucement les paumes pour se donner une contenance.

Sur la table, en un vase de cristal s’épanouissait une solitaire rose blanche, ombrée de feuillages frêles.

Betty en franchissant le seuil, n’avait point senti l’émotion pénible de la timidité. Elle marchait comme sa mère, le buste droit, le front hautain. la lèvre dédaigneuse. Le titre fortuit de Parisienne, lui donnait à son avis, une supériorité incontestable sur le reste des humains.

Le parrain venait derrière et souriait, amusé de la voir si crâne, si désinvolte.

Au moment de se mettre à table, elle choisit sa place avec sûreté, se posant face à l’orchestre, laissant sa mère bien en vue, afin de lui permettre de faire admirer ses brillants.

De Morande, elle ne s’occupa point : c’était un homme, c’est-à-dire, un esclave ou un banquier, ce qui est la même chose.

Pourtant, elle se tint convenablement, peu désireuse de sortir de sa ligne de conduite générale, qui lui assurait l’impunité. Et sa mère, naturellement en fut très fière, reconnaissant sa joliesse, sa grâce et sa bonne éducation. Or c’était à elle que la fillette devait tout cela.

Morande épiait sans relâche la gamine ; il essayait mais en vain de percer à jour ce masque d’innocence. Il sentait bien que sous cette enveloppe, il y avait de la perversité, mais il était assurément loin de se douter du gouffre mystérieux que cachait cette mignonne figure aux traits réguliers.

Cependant, elle se voyait un peu devinée par le vieillard perspicace ; elle n’eut donc plus à son égard, même l’infime retenue ordinaire. Rieuse et habile déjà, elle lui coulait des regards prometteurs et sous la table, lui envoyait de brefs coups de pieds.

Mais en même temps elle riait franchement, feignant toujours la gaminerie, qui sauvait les apparences.

Madame Cérisy souriait avec indulgence, et trop aveugle pour se décider à voir que la fillette pleine d’une sève vigoureuse, avait franchi hardiment le pas de la puberté.

Il est incontestablement malaisé de lutter contre la nature quelque soit le degré de la moralité générale ; c’est plus difficile encore lorsque la nature est aidée par l’atmosphère de serre chaude, qu’est toute grande ville à la population dense.

Les musiciens avaient préludé brusquement en un vacarme infernal de grosse caisse et de cymbales. Un tango trépidant retentit, secouant les reins de frissons brutaux, enveloppant la salle entière d’un magnétisme particulier, exacerbant les nerfs, les amenant à une sensibilité maladive.

La fillette déjà préparée par un après-midi d’éréthisme, percevait plus finement cette sensation bizarre.

En elle se faisait lentement, comme un vide, un besoin indéfinissable ; elle avait la notion très nette que quelque chose lui manquait soudain.

Cette gêne s’accrut, prenant une acuité quasi douloureuse.

Elle cessa de rire, un véritable sanglot lui montait à la gorge ; il lui semblait que de pleurer lui serait d’un infini soulagement.

Les violons et le banjo activaient leur rythme qui devenait endiablé.

Tous les yeux brillaient, les seins des femmes palpitaient, le masque des hommes se crispait en un rictus bestial. La bête se réveillait en tumulte, comme dans la savane immense.

Betty eut un cri léger, et croula en arrière sur le dossier de sa chaise ; un afflux de sang lui était monté au visage, un cerne large ombra brusquement ses grands yeux noirs. Puis son épiderme prit une teinte d’ivoire et elle respira plus librement.

Sa mère inquiète s’était penchée, mais incapable de prononcer une parole, elle lui sourit tristement.

Un frisson la secouait encore et ce frémissement révélateur, elle s’efforçait de le dompter.

Elle murmura :

— J’ai avalé de travers, ça m’a fait mal !

On le crut, cette enfant était si naïve !

La musique avait cessé, le chuchotement discret des conversations se fit plus distinct. Alors la fillette fut brusquement soulevée par une exubérance indomptable. Elle rit très fort, parla à tort et à travers, oubliant pour un moment sa prudence coutumière.

