Betty petite fille/Texte entier

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(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 1-203).


CHAPITRE PREMIER


Madame Cérisy fit jouer au soleil le saphir de son médius, puis, coquette, allongea sur la nappe sa main potelée et blanche. Cette vue sans doute entraîna un enchaînement d’idées agréables et elle sourit.

— Betty, le tapissier viendra cet après-midi, tu resteras dans ta chambre.

La fillette baissa les paupières :

— Oui, petite mère !

Un rire hypocrite passa sur ses lèvres rouges, mais elle se tut, conservant pour soi ses réflexions amusées.

La bonne apporta le café. Madame Cérisy le but à petites gorgées gourmandes, la mine rêveuse.

Sa fille le front bas, la surveillait, épiait cette songerie qui lui semblait cacher tout un monde.

Entre elles, n’existait qu’une sympathie relative, faite plutôt de l’habitude de se voir chaque jour. Mais chez l’enfant, il y avait une admiration profonde et puérile pour la femme élégante, dont les toilettes étaient brillantes, les bijoux nombreux.

Chez la mère, par contre, ne s’éveillait qu’un peu d’embarras d’une maternité gênante.

Les trente-cinq ans de Madame Cérisy s’épanouissaient en une opulence de chair rigide qu’une hydrothérapie bien conduite entretenait encore. La chevelure épaisse passée au henné avait des reflets de cuivre ; le visage régulier s’épaississait au menton d’un bourrelet naissant et les rides précoces disparaissaient sous la crème et les poudres. Le rouge cerise avivait les lèvres charnues et un peu de koheul cernait les paupières

Cependant de toute cette personne de bourgeoise replète sourdait une attirance voluptueuse et ardente qui influençait même la fillette dont les sens s’éveillaient. En réalité, au fond de l’être, il y avait une soif violente de sensualité qui cherchait à s’apaiser avant l’extinction définitive des désirs qui était proche.

Et pour l’enfant Madame Cérisy n’était plus « maman », mais « petite mère », la belle veuve, sur laquelle se posaient les regards enflammés des hommes.

Ses quatorze ans avaient une curiosité morbide, attirée par toutes les choses de l’amour, parce qu’elle vivait dans l’atmosphère de la grande ville, toute chargée d’éréthisme.

Déjà elle savait que la femme par son sexe peut se procurer tout ce que réclame sa coquetterie ou sa vanité. Ce n’était point là chez elle une opinion vague, imprécise, mais une certitude qui s’appuyait sur des faits concrets notés par sa perspicacité silencieuse.

Du temps de son père, anodin chef de bureau en une compagnie de chemin de fer, l’existence s’écoulait plate et monotone, où tout était compté, même la menue monnaie parcimonieusement économisée.

Et puis, à peine le chef de bureau mis en terre, tout avait changé, comme par magie. Un tapissier était venu, puis un autre. Madame Cérisy eut des bagues qui étincelèrent, des solitaires à ses oreilles nacrées.

Décidément le père avait dû être un empêcheur de danser en rond ; la fillette ne le regrettait point, lui conservant juste un souvenir poli.

L’ami de la maison, Protée mystérieux, variait, tantôt tapissier, tantôt docteur ou masseur, il n’en restait pas moins un banquier inlassable.

Betty en arrivait à la conclusion simpliste que l’homme ne pouvait être le pourvoyeur de tous les besoins qu’à la condition d’être changé souvent. Elle ne se moquait point du mâle, du moins pas encore, n’ayant eu le temps de le mépriser.

Et Madame Cérisy vivait, ingénuement, se répétant :

— Betty, c’est une enfant,… elle n’a pas de malice, la pauvre petite.

Le café dégusté lentement, Madame Cérisy se leva et pensive demanda :

— Tu ne préférerais pas aller te promener avec Léontine ?

La fillette se défendit aussitôt, le cœur serré.

— Oh ! non, petite mère… il fait si chaud !

Elle disait cela avec une mine coquette, craintive.

La mère sourit et s’éloigna, nullement inquiète.

Sournoise, Betty baissait le nez, suivant cependant des yeux la silhouette onduleuse de la femme qui disparaissait dans un frou-frou musical de soie et de dentelles.

Derrière son dos, elle eut une grimace mutine, exprimant sa joie d’avoir dupé encore une fois un être plus fort, c’est-à-dire un supérieur.

Madame Cérisy s’était réfugiée dans le minuscule cabinet transformé en boudoir par une tenture de liberty bleu clair à ramages. C’était là qu’elle recevrait le tapissier du jour, dans la pénombre complice qui masquerait le relâchement de son ventre, la flaccidité des seins retenus avec sévérité par un soutien-gorge énergique.

Seule, elle s’étudiait à des poses gracieuses, un coude sur le dossier du sopha, l’autre main étendue au milieu de la soie de la robe d’intérieur. Et toujours les bagues scintillaient, glissant des lueurs fugitives d’étincelles électriques.

En face d’elle, une haute glace descendant jusqu’au sol, lui renvoyait une image plaisante de Parisienne soignée, que les artifices d’une toilette savante rendaient jolie malgré tout.

Orgueilleuse, elle sourit et attendit avec plus d’impatience l’amant qu’elle s’apprêtait à charmer. Assurément il lui ouvrirait sa bourse, c’était là sa principale qualité, mais aussi elle souhaitait ses caresses, jamais repue des baisers. Cas très rare, il réunissait donc l’agréable à l’utile.

Betty avait entendu la porte du boudoir se fermer ; alors elle se leva à son tour. Une ride plissa son front et une songerie passa dans ses grands yeux noirs.

Déjà elle savait bien des choses, mais voulait en apprendre davantage. Sa science manquait encore de précisions, elle ignorait des détails qui l’intriguaient fort aux minutes de rêveries.

Son apparence néanmoins restait paisible, le feu qui la dévorait demeurait tout intime et de bonne heure, elle avait appris à voiler ses sentiments, se jugeant faible.

Évidemment, elle ne pouvait confier les idées saugrenues qui se bouleversaient en sa jeune cervelle, mais elle n’était point retenue en cela par une naïve pudeur, plutôt par une timidité qui lui faisait craindre de commettre une erreur.

Et au fond de son cœur, les désirs continuellement enfermés bouillonnaient en tumulte.

À la pendule, deux heures sonnèrent ; un rire silencieux glissa sur son joli visage aux très réguliers. Elle murmura, cynique et railleuse :

— Le tapissier va rappliquer !

Son regard à cette idée se fit plus noir, un halètement souleva sa poitrine.

À la réflexion, elle se demanda pourquoi sa mère employait cet euphémisme discret : on ne reçoit pas un tapissier dans un boudoir. C’était ridicule et elle haussa les épaules.

Mais Madame Cérisy se croyait en règle avec la morale, du moment qu’elle avait menti. En sa fille, elle possédait une confiance illimitée, ayant toujours arrêté les épanchements candides de la gamine par un désintéressement complet et une sévérité à contre-temps.

Pensive, Betty gagna sa chambre, mais se colla derrière la porte afin de ne manquer l’arrivée du visiteur.

Le timbre de l’entrée retentit ; elle tressaillit, son cœur se mit à battre violemment. Il semblait qu’un grand bonheur se préparait pour elle.

Elle se rejeta en arrière, fébrilement, repoussa d’une main tremblante les longs cheveux noirs qui lui descendaient sur le front et, coquette, jeta un coup d’œil à la glace. Mais elle se vit blême, les yeux brillants, noircis d’un cerne large.

Aucun bruit ne lui échappait, son imagination vive lui faisait voir en tableaux rapides les différents mouvements de tous : sa mère d’abord qui, sur le divan, prenait une pose abandonnée, s’essayant à sourire ; Léontine, le souillon hirsute et railleur, qui s’en allait ouvrir.

Des pas résonnaient dans l’antichambre, suivis d’un chuchotement de voix. Pourquoi ces gens parlaient-ils bas, s’ils ne commettaient une mauvaise action ?

Cette idée accrut sa nervosité, son cœur sauta dans sa poitrine, un peu de salive épaisse monta à ses lèvres.

Puis tout se tut, Léontine avait regagné sa cuisine, indifférente au tango voluptueux de madame.

Alors doucement Betty ouvrit sa porte et se glissa au dehors. Elle avançait avec précaution, les genoux pliés, les pointes des chaussures effleurant le tapis.

Devant le boudoir elle s’immobilisa, les yeux plus brillants, le teint plus blafard.

L’éclat d’un baiser lui arracha un frisson qui lui tordit la taille, sa bouche se crispa, s’ouvrant à demi.

Angoissée, elle se pencha et approcha un œil de la serrure.

Elle ne riait pas, au contraire un grand sérieux était en elle, parce que le mystère se révélait lentement, mettant en elle autant d’effroi que d’étonnement.

Sa jeune imagination s’enflammait : à en juger par l’extase maternelle, ses exclamations exagérées, elle attribuait au péché des délices extraordinaires.

Elle ne pouvait deviner que la femme flattait le mâle. Celui-ci pour être mieux retenu avait besoin, outre le plaisir, d’une satisfaction de vanité qui le faisait se priser davantage.

Or, elle ne comprenait pas pourquoi semblable bonheur surhumain lui était refusé. Son âge ne l’inquiétait guère, puisque le désir était en elle. Pourtant une vague crainte subsistait encore ; sa connaissance mitigée du grand secret en était la cause. Cependant l’attrait du plaisir, chassait bien vite toutes les frayeurs.

Affolée, elle restait là, les reins brisés, s’étonnant de mille détails qui choquaient sa délicatesse d’enfant. Mais de minute en minute, elle se pourrissait un peu plus le cœur, détruisant l’instinct de la pudeur par le désir exalté.

En même temps son admiration pour sa mère augmentait, elle considérait comme la suprême habileté de se procurer le luxe tout en ayant la joie affolante des sens.

Toutefois la désinvolture de la dame auprès du compagnon l’étonnait, mais elle se dit qu’il devait en être ainsi et qu’elle ferait de même, plus tard, lorsque ces jeux lui seraient permis.

Il lui fallut se sauver, Madame Cérisy étendant la main pour appeler la bonne. Pourtant elle aurait bien voulu, examiner de près la figure maternelle après ces instants d’activité.

Lorsque Léontine accourut, la mine ahurie comme à son ordinaire, elle se cacha précipitamment sous une portière. Ainsi par l’huis entr’ouvert, elle put distinguer sa mère. Celle-ci était calme, élégante, comme s’il ne se fut rien passé. Elle en conclut qu’elle n’avait point de honte et plutôt de l’orgueil.

L’acte lui parut alors tout simple, comme tant d’autres que l’on exécutait dans le courant des journées. Cette idée s’imprima profondément dans son jeune cerveau.

La bonne s’éloigna pour revenir les bras chargés d’un plateau de laque supportant des rafraîchissements.

Cela ne lui parut pas logique : Pourquoi buvaient-ils au lieu de recommencer, puisque la distraction était si agréable.

Le calme étant revenu, plus rien ne l’intéressait là ; silencieusement elle regagna sa chambre et un instant s’immobilisa soucieuse, au milieu de la pièce. Une foule de pensées s’agitaient dans sa tête, mais elle hésitait.

Devant l’armoire à glace, elle tira une chaise longue et s’y assit, élégamment, comme sa mère s’était assise sur le sopha du boudoir.

Son regard se fit plus noir, une ride sillonna son front, d’un tic nerveux elle mordilla sa lèvre inférieure.

Puis elle se figura auprès d’elle un personnage fictif : c’était l’homme qu’elle avait entrevu un instant plus tôt. Avec un sérieux imperturbable, elle joua une comédie puérile, mimant les gestes maternels. Elle saluait, souriait, avait des attitudes étudiées.

Mais elle se dévêtit ne conservant que sa courte chemise qui battait ses genoux ronds et charnus. Elle riait de se voir ainsi, en même temps elle s’enflammait, mettait un brasier ardent en son être nubile.

Citadine de quatorze ans elle avait les dix-sept printemps d’une campagnarde plus longue à se mûrir. Sa fragilité nerveuse avait encore avancé l’heure de la puberté. L’atmosphère lourde de sensualité, l’ambiance viciée avaient fait le reste. Elle était femme physiquement, quoique l’on se refusât à l’admettre. C’était l’époque où il aurait fallu l’éloigner de toute suggestion troublante et, au contraire, elle s’y trouvait plongée, enveloppée. De quelque côté que se tournât son regard, ce n’étaient que voluptés et sensualités. Dans la rue des mots résonnaient à ses oreilles qui laissaient une impression vive, partout étaient exaltées la beauté, la coquetterie de la femme. Pourquoi se serait-elle détournée ?

Des bruits de pas dans l’antichambre la firent sursauter ; très vite elle repoussa la chaise longue.

Aussitôt par crainte d’une surprise, elle reprit sa mine hypocrite et indifférente. C’était là encore le meilleur moyen de duper le prochain.

Néanmoins, elle eut le temps de se remettre, sa mère accompagnait le visiteur jusqu’à la porte et le saluait d’un retentissant : Au revoir, cher Monsieur !

La fillette ne put maîtriser un rire moqueur : à quoi bon toutes ces précautions puisque chacun savait, Madame Cérisy n’aurait-elle point dû dire : mon chéri !

Mais lorsque la porte s’ouvrit sous la poussée de la main maternelle, elle eut immédiatement ce masque immobile et étonné qui jouait si bien l’ignorance.

— Je m’habille pour sortir, fit-elle simplement et la mère jugeant inutile d’être perspicace, se contenta de cette explication.

Elle aurait aimé regarder la dame en face, afin de surprendre dans le brillant de ses yeux, des vestiges du plaisir, pourtant elle n’osa pas.

L’huis se referma, alors elle retomba sur sa chaise longue, en proie à une fatigue insurmontable. Une moiteur était à ses aisselles, une brume flottait devant elle, estompant le spectacle habituel de la chambrette.

Ce n’était exactement la nature qui parlait en elle, mais une sorte d’impatience morbide qu’avait créée une imagination déréglée et sa nervosité surexcitée.

Mais brusquement elle se redressa et s’habilla avec une fébrilité mécontente. Il lui tardait d’être au dehors, il lui semblait que là elle trouverait ce à quoi elle aspirait inconsciemment tout au fond d’elle-même. La rue, c’était pour elle les frôlements suspects, les gestes lascifs des femmes, les regards brûlants des hommes, les grossièretés qui retentissaient à chaque coin de trottoir.

Une fois prête, elle courut rejoindre sa mère, non point poussée par l’affection tendre, mais plutôt par une curiosité inquiète et une coquetterie instinctive, qui la faisait se complaire parmi les frous-frous soyeux des dessous élégants.

Madame Cérisy la reçut en chemise, sans gêne et l’attitude indifférente, la fillette épiait. Vaguement elle espérait découvrir encore des traces palpables des jeux de l’après-midi.

Dans le cabinet de toilette aux parfums émouvants, elle s’attardait, se complaisant dans cette atmosphère viciée qui fleurait le rut et la prostitution. Tout l’intriguait, sous chaque instrument, elle croyait deviner un secret, un mystère de sensualité. Et cela suffisait pour mettre le feu à son jeune sang, parce qu’elle se persuadait que la volupté restait l’unique joie véritable.

Sa sournoiserie acquise lui permettant de conserver toujours une apparence paisible, la mère ne remarquait rien. Au reste, elle préférait qu’il en fût ainsi, n’aimant point à se tracasser.

En réalité, la fillette ne se montrait pas autrement que la majorité des gamines de son âge que la nubilité exaspère, le hasard toutefois l’avait placée dans une situation particulière qui lui facilitait le moyen de s’instruire. Ce n’est jamais qu’au logis, au sein de la famille que l’enfant se déforme moralement, les impressions du dehors sont fugitives ; celles du home, plus prolongées, mieux raisonnées laissent une marque indélébile. Le père plaisante, glissant des sous-entendus grivois ; la fille écoute, retient et réfléchit ; d’un cheveu son imagination fait un câble et son cœur immédiatement a perdu un peu de son ingénuité et de sa pudeur. Mais l’autorité des parents engendrant l’hypocrisie, on ne devine rien autour d’elle, dans l’impossibilité de découvrir la gamine naissante sous le masque tranquille.

Sa toilette minutieuse, madame Cérisy la terminait insoucieusement sous l’œil vigilant de l’enfant. Nul détail n’échappait à sa clairvoyance ; chaque mouvement lui révélait un secret qui, s’agglomérant à ceux acquis déjà, formait un tout important.




CHAPITRE II


Betty s’appelait en réalité Elisabeth, mais ce nom manquait de modernisme. Lisbeth semblait sortir d’un opéra de Dalayrac, cela ne rajeunissait personne. Madame Cérisy opta pour Betty qui avait un faux air britannique.

Ayant donné à sa fille un prénom anglais, madame Cérisy eut la conviction de l’élever à l’anglaise, c’est-à-dire qu’elle ne l’élevait pas du tout. Ceci est évidemment une conception.

Or, ce jour-là, aucun tapissier ne s’étant présenté, elle sortit aussitôt après le déjeuner.

Dans sa chambre, la fillette solitaire s’ennuyait, ses distractions ordinaires se ressemblaient toutes et elle avait soif de nouveau, d’imprévu, poussée en cela par une nervosité intime et toujours vivace.

Ce à quoi elle aspirait surtout, c’était au frisson intense, à cette pâmoison paradisiaque, comme sa mère lui en avait donné un exemple.

Elle s’en fut bien à la cuisine retrouver Léontine, mais la goton se trouvait dans l’impossibilité de la distraire. Celle-ci trop heureuse de quelques heures de liberté, en profitait pour s’asseoir devant la fenêtre et veule comme une vache à l’étable regardait au dehors.

Betty lui parla, elle répondit à peine, enveloppant la mère et la fille dans la même haine placide.

La gamine eut un rire moqueur ; d’un geste énergique elle secoua la lourde natte noire qui pendait entre ses épaules :

— Vous savez Léontine, maman a dit que vous deviez me promener cet après-midi…

L’autre sursauta : il faisait bon là, sans pensées, sans mouvements comme une bête de somme au repos.

Betty la guignait du coin de l’œil :

— Faut vous apprêter ! fit-elle impérieuse.

Cette fois la servante se débattit et hasarda un quart de tour :

— J’bouge pas… Madame a rien dit…

— Ça va bien… quand elle rentrera je lui répéterai que vous ne voulez jamais me sortir.

Léontine haussa les épaules, vaincue par la fatalité. Entre haut et bas, elle laissa fuser de ses lèvres molles une interjection de général.

La fillette se sauva en riant aux éclats, elle aimait entendre ces mots grossiers, qui glissaient en elle un titillement étrange.

Dans sa chambre, elle choisit sa plus jolie robe, un fourreau de satin qui moulait son jeune corps aux formes déjà dessinées. Puis timidement, elle s’en fut chez sa mère.

Un léger rictus crispait sa petite figure lorsqu’elle s’approcha de la table de toilette, où tout l’attirait. Mais elle sut faire néanmoins un choix rapide. Devant elle, avec précaution, elle étala ce dont elle avait besoin : la crème blanche et parfumée, la poudre, le rouge brunette en une minuscule boîte dorée, le bâton pour les lèvres, un autre pour les sourcils et les cils.

Tout cela, elle le considéra un bref instant et un rire brilla dans ses yeux noirs.

Et sérieuse, suçant sa lèvre inférieure, elle se fit une figure de petite vieille. Ainsi elle était horrible, mais possédait une touche de vice qui étonnait. Cette impression qu’elle devait produire, elle la sentait instinctivement, ayant en elle un sens spécial qui l’aidait à percevoir tout ce qui avait trait à la sensualité.

Le chapeau sur la tête, les fines chaussures craquant sur le parquet, elle retourna à la cuisine.

— Vous êtes prête Léontine ?

Le souillon la contempla avec ahurissement ; elle bougonna heureuse de tenir enfin une excuse :

— Plus souvent que j’va promener avec vous peinturlurée comme une peau !

La porte se referma bruyamment et l’antichambre retentit d’un rire cristallin, d’une galopade effrénée.

Sur sa chaise, Léontine avait un geste de mépris :

— La mère, la fille… c’est putain et compagnie… Et elle retomba dans sa douce somnolence.

L’escalier était solitaire, jusqu’au rez-de-chaussée tout alla bien pour la fillette, mais en bas les difficultés commençaient. Il s’agissait en effet de passer inaperçue devant la concierge assez bavarde pour parler sans nécessité.

Pour ces occasions, elle avait un moyen simple consistant à se rapprocher en tapinois le plus possible de la loge, puis ensuite de filer comme une flèche. Cette course restait silencieuse et rarement la préposée au cordon se dérangeait.

Dehors, elle activa le pas, pressée de quitter ce quartier où les bonnes gens auraient pu avoir la malencontreuse idée de la reconnaître. Bientôt cependant elle ralentit et releva le front.

Ses yeux avaient une lueur inaccoutumée, ils brillaient d’une audace inconsciente en fixant les hommes.

Elle n’avait pas peur, se sentant protégée par son âge et d’autre part cette immunité l’enrageait.

Des passants souvent la détaillaient avec dans le regard une flamme lubrique. Elle ne comprenait exactement, mais tout de même un frisson languide la secouait. Elle avait la perception que sa joliesse, son allure particulière allumaient le désir chez le mâle. Pour l’instant, elle n’en réclamait pas davantage.

Aussitôt elle reprenait sa contenance délurée, le nez levé, la frimousse moqueuse.

En elle sa chair brûlait, son imagination s’exaltait, elle croyait avoir déjà la sensation des baisers. Et tout en marchant sa taille se creusait avec lascivité.

Elle savait bien ce qu’elle désirait, mais elle savait aussi manquer du courage nécessaire pour le vouloir fermement, retenue comme par une main invisible et puissante.

Alors elle rêvait de violences, d’une de ces attaques brutales comme elle en avait entendu raconter par de grandes personnes. Il lui semblait qu’elle ne se défendrait point, même qu’elle ne se plaindrait ensuite, au contraire.

Mais dans son petit cerveau déformé précocement, tout se mêlait. Comme sa mère elle aspirait à joindre l’utile à l’agréable, de donner un peu d’elle-même et de recevoir beaucoup en échange.

Et cette idée intime la poussait vers l’Opéra. Ne disait-on point couramment que dans ce quartier, des vieux messieurs très riches, débauchaient des petites filles pour les couvrir de soie et de bijoux. Si vraiment cette chance pouvait lui échoir !

Elle s’en allait roulant de la hanche, essayant de se rendre aguichante par l’audace de ces attitudes. Ayant le sens de la justesse et du joli, elle évitait le ridicule que devait entraîner pareille tentative ; il ne subsistait qu’une apparence de vice qui émouvait de pitié.

Rue de Castiglione, elle s’arrêtait longuement aux vitrines des bijoutiers, admirant les gemmes multicolores, disposées avec art. En vérité elle n’avait aucun désir, saisissant que tout cela lui serait inutile. Elle enrageait contre sa jeunesse qui la privait d’une infinité de satisfactions. Cependant, elle s’attardait, jugeant qu’il était dans son rôle de manifester de l’envie pour toutes ces richesses accumulées et tentatrices.

Quand un homme intrigué, la fixait, elle avait un brusque sursaut de cœur, fait de terreur et d’espérance. Une sueur montait à ses tempes, mais stoïque elle continuait à sourire.

C’étaient surtout les vieux messieurs qui l’attiraient, il lui semblait qu’auprès d’eux, elle se serait trouvée en confiance, protégée par leur sagesse. Les hommes jeunes par contre lui faisaient peur, elle sentait en eux la brute sensuelle.

Pourtant cette passion masculine qu’elle voyait flottant autour d’elle, lui procurait des plaisirs intimes et rares, c’était déjà une jouissance imprécise quoique très incomplète.

Comme elle tournait la rue Daunou, elle s’entendit interpeller à voix basse. Une frayeur soudaine l’immobilisa une seconde, lui brisant les jambes. Elle jeta derrière elle un regard misérable et aperçut vaguement une barbe noire et au-dessus des yeux qui luisaient.

Une peur atroce, la jeta en avant ; elle s’enfuit en courant presque.

Un peu plus loin, elle ralentit, tout son énervement était tombé, il ne subsistait plus qu’une lassitude passagère. Derrière toujours elle croyait entendre sur l’asphalte le pas brutal du suiveur, et cela avait dans sa pauvre tête des résonnances étranges.

Plus courageuse, elle osa enfin se retourner et constata que nul ne la menaçait. Aussitôt elle reprit toute sa tranquillité, son visage redevint rieur, sa mine audacieuse. Et flâneuse, elle poursuivit sa route inlassable dans la foule compacte où flottait une odeur de mâles, d’onguents et de poudre de riz. Tout cela lentement la grisait, mettant en elle une sorte d’ivresse sensuelle.

Avec la tranquillité vint le regret de s’être montrée farouche vis-à-vis du quidam. Elle rêva de le retrouver parmi les promeneurs et en attendant, se fit de nouveau aguicheuse par le sourire de ses lèvres sanglantes.

Elle réussissait, secouant d’une passion subite et animale quiconque la croisait. On devinait en elle le besoin charnel qui se révèle, l’impatience de la bête qui s’anime.

Lentement ses sens chaviraient, ses grands yeux noirs s’embrumaient d’une buée légère, sa bouche devenait plus chaude, une humidité odorante naissait à ses aisselles.

Non loin, cinq heures sonnèrent. Elle eut peur d’être en retard et preste, avec la désinvolture de la petite Parisienne que rien n’effraye, elle s’engouffra dans la plus proche station du métro.

À son entrée en un wagon de première classe, la vue de sa figure fardée fit sourire des hommes et se détourner des dames. Tout ce monde elle le toisa avec une arrogance paisible, certaine de sa valeur, cependant malgré son aplomb elle se sentait gênée, l’immobilité surtout l’embarrassait.

La foule était dense, à cette heure où chacun rentrait chez soi ; elle en fut heureuse, pressée de toutes parts, calée par des corps masculins. Elle haletait, il lui semblait que parmi tous ces voisins l’un se montrait d’une audace exagérée. Mais cela lui plaisait, complétant les sensations diverses de cet après-midi de vagabondage.

En descendant du métro, elle courut d’une seule traite jusqu’au logis, toujours apeurée par l’idée du retard. À la porte elle cogna, évitant de sonner au cas où sa mère eût été là déjà.

Léontine l’air rechigné, la savate traînante sur le parquet vint ouvrir. Elle allait saluer d’une remarque désobligeante, lorsqu’elle s’arrêta, les mains aux cuisses, se tordant de rire.

— Ous-que vous avez été vous fourrer ?… pas à vêpres bien sûr !

La pauvrette contempla sa belle robe de satin avec désespoir, elle était définitivement perdue.

Mais un autre danger plus proche l’inquiétait :

— Vous direz à maman qu’on a été aux Tuileries !

Le souillon hocha la tête :

— Pour c’qu’elle me questionne, c’est pas la peine de m’biler !

Mais l’autre n’écoutait plus. Déjà elle avait gagné sa chambre où elle se dévêtit avec une hâte fébrile et en chemise se débarbouilla longuement. Un peu de noir resta aux sourcils, elle n’y attacha qu’une médiocre importance. Sa robe tachée l’ennuyait davantage, ne prévoyant quelle explication donner à sa mère.

Puis soudain, elle pensa à la barbe soyeuse qui rue Daunou s’était approchée de son col nu, au point de le frôler. Elle s’étonna de sa peur irraisonnée. Et là, songeuse, enfouie dans un grand fauteuil, elle regrettait cette occasion envolée. Maintenant que le danger était loin, elle se complaisait à ce souvenir et son imagination vivace, l’aidait à se figurer des tableaux charmeurs.

Dans la glace, elle se souriait, mimant d’une façon puérile les gestes qu’il aurait fallu faire, si l’audace à l’ultime minute ne lui avait manqué.

Le timbre de l’entrée la fit sursauter. Immédiatement toute son exaltation tomba, un masque paisible s’étendit sur ses traits et ses yeux de braise perdirent un peu de leur flamme fébrile.

Sa mère trouva une fillette calme, douce, d’une charmante puérilité.

Dans la pénombre de l’antichambre, elle lui caressa les cheveux :

— Tu t’es bien amusée, chérie ?

Elle sautilla sur une jambe, l’air bébête :

— Oui, p’tite mère, on s’est promené aux Tuileries, il y avait un garçon qui faisait marcher un grand bateau comme ça…

Madame Cérisy l’embrassa au front :

— Enfant, va !

La gamine dissimula un sourire moqueur ; vraiment cette naïveté du prochain lui paraissait incommensurable.

Curieuse, elle suivit sa mère jusqu’à la chambre à coucher, afin d’assister au déshabillage. À l’instar d’un jeune fauve, elle tournait autour de la femme, aspirant avec volupté les senteurs de parfums et de cigares mêlées. Ces odeurs suffisaient à faire naître en elle des tableaux d’une lascivité exagérée, elle se figurait madame Cérisy en compagnie de messieurs, se livrant à toutes les folies que son ignorance lui faisait supposer.

Aussi elle admirait les dessous élégants, palpait d’une menotte caresseuse, la combinaison transparente de charmeuse bleu tendre, le fin pantalon de linon, la chemise froissée en maints endroits.

Tout cela aiguisait son besoin de savoir, de sentir elle aussi les affres de la sensualité. Et ainsi par moment, elle éprouvait à l’égard de la mère, une sorte de jalousie haineuse, bien féminine. Pourquoi ce plaisir exorbitant qu’elle s’autorisait, ne le lui laissait-elle point partager ?

Lorsque madame Cérisy fut en peignoir, elle lui sauta au cou avec une gaminerie charmante :

— Petite mère chérie ! Comme tu es jolie !

En réalité ce compliment masquait astucieusement la passion qui bouillonnait en elle. Ces baisers apaisaient sa soif de sensations, de caresses.

Assurément, elle pensait ce qu’elle disait, mais en même temps, le contact des lèvres chaudes de la femme, lui était une volupté aiguë. Elle croyait y retrouver le goût d’autres baisers plus pervers, d’une saveur inconnue.

Leurs deux corps tièdes étaient serrés l’un contre l’autre et cela aussi lui procurait un plaisir intime, impossible à préciser.

Se tenant par le bras, elles se dirigèrent vers la salle à manger où le couvert était mis. Léontine, dépeignée comme à l’ordinaire, apporta le potage.

— Alors vous avez été aux Tuileries avec mademoiselle Betty ? fit madame Cérisy assez indifférente.

— Bien sûr ! rétorqua la goton d’un ton hargneux.

Cela suffit pour arrêter net l’interrogatoire. Après le départ de la bonne, pourtant, elle reconnut :

— Cette Léontine est un véritable bâton de poulailler.

Betty approuva, mais ensuite baissa le nez pour ricaner. Elle ne souhaitait pas que l’on changeât d’officieuse, certaine de la discrétion de celle-ci.

En silence elles mangèrent, ne pensant point qu’elles eussent quelque chose de commun. La mère reprise par les soucis quotidiens, ne songeait pas à se confier un peu à Betty. Encore, elle la considérait comme une gamine, se refusant à s’apercevoir qu’elle était femme, autant de cerveau que de corps. Cette constatation l’aurait vieillie, elle préférait jouer à la poupée, ce qui lui permettait de conserver des illusions, à défaut d’autre chose.

La fillette de son côté, rêvait, épiait, essayant de deviner ce qu’on lui cachait, se forgeant des espoirs qui ne seraient jamais réalisés.

Trop grande pour être dorlotée, trop jeune pour être traitée en compagne raisonnable, elle restait esseulée, dans une situation mixte, qui favorisait la lente déformation morale. En même temps, elle manquait d’une affection vivante, qui aurait fourni un aliment à son besoin instinctif de tendresse.

Mais aussi, elle se cherchait elle-même ; ayant dépassé la période des jeux puérils, elle ne trouvait autour d’elle, aucune satisfaction véritable.

Ajouter à cela l’ambiance ; partout c’était la débauche étalée. La situation fausse de sa mère, qui vivait d’un amant, laissait traîner autour d’elle, un nuage de rut qui l’enveloppait, la détraquait, par l’éréthisme qu’il causait.

Préparée ainsi, elle ne remarquait plus au dehors, que ce même appel général des sens. Les femmes, à son avis, allaient débraillées et coquettes, à la recherche du plaisir ; les hommes filaient le nez bas, semblant des chiens reniflant la femelle.

Des mots crus résonnaient à ses oreilles et pendant des heures elle réfléchissait à leur explication cachée.

Tout cela s’emmagasinait dans son esprit malléable, énervant le désir toujours inassouvi complètement.

Madame Cérisy mangeait avec grâce, les gestes menus et maniérés ; ses bagues scintillaient projetant sur la fillette des rayons aigus, qui soudain exacerbaient son impatience de gagner, elle aussi par son corps, ces choses jolies. Elle voulait de tout ce qui brille, de ces toilettes qui avaient des friselis musicaux, de ces colliers d’ambre qui s’opalisaient sur les gorges blanches. Et elle savait, déjà pratique, qu’elle ne possédait que sa beauté pour se procurer tout cela.

Lorsqu’elle pensait qu’il lui était encore interdit de tenter sa chance, elle avait des rages aveugles et impuissantes, qui la dressait, révoltée, contre la tutelle maternelle et en général, contre tout ce qui représentait l’autorité pour une petite fille.

L’homme : c’était son but, son unique souci. Il lui tardait de goûter à ses caresses et de fouiller dans sa bourse. Deux choses qui lui paraissaient aller ensemble.




CHAPITRE III


Après le souper, madame Leroy était venue prendre une tasse de thé, en compagnie de son excellente amie, madame Cérisy.

Elle avait amené son garçonnet, du même âge que Betty.

Ces dames désiraient parler de leurs petites affaires, qui n’étant pas très honnêtes, n’intéressaient point les enfants. On les renvoya et il se réfugièrent dans la chambre de la fillette, fort heureux d’être débarrassés momentanément de la surveillance pesante des parents.

— Allez jouer ! avait dit Madame Cérisy, comme si à cet âge on jouait encore.

— On va faire une partie de domino ! assura Betty hypocrite et moqueuse.

— Comme ils sont gentils tous les deux, reconnut Madame Leroy, qui aimait aussi ne pas vieillir.

Par crainte du feu, ou peut-être à cause des nécessités supérieures de l’économie domestique, Betty ne possédait point de lampe, mais seulement une bougie misérable.

Un moment, elle eut l’idée de réclamer de la lumière à Léontine, mais après réflexion, elle se ravisa. La pénombre lui plaisait, encourageant les audaces.

Robert bien sagement s’assit sur une chaise, qu’elle lui indiqua, pendant qu’elle-même, déjà petite femme d’intérieur, s’activait autour de lui.

Ce fut d’abord le jeu de domino qu’elle installa prudemment, par crainte d’une surprise, afin de sauver la face. Puis doucement, du fond de son armoire, elle tira une bouteille de Bénédictine. C’était là le produit de longues semaines de ruse et de rapines. Chaque jour, après que sa mère se fut servie de la liqueur, elle en chipait un peu. Ainsi insensiblement elle se procurait une réserve pour les grandes occasions.

Robert battit des mains, moins mûri que la fillette, il restait plus gosse, s’amusant surtout de la bonne farce.

Il eut une timbale d’argent, et elle se servit de son verre à dents. Ce fut presque du Murger.

Après les premières gorgées, le gamin fut très émoustillé. Alors elle extirpa de son corsage deux cigarettes turques, puisées en passant dans la boîte maternelle.

Ils fumèrent silencieusement, les yeux rieurs, la bouche arrondie pour souffler devant eux de minces nuages gris.

Betty, la jambe passée par dessus le bras du fauteuil, s’essayait aux poses gracieuses et un tantinet indécentes, s’étonnant que le spectacle de son pantalon blanc ne produisit plus d’effet au partenaire.

Entre eux, sur la table, la bougie balançait sa flamme tremblante, épandant par la pièce des lueurs jaunes qui laissaient dans les coins de grands trous d’ombre.

Le garçonnet riait de bon cœur, sincèrement amusé ; la fillette au contraire restait soucieuse, une inquiétude lui barrait le front d’une ride.

Ils parlaient à voix basse, quoique les sujets effleurés fussent anodins, mais une timidité les retenait, leur faisant craindre le ridicule. Cependant Betty se hasardait parfois à des propos grivois, comme pour tâter le terrain.

Robert avait alors un sourire malicieux, mais en même temps rougissait.

Bientôt une intimité se créa entre eux : la fillette avait parlé de sa mère et de ses tapissiers. Une confidence en vaut une autre, le gamin, non sans orgueil, reconnut que Madame Leroy également possédait des tapissiers généreux et paillards.

Ils en arrivèrent très vite aux détails qu’ils se communiquaient avec une inconscience placide, complétant mutuellement leur propre science.

Robert s’était rapproché, ses jambes touchaient le genou de la compagne. Il se disait que lui aussi ferait bien le tapissier avec cette charmante jeune fille. Mais vraiment, il n’osait pas : si elle s’était moquée de lui !

Betty jouait à la grande personne qui « la connaît dans les coins », laissant tomber des aperçus sur l’amour charnel avec une autorité indiscutable.

Ils se regardaient de biais, les yeux brillants, les lèvres humides, et lui se grisait peu à peu, emporté par l’espoir qui éveille les désirs.

Ce n’était évidemment la morale qui les retenait, ils étaient à un âge où les choses n’ont encore qu’une valeur relative. L’ignorance et l’indécision seules les empêchaient de se livrer aux audaces ultimes, sinon, ils auraient agi avec la simplicité de l’homme des cavernes.

La fillette avait moins de timidité et dominait incontestablement le compagnon. Pourtant elle n’essayait rien, n’ayant encore trouvé le prétexte hypocrite voilant l’intention sensuelle. En outre, elle ne voulait se départir de son attitude désinvolte, afin de ne point laisser croire qu’elle aspirait à ces jeux secrets. La chienne en amour, lorsque le chien s’en approche, se retourne et montre les dents. La femme reste ainsi, sa vie entière, feignant de mépriser ce que souvent elle souhaite le plus. Chez elle la plupart du temps, une dénégation, vaut une affirmation.

Mais Robert ne connaissait encore cette vérité psychologique et s’attardait en une expectative malséante.

La bougie se consumait, ses bavures coulaient sur la bobèche de verre ; Betty la souffla :

— Vaut mieux l’éteindre, ça sent mauvais…

La voix trouble, il approuva. Cependant cette nuit subite l’effrayait, comprenant vaguement qu’il se trouvait au pied du mur où l’on voit le maçon.

Tous deux eurent plus de courage, leurs deux têtes se rapprochèrent encore, ils parlèrent à voix plus basse, un étouffement dans la gorge.

Parfois un rire sourd fusait, le garçonnet, déjà homme à ce sujet, était trivial ; il avait des boutades crues qui arrachaient à Betty des frissons rapides.

Ils se turent un instant puis la fillette se leva, murmurant d’un timbre voilé :

— Je reviens de suite…

Elle s’éloigna le cœur serré d’une angoisse et revint quelques secondes plus tard. Elle faisait claquer des ciseaux pour lui couper les poches.

Le fauteuil bascula avec un vacarme formidable qui les immobilisa haletants, dans l’obscurité ils mesuraient mal leurs mouvements.

La voix de Madame Cérisy, retentit sèche et autoritaire. Aussitôt ils redevinrent enfants, déjà secoués par la peur de la tyrannie qui pesait sur leurs faibles épaules. Léontine galopa par l’antichambre, en maugréant contre l’heure tardive.

Prestement ils rallumèrent la bougie et gagnèrent le boudoir. Betty avait sa mine sournoise et placide, Robert conservait plus de gêne.

Madame Cérisy demanda :

— Vous vous êtes bien amusés ?

— Mais oui, petite mère, affirma la gamine sans rougir. Le garçonnet ne répondit pas, ayant l’air renfrogné qu’il prenait aux minutes embarrassantes. En revanche il admira avec candeur l’aptitude au mensonge de la compagne.

Madame Leroy fut vexée de la tenue du rejeton. Maussade elle reconnut :

— Comme une petite fille, c’est plus gentil qu’un garçon !

Il se cacha derrière un fauteuil pour hausser les épaules ; Betty dissimula un sourire railleur. Au moins elle ne se permettait aucune illusion sur leur valeur respective.

Elle fut s’asseoir sagement auprès de sa mère et câline appuya sa joue sur l’épaule maternelle :

— Petite mère, je ne peux pas avoir une tasse de thé ?

Elle savait que cela lui serait refusé et elle s’en moquait, mais en même temps elle avait l’impression d’ennuyer Madame Cérisy par cette demande. C’était là au moins une satisfaction.

— Non, ça t’empêcherait de dormir !

— Bien maman !

Cela fut dit sérieusement, une lueur dans les yeux ; que lui importait, elle irait avaler le thé souhaité, dans un moment, à la cuisine.

Derechef, elle railla la crédulité du prochain et ne fut pas loin de se croire un être supérieur, capable de duper le monde entier.

Les visiteurs se retirèrent ; Betty serra nerveusement la main du complice et celui-ci répondit à cette étreinte avec une nonchalance de pacha repu. Pour cet égoïsme, elle l’aima un peu mieux. Mondaine, elle le salua, d’une voix claire :

— Au revoir, monsieur Robert.

— Au revoir, Mademoiselle.

Les dames s’esclaffèrent :

— Embrassez-vous plutôt enfants, que vous êtes !

Ils obéirent, mais en hésitant, les gestes timides, gênés par la présence des parents.

Les deux amies rirent plus fort.

— Sont-ils innocents ! assura Madame Cérisy, en penchant la tête sur l’épaule gauche.

Cependant la fillette était pressée de regagner la solitude de sa chambrette. Il y avait en elle de l’orgueil, parce qu’elle avait noté la supériorité de sa science, sur celle du garçonnet. En pensant à lui, elle avait une petite moue dédaigneuse, s’assurant que si les rôles étant intervertis, elle avait été le mâle, son initiative se serait mieux manifestée.

Elle fut longue à s’endormir, secouée par une nervosité insurmontable. Naïve, elle croyait aux sensations extrêmes, aux affolements des sens, ce qui dans la réalité ne se présente jamais. La machine humaine, malgré son apparence ordonnée, reste bien imparfaite, elle est incapable de varier ou de prolonger la faculté de sentir au delà d’une certaine limite, toujours la même.

Et c’est cela justement qui pervertit le cœur des jeunes gens ; ignorants, ils aspirent à un bonheur extraordinaire qui ne se réalisera jamais et avec les premiers essais viennent les premiers dégoûts. Alors on cherche autour, dans la lubricité, les satisfactions que l’on n’a point trouvées, et que l’on n’obtient pas davantage.

L’imagination seule est sans limite et par cela même accroît les chances de désillusions.

Quand la fillette s’endormit, elle était casquée d’une migraine aiguë, mais elle souriait encore. Elle prévoyait que le lendemain matin, ses yeux noirs seraient ombrés d’un large cerne bleuâtre, ce qui certainement la poserait auprès des compagnes de l’école. Les enfants comme les hommes admirent plus facilement le vice que la vertu.

À peine levée, elle courut à sa glace ; elle eut un rire sournois, tandis qu’un monde de pensées perverses roulait en tumulte dans son cerveau.

Sa mère comme d’habitude ne remarqua rien, ayant confiance en l’innocence de sa fille. Elle obtenait ainsi la sérénité nécessaire à ses bonnes digestions.

La serviette sous le bras, l’allure nonchalante, la hanche arrondie, Betty s’en alla à l’école. Elle marchait à petits pas lassés et ne regardait point les hommes, ayant pour l’instant d’autres soucis plus immédiats.

Une de ses compagnes la rejoignit et à la vue de ses paupières bleuies, eut un sourire équivoque. Il n’en fallut pas davantage pour la rejeter dans l’énervement toujours latent en elle.

Sournoise, elle étudia l’amie à son tour et eut aussitôt la certitude intime, qu’elle se trouvait comme elle dans l’impatience sensuelle. Elle en fut heureuse et se figura aussitôt la fillette en des extravagances passionnées. Toutefois elle se tut, parce qu’il est toujours difficile à un certain âge de parler de ces choses considérées comme honteuses.

La religion chrétienne en inventant la chasteté, a créé en même temps le péché et son attrait.

La compagne, si elle n’avoua rien à Betty, bavarda sur son compte avec une autre fillette, se livrant à des suppositions d’autant plus extraordinaires que leur science était plus incomplète.

De bavardages en bavardages, toute la classe se trouva dans un état d’exaspération érotique que la monotonie de la besogne favorisait encore. Chacune en feignant de suivre des explications fastidieuses du professeur, s’abandonnait à ses pensées troubles. Tous les yeux étaient fixes, brillant d’un feu intérieur, les lèvres s’humidifiaient lentement.

Betty n’avait que de la mauvaise humeur, il lui tardait d’être partie, elle s’ennuyait dans cette immobilité et jugeait les racontars de la maîtresse, absolument superflus pour savoir conduire sa barque en ce bas-monde. Sa solitude constante au logis, l’avait obligée à réfléchir et elle s’était confectionné une petite philosophie pratique, débarrassée de tout impédimentum.

Elle voulait du plaisir, des toilettes et de l’argent ; en dehors de cela, rien ne lui semblait valoir la peine d’un effort.

Et toutes ces choses, elle les trouverait dans la poche de l’homme, s’il est permis de s’exprimer ainsi.




CHAPITRE IV


Lorsque Betty sortit de l’école, il était environ dix heures et demie. Elle s’enfuit aussitôt, quittant les compagnes dont la conversation lui paraissait puérile.

Depuis le matin, elle caressait un projet nouveau, toujours rongée par la volonté de perdre au plus vite une fleur virginale qui lui était pesante.

Tout en marchant, elle grommelait :

— Parrain doit être au Luxembourg, à cette heure !

Parrain était un vieil ami de la famille et surtout de Madame Cérisy à l’époque de sa verdeur automnale et avant la mort du chef de bureau. Il avait vu grandir la fillette et s’y intéressait, sans arrière-pensée bien arrêtée.

Plus perspicace que la mère, il devinait que Betty sous le masque d’innocence qui lui était coutumier, cachait des impatiences et des besoins ardents. Et puis dans le froid de son hiver, il aimait à sentir auprès de lui, cette jeunesse toute vibrante, dont la vigueur semblait le vivifier.

L’intimité lui permettait des privautés qui flattaient encore ses sens se contentant d’à peu près.

Contre lui, souvent Betty avait perçu le désir, la mordant soudain ; elle avait vu dans les prunelles de l’homme passer l’étincelle de la lubricité. Elle sentait plus qu’elle ne comprenait, mais le résultat restait identique.

Comme elle s’abandonnait sans crainte, elle s’étonnait qu’il ne fut plus osé. Dans sa candeur, elle croyait avouer par son maintien, tout ce qui bouillonnait dans son cœur affolé.

Mais l’homme ne pouvait comprendre, conservant encore l’illusion de la demi-innocence de l’enfant. Il ignorait que dans la femme n’existe jamais que deux états se succédant brusquement : cessant d’être enfant, elle est immédiatement femme, sans transition véritable.

Ce jour-là, elle le rejoignait avec l’idée secrète qu’il se passerait entre eux quelque chose de définitif. Quoi ? elle l’ignorait ; peut-être une promesse ; peut-être une entente.

En atteignant le Luxembourg, elle le vit de loin. Un nuage passa devant ses yeux : Elle dut s’arrêter, le cœur battant, les jambes flageolantes.

Bien vite cependant, elle reprit ce sourire moqueur qu’elle s’ingéniait à conserver au dehors, pour mieux voiler son être intime fait de passion et d’ardeur.

La serviette enfoncée au-dessus de la hanche gauche, la taille creusée, la croupe tendue, elle s’en allait de la démarche veule des matins de fatigue et de désirs.

À un pas de lui, elle s’immobilisa et le regard droit, tendit une menotte blanche au médius noirci d’encre.

— Bonjour parrain ! Ça va bien ?

Il lui sourit, heureux de la voir, vivante et saine.

— Bonjour moucheron ! Pourquoi es-tu ici à cette heure ?

Elle eut une moue câline pour se frôler à son épaule :

— Eh ben ! Pour te voir… ça t’étonne ?

Il ne la crut pas et rit franchement :

— Petite menteuse !

Cependant, il la prit par le bras et l’entraîna vers un banc à l’ombre d’un massif touffu.

Elle se pendait à son côté, aimant ce contact de l’homme, l’odeur de tabac, de gros drap qui flottait autour de lui. Ce parfum puissant était pour elle un symbole de virilité.

Ils s’installèrent côte à côte, silencieux d’abord, ne trouvant rien à se dire.

Elle minauda :

— T’es content d’me voir ?

Il se fit moqueur, voire un peu méfiant :

— Et toi ?

Elle s’était attendue à un compliment, elle fut déçue, saisissant qu’on ne la prenait pas au sérieux, et elle rêva de se venger.

Ce jour là, elle portait de fins bas de fil noir qui se tendaient sur le genou, au-dessus, on apercevait un trait de chair blonde. Malicieuse, elle outra la position, sachant déjà par expérience que c’était là le meilleur des appâts.

Il loucha de ce côté, assez intéressé. Câline, elle se coula davantage contre lui, en des mouvements onduleux de chatte.

Comme souvent il l’avait fait, il l’enserra à la taille, mais cette fois, il s’attarda, se complaisant à sentir la chair s’enfoncer sous ses doigts.

Satisfaite elle considéra ce geste comme un prudent commencement et s’y prêta, languide et émue, ignorant l’audace de sa pose, l’offre tranquille de son jeune corps.

Et encore il ne comprit pas, ne pouvant prévoir que de telles pensées eussent déjà mûri en ce cœur d’enfant. Paisible il n’alla pas plus loin que ces simples contacts qui lui étaient infiniment agréables.

Elle s’étonnait qu’il ne hasardât mieux, ignorant que la vieillesse se contente de l’éveil des désirs, ne pouvant autre chose.

Lentement elle s’énervait, éprouvant à chaque minute un peu plus de hâte à goûter aux fruits de l’amour qu’elle se figurait savoureux. Il lui semblait qu’auprès de ce vieillard affable, la chose serait aisée, l’acte déjà préparé par leur intimité ancienne.

Les yeux brillants, la poitrine palpitante, elle fixait l’homme hardiment, espérant un mot, un simple geste qui serait une prière, à laquelle aussitôt elle répondrait par un acquiescement.

Assurément, elle se croyait sincère, mais en réalité, il aurait tenté ce qu’elle souhaitait, que peut-être à la suprême minute se serait-elle dérobée, bouleversée de terreur.

Sa science était encore trop incomplète, pour qu’elle pût mesurer toute l’étendue de ses aspirations. Or pour la renseigner il lui aurait suffi d’un seul calcul d’arpenteur qui lui aurait fait toucher du doigt la réalité. Mais l’imagination exaltée troublait la raison ; elle voulait âprement goûter à la coupe qu’elle s’affirmait enchantée, à en juger par la soif de luxure que chacun manifestait autour d’elle.

Sans se douter du mal qu’il causait, Morande le parrain, s’attardait à ces contacts languides qui réchauffaient un peu son vieux sang. De ses mains, sous la robe légère, il devinait les formes déjà grasses et fermes, le corps mûri de la petite femme prête aux baisers. Mais en même temps, il ne voyait les grands yeux noirs qui se voilaient d’une buée trouble, ni la grimace de la bouche qui se crispait sous la tension nerveuse de la passion grandissante.

Il se complaisait à cette défloration morale, parce qu’il la trouvait jolie, avec ses petits seins ronds qui tendaient l’étoffe de la blouse, ses hanches dont la chair résistait sous la pression des doigts, ses cuisses fuselées qu’il se figurait tièdes et charnues.

Quand il la serrait un peu plus fort, elle avait pour lui un regard languide qui disait tout son désarroi sensuel, toute sa rage effrénée de connaître entièrement le grand secret qui l’intriguait.

Se croyant de l’honnêteté, il n’aurait même eu l’idée de profiter de cette innocence, pourtant tout au fond de lui-même, le désir grandissait. Mais comme la mère, il se répétait : elle ne comprend pas et il se tranquillisait parce que nul acte définitif ne s’était produit.

Désabusée, elle finit par se lever, le front plissé, une lueur mauvaise dans les yeux. Elle avait vaguement conscience de n’être qu’un jouet destiné à apporter des joies platoniques à la sénilité du parrain.

— J’m’en r’tourne ! dit-elle brusquement.

Il voulut la retenir, mais elle s’entêta, simplement pour l’ennuyer à son tour.

— Non… m’man pourrait s’inquiéter…

Elle savait qu’il n’en était rien, que lorsqu’elle rentrerait, Madame Cérisy ne serait de retour d’une de ces mystérieuses promenades matinales.

Il finit par l’approuver, la jugeant raisonnable :

— Va mon enfant, et dis à ta mère que je lui rendrai visite un de ces jours.

Elle haussa les épaules et s’en fut sur une poignée de main glacée. Elle marchait vite, des sanglots lui montaient à la gorge, devant l’écroulement d’une de ses nouvelles illusions. Cela l’amena à se rappeler une réflexion de Léontine et la répéta à mi-voix :

— Tous les hommes sont des veaux !

Vraiment, elle ne pouvait encore comprendre la froideur relative du vieillard, certaine d’avoir osé tout ce qu’il fallait pour s’offrir franchement. Que risquait-il, puisqu’elle avait la ferme intention de garder le silence ? Elle se dit que Morande ne la trouvait point à son goût et cette supposition la vexa.

Par les bribes de conversations saisies au hasard, elle avait acquis la certitude que tous les vieux messieurs débauchaient les petites filles. Pourquoi celui-là hésitait-il donc ?

À Léontine qui vint lui ouvrir, elle ne dit rien et la bouscula pour passer.

Le souillon ricana et crut l’effrayer en affirmant :

— J’l’ dirai à Madame qu’vous êtes rentrée à midi moins l’quart !

— J’ m’en fous !

Et d’un geste coléreux, elle jeta sa serviette sur son lit. Sa toque de velours roula sous un fauteuil et ses gants claquèrent contre la glace de l’armoire. Elle éprouvait un besoin animal de brutalité, pour apaiser la nervosité qui était en elle.

La goton railleuse s’était approchée de la porte. Dans le but d’exciter davantage la jeune maîtresse, elle s’enquit, sournoise et mauvaise :

— Vous avez encore été vous frotter à un homme ?

La fillette bondit, ses petits poings se crispèrent, et elle fixa la servante. Elle cherchait quelque chose de grossier, de formidable à lancer. Raidie sur les jarrets, elle hurla :

— M……

Il y eut quelques secondes d’effroi, puis elles éclatèrent de rire ensemble, soudain détendues par cette énergie inusitée.

Le ventre ballotté par la gaîté, la savate traînante, Léontine retourna à sa cuisine. Betty s’assit sur le bord de son lit et songeuse, conclut :

— Parrain est une vieille andouille !

Cette comparaison l’amusa et apaisa sa rancœur.

Madame Cérisy rentra dans un joyeux froufrou de jupe soyeuse. La fillette l’entendit et sourit moqueusement :

— C’est plutôt elle qui a été se frotter à un homme !

Il ne lui fallut aucun effort d’énergie pour transformer son apparence, reprendre son masque de quiétude enfantine. À la salle à manger, elle retrouva sa mère, et celle-ci qui probablement avait passé une heureuse matinée, lui fit fête. Quand elle l’embrassa, Betty nota que dans l’étoffe légère de la robe restait accroché un imperceptible relent de cigare et d’alcool. En se retournant, elle murmura avec une volupté concentrée :

— Elle sent l’homme !

Puis la mine candide, elle raconta que sortant de l’école elle avait été rendre visite au parrain. La mère paisible approuva :

— Tu as bien fait, chérie !

Deviner sous les aveux naturels de l’enfant toutes les perversités cachées, était impossible ; son hypocrisie acquise, créée par la peur, la défendait comme un mur d’airain. Mais elle dupait d’autant plus aisément Madame Cérisy que celle-ci avait besoin d’insouciance, afin de continuer plus librement la lutte pour l’existence quotidienne.

Après le déjeuner, elles prirent le café au boudoir tendu de liberty. Cette joie était rare pour la fillette, il fallait pour ça que nul tapissier ne fût attendu.

Elle aimait à se trouver dans ce buen-retiro, où chaque meuble représentait pour elle, une caresse perverse, un baiser de mâle, une lubricité ardente, comme elle en imaginait dans le secret de son cœur.

Il lui suffisait alors de fermer les yeux, pour vivre des rêves languides. C’était très simple, parce qu’à son début. Elle se voyait déchirée par l’homme et se plaignait douloureusement. Mais ensuite, il lui fallait des à-côtés afin de se préciser l’attrait d’un acte ignoré.

En même temps, elle suçait son café par petites gorgées, avec des gestes précieux, comme elle en avait vu chez les dames élégantes qu’elle admirait. De biais, elle guignait sa mère hypocritement, se demandant ce qui évoluait à cette minute précise dans cet esprit qu’elle supposait tout enflammé d’amour.

En réalité, Madame Cérisy pensait qu’elle avait à payer son propriétaire et qu’elle comptait pour ce faire, sur un tapissier généreux.

L’argent restait son unique souci, entraînée continuellement à des frais considérables, par la nécessité d’être belle toujours, de plaire sans relâche. C’était un travail d’Hercule !

Après cela, il lui restait peu de temps pour s’occuper de sa fille ; mais comme elle réglait ponctuellement le collège, et les autres frais, elle avait la conviction d’être bonne mère.

Betty vivait donc dans un monde à part, qu’elle s’était créé de toutes pièces, n’ayant pas encore l’expérience suffisante, pour lui fournir une base sûre. À quatorze ans, on pense, on réfléchit, on comprend, mais on ne sait pas. Sa mère n’ayant d’autre occupation importante que la luxure, elle s’affirmait que là était toute la vie et rien d’autre ne l’intéressait. C’est peut-être là un des effets de la justice immanente qui veut que l’on soit puni en sa descendance par où on a péché. L’eau qui vient du moulin doit retourner au moulin par raison d’équilibre.




CHAPITRE V


Sa mère partie, Betty se sauva dans sa chambre. Elle avait hâte d’être seule, sans bien savoir pourquoi. Une exaspération morbide était en elle, il lui fallait l’apaiser par n’importe quel moyen.

Fébrile, elle se dévêtit tout entière, éprouvant le besoin d’être ainsi, en une tenue inaccoutumée et qu’elle considérait comme extravagante.

Ses pauvres nerfs surexcités pendant une matinée entière, ne résistèrent plus. Elle eut une véritable crise d’hystérie, qui la roula follement sur la chaise-longue, où elle se crispait.

Un désir ardent la brûlait, tout son jeune sang bouillonnait, échauffé par l’imagination débridée.

Furieuse, elle cherchait une sensation physique et ne trouvait que l’exaltation cérébrale.

Le visage enfoui dans un coussin de soie, elle râlait, se remémorant les brefs contacts du matin, auprès du parrain rusé. Puis elle sut mieux ce qu’elle avait espéré et une rage violente contre l’homme qui ne l’avait pas comprise, monta son exaspération au paroxysme. Elle se demandait ce qu’il lui faudrait faire, pour obtenir un résultat.

Un véritable délire s’empara de son pauvre cerveau surchauffé. Brusquement elle se redressa, et les sourcils froncés, le regard brillant, elle se fixa dans la glace, examinant sa nudité blonde que la nubilité ombrait.

Enfin, elle comprenait que ce qui manquait à sa sensualité impatiente, elle pouvait se le procurer en attendant mieux.

Un frisson la secoua, une langueur détendit tout son être et un serrement de cœur lui fit la respiration plus courte.

Quoiqu’il pût en résulter, elle voulait s’abandonner à une audace, tenter une démarche scabreuse dont elle avait honte mais qui lui donnerait en même temps une joie aiguë.

Doucement elle ouvrit la porte et dans l’antichambre, s’élança en une course échevelée. Elle poussait de grands cris, feignant de se livrer à une bonne farce, quand uniquement une perversité la tourmentait. Mais son hypocrisie savait s’accommoder de ces stratagèmes, ils lui venaient naturellement, sans qu’elle eût besoin de chercher.

Léontine tirée de sa somnolence habituelle par ces hurlements stridents, apparut soudain.

Une minute elle resta ahurie à la vue de cette vierge affolée et nue. Elle bégaya, ne comprenant pas :

— Ah ben ! Ah ben !

Puis sa curiosité s’éveilla, le désir à son tour l’effleura, sans qu’elle parvînt cependant à le préciser.

Les traits crispés, elle considérait la fillette, ne s’étonnant déjà plus de la voir ainsi. Dans son esprit paresseux, montait lentement une idée trouble, un besoin de pervertir la fille de la patronne, qu’elle détestait de toute sa rancune longuement amassée.

— Attendez un peu que je vous flanque une fessée, goguenarda-t-elle.

Ce n’était point la brutalité qui l’attirait, mais le contact de cette chair jeune et fraîche.

Betty s’arrêta palpitante : enfin, elle allait goûter au fruit défendu.

— Chiche ! fit-elle narquoise.

L’autre se rapprocha, l’allure féline, une bave mousseuse aux commissures des lèvres.

La fillette haletait ; elle attendait sans crainte, mais secouée par une nervosité inaccoutumée. À l’avance elle acceptait les coups, en échange d’un peu de libertinage qui lui aurait fourni un avant-goût des plaisirs charnels.

La goton sûre de l’impunité, avançait toujours, s’apprêtant à agir. Ses yeux, longuement parcouraient le corps dénudé et blond qui s’offrait à elle.

Et soudain, elle saisit Betty à la taille, la ployant sur son bras vigoureux.

La fillette eut un grand éclat de rire, pour voiler son embarras ; mais elle aimait se sentir étreinte ainsi brutalement.

Une claque retentit, puis une seconde, une troisième. Ni l’une ni l’autre, des deux actrices de ce drame ne riait plus. Des pensées grivoises tourbillonnaient dans leur esprit.

La morsure des coups n’était point une souffrance pour la fillette, dans l’état d’éréthisme où elle se trouvait.

La servante jugea plaisant de poursuivre l’aventure jusqu’à son extrême limite. On n’entendit plus un bruit dans l’appartement, le silence enveloppait les deux combattantes, comme un voile brûlant, leur faisant percevoir l’âpreté sensuelle des minutes qui passaient.

Mais le souillon s’acharna avec une haine farouche, comprenant malgré sa bêtise, qu’elle était en l’occurrence, un facteur de dépravation pour cette gamine, ignorante malgré toute son effronterie.

Dès ce jour, elles devinrent amies, et ce fut pour Betty un dérivatif momentané à sa fièvre intime.

Sa mère, en rentrant le soir après l’heure du thé, ne remarqua pas son teint blafard et ses grands yeux noirs cernés de mauve.

Encore une fois la fillette se moqua du prochain en général et de sa mère en particulier, arrivant à la conviction certaine que tout était permis, avec un peu d’hypocrisie et d’habileté.

Lorsqu’elle se coucha, une meurtrissure nouvelle rendait ses reins pesants et le souvenir agrandit les sensations éprouvées, enflammant son imagination si active naturellement.

Le lendemain, dès le retour de l’école, elle courut à la cuisine retrouver Léontine. Durant la classe entière, elle avait songé à cette entrevue, que l’espérance faisait attrayante.

La fille rit bêtement de sa fougue, mais ne jugea point cela si extraordinaire. Cette petite Parisienne, simple paquet de nerfs, lui apparaissait comme un être à part, à qui tout était permis, même les extravagances.

Tout en effet incitait la fillette aux folies durant les longues heures du jour. C’était le mouvement hallucinant de la rue ; c’étaient les couleurs qui chatoyaient devant ses yeux à chaque coin de boulevard ; c’étaient aussi les parfums multiples et différents qui flottaient autour d’elle, la noyant dans un océan d’éréthisme. Et enfin, elle voyait continuellement l’homme lancé aux trousses de la femelle et celle-ci s’offrant sur le bord des trottoirs, poussée en cela par l’avarice et la coquetterie.

Comme tous, elle subissait les effets de cette électricité éparse qui la pénétrait, mettait en son être naissant et vigoureux, un besoin vague, jamais précis et jamais apaisé.

Alors en revenant au logis, elle cherchait auprès de la servante, une satisfaction quelconque, la première qui fût permise.

Ayant cette distraction, elle se désintéressait momentanément de l’homme, ayant compris que son âge arrêtait les audaces. Mais elle attendait son heure.

Avec la confiance naïve de l’enfant, elle s’attachait à la goton, qui lui rendait cette affection par une haine farouche et sournoise. Lentement, elle déformait son pauvre cerveau si malléable, lui infusant des goûts bizarres, des penchants hétéroclites.

Toutefois, par prudence, elle lui recommandait de conserver intact, ce que Félicien Champsaur, aurait probablement appelé « sa fleur ». En agissant ainsi, elle n’obéissait à aucun bon sentiment, seulement à la crainte d’un scandale.

Betty se moquait de ces avertissements, se répétant que l’occasion la guiderait.

Et Madame Cérisy, emportée par ses rêves de coquetterie intéressée, ne voyait rien. Pourtant elle crut remarquer que sa fille pâlissait ; elle lui fit prendre du sirop iodo-tannique et fut tranquillisée.

Aux amis qui s’inquiétaient, elle répondait avec un sourire grivois :

— C’est la croissance !

Dans ce mot il y avait une foule de sous-entendus égrillards. L’explication lui suffisait à elle-même comme aux autres.

Il n’en restait pas moins vrai, que la fillette s’exaspérait au moral et s’épuisait au physique.




CHAPITRE VI


Madame Cérisy, sans doute parce qu’elle gagnait l’argent sans trop d’efforts, ignorait l’ordre ; Betty sans vergogne lui chipa vingt francs dans son sac.

La possession de cette fortune inespérée lui permit d’entrevoir des agapes fantastiques.

Léontine devenue sa confidente, passa pour cette fois au rang de chaperon.

Grâce à la complicité de la gamine, elle fit de la toilette. Modestement elle se glissa dans une robe de Madame Cérisy, se chaussa de bottes smaragdines sur des bas de soie impalpable, se coiffa d’une toque vernie et enfouit ses mains gercées en des gants de chamois. Elle fut incontinent transformée en grande mondaine, ce qui prouve amplement que le plus parfait souillon, si elle n’ouvre la bouche, peut passer au dehors pour une princesse balkanique.

Il est vrai que Betty au préalable lui avait enduit le visage d’une crème neigeuse et saupoudré ensuite le tout d’un brin de poudre. Aux pommettes il fallut un peu de rouge et sur les lèvres un vermillon éclatant.

Ainsi, Léontine avec son air bonasse, semblait une douce prostituée, moitié bœuf de labour, moitié poupée intoxiquée.

Betty admira et dansa autour d’elle un pas nègre accompagné de hurlements aigus.

À son tour, elle se fit la figure : ombra ses grands yeux noirs d’un large trait de crayon, aviva sa bouche charnue d’une couche d’écarlate et se jugea parfaite, tout à fait modern-style.

Elle formèrent un couple bizarre : l’une paraissait frappée d’idiotie congénitale, l’autre vicieuse. Pourtant on ne pouvait s’étonner de les voir ensemble, elles s’appareillaient à merveille.

Quand elles sortirent, deux heures sonnaient ; Betty avait pris le commandement de l’expédition. Son premier ordre fut qu’on ne s’offrirait pas de taxi : il faisait meilleur à marcher en sentant peser sur soi les regards lubriques des mâles étonnés.

Léontine ahanait, boitillait, la cheville à chaque pas tordue par le talon Louis XV. Elle riait cependant, de son air bête habituel, tandis qu’auprès d’elle, la fillette s’en allait effrontément, le nez au vent, l’œil moqueur.

Connaissant son Paris par ouï-dire, elle augurait beaucoup de cet après-midi, s’apprêtant aux plus folles débauches, sans appesantir son esprit cependant sur ce qui pourrait se passer.

Léontine qui se fatiguait, réclama de prendre l’autobus : elle s’y refusa, entraînant l’autre domptée par cette énergie juvénile.

Elles tournèrent rue Caumartin et là Betty hésita. Assurément elle avait le choix, autour d’elle ce n’étaient que dancing-rooms, mais la plupart avaient une telle réputation de haut luxe qu’elle craignait l’insuffisance de sa modeste fortune.

Ce fut la servante qui la décida ; rompue de fatigue, elle gronda :

— Entrons quèque part ou j’m’assois su’ l’ bord du trottoir…

Cette menace effraya la gamine, se voyant déjà auprès d’une dame élégante le derrière vautré dans la poussière et les pieds barbotant l’eau du ruisseau.

Elle lui prit le bras et l’entraîna. Un chasseur rouge et or leur ouvrit une porte et elles pénétrèrent dans une salle surchauffée où la fumée des cigares stagnait en nuages épais. De la foule massée là montait une odeur violente de transpiration, de poudre de riz et de parfums chimiques. Léontine le reconnut candidement :

— Ce que ça pue !

Betty au contraire aspirait voluptueusement cette atmosphère viciée qui instinctivement plaisait à son odorat de petite Parisienne, et qui aussi agissait violemment, comme un coup de fouet, sur sa sensibilité.

Tous les regards braqués sur elles, à leur arrivée ne l’intimidèrent point ; un sourire railleur flottait sur ses lèvres rouges. Elle avait foi en sa supériorité.

Des yeux, elle chercha une table libre et en aperçut plusieurs à l’autre bout de la pièce.

Elle fit son choix et sans plus s’inquiéter de Léontine, marcha droit vers son but, indifférente aux consommateurs qu’elle dérangeait.

L’autre venait dans son sillage, peureusement, gênée par la vue de tant de monde réuni en si faible espace.

Le guéridon où s’installa Betty était voisin d’un autre où trois hommes étaient attablés. En s’asseyant, elle leur décocha un coup d’œil rieur, pour ensuite marquer la plus hautaine froideur. Cependant elle nota aussitôt qu’ils rapprochaient leurs chaises et son cœur battit avec violence. Incontinent elle espéra des choses extraordinaires.

Pourtant lorsque le garçon parut, ce fut d’un timbre calme qu’elle commanda deux thés.

Léontine absolument abasourdie contemplait cette salle, les toilettes, les bijoux des femmes. Tout cela soulevait en elle une rancœur jalouse ; elle pensait à son existence difficile de souillon méprisée auprès d’une dame méprisable mais élégante. Elle se demandait si vraiment le bidet ne valait mieux que l’eau de vaisselle et l’encaustique.

Immédiatement elle ressentit plus de haine pour Betty et sa mère, surtout pour la première qui brusquement avait arraché le voile qui avait jusque-là conservé la paix à son cœur.

Elle goûta le thé et avec sa bonne jugeotte de campagnarde le reconnut exécrable ; elle s’étonna même qu’au milieu de tout ce luxe on put consommer pareil liquide insipide.

Alors elle éprouva un profond mépris pour tous ces snobs et se crut subitement supérieure à eux. L’enchaînement des idées l’amena à souhaiter les duper, à profiter de cette énorme bêtise qu’elle voyait étalée avec tant de complaisance.

Betty possédait plus de netteté dans ses pensées ; pour l’instant elle nourrissait des projets malicieux. À la dérobée, elle avait examiné les trois voisins et les jugeait acceptables pour Léontine. À elle, instinctivement ils déplaisaient, chacun d’eux avait au physique un mince détail qui répugnait à sa délicatesse inexperte aux jeux charnels. Pour que cette répugnance n’existât point, il aurait fallu un individu parfait, selon ses rêves. Un rien en effet suffisait à la détourner de l’homme, les lèvres de l’un étaient trop sèches, le second portait la barbe, le troisième qui avait le visage émacié par la chlorose lui produisait une réelle impression de dégoût.

Cependant, que ces trois personnes ne l’attirassent pas, ce n’était à son avis raison suffisante pour qu’elle ne s’amusât point.

Naïve comme toujours, elle tenta une œillade rieuse ; l’homme à la barbe lui répondit par un sourire complaisant et fat.

Elle éclata de rire, amusée soudain par cette vanité ; raisonnant du particulier au général, elle en conclut immédiatement que tous les représentants du sexe fort, étaient des imbéciles. Cette opinion acquise en son jeune âge, devait lui rester sa vie entière.

Son rire qui avait retenti argentin et jeune excita les autres qui se rapprochèrent encore. Le personnage à la pâle figure étudiait surtout Léontine.

Moqueuse, la fillette toucha le souillon du coude :

— On va faire marcher ces trois types, hein ?

La servante osa examiner les soupirants et les trouva très bien, très chics. Elle eut pour eux un bon regard de vache grasse qui les enhardit.

L’homme à la barbe interpella Betty, qui décidément l’intéressait :

— Vous êtes venue pour danser, mademoiselle ?

Il hésitait, ne parvenant à mettre un âge sur cette face menue et fardée de petite vieille.

Persuadée que l’insolence demeurait le meilleur hameçon elle demanda :

— Avec vous ?

— Pourquoi pas ? fit-il amusé.

Son haussement d’épaules fut dédaigneux :

— Vous ou un autre ?

Cependant, elle se décida immédiatement, une pudeur la retenait, laissant au fond de son cœur, un effroi de l’inconnu.

À l’extrémité de la salle, l’orchestre préluda, puis ce fut aussitôt une musique aigre, avec roulements furieux de tambour, résonnances assourdissantes d’une grosse caisse maltraitée.

Comme elle avait refusé cette première danse, les trois voisins carrément, vinrent s’installer à leur table. Pratique, elle pensa aussitôt :

— Ils paieront les consommations.

Cette supposition lui plut, elle devint plus aimable, s’abandonnant un peu plus librement à sa gaîté naturelle.

Le monsieur chlorotique décidément, était attiré par l’opulence charnue de Léontine ; ce fut près d’elle qu’il s’assit.

Betty craignit sur le champ une gaffe de la servante et lui chuchota à l’oreille :

— S’il te demande ton nom, tu diras Lucie des Roses !

L’autre inclina la tête en signe d’assentiment. Puis elles se turent, étonnées soudain par la musique qui agissait sur leurs nerfs, éveillant lentement toutes les sensualités endormies.

Autour d’elles, il n’y avait que des faces tordues, des bouches crispées. La cadence endiablée, ces résonnances tumultueuses et incompréhensibles, mettaient en l’être de chacune les besoins immédiats et indéfinissables d’un érotisme compliqué. Le rut se levait dans l’assistance et les couples qui dansaient avaient des alanguissements prolongés, des cambrures insolites et des frissons brusques.

Betty une des premières avait été touchée par le charme aphrodisiaque de cette musique semi-nègre. Elle sentait à ses reins comme une douleur, ses yeux devenaient fixes, son cœur se crispait.

Elle aussi percevait en elle, cette soif subite des caresses, des voluptés profondes, malheureusement elle ignorait lesquelles exactement.

En des visions fugitives, elle revoyait sa mère en compagnie des divers tapissiers et elle souhaitait de pouvoir l’imiter, se jurant que c’était là le bonheur.

La musique cessa soudain et elle eut comme un sursaut qui la rejeta brutalement sur la terre. Alors elle regarda mieux les hommes qui l’entouraient, se demandant si cette fois, ce n’était l’occasion tant espérée.

Mais elle les vit livides, hideux, les lippes baveuses, les yeux troubles. Un dégoût insurmontable lui monta aux lèvres et elle se recula comme épouvantée.

Léontine aveulie sur sa chaise, attendait quelque chose d’imprécis et d’agréable. Elle se sentait bien au milieu de cette atmosphère tiède de luxure, qui glissait en elle une béatitude voluptueuse.

Les hommes se taisaient, gênés par l’exaspération intime qu’ils ne savaient exprimer en termes congrus.

Le monsieur chlorotique reprit le premier son sang-froid, il se pencha vers le souillon et la bouche fleurie d’un sourire amène, s’enquit :

— Comment vous appelez-vous, Mademoiselle ?

Elle le considéra, l’air ahuri, tout le sang reflué au cœur ; elle ne se rappelait plus le nom indiqué par la fillette. Elle se raidit, cherchant à ranimer la mémoire, mais tout se brouillait dans son cerveau.

Des secondes d’angoisse passèrent, puis soudain, elle se souvint, un bon rire s’épanouit sur sa face ronde et elle jeta, très haut, très vite :

— Lucie des Ronces, m’sieu !

Betty haussa les épaules, mais elle se calma aussitôt, après tout cela n’était pas plus mal. Les trois hommes en revanche eurent un rire moqueur.

Rendu osé par ce pseudonyme gracieux, le monsieur chlorotique, d’une main curieuse pinça le souillon à la cuisse. Elle sourit, très flattée qu’un personnage aussi chic, daignât s’intéresser à son anatomie.

Ce début aimable encouragea le tiers barbu qui se tourna vers Betty et de deux doigts légers, lui caressa le bout des seins, en demandant avec infiniment d’à-propos :

— C’est à vous tout ça ?

Ce contact lui avait plu, lui arrachant un frisson rapide, mais son hypocrisie habituelle l’empêcha de l’avouer. Encore une fois, elle fut insolente :

— Probable,… mais c’est pas pour vous !

Cette défense enflamma l’adversaire et de nouveau, elle fut contrainte de conclure que les hommes ne désiraient qu’autant qu’ils étaient méprisés.

Il se pencha de nouveau et lui chuchota à l’oreille une belle obscénité.

Elle se recula un peu étonnée ; elle regardait l’appendice nasal de l’interlocuteur. Décidément, elle ne comprenait pas : c’était dommage.

Son silence parut un encouragement, l’homme ne se gêna plus, il parla comme un portefaix ivre et la fillette écoutait tout, retenant beaucoup.

Tout cela se gravait dans sa mémoire et le soir, dans la solitude de sa chambrette, elle se souviendrait, accroissant son exaltation intime par l’espoir de plaisirs irréalisables.

Le troisième larron ne disait rien, comme il n’y avait pas de femme pour lui, il se désintéressait, lorgnant par la salle.

Le monsieur chlorotique posa à Léontine la question de confiance.

Elle sourit béatement, très flattée :

— J’veux bien, m’sieu !

Et puis, elle se dit qu’à se trouver avec ce quidam sous les mêmes couvertures, elle gagnerait peut-être une pièce de dix francs.

Mais Betty veillait, encore elle craignit une bêtise du souillon, capable assurément de disloquer ses meilleures combinaisons. Elle la pinça au bras et lui souffla à l’oreille :

— D’mande cent francs,… seulement pas pour aujourd’hui, il est trop tard !

La fille balbutia, rougit, pâlit… Vraiment elle en perdait la raison. Cent francs, c’était une somme exorbitante pour octroyer la bagatelle à un monsieur qui avait de beaux habits. Jadis au village, elle donnait ça pour rien, même pas pour le plaisir, parce que souvent le jeu l’ennuyait.

Ce fut encore Betty qui dut sauver la situation. Elle prétexta l’heure tardive pour remettre la réunion au lendemain et dédaigneuse laissa tomber le chiffre de cinq louis.

Le monsieur accepta avec un sourire en coin et Léontine sentit la folie envahir son cerveau lorsqu’elle eut la certitude que l’aubaine allait lui échoir. Elle considéra le séducteur avec une admiration voisine de l’extase.

En vérité, la crainte du juste courroux de Madame Cérisy n’eût-elle modéré ses sentiments, qu’elle aurait fui sur l’heure au bras du chevalier. Mais elle ne pouvait pas : elle devait préparer la soupe familiale.

Les premières mesures d’un shimmy authentique résonnèrent ; l’homme à la barbe s’inclina vers Betty :

— Cette fois, j’espère, que vous ne me refuserez pas ?

Elle acquiesça en effet, curieuse de connaître des sensations nouvelles.

Déjà tout son être était tendu par l’énervement graduel, un trouble mystérieux lui faisait souhaiter des extravagances. Bientôt elle fut contre le compagnon, parmi les couples qui tournaient.

Ce fut alors pour son ignorance, le commencement d’une véritable pâmoison. L’odeur de l’homme la grisait, son contact mettait en son cœur une espérance infinie. Les premières répugnances semblaient s’évanouir lentement.

Lui hésitait toujours : était-elle femme ? ou bien, malgré l’audace du geste, l’abandon lascif, avait-elle conservé la candeur du jeune âge ? Avec cette poupée fardée et audacieuse, il était impossible de savoir.

Mais, en attendant, il profitait de la cadence pour chercher les formes naissantes et grasses.

En même temps, il la fixait dans les yeux, souhaitant par une sorte de sadisme cérébral, la pervertir.

Et tandis que la fillette exacerbait sa sensualité profonde en frôlant le vice, Madame Cérisy insoucieuse, traînait en une garçonnière ou le long des étalages d’un grand magasin.

Dans un dernier coup de cymbales, le shimmy s’arrêta. Betty eut un bref frisson au bras de l’homme, puis, les jambes flageolantes, elle regagna sa chaise.

Mais bientôt le calme revenait et en même temps la répugnance instinctive. Comme son compagnon tentait de lui prendre la main, elle se recula, épouvantée presque, ramenée à la défensive par un réflexe naturel de sa virginité.

Ces sautes d’humeur l’étonnèrent un peu et à demi conscient de la réalité, il se montra plus discret.

Momentanément elle échappa encore une fois au danger, l’imagination était vaincue par l’instinct. Elle s’expliquait aisément ses dégoûts par les tares qu’elle découvrait au soupirant, mais s’affirmait que si l’adonis rêvé se présentait, elle tomberait aussitôt dans ses bras. Il est fort probable que, même auprès de ce prince charmant, elle aurait également résisté jusqu’à l’extrême limite.

Le monsieur chlorotique bavardait toujours avec Léontine ; celle-ci se sentant en état d’infériorité lorsqu’elle était privée des conseils de Betty, se tenait sur une prudente réserve. L’autre ne put ainsi deviner le souillon sous la demi-mondaine d’occasion, toutefois il avait l’absolue certitude de ne point se trouver en face d’une habituée de l’asphalte. Ce détail surtout l’intéressait, car il avait des projets.

La fillette toujours de sang-froid aux instants décisifs consulta sa montre et donna le signal du départ. Ces escapades lui semblaient trop précieuses pour qu’elle pût risquer de les perdre par une imprudence.

Avec une hautaine tranquillité, elle abandonna les consommations aux hommes qui n’en furent pas surpris. Elle fut heureuse de ce bénéfice inattendu qui laissait les vingt francs intacts. Elle se dit même qu’il devait toujours en être ainsi : dans la vie, une femme intelligente rencontre des hommes qui règlent ses dépenses.

Elle eut un petit « au revoir » protecteur à l’instar d’une grande mondaine et entraîna Léontine en promettant de revenir le lendemain.

Dans la rue, les deux femmes furent saisies par un besoin incoercible de rire. Ce n’était point de la gaîté, mais une sorte de nervosité qui se détendait subitement.

Elles marchèrent vite, craintives à l’idée d’être en retard ; pourtant elles avaient bien des choses à se dire.

Grâce au métro, en quelques minutes elles furent au logis, où avec une fébrilité peureuse, elles se dévêtirent, effaçant prudemment tous les vestiges de cette escapade. Les vêtements de Madame Cérisy furent avec soin replacés en leur armoire, les maquillages disparurent sous un lavage abondant. Au milieu de la cuisine, elles étaient nues et se débarbouillaient en hâte.

Betty redevint la fillette à l’allure innocente et Léontine le souillon dépeigné.

Il était temps, Madame Cérisy rentrait bientôt, froufroutante et distinguée comme toujours. Mais elle trouva son home calme, une servante maussade et une fille sérieuse.

Ayant passé une excellente après-midi, elle songea à ses devoirs maternels et entraîna Betty dans sa chambre.

Assise avec grâce sur la chaise longue, vêtue d’un peignoir à ramages éclatants, elle prit la gamine sur ses genoux et naïvement joua à la poupée. Ça la rajeunissait.

Ses mains manucurées, lissaient d’un geste doux les cheveux de la fillette. Elle l’interrogeait avec puérilité, ne se décidant à voir en elle une petite femme déjà mûrie.

Naturellement, elle admira la franchise enfantine de sa progéniture qui ignorait le mensonge et ne lui cachait jamais rien.

Avec un légitime orgueil, elle répétait in-petto :

— Cette enfant est pure comme le cristal.

Malgré sa vie désordonnée, ou peut-être à cause d’elle, ingénuement elle croyait à l’honnêteté chez ceux qui l’entouraient. Avec un égoïsme serein, elle se refusait à réfléchir, jugeant que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Si elle avait dû penser que sa conduite pût influencer sa fille, elle en aurait sans doute eu des remords. Elle préférait ne pas en avoir.

À l’heure du dîner, lorsque Léontine le tablier graisseux sur le ventre vint annoncer que la soupe était servie, elle embrassa une dernière fois sa fille avec une tendresse fébrile et l’entraîna gaîment vers la salle à manger. Tout au fond d’elle-même, elle était reconnaissante à la gamine de ne point lui donner de soucis. En outre ces quelques minutes d’intimité, avaient apporté à sa conscience indulgente, un renouveau de calme : certainement ses devoirs maternels étaient accomplis.

Betty par contre l’admira un peu plus, ayant mieux noté le charme féminin de ses gestes étudiés, le parfum capiteux qui flottait dans ses vêtements. Plus nettement elle rêva de lui ressembler, de gagner par son habileté, toutes ces jolies choses qui flattent la vanité, attirent les hommes dont on obtient de l’argent.

Il ne lui venait point à l’idée qu’un autre genre de vie existât. Sa jugeote pratique lui indiquait que c’était là l’unique possibilité d’oisiveté dans le luxe et l’indépendance.

Son cynisme puéril la poussait à se moquer de celles qui travaillent ou se marient, quand il était si facile de jouir dans la liberté et sans efforts.

Après le dîner, elle tint quelques minutes compagnie à sa mère. Mais une nervosité la poignait, il lui fallut se sauver dans sa chambrette.

Allongée nue sur le lit, elle fuma une cigarette de tabac turc, tout en suçant lentement de la bénédictine. En même temps son imagination endiablée voletait au hasard de la rêverie.





CHAPITRE VII


Madame Cérisy était sortie vers dix heures. Aussitôt Betty qui avait négligé l’école sous un prétexte quelconque, bondit à la cuisine.

Il fallait en effet se livrer au plus vite aux divers préparatifs que nécessitait leur escapade de la journée.

Dans ce but, le tub fut transporté devant la pierre à évier et Léontine frissonnante de la terreur de l’inconnu fut contrainte de subir un bain glacé, suivi d’un massage vigoureux.

La fillette astucieusement s’attardait à ce nettoyage, ayant des subtilités malicieuses qui leur arrachaient des rires énervés.

Ensuite avec un soin habile, elle lima les ongles du souillon, parvenant, non sans peine, à lui procurer des mains présentables.

Après le manucure, ce fut le pédicure. Léontine tombait lentement dans l’abrutissement le plus complet. Jamais elle ne se serait figurée que tant de choses étaient nécessaires pour gagner cent francs sur un matelas de laine.

Betty se complaisait à ce travail, non pas à cause de la besogne elle-même ; mais parce qu’elle avait la sensation d’entraîner une autre femme à la chute.

En outre, elle espérait bien accroître sa science par les essais de la servante, jugeant presque naturel qu’elle y assistât. Ainsi elle éviterait d’être contrainte de se donner elle-même, tout au moins pour l’instant.

Toujours existe chez la vierge, même la plus pervertie, cette répulsion instinctive de l’acte charnel ; c’est la défense de la nature. Sans elle, la chute deviendrait trop aisée, entraînant l’affaiblissement de la race, à cause de la précocité des enfantements.

Lorsque Léontine parut être dans un état voisin du raffinement obligatoire, c’est-à-dire qu’elle fut propre, Betty lui choisit une chemise, un pantalon et une combinaison dénichés parmi les lingeries maternelles. Le tout était bleu d’azur et d’une transparence très art moderne.

Ainsi pompeusement parée, la fille ne pouvait se résoudre à terminer sa toilette. Elle errait par l’appartement, se mirant aux glaces, retroussant la combinaison pour mieux contempler le pantalon ; écartant ce dernier pour palper la chemise.

Elle étudiait les ondulations de sa croupe charnue qui tendait l’étoffe et s’essayait aux ronds de jambes qu’elle croyait de bon ton.

Betty la suivait et conseillait. Ses avis toujours étaient frappés au coin de la science de la coquetterie et la goton écoutait avec un grand sérieux.

Aussi le déjeuner ce matin-là fut-il détestable ; la viande était brûlée et les légumes coriaces.

Madame Cérisy pleine d’indulgence fut doucement pitoyable à cette pauvre Léontine qui décidément ne se dégourdissait pas rapidement.

Elle ignorait évidemment qu’elle se rendait l’après-midi à une fête intime susceptible de changer la direction de ses aspirations. L’aurait elle su que peut-être elle lui aurait proposé de prendre sa place. Peut-être aussi l’aurait-elle approuvée, chacun étant un peu comme le renard ayant eu la queue malencontreusement coupée.

Betty tremblait d’une impatience enfiévrée qui lui coupait l’appétit :

— C’est la croissance ! se disait sa mère en souriant.

Cette croissance des petites filles explique décidément bien des choses.

Par bonheur, Madame Cérisy que les nécessités d’une existence bien conduite appelait au dehors, ne s’attarda pas.

Hypocrite, Betty la conduisit jusqu’au palier et avec un sourire candide souhaita :

— Amuse-toi, petite mère !

— Quel amour d’enfant ! songea Madame Cérisy.

Mais la porte bouclée derrière elle, la fillette se précipita au galop de charge.

Dans la cuisine Léontine, la face huileuse de sueur et le chignon sur l’oreille l’attendait.

Il fallut la coiffer et à cette tâche délicate, Betty apporta toute sa bonne volonté.

Ensuite, elle l’assit dans un fauteuil de la chambre à coucher et armée du cold-cream et de la poudre annonça :

— Bouge pas, maintenant j’vas t’faire ta gueugueule de singe…

L’autre sourit béatement, reconnaissant que tout cela était « pour son bien ».

Elle eut la face honnêtement barbouillée de crème, puis poudrée comme une gaufre. Ses lèvres devinrent sanglantes et ses yeux bleus limpides, entourés de cils d’ébène et de sourcils épais.

Betty se recula et admira son œuvre :

— T’as l’air d’une grue… C’est c’qui faut, les hommes n’aiment que ça.

Pour terminer, on dut enclore les fortes hanches et l’arrière-train puissant en un tube de crêpe de Chine perlé de boules multicolores : exactement une robe de théâtre de Madame Cérisy.

Les pieds gonflés par l’habitude des savates s’emprisonnèrent en des escarpins Henri II juchés sur des talons sinueux.

Enfin transformée, mais les yeux toujours agrandis par l’ahurissement, elle se mit debout.

Betty l’examina, drapa, pinça l’étoffe et conclut :

— Allons t’es une bath poule… Tu la fous pas trop mal !

Léontine approuva, c’était absolument son avis. En revanche, elle ne fut pas autorisée à s’asseoir en attendant le moment du départ, de crainte de froisser ces beaux atours.

Betty, elle aussi se prépara, mais l’habitude acquise lui permit d’en avoir rapidement terminé. Encore elle se maquilla outrageusement, désirant elle aussi avoir l’air « d’une « grue ».

Bientôt elles furent dehors et contrairement aux jours précédents, elles montèrent aussitôt en métro. Durant le trajet, la fillette put donner les ultimes conseils ; Léontine sut ainsi à l’avance ce qu’elle avait à dire et à faire, comment elle devrait agir pour paraître une véridique prostituée.

Elle promit :

— Si l’type me flanque cent francs, je vous paierai une belle bague !

La fillette souhaita ardemment que cette promesse se réalisât, non point qu’elle tint au bijou, mais à cause de la façon dont il aurait été gagné. Il lui semblait que l’anneau fleurerait le mâle et le rut.

Elles descendirent à la station de Caumartin et hâtivement se dirigèrent vers le dancing.

Les deux hommes les attendaient déjà, mais sans trop de confiance. En les voyant, ils eurent un sourire orgueilleux que la fillette remarqua. Elle rit de cette attitude qui confirmait son opinion sur le sexe fort.

Avec des mines coquettes, elles s’installèrent, Betty se montra un tantinet revêche, afin de mieux dominer les séducteurs payants.

Le monsieur chlorotique avoua s’appeler Jean et fit preuve d’une impatience exagérée. À Léontine, il proposa de s’isoler incontinent.

N’ayant plus aucune bonne raison de refuser, elle acquiesça de son air tranquille et ils se levèrent.

Quand elle se vit seule en compagnie du partenaire barbu, la fillette sentit en elle une angoisse affreuse. Qu’allait-il se passer ? Quelle surprise épouvantable se préparait pour elle ?

Malgré son énergie ordinaire, elle se troubla, pâlit, son cœur défaillit.

Comme elle lui disait encore « Monsieur », il la pria de l’appeler Louis. Elle rit nerveusement et répéta « Louis » en le fixant avec effronterie, pour mieux masquer son émoi.

Cette attitude l’enhardit et il lui prit la main en demandant :

— Que faisons-nous ?

Elle haussa les épaules : pouvait-elle savoir ? L’idée seule de s’enfermer dans une chambre auprès d’un homme en gilet de flanelle la terrifiait. Jusque-là, elle avait aspiré à l’étreinte virile ; à la minute suprême, elle reculait, non point uniquement par crainte, mais aussi par dégoût.

Pourtant il lui proposa cette solution ; elle répondit « non » très nettement.

Encore il hésitait sur l’âge de la compagne ; la conversation de la fillette lui prouvait qu’elle n’avait plus rien à apprendre, mais en même temps, il sentait vaguement l’enfant sous ces dehors libertins.

D’une main audacieuse, il palpa ses formes naissantes, dans le but de voir, si elle aurait un geste de défense. Elle rit et le laissa faire.

Alors il offrit une promenade en taxi et cette fois, elle accepta sans hésitation, une malice dans les yeux. Cette distraction, elle l’enviait depuis longtemps ; qu’un homme la lui procurât, confirma ses opinions anciennes.

Sur le boulevard ils trouvèrent une auto et comme le chauffeur faisait mine de rabattre les capotes, Louis l’arrêta. L’automédon comprit et eut un sourire égrillard ; Betty eut une rougeur subite qui lui envahit les joues.

Rapidement ils montèrent les Champs-Élysées, dans la trépidation haletante du moteur. Au bois, le chauffeur ralentit et suivit avec soin les allées solitaires : il faut toujours être bon avec son prochain.

La fillette auprès de l’homme fut de nouveau intimement émue, un désir montait en elle, désir constamment combattu par la frayeur latente.

Sans brusquerie, il l’avait prise à la taille et sa barbe soyeuse lui effleurait le cou. Le chatouillement la fit rire et elle tourna la tête.

Alors, devant elle, en une vision inoubliable, elle vit des yeux exorbités de lubricité, une bouche de faune tordue et baveuse.

Elle eut un recul d’épouvante et de sincère dégoût.

Mais plus brutalement il l’étreignit, ne mesurant plus ses gestes, emporté par la bestialité.

Par crainte du ridicule, elle n’osa trop se débattre et se laissa étreindre contre la poitrine robuste. C’était déjà presque un viol contre lequel, inconsciemment, elle tentait de se révolter. Cependant elle reconnut éprouver une satisfaction perverse à cette intimité soudaine avec cet inconnu.

Brusquement il comprit et s’éloigna un peu, comme affolé par la réalité.

— Quel âge as-tu ? fit-il.

Elle n’eut pas une hésitation :

— Seize ans !

Il hocha la tête !

— Seize ans ?

Après tout c’était possible. Pourtant il aurait bien voulu questionner davantage : il n’osa pas, préférant ne pas savoir.

Toutefois il ne se hasarda plus, laissant à d’autres le plaisir d’une prémice qui ne l’attirait point.

Le voyant désintéressé, ce fut alors Betty qui se montra entreprenante. Elle percevait que nul danger ne la menaçait plus ; dans ces conditions, il n’y avait aucune bonne raison pour qu’elle se gênât.

Par contre cette situation lui offrait l’avantage d’un accroissement de science. Les demi-mesures dont ils se contentèrent suffirent à la fillette, pour mieux se rendre compte des réalités. Elle en acquit un surcroît de terreur. Tout ce qu’elle avait appris précédemment, lui semblait à l’heure actuelle, absolument impraticable. Ingénuement, elle se demanda comment sa mère s’y prenait.

Peut-être l’aurait-on ramenée dans le droit chemin en lui faisant toucher du doigt que l’heure n’était pas encore venue pour elle. Convaincue, elle se serait probablement apaisée, remettant à plus tard les réalisations permises.

Mais il n’en fut rien et son imagination se remit en mouvement, l’affolant plus que jamais.

L’homme fort embarrassé de son personnage, avait hâte de reprendre le chemin du retour, ce fut elle qui l’attarda encore, dans l’espoir de quelque chose d’imprévu.

Cependant il fallut s’y résoudre, la menace maternelle pesait toujours sur elle, lui procurant le grain de sagesse dont elle avait besoin pour n’aller trop loin.

Avec Léontine il avait été entendu que chacune rentrerait de son côté. Maintenant, torturée par la curiosité, la fillette avait hâte de rentrer. Louis généreux la quitta à l’Étoile et régla le taxi, pour qu’il la reconduisit chez elle. Même il lui remit un billet de vingt francs, et elle accepta en riant : ce geste était à son avis tellement naturel. Elle ne pouvait éprouver de la honte, sa mère en recevait bien d’autres.

Néanmoins l’idée qu’elle avait quatorze ans et que déjà elle gagnait de l’argent au moyen de sa beauté, la remplit d’une juste fierté.

Durant le trajet, elle n’eut aucune pensée sensuelle, uniquement un souvenir lancinant qui l’angoissait. Elle se demandait à l’heure actuelle, si elle n’avait eu tort de se dérober.

Elle se calma en se disant que Léontine finirait de la renseigner et que cette fois, sa science serait complète.

Méfiante, elle fit stopper la voiture à une courte distance du logis et rentra à pied.

En arrivant elle trouva Léontine au salon, vautrée dans un fauteuil et fumant une cigarette de Madame Cérisy. Elle se précipita et questionna :

— Eh bien ?

L’autre eut un rire tranquille ; eh bien oui, elle avait l’argent, c’était uniquement ce qui l’intéressait. Mais ce n’était cela que Betty désirait savoir. Les interrogations devinrent plus précises. Le souillon ricana :

— Bien sûr quoi !… Il ne m’a pas donné c’te galette pour m’gratter un œil d’perdrix.

La fillette se fit câline :

— Raconte moi comment qu’ça s’est passé ?

Léontine se redressa pleine d’une hautaine supériorité :

— C’est pas d’votre âge !

La gamine se révolta :

— Mais j’sais, s’pèce de tourte !

Léontine leva un front offensé :

— Alors pourquoi qu’vous d’mandez…

Puis avec un sourire candide :

— V’s’êtes tout d’même maline d’avoir d’viné qu’il donnerait tant d’argent pour ça !

Il fut impossible de la tirer de ces généralités ; malgré toute sa diplomatie, Betty en fut pour ses efforts. En outre la servante commença à manifester une certaine désinvolture. Prostituée à son tour, elle se sentait élevée d’un échelon social, presque au niveau de Madame Cérisy elle-même.

La fillette hargneuse voulut briser dans l’œuf cette tentative de libération :

— Faudrait t’décider à quitter les frusques de ma mère… c’est pas à toi !

Léontine eut un geste plein de grandeur :

— Penh ! J’en aurai bientôt autant parce que j’suis plus gironde que la patronne qui commence à péter de partout !

Betty fronça le sourcil, elle possédait une haute opinion de la valeur maternelle.

— T’as encore que cent francs, et t’faudra rudement encore t’mettre sur les fesses pour t’payer seulement une robe comme celle que t’as su’l’dos !

Cette réflexion sage calma un peu l’emballement de la fille, elle redevint aimable, jugeant qu’elle avait besoin de l’aide et des conseils de la gamine. Bienveillante elle se laissa aller à de brèves confidences qui de nouveau enflammèrent l’imagination de Betty toujours aux abois.

Lorsque Léontine se fut réfugiée dans sa cuisine pour préparer le dîner du soir, elle courut s’enfermer dans sa chambrette, où la solitude lui était propice.

Pourtant quand Madame Cérisy rentra, elle la trouva souriante et placide, sans exubérance exagérée.

La bonne mère lui déposa un baiser sur le front et s’enquit comme de coutume :

— Tu t’es bien amusée ?

Elle eut un sourire finaud pour répondre :

— Mais oui’ p’tite mère !

Cependant il lui déplaisait d’être toujours traitée ainsi en petite fille, tandis qu’elle sentait en elle toutes les aptitudes voulues pour concourir au bonheur familial. Aussi se permit-elle de l’ironie et fit entre haut et bas :

— J’ai joué à la poupée !…

Madame Cérisy l’embrassa avec une tendresse fébrile, tant de puérilité l’enchantait :

— Enfant va !

Les paupières mi-closes, les lèvres pincées, Betty songea à son après-midi.




CHAPITRE VIII


Joyeuse et pleine d’espoir, Léontine entraîna la fillette au dancing de la rue Caumartin. La veille, Jean le chlorotique l’avait priée de revenir et comme l’appétit grandit en mangeant, elle escomptait encore pour ce jour-là, un beau billet bleuté de la Banque de France.

La fillette de son côté, se disait que si la veille, en une minute d’aberration, elle avait laissé échapper l’occasion définitive, elle se montrerait plus décidée cette fois. Elle espérait donc retrouver également Louis.

Quand elles arrivèrent au dancing, il était encore de bonne heure et les consommateurs fort rares, quelques désœuvrés, des étrangers pour la plupart.

Néanmoins elles s’installèrent et prirent une consommation de choix.

Jean apparut bientôt, fringant et vainqueur. Aussitôt il annonça avec un sourire ironique à l’intention de la fillette, que son compagnon de la veille, ne serait plus de la fête. Betty pinça les lèvres et ne répliqua point, sincèrement vexée de cette abstention qui semblait mépriser ses charmes.

Pour la dédommager, l’homme proposa :

— On va prendre un taxi et faire un tour à la campagne.

Léontine fit la moue, elle se demandait si cette façon de procéder lui vaudrait quand même cent francs. La fillette en revanche approuva avec exubérance. Un instant plus tard, nerveuse, elle se levait :

— Alors on part ?

Déjà, avec son énergie habituelle, elle prenait le commandement de la troupe. Dehors, elle héla un taxi et au chauffeur, péremptoirement, elle ordonna :

— Au Bois de Vincennes… on vous garde l’après-midi entière… il y a vingt francs de pourboire.

Jean amusé ne se rebella point, au reste, il avait des projets, qui lui permettaient quelques débours.

Léontine se taisait, par prudence. On la plaça tout naturellement sur la banquette de devant, tandis que Betty se carrait à l’arrière auprès de Jean.

Aussitôt, ils bavardèrent gaiment, osant des obscénités ; des plaisanteries de corps de garde, fluaient de ses lèvres sans qu’elle eut un frémissement. N’ayant jamais appris la moralité, elle ignorait ce qu’était l’immoralité. Tout lui paraissait naturel, pourvu que cela servit au plaisir ou à l’intérêt.

L’exemple de sa mère lui était un vivant exemple de l’exactitude de cette opinion. Pourquoi celle sur laquelle évidemment elle devait se modeler, agissait-elle ainsi, sans vergogne, si telle n’était point la sagesse.

Le jeune homme doué d’une amoralité paisible, ne s’inquiétait point, il ne cherchait pas à se demander quel poison, infiltrait dans le cœur de l’enfant, ce rapprochement inattendu de leurs trois personnes.

La voiture traversa lentement le Bois de Vincennes aux larges allées baignées d’ombre tiède.

Betty quitta sa place et l’offrit à Léontine. Elle les encouragea :

— Faut pas que je vous empêche de vous bécoter !

La servante eut son placide sourire lorsque Jean l’étreignit à la taille. Elle lui jeta un doux regard de ruminant, tout en s’inquiétant si les cent francs viendraient ensuite.

Betty les épiait sournoisement, son cœur se serrait, une haine jalouse naissait en elle, contre la goton qui possédait enfin sur elle une supériorité. Pourtant si on lui avait offert de changer de rôle, elle se serait cabrée encore. Le désir, la passion restaient simplement cérébraux, sans volonté d’exécution. La virginité la défendait contre elle-même, mieux que toute protection extérieure.

Le taxi roulait toujours, au hasard semblait-il, mais se rapprochant peu à peu de Nogent.

Ils descendirent de voiture et s’en allèrent nonchalamment vers la Marne dont ils longèrent la berge. Léontine toujours gênée par les talons Louis XV, se pendait au bras du compagnon. Derrière eux, Betty musait, les laissant dans une demi-solitude, afin de les encourager aux audaces.

Un haut talus, tapissé d’herbe grasse les tenta, ils y croulèrent paresseusement. Un rideau d’arbres les entourait ; devant eux, une trouée dans la verdure leur permettait d’apercevoir la rivière et la route.

La fillette comprit que sa présence devenait inutile, elle s’éloigna donc et s’effondra un peu plus loin dans l’herbe où elle alluma une cigarette.

Certes Léontine n’avait point d’amour pour son compagnon, mais accoutumée aux garçons de ferme, elle était flattée d’avoir été distinguée par un gentleman aussi élégant. Sa vanité satisfaite, en l’occurrence lui tenait lieu d’affection.

De derrière le buisson où elle se trouvait, Betty les surveillait, s’ingéniant à surprendre les secrets de leur entente. Un émoi la serrait à la gorge, une salive épaisse montait à ses lèvres, son cœur battait avec violence.

Pourtant elle n’apprit rien susceptible de l’étonner, sa théorie était assez étendue pour qu’elle n’eût plus rien à apprendre.

Les deux autres qui la savaient proche, se moquaient de sa naïveté et surtout de sa curiosité inquiète. Jean par Léontine avait appris son âge exact mais cette précocité dans le vice ne l’effrayait point.

Cette surveillance finit par la lasser, elle se redressa et s’éloigna maussade, en haussant les épaules. Elle ne savait plus ce qu’elle souhaitait, continuellement balancée entre le désir et la peur, toujours la maturité morale était en lutte contre le physique encore insuffisamment mûri.

Une colère intérieure lui arrachait des grincements de dents, elle en voulait au couple, qui sur l’herbe ne s’était livré à une orgie sensuelle extravagante. Pour cela elle retardait son retour, sentant en elle un vague besoin d’injurier ces naïfs qui perdaient dans une demi-inaction des heures aussi précieuses.

Mais l’heure avançait, elle fut contrainte de revenir auprès des deux amants. Léontine la reçut assez mal, elle ne se jugeait plus très disposée à rentrer au logis et à reprendre la besogne coutumière.

Betty eut un rire sardonique :

— Tu sais, faut qu’on rentre !

Et comme l’autre rechignait, elle lui souffla à l’oreille :

— T’as une pelure à m’man su’ l’ dos et si tu rouspètes j’dis au monsieur qu’ t’es not’ boniche :

Léontine fut instantanément calmée, mais une lueur de haine passa dans ses yeux.

Nonchalante, elle se leva, et la petite troupe regagna le taxi :

Durant le retour tous furent silencieux, chacun remuait mentalement des projets nouveaux. Betty sentait que la servante lui échappait définitivement, sans bien pouvoir s’expliquer la cause de ce changement de situation.

Léontine, en effet, souriait parfois mystérieusement et fixait sa jeune maîtresse avec une moquerie évidente.

Seul Jean restait sérieux, détaché du drame qui se jouait. Auprès de la fille, il avait atteint le but astucieux qu’il avait souhaité dès la première minute de leur rencontre. Sans savoir absolument ce qu’était la goton, il avait très vite reconnu ne se trouver en présence de la demi-mondaine qu’elle voulait paraître. Durant leur court tête-à-tête, il lui avait parlé congruement afin de l’amener à accepter ses conditions. Comme les offres lui semblaient royales, Léontine avait accepté, certaine d’être enfin sur la chemin de la fortune.

Dès que le logis fut proche, Betty redevint la gamine prudente. Sans même s’inquiéter des volontés des autres, elle se pencha à la portière et ordonna au chauffeur de stopper.

La voiture arrêtée, elle sauta vivement sur le trottoir et tendit la main au jeune homme qui la serra amicalement.

Léontine plus mollement l’imita et elles s’en allèrent côte à côte d’un pas vif, sans un mot, séparées soudain par un secret.

Et tout en marchant, la fillette se moquait in-petto de cet homme assez sot pour s’enamourer du souillon qu’elle voyait chaque jour, débraillée, dépeignée, un tablier gras sur le ventre.

Derechef, elle se répéta que le mâle restait symbole de la crédulité niaise. C’était le dispensateur d’argent, de plaisir, mais nullement le compagnon.

Il lui tardait d’avoir ses dix-huit ans qui lui permettraient de donner libre essor aux talents qu’elle sentait en elle.

Arrivées au logis, elles se dévêtirent avec fébrilité et remirent tout en ordre pour le retour de Madame Cérisy. Mélancolique, Léontine reprit le tablier graisseux et le caraco de coutil.

Tout en épluchant les légumes pour la soupe vespérale, elle songea aux heures délicieuses de l’après-midi. Elle revit le dancing luxueux, les « Jazz-bandsmen » à la face bronzée.

Puis les propositions de Jean lui revinrent à l’esprit. Dans le calme de sa cuisine, elle les jugea extravagantes, irréalisables. Aussitôt elle eut besoin des conseils de Betty.

Sans bouger de sa chaise, elle appela la fillette qui accourut. En peu de mots, elle la mit au courant.

— Monsieur Jean, veut m’prendre avec lui… paraît qu’i’ m’donnera une chambre, et qu’j’aurais pus à travailler. Qu’est-ce que vous pensez d’ça, vous ?

Avec un superbe égoïsme, Betty réfléchit ; certes elle ne doutait point des intentions de l’homme ; s’il avait offert cette combinaison, il avait la volonté de la réaliser. Mais où se trouvait son intérêt à elle, personnellement.

Son instinct lui permit de comprendre que Léontine en acceptant, glissait sur la pente fatale. Au bout, il y avait la prostitution.

Elle se figura immédiatement ayant une amie dans la haute noce. Cela lui plut et tranquille, elle assura :

— Faut pas rater c’ t’ occase !

— Alors vous croyez que c’est vrai ?

— Bien sûr, grand navet !

— Vous lui direz pas qu’ j’ai été boniche ici ?

— Non, si tu m’fais pas d’crasse…

— Et des frusques ?…

— On te trouvera une liquette et tout le fourbi, dans les trucs que maman n’mets plus. Ensuite tu l’obligeras à casquer. C’ t’ une poire comme tous les hommes. T’as qu’à l’engueuler, i’crachera !

Entre les mains nerveuses de la petite Parisienne, la pauvre Léontine n’était que pâte molle. Elle acquiesça à tout, et il fut entendu que dès le lendemain, on placerait le monsieur au pied du mur.

Le timbre de l’entrée, interrompit cette importante conférence et Betty se précipita, pour ouvrir à sa mère. Celle-ci lui déposa dévotieusement un chaste baiser sur le front et posa son ordinaire question :

— Tu t’es bien amusée, chérie ?

— On a été s’asseoir sur l’herbe au bois de Boulogne…

— C’est parfait !

Et la bonne dame admira plus que jamais cette franchise délicieuse.

Léontine échevelée comme toujours apparut sur le pas de la porte. L’air ahuri, le tablier en bataille, elle salua la patronne. Celle-ci à voix basse remarqua :

— Quand donc cette fille se dégourdira-t-elle ?

Betty dissimula un sourire ironique : elle savait elle, que le souillon se dégourdissait assez rapidement. Bientôt on la verrait aux Folies-Bergère en robe de soie et sur des talons Louis XV, chic suprême.

Mais ces détails elle les conserva pour elle, craignant d’enlever trop vite à sa mère ses illusions naïves. Elle constata seulement que Madame Cérisy était vraiment aisée à duper.



CHAPITRE IX


Jean tint ses promesses et loua à Léontine une belle chambre meublée, en un hôtel discret dont il connaissait les tenanciers.

Même il lui remit un denier à Dieu qui fournit à la goton la possibilité de s’acheter immédiatement un trousseau, soit : une chemise rose, un pantalon item, une combinaison en batiste mercerisée et des bas de soie. Elle ajouta à cela une robe de foulard couleur grenouille et des souliers mordorés.

Évidemment pour ces emplettes Betty l’accompagna et ce furent pour la fillette de bien bons moments, que ceux passés dans les grands magasins à manier des étoffes, à sourire à des vendeurs aimables qui l’appelaient madame.

Elle fut enchantée de l’élégance audacieuse de l’ancienne servante, élégance qui lui donnait la sensation du vice, de la prostitution.

Puis le soir elles décidèrent d’un commun accord que Léontine amènerait un éclat lui permettant de quitter sur l’heure Madame Cérisy. La fillette se prépara à beaucoup s’amuser.

Le moyen fut simple : le souillon apporta sur la table une soupe carbonisée.

Madame Cérisy se crut autorisée à une timide remarque ; elle demanda seulement si ce potage n’était un peu brûlé.

Léontine, le chignon sur l’oreille et l’œil flamboyant, se cabra. Elle hurla, dit tout ce qu’elle savait, tout ce qu’elle avait surpris par les trous de serrure. À la patronne, elle cracha toute sa turpitude, l’éclaboussa de la boue dans laquelle, inconsciente, elle se roulait.

Madame Cérisy suffoquait, Betty baissait le nez pour « rigoler» à son aise. Cette dispute lui apprenait une multitude de choses qu’elle avait toujours ignorées.

Sa mère en revanche s’étonnait, jamais elle n’avait pensé que ses actions fussent condamnables, parce qu’elle ne les affichait point sur la place publique. Péché caché est à moitié pardonné.

Enfin, Léontine au comble de la satisfaction vengeresse, lâcha l’épithète ultime :

— P…

Les syllabes roulaient, trépidaient, s’accrochaient aux meubles, tourbillonnaient par la salle à manger.

Le qualificatif ne manquait pas d’exactitude, pourtant Madame Cérisy le prit mal.

Betty en fixant sa mère le répéta tout bas, avec une douce ironie. Mais en même temps elle se disait que cela rapportait des diamants, de riches toilettes.

Cependant le résultat attendu de cette algarade fut que l’on conseilla au souillon d’aller se faire pendre ailleurs, ce qu’elle accepta du reste sans tergiverser.

Betty se sauva dans sa chambre et s’y livra à une danse sauvage effrénée. Enfin elle allait posséder une amie dans le demi-monde ; c’était là assurément la réalisation d’un de ses vœux les plus chers. Ainsi il lui serait loisible de pénétrer un peu plus dans le vice, d’y prendre presque une part active.

Il lui semblait que Léontine montait considérablement en grade : prostituée c’est beaucoup mieux que servante gagnant honnêtement sa vie.

La fille qui avait déjà tout préparé pour son départ, ne fut donc pas prise au dépourvu. Elle abandonna la vaisselle sur l’évier et le reste du dîner sur le gaz, puis monta à sa chambre.

Une demi-heure plus tard, elle était dans la rue, son petit baluchon sous le bras et princièrement arrêtait un taxi.

Madame Cérisy en face de l’atroce réalité qui la laissait sans aide, eut une crise de colère froide.

— Tu prendras une femme de ménage en attendant d’avoir une autre bonne, conseilla Betty.

Cette solution lui plaisait, parce qu’elle supposait y gagner un surcroît de liberté.

Néanmoins, le lendemain, Madame Cérisy fut contrainte de faire son nettoyage. Elle s’acquitta de cette tâche avec un joli bonnet de dentelles sur ses cheveux à reflets de vieux cuivre, et à ses mains des gants de chamois.

Pour secouer ses tapis par la fenêtre, elle avait des mouvements de poupée désarticulée, afin de manifester son dégoût de si basse besogne.

Vider un vase de nuit devint une œuvre importante qui fut accomplie dans le mystère.

Pour la première fois de sa vie, Betty la plaignit, elle comprenait combien il devait être pénible à une si délicate personne de manœuvrer le balai. Changer d’homme et par conséquent de tous ses attributs, restait assurément plus propre et plus distingué.

Faire à déjeuner entrait dans le domaine des choses irréalisables ; Madame Cérisy pleurait à l’avance, uniquement à l’idée d’éplucher des oignons.

Elles firent donc grande toilette et se rendirent au restaurant.

Pour gagner de l’argent, il faut savoir en dépenser, c’est un axiome de haut commerce. Madame Cérisy ne regarda donc pas à la dépense et entraîna sa fille en un restaurant mondain des boulevards.

L’argenterie ruisselait de clarté, les cristaux scintillaient, les nappes éclataient de blancheur.

Des garçons onctueux avaient des sourires de diplomates et feignaient d’entourer le client d’un respect incommensurable.

Aussitôt assise Betty releva orgueilleusement le chef. Puisqu’elle mangeait au milieu d’un pareil luxe, elle avait de l’argent, donc elle était quelqu’un. Sa vanité puérile fut délicieusement chatouillée et ses yeux eurent des éclats de sincère admiration en considérant sa mère : ainsi c’était avec son corps, c’est-à-dire, ses seins, ses hanches et tout le reste qu’elle les élevait toutes deux à cette situation enviable ! Avec la conviction que donne toujours la preuve synthétique, elle se répéta :

— Je ferai comme maman !

Elle avait raison, les enfants doivent toujours imiter leurs parents qui ont tous la sagesse et l’expérience. Moralité, bienséance, respect de soi-même, ne sont que des aphorismes inventés à l’usage des imbéciles.

Betty assurément mangea avec propreté, elle s’essayait à des gestes menus, comme elle en voyait exécuter aux dames de son entourage. C’était ridicule, disgracieux, chez une gamine de cet âge, à peu près autant que chez les dames elle-mêmes.

Elle toisait les autres dîneurs et dans son sourire supérieur, semblait affirmer : je suis autant que vous, ayant la possibilité de déjeuner en un luxe identique.

Sa mère lui rendit une juste part de son admiration, parce que l’on se complaît toujours à reconnaître en sa propre progéniture, une supériorité incontestable sur le reste de l’humanité enfantine.

Tandis que la fillette se proposait de se lancer dans la haute prostitution, Madame Cérisy songeait :

— Je lui constituerai une dot et la marierai à un jeune avocat qui deviendra député.

Ce qui prouve que même en famille, on s’entend difficilement sur les sujets les plus simples.

À cette supposition la mère eut une bouffée de juste fierté ; c’était son corps aux formes plantureuses qui lui permettait pareils espoirs. Décidément, la mort de son mari avait été une chance dans sa vie ; auprès de cet homme sans génie, elle aurait végété en une modeste honnêteté, sans diamants et robes de satin.

Elle fit scintiller au soleil le saphir de son médius gauche.

Pratique cependant, elle examina d’un regard rapide, les dîneurs solitaires. Certes elle possédait déjà trois tapissiers, qui s’ignoraient mutuellement, mais abondance de biens n’a jamais nui à personne.

Un homme lui sourit aimablement. Elle ne baissa point les yeux, sans cependant manifester incontinent, les symptômes ordinaires du coup de foudre. C’était suffisant toutefois, l’hameçon était lancé et comme elle avait du coup d’œil, elle sut aussitôt qu’elle ne pêchait point le maquereau.

Betty dont les yeux étaient naturellement très ouverts, surprit cette pantomime, tout en conservant sa candide indifférence. Aucun détail ne lui échappa et elle les rangea soigneusement dans sa mémoire, toujours pour « faire comme maman », dans un avenir proche. Parce qu’à son avis, en toute chose, il faut la manière et bien certainement, Madame Cérisy avait la manière, à en juger par les résultats obtenus.

À la minute critique de l’addition, le garçon au visage imperturbable d’athlète grec, lui annonça en sourdine que la dépense était réglée.

Madame Cérisy eut une inclinaison de tête pleine de gratitude, à l’intention du généreux inconnu.

Cette passe d’armes courtoise enchanta Betty ; elle se dit que pour déjeuner gratis en un beau restaurant, il suffisait de saluer un monsieur au dessert. Cela aussi, elle le rangea dans son encyclopédie mnémonique de la poire sous toutes ses formes.

Mais le quidam ayant déboursé deux louis, se crut des droits et le fit voir, lorsque la mère et la fille sortirent. Très galant, le chapeau à la main, il s’approcha, sur le bord du trottoir.

Son attitude était charmeuse, tandis qu’il ajoutait sans rougir :

— Je crois bien, Madame, avoir fait votre connaissance chez des amis communs.

En réponse, elle eut un sourire séduisant et une réflexion philosophique :

— C’est bien possible, Monsieur, j’ai tellement de relations.

Betty railleuse pensa :

C’est de la blague, mais ils sont rudement malins tous les deux.

L’inconnu fit quelques pas auprès d’elles, il jura sérieusement que la température était printanière, le soleil charmant et Madame Cérisy plus charmante encore.

Elle reçut ce compliment avec une bienveillance aimable, montrant bien que pareille affirmation ne l’étonnait point.

Il fallut prendre le café à une terrasse proche. Madame Cérisy se défendit juste assez pour montrer qu’elle n’était pas une femme comparable à la tour Eiffel par exemple sur laquelle on grimpe pour cent sous. Mais au bout du compte elle accepta.

En suçant de la Bénédictine, elle se montra enjouée avec un brin de mélancolie comme il sied. Elle avait des moues gentilles, des plissements de paupières grivois, néanmoins elle écoutait les plus audacieuses obscénités, sachant par expérience que les choses ne commencent jamais autrement.

Une larme au bord de ses cils noircis de koheul, elle avoua son triste veuvage, présenta sa fille, l’unique descendante d’une noble famille.

Betty salua et se dit :

— Si je pouvais venir en aide à la communauté ?… Ce monsieur a l’air très cochon !

C’était là une opinion gratuite, le quidam n’ayant dépassé les bornes de la malséance permise en compagnie d’une femme seule.

En tout cas, la fillette fixa sur lui intensément son regard noir. Il vacilla, se croyant soudain auprès d’une honnête proxénète, et il n’avait pas encore de vices.

Une froideur suivit qui étonna Madame Cérisy, elle craignit une minute que son haleine fût fétide ou que ses aisselles moites eussent laissé échapper leur secret. Un examen de conscience la rassura vite et elle reprit toute sa liberté d’esprit.

Le hasard, comme cela lui arrive quelquefois, remit les choses au point. Sur une crudité trop catégorique pour les chastes oreilles de sa fille, la mère eut un geste discret et tout bas supplia :

— Taisez-vous Monsieur… mon enfant a quatorze ans, la jeunesse est si aisément pervertie.

Dès lors il reprit toute son amabilité et comme il se retirait il glissait sa carte dans la main de la dame, en demandant :

— Où pourrais-je vous revoir ?

Elle eut un beau hochement de tête candide et trancha :

— Mais chez moi, Monsieur…

Ce fut marché conclu, il comprit que ce ne pouvait être là une passade frivole, mais une union semi-légale, où l’épouse n’apporte rien et le mari l’argent comptant à jet continu.

Étant homme pondéré, il fut heureux de cette combinaison, certain d’avoir touché le cœur de cette belle veuve et d’être aimé pour lui-même, quoiqu’il frisât la quarantaine… de l’autre côté, celui de la route descendante.

Betty silencieuse, fit une récapitulation rapide des incidents précédents. Comme les choses s’étaient passées, elle avait la ferme conviction, lors de la prochaine visite du Monsieur, de voir par le trou de la serrure, sa mère en chemise, ce qui est aussi une conception de l’hospitalité.




CHAPITRE X


Madame Cérisy trouva une femme de ménage qui lui enleva le souci de la vaisselle et des tapis, Betty y gagna un surcroît de liberté, l’officieuse ne restant l’après-midi entière.

En revanche, elle fut contrainte de retourner régulièrement à l’école, ce qui à première vue lui semblait superflu.

Cependant sa sournoiserie l’incita à se plier de bonne grâce à cette nécessité cruelle. La serviette sur la hanche, la croupe roulante et la bouche moqueuse, elle rejoignit de studieuses compagnes.

À ses amies les plus intimes, elle fit le récit amplifié de ses débauches récentes. Avec un rire supérieur, elle reconnut être en relations avec une demi-mondaine haut cotée. On l’envia un peu, toutes ces demoiselles étant tourmentées par la folle du logis, mais manquant de liberté, elles se voyaient contraintes de se contenter des à peu près naturels que la Providence a mis à la portée des petites filles. Tandis que Betty établissait des plans sérieux, les autres rêvaient à un prince charmant qui serait boxeur et posséderait une automobile.

Leur science du grand mystère n’étant pas aussi approfondie que celle de la fillette, le désir de goûter à la coupe enchantée les tenaillait moins. Quelques-unes, en compagnie d’amies plus âgées ou de cousin rhétoricien, avaient essayé des jeux discrets, mais tout cela était resté dans une limite prudente, à cause de la surveillance maternelle.

La régularité des mœurs familiales, ne leur permettait que de souhaiter un mari et un amant, minimum honnête et de bon ton. Néanmoins la face était sauvée, grâce aux préjugés nécessaires qui maintiennent debout une société trop organisée.

Betty voyait la vie par l’autre bout de la lorgnette ; tout lui apparaissait dans sa crudité naïve, raisonnablement elle ne pouvait conserver le respect d’un certain nombre de principes dont elle constatait chaque jour l’hypocrisie. À force de vivre dans l’érotisme ambiant d’un intérieur où la luxure restait l’unique ressource, sa sensualité en arrivait à primer tout autre sentiment.

Toujours la mordait au cœur l’impatience de tenter la suprême épreuve avec un partenaire de son choix. Par malheur tant qu’on a les cheveux dans le dos, il est assez malaisé de se permettre cette fantaisie, peu d’hommes quoiqu’on en dise sont assez dépravés.

Son ignorance cependant lui permettait d’espérer et cela l’aidait à vivre, ou plus exactement à patienter.

Le premier jeudi après la fuite de Léontine, dès le départ de sa mère, elle se maquilla outrageusement et s’en alla, légère.

Elle s’attendait à pénétrer soudain dans l’enfer de la débauche, aussi lorsqu’elle frappa chez la nouvelle demi-mondaine son cœur sautait dans sa poitrine.

Ce fut Léontine elle-même naturellement qui vint ouvrir, une Léontine non moins souillon que jadis, mais avec de la poudre de riz en plus. Son aveulissement semblait encore s’être accru ; elle ne marchait pas, elle traînait sur le parquet des savates fatiguées et son œil était plus lamentable que celui de la vache ruminant à vide. Betty fut désillusionnée.

La vue de la fillette ne lui causa aucun étonnement, elle se contenta de remarquer :

— Tiens vous v’là ?

Sans orgueil excessif elle l’introduisit dans sa chambre au mobilier mélancolique. Sur une chaise traînaient des bas et la culotte froissée, une cuvette pleine d’une eau trouble gisait devant le lit. Dans un autre coin, une boîte de conserve vide et un croûton de pain : Madame Lucie des Ronces avait dîné chez Lucie des Ronces.

Betty renifla bruyamment, à son idée ça sentait mauvais, mais Léontine n’en avait cure.

— Comment ça va ? demanda-t-elle, pour dire quelque chose.

La prostituée haussa les épaules, avec une nonchalance découragée :

— Ça va comme ça va, quoi !

La fillette fronça les sourcils :

— T’es pas heureuse ?

— J’ travaille pas, c’est déjà quelque chose de gagné, pour le reste…

Elle eut un geste de la main :

— Ben voilà !…

Tout cela ne renseignait guère la gamine, ces réticences piquaient sa curiosité. Ayant relevé sa robe pour ne point la salir, elle s’assit sur un bord du lit :

— Voyons raconte moi… Comment fais-tu ?…

Léontine, ouvrit de grands yeux placides :

— Comment j’fais… dame j’me promène dans la rue Lafayette et puis c’est tout ?…

— C’est tout ?…

— Vous pensez pas que… non, tout c’que j’sais, c’est que l’soir j’ai les jambes comme d’la ficelle et les pieds d’un noir…

Elle montra la cuvette :

Même qu’i’ faut que j’les lave tous les jours… rapport aux messieurs, vous comprenez ?…

Betty ne comprenait rien du tout, elle s’était figuré tout autre chose, par exemple des toilettes rutilantes, des avant-scènes à l’Opéra, un face-à-main d’or et des brillants aux oreilles. Et voilà que tout consistait en une promenade pénible le long de la rue Lafayette.

Mais on frappa à la porte ; aussitôt Léontine blêmit, ses mains tremblèrent, mais elle ne bougea pas de sa chaise, jetant autour d’elle des regards éperdus.

— Eh bien, va ouvrir, conseilla la fillette.

— Oui… fit-elle en hésitant.

Pourtant elle se décida et en chancelant s’en alla vers la porte dont elle tourna la clef.

Jean entra, plus chlorotique que jamais. À la vue de Betty, il eut un bref ricanement, et salua :

— Bonjour, mademoiselle.

Son attitude déplut à la gamine, elle ne lui répondit pas. Léontine s’était reculée, sur son visage s’était étendu un voile de terreur.

Comprenant qu’il perdrait son temps à essayer de la galanterie, l’homme se tourna vers elle :

— Alors, ça marche ?

Elle fit « oui » de la tête, et ce fut tout. Encore, il ricana, glissant les deux mains dans ses poches d’un geste familier, se campant sur les deux jambes écartées.

D’un coup d’œil, il eut inspecté la chambre, puis il se décida :

— Voyons, tu sais pourquoi je viens, cherche pas à tricher parce que mademoiselle est là.

Il montrait Betty d’un mouvement dédaigneux du menton.

Comme la fille ne bougeait pas, il s’avança vers elle et la saisissant au bras, la secoua violemment :

— Allons, tu as le pèze, oui ou non ?

Elle secoua la tête négativement.

Il eut un râle de colère et brutalement la poussa, l’envoyant rouler au milieu de la pièce. D’un coup de pied violent, il la meurtrit aux reins.

— Vache ! hurla-t-il.

Son chapeau le gênait, il le lança sur le lit auprès de la fillette.

Plus calme, il revint vers Léontine, qu’il redressa d’une brusque traction et de nouveau réclama :

— Tu amènes le pèze ?

— J’ai rien fait hier soir, gémit-elle.

Une paire de gifles répondit à cet aveu dépourvu de poésie.

— Ah t’as rien fait ! gronda-t-il.

Une volée suivit, vigoureuse, sauvage. L’homme tapait à poings fermés. Les coups en tombant sur le corps gras de la fille avaient un son mou.

Elle ahanait, gémissait, mais ne se révoltait point, sachant l’inutilité d’une pareille tentative.

Derechef elle roula sur le sol et ainsi, il eut plus de facilité pour frapper, usant des poings et des pieds. Son visage blême de scrofuleux se crispait en un rictus satanique. Il s’essoufflait, mais n’en continuait pas moins, voulant dompter la femelle.

Betty regardait cela, les yeux exorbités. Décidément, une de ses illusions s’envolait ; la prostitution n’était point un chemin bordé de roses.

Affalée à terre, Léontine soufflait, tantôt elle roulait d’un côté, tantôt de l’autre. Pas une larme ne coulait de ses yeux ; à vrai dire, elle était habituée aux coups, en ayant reçu durant toute sa jeunesse ; mais elle n’aimait point cela.

Passive comme toujours, elle attendait la fin de la correction qui cette fois parut se prolonger plus que de coutume.

Enfin Jean la lâcha et tout en s’épongeant le front, ricana :

— Te faudra prendre de bonnes habitudes. Qu’est-ce que tu fous ici à cette heure, si tu n’as pas de pognon ?

Elle se releva lentement et debout, remonta sa chevelure croulée sur son épaule. Elle essaya de s’excuser :

— C’est pas l’moment, y a pas d’flâneurs dans les rues…

Il haussa les épaules avec une hautaine ironie :

— C’est tout l’temps, l’moment ; faut chercher l’occase et pas l’attendre dans sa carrée…

Elle s’était laissée tomber sur la chaise et le considérait en silence. La meurtrissure des coups la gênait, mais elle n’en voulait point à la brute : c’était le métier qui réclamait cela.

La fillette était médusée, elle ne comprenait pas ; cette absence de révolte de la part du souillon l’étonnait. Toutefois elle n’osa se mêler à la conversation ; instinctivement l’homme vrillait en elle, une terreur insurmontable.

Posément, il reprit son chapeau, se coiffa avec soin, et se dirigea vers la porte. Sur le point de sortir, il se retourna :

— J’rappliquerai ce soir, il y a fausse donne c’est à remettre.

Elle eut un geste découragé, mais ne répondit pas. Quand elle l’eut entendu descendre l’escalier, Betty sauta du lit.

— Pourquoi qu’tu t’laisses battre comme ça ?

La fille la fixa avec ahurissement :

— Parce que j’peux pas faire autrement…

— Il te demande de l’argent…

— Dame… c’était convenu, i’m’paye ma chambre, m’a fourni des frusques… maintenant faut qu’j’i’ refile cinquante francs par jour…

Betty réfléchissait, elle comprenait à demi cette combinaison ; jusqu’alors elle avait cru que les hommes seuls donnaient de l’argent aux femmes et maintenant elle apprenait que le contraire se produisait. Elle conseilla :

— Pourquoi t’essayes pas d’l’envoyer promener ?

— I’ m’a expliqué… si j’lui r’file pas l’pognon, il m’fra poisser par les flics…

— Par les flics ?

— Bien sûr… à cause que j’suis su’ l’tas…

Il fallut lui expliquer l’expression, quand elle eut saisi, elle insinua :

— Ben, r’viens chez nous…

Léontine « rigola », sincèrement amusée par une telle offre :

— Non pensez-vous que j’veux r’commencer…

— T’aimes mieux être battue ?

Elle n’hésita pas :

— Bien sûr, au moins, c’est quelques minutes à passer tandis que chez vot’mère, c’était la journée entière qu’on m’…embêtait… Et puis, ça s’ra pas toujours la même chose, quand j’aurai l’habitude, j’pourrais lui donner ses cinquante francs par jour…, j’saurai tirer l’pognon aux hommes… maintenant j’manque de culot… j’prends c’qu’on laisse…

La fillette réfléchissait, tout ceci semblait peu plausible à sa jugeotte. Cependant elle pensait qu’il existait plusieurs façons d’opérer : l’une élégante, comme sa mère ; l’autre brutale, à l’instar du souillon. Elle reconnut que Madame Cérisy se trouvait à plusieurs degrés au-dessus de Léontine dans l’échelle de la prostitution.

Ces détails après tout, ne l’intéressaient qu’au point de vue philosophique, si l’on peut dire, elle avait la conviction que son heure venue, elle serait plus habile.

Ce qu’elle tenait à savoir surtout c’étaient les secrets croustillants que la goton devait certainement connaître. Mais l’autre se montra discrète, retenue probablement par le secret professionnel.

Ce jour là, elle retourna au logis assez maussade, malgré tout la scène cruelle à laquelle elle avait assisté avait assombri l’azur de ses projets. La preuve que l’homme n’était pas la bête crédule et méprisable, la révoltait. Il ne subsista plus en elle que la curiosité charnelle, qui elle ne l’abandonnait jamais.

En arrivant, elle trouva le nid vide, Madame Cérisy n’était pas encore de retour. Cela procura à la fillette quelques instants de solitude, qui lui permirent de réfléchir. Elle pensa à la correction de Léontine et ce souvenir lui arrachait des frissons languides. À l’heure actuelle, elle se demandait si elle craignait semblable traitement.

Enfin Madame Cérisy rentra, munie d’un paquet de charcuterie et d’un pain doré.

Betty s’empara de ces provisions et les porta à la salle à manger. Mais bien vite elle courut rejoindre sa mère dans sa chambre. Elle éprouvait, elle ne savait pourquoi, un grand besoin de tendresse.

Câline elle se blottit dans les bras maternels et s’y laissa bercer un moment. Madame Cérisy qui certainement l’aimait à sa façon, fut heureuse de cette expansion et s’y complut.

Doucement elle prit la fillette sur ses genoux et l’embrassa, la voyant toute petite. Et toutes deux ressentirent une joie profonde de cette intimité à laquelle, depuis longtemps, elles n’étaient plus accoutumées.

Lentement la sensualité exaspérée de l’enfant s’apaisait, elle trouvait dans l’affection un dérivatif à son besoin instinctif d’aimer.

Gaiment, elle sauta à terre et aida sa mère à se dévêtir, avec des délicatesses charmantes, des attentions gracieuses.

Une sérénité descendait sur elles, leur apportant un peu de réel bonheur, une satisfaction précieuse et inexplicable.

En se tenant par le bras, comme deux bonnes amies, elles gagnèrent la salle à manger et se livrèrent à une dînette joyeuse. La nouveauté de la situation plaisait à l’enfant, la rapprochant davantage de sa mère, parce que nul étranger n’était entre elles.

Après ce repas frugal, elles retournèrent au boudoir, où côte à côte, assises sur une bergère, elle bavardèrent. Betty servit le thé, alluma à Madame Cérisy une cigarette turque et revint s’installer à ses pieds, sur le tapis.

Ainsi elle la contemplait à son aise, l’admirant naïvement, la jugeant jolie.

Le souvenir de la goton passa dans son esprit et elle s’en moqua, déjà reprise par l’illusion et l’espoir.

Par malheur, cette union, entre ces deux êtres ne devait être que passagère, dès le lendemain matin, Madame Cérisy serait enveloppée de nouveau par les soucis, les besoins insatiables de sa coquetterie, son amour du luxe.

Devant ces nécessités, tout croulait : affection, joies saines, honnêteté. Et la fillette encore une fois, serait précipitée dans le gouffre de la solitude, de l’abandon moral, qui engendrent le rêve mauvais.




CHAPITRE XI


En perdant Léontine, Betty avait perdu sa seule confidente. Elle se trouva soudain isolée, sans possibilité de livrer à quiconque, une partie des secrets mystérieux qui flottaient dans son esprit juvénile.

Elle fréquenta l’école plus assidûment et parmi les compagnes, chercha une amie.

Le hasard voulut qu’elle rencontrât une fillette de son âge, dont la beauté lui plut. Elle fut surtout attirée par le physique, la joliesse d’un corps souple, la régularité d’un visage sans tares.

Comme toutes les femmes, instinctivement, elle éprouvait l’attrait du beau, sans arrière-pensée sensuelle, tout au moins au début.

Marthe accepta de se lier mieux, éprouvant elle aussi le besoin d’une amitié.

Un jeudi après-midi, Betty l’entraîna chez elle et très fière, lui fit les honneurs de son home.

Ensemble elles fouillèrent les armoires de Madame Cérisy, secouées parfois de rires nerveux et prolongés.

Toute cette lingerie multicolore et fine, ces costumes de soie, étonnaient la fillette. Mais en même temps un peu d’envie se glissait dans son cœur. Elle essayait de se figurer quelle fortune était nécessaire pour se permettre ce luxe élégant.

Betty la renseigna ; avec un orgueil puéril, elle parla des tapissiers de Madame Cérisy, apporta dans ses confidences des précisions saugrenues.

Et tout en écoutant, passait devant les yeux de Marthe le voile du rêve. Ces simples paroles, commençaient le sourd travail de la dépravation, en même temps que la coquetterie était éveillée.

Notant l’intérêt de l’amie, Betty poursuivit sa démonstration, elle confia des détails piquants, souvent invraisemblables, parce qu’elle les inventait à mesure.

Dans le cabinet de toilette elles s’attardèrent, manipulant avec des mines grivoises les divers instruments qui leur tombaient sous la main. Toujours Betty expliquait, faisant peu à peu l’éducation charnelle de la fillette encore à demi-innocente.

Une émotion les poignait l’une et l’autre, un désir furieux les tordait ; elles n’en conservaient pas moins leur attitude hypocrite et décente.

Néanmoins, devant leur imagination lentement enflammée, la luxure se peignait en traits de feu, les faisant croire à l’illusion du plaisir extraordinaire, à l’éternelle chimère.

Cette inspection bouleversait leur nervosité à fleur de peau ; elles avaient des rires brusques et des silences subits. Tout un monde de pensées mauvaises s’agitait en tumulte dans leur pauvre cerveau.

Elles se réfugièrent dans la chambre à coucher de Betty, n’osant s’installer au boudoir. Les pieds sur la table, la jupe au ras du pantalon dont la frange blanche dépassait, elles fumèrent en buvant du thé très sucré. Malgré tout, elles restaient fillettes, se complaisant aux gourmandises d’enfants. Elles bavardèrent aussi, avec des expressions triviales qui leur arrachaient des spasmes de volupté intérieure. Chacun de ces mots grossiers, formait image, semblant leur faire toucher la lubricité.

Marthe voyait soudain, son intelligence ouverte à une multitude de choses cachées. Elle comprenait enfin, non point entièrement le mystère de l’amour, mais suffisamment pour l’exalter.

Très triste brusquement, elle atteignait d’un seul bond, la science et la sensualité de la compagne. Comme elle maintenant elle rêverait, mordue par l’impatience.

Elle s’étonnait d’avoir si longtemps ignoré tout cela et avait honte, un peu, de cette ignorance incompréhensible. Pourtant elle aussi aurait pu regarder par les trous de serrure, désormais elle n’hésiterait, quoi que les occasions chez elle, fussent plus rares que chez Madame Cérisy dont les tapissiers étaient nombreux.

Il avait suffi d’une après-midi de conversation franche pour la dépraver, ouvrir à sa jeune imagination des horizons nouveaux.

Betty par contre n’avait pas retiré de cette entrevue, tout ce qu’elle avait espéré, il lui restait plutôt une certaine amertume, de n’avoir auprès d’elle qu’une fillette et non pas le prince charmant dont les caresses auraient été plus ensorcelantes.

Le silence fut brusquement coupé par la sonnerie stridente de l’entrée. Les deux amies sursautèrent, mais Betty se remit vite, laissant tomber sur son visage le masque enfantin sous lequel sa ruse lui avait appris à cacher ses pensées.

Elle eut un cri de joie, en reconnaissant Morande, dans le visiteur inattendu. Le vieillard qui conservait probablement encore des illusions, avait escompté rencontrer Madame Cérisy au logis.

Il fut aussi satisfait de ne trouver que la fille sans bien savoir pourquoi.

Elle lui fit les honneurs du home et le présenta à Marthe avec la désinvolture d’une petite femme débrouillarde ; elle offrit même de la bénédictine, mais cette fois de la provision de sa mère, afin de ménager la sienne.

Le parrain assis, elle bondit sur ses genoux et lui encercla le cou de ses bras nus. Elle aimait, contrairement à ses habitudes, à se montrer gamine auprès du vieillard. Cette tactique lui procurait des sensations aiguës de demi-viol.

Ses narines palpitaient en aspirant l’odeur de tabac et de mâle, qui flottait alors autour d’eux.

Les contacts prolongés de leurs corps rapprochés, éveillaient en elle les désirs qui y dormaient d’une façon latente, et avec le désir montait à son cerveau une griserie bienheureuse.

Et lui entraîné par la certitude de sa virilité, n’avait aucune crainte. Il la palpait doucement, sentant sous ses doigts, la chair grasse des hanches s’enfoncer lentement.

À ces demi-caresses, elle répondait par des ondulements voluptueux de jeune chatte enamourée ; des spasmes languides la secouaient parfois, mettant dans ses yeux noirs une flamme passagère et à ses lèvres une salive mousseuse et chaude.

Silencieusement Marthe l’enviait ; par une sorte de télépathie mystérieuse, elle lisait sur son visage contraint toutes les pensées qui tumultueusement couraient dans son cerveau.

À son tour elle devint audacieuse, manifestant son énervement par une gaîté bruyante hors de propos.

Assurées du secret, elles recommencèrent à fumer, avec des gestes mignards, des rires malicieux. Et le vieillard s’attardait, se complaisant auprès de cette jeunesse qui ranimait momentanément son hiver. Pourtant il ne devinait point le moteur caché de tant de coquetterie et d’amabilités, il l’aurait su que sans doute, il se serait sauvé, mécontent de l’impression qu’il produisait sur ces jeunes sens.

Mais si elles étaient ainsi auprès de lui, cela tenait justement à la divination instinctive de leur sécurité. Sans rien savoir de précis, elles sentaient que quoiqu’il eût voulu, il ne leur pouvait rien. Cette certitude les encourageait aux audaces, qu’elles n’auraient certes pas eues en présence d’un homme dans la force de l’âge, qui les aurait aussitôt maîtrisées par l’exaspération de sa virilité.

Pourtant elles se frôlaient à lui, câlines et douces, comme si elles eussent cherché à le troubler. Elles y réussissaient à moitié, lui causant une émotion morbide, toujours incomplète, néanmoins agréable.

Marthe que l’heure obligeait à retourner au logis, se retira, elle eut pour Morande, un « au revoir » complice et lui sourit sournoisement en tendant sa menotte blanche.

Seule auprès du vieillard, Betty fut soudain ressaisie par la peur ancienne ; elle comprenait avoir été trop loin en ses agaceries et maintenant, sans protection, elle en craignait les conséquences.

Encore à ce propos, elle se leurrait, car le plaisir qui le retenait là, tout platonique qu’il était, demeurait suffisant.

Madame Cérisy arriva enfin, froufroutante et volubile, le quotidien paquet de charcuterie sous le bras.

L’appartement entier retentit de ses lamentations sur les difficultés ancillaires et la mauvaise volonté du prolétariat en général qui se refusait à travailler.

Morande, qui connaissait son genre d’existence, souriait doucement, admirant cette inconscience naïve. En même temps il se la figurait pelant des pommes de terre de ses doigts aux ongles roses.

Machinalement il regarda ces belles mains et une répugnance lui monta aux lèvres ; vraiment il préférait encore le souillon épluchant les légumes.

Curieux, il examina Betty à la dérobée et la vit en contemplation devant l’élégance maternelle. En une fulgurance il comprit l’impatience de l’enfant, devinant qu’elle ne pouvait tout ignorer, vivant en cette atmosphère empestée de luxure.

Alors il se rappela ses audaces à son égard et commença à en percevoir le secret motif. Il avait trop vécu pour s’inquiéter outre mesure ; il voyait assurément l’avenir de la fillette tel qu’il serait, mais ne s’en effrayait point, le considérant comme une conséquence naturelle de la conduite de la mère.

Toutefois, il se demanda s’il ne ferait œuvre de dupe, en laissant à un autre une prémice qui lui était offerte.

Cette réflexion lui suggéra un projet immédiat.

— Vous n’allez pas dîner de saucisson,… je vous emmène au restaurant.

Distinguée Madame Cérisy acquiesça d’un sourire, Betty lui sauta au cou en l’appelant « parrain chéri ».

La joie de sa fille fut l’excuse que donna la mère pour s’empresser d’accepter, mais en réalité, elle n’était point mécontente d’avoir encore ce soir-là, une