Profitant de l’inattention maternelle, elle but un grand verre de champagne. Une brûlure la mordit à l’estomac, mais son esprit lui parut plus lucide, comme débarrassé d’un poids énorme.

La tête renversée en arrière, les yeux moqueurs, elle jeta autour d’elle un regard curieux, ce qu’elle n’avait jamais osé aussi impudemment jusque là.

Une émotion violente l’étreignit au cœur, elle pâlit, tandis que ses paupières se baissaient à demi.

Deux jeunes gens en smoking dînaient à une table non loin. Ils se souriaient de leurs lèvres rougies, avaient des gestes mignards, des poses alanguies. Ils étaient très beaux, d’une beauté d’éphèbes insexués.

On les regardait, mais ils ne s’en inquiétaient guère, ignorant ce qu’était la honte.

L’un était blond, l’autre brun, ils avaient de la poudre sur les joues, voire un peu de rouge aux pommettes.

Et Betty fut conquise, elle crut voir en eux le prince charmant de ses rêves. Ce qui l’attirait et qu’elle ignorait, c’était le vice véritable et qu’elle sentait instinctivement en eux.

Sans embarras, elle fixait intensément le blondin qui lui plaisait davantage, à cause de la finesse de ses attaches, la pureté plus précise de ses lignes, les grands yeux bleux ombrés de violet.

Il la vit et lui sourit, naturellement, reconnaissant en elle une précocité qui cherchait sa voie. Il n’eut toutefois aucune idée définie, agissant ainsi plutôt par amabilité.

Un flot de sang, monta au visage de la fillette : un homme enfin l’avait remarquée et ne la traitait point en gamine.

Cet homme était presque un enfant, mais elle ne s’en rendait pas compte ; entre quatorze et dix-sept ans la différence semble toujours considérable.

Il y eut un long moment d’accalmie, l’éphèbe se désintéressait d’elle, une femme après tout. Elle par contre s’acharnait, ses yeux devenaient plus noirs, une flamme violente y passait par intermittence.

Dans sa poitrine, son cœur cognait contre les parois, à coups redoublés.

Ni Morande, ni Madame Cérisy ne remarquèrent ce drame minuscule, elle conservait encore assez de sang-froid pour les duper.

Bientôt, elle ne put résister à la tentation harcelante : elle se leva et s’éloigna en prétextant des nécessités naturelles.

Elle s’en alla gracieuse et onduleuse à travers les tables, très sûre d’elle, sans une timidité. Sous le bras, elle avait son sac de cuir, emporté avec intention.

Dans un buen-retiro de l’établissement, elle griffonna sur une page de carnet, quelques mots fébriles et autoritaires :

« Demain à trois heures, place de l’Opéra, devant le métro ».

Ce billet, elle le plia en huit et le cacha dans un pli de la ceinture de la robe.

Son inexpérience la poussait aux audaces des grandes amoureuses ; sincèrement, elle ne voyait aucun mal à agir ainsi, puisque cela restait ignoré.

Cette missive, elle ne savait encore comment elle la ferait parvenir, mais elle avait confiance en son étoile.

Un peu plus pâle, elle rentra dans la salle, mais à son attitude rien n’était changé, elle possédait la même désinvolture, la même maîtrise de soi.

Quand elle eut regagné sa place, par hasard l’éphèbe la regarda. Près de la nappe elle lui montra le papier, en le fixant. Il comprit et répondit par un clignement d’yeux imperceptible.

Cette tentative éveilla plus sa curiosité que son intérêt, il résolut néanmoins d’aider la fillette.

Les deux amis étaient au terme de leur dîner, ils se levèrent donc. Betty les paupières plissées, les examinait à la dérobée.

Debout le blondin lui parut plus beau encore, pincé dans le smoking cintré, ses longues mains blanches sortant des manchettes empesées. Le melon s’inclinait légèrement sur l’oreille, et tout autour du bord les cheveux soyeux bouclaient comme ceux d’un enfant.

Il l’attirait parce qu’il se rapprochait d’elle, n’étant pas le mâle brutal pour lequel instinctivement elle éprouvait encore de la répugnance. Ce gamin frêle c’était presque une amie de l’école avec en plus l’aspect extérieur de la virilité.

Ce fut sa bouche qu’elle considéra le plus longtemps et s’imagina avec un frémissement la douceur des baisers de ces lèvres sanguines.

Quand elle les vit s’éloigner, son cœur se serra, mais aussitôt elle se reprit à espérer. Le jeune homme, sur le point de franchir le seuil, s’était retourné et tout en la fixant avait murmuré quelques mots à l’oreille du chasseur.

Celui-ci sourit mystérieusement à la fillette et elle devina en lui un allié.

Un instant plus tard, habilement, elle laissait choir sa serviette. Le chasseur se précipita et la ramassa. Ils se frôlèrent à peine, pas un mot ne fut échangé entre eux mais lorsque l’homme regagna la porte, il écrasait contre sa paume le billet de Betty.

Il remit incontinent la missive aux deux éphèbes qui faisaient les cent pas le long du trottoir.

À la lumière d’un réverbère, ils la lurent ensemble avec de grands éclats de rire moqueurs.

La gamine de son côté avait reconquis tout son calme, elle se désintéressait momentanément des jeunes gens, se disant qu’il serait assez tôt de s’en occuper le lendemain.

Sérieuse, le regard curieux, elle reprit son examen de la salle. Elle remarquait les femmes et avec un flair inconcevable mettait une situation sur les figures de chacune. Là c’était une « grue », là une « théâtreuse », plus loin une dame du monde.

Il y avait de tout dans ce caravansérail mondain, où l’on mangeait « de l’affreuse bidoche », dans des assiettes de porcelaine translucide.

Entre les tables, les garçons s’activaient, la semelle silencieuse, des gestes furtifs et précis.

Les conversations faisaient un petit bruit discret et confus.

Les peaux rouges de l’orchestre reprirent leur vacarme, jouant la romance nègre avec un sang-froid de vieux philosophes habitués à toutes les vicissitudes de l’existence.

Madame Cérisy mangeait avec élégance et buvait avec discrétion, ne perdant cependant, ni une bouchée, ni un « coup de vin ». Elle avait le sens pratique très aiguisé.

Morande était calme, sa digestion pénible l’empêchait de se livrer aux flirts puériles et il s’inquiétait pour l’instant, uniquement de son estomac qui se gonflait avec méchanceté.

Le café dégusté, il fallut se retirer, ce fut Madame Cérisy toujours sage qui donna le signal du départ :

— Cette petite n’a pas l’habitude de veiller si tard !

De biais la gamine lui coula un regard railleur : sa noble mère ignorait que dans la solitude de son lit virginal, souvent elle ne parvenait à s’endormir ou se passionnait à la lecture d’un roman. Mais les mères appartiennent à un genre de bipède, dont la nature est de se tromper toujours.

Morande cependant acquiesça ; lui surtout avait hâte de retrouver son lit : c’est bon pour les enfants de se coucher à des heures exagérées.

Ils sortirent et comme la température était douce, ils flânèrent un moment le long du boulevard.

Betty aurait fort souhaité passer par la rue Lafayette dans l’espoir délicat d’apercevoir Léontine sur « le tas ». Cette joie lui fut refusée, elle dut monter en un maussade taxi, auprès de Madame Cérisy qui tenait à cacher la couperose de ses joues causée par la dyspepsie tenace.

Le parrain leur conseilla de dormir le mieux possible et en échange il reçut des remerciements criards pour « la charmante que… qui… etc…

En réponse, il eut un geste royal…

Dans son lit, Betty rêva au beau blondin qui ressemblait à une fille et qui pourtant devait être un homme à en juger par l’apparence extérieure. Mais on ne sait jamais.

Madame Cérisy de son côté, s’endormit avec la sérénité des âmes pures, certaine d’avoir accompli son devoir, puisqu’elle avait su gagner un dîner, sans se livrer à aucun effort physique, seuls efforts auxquels elle se livrât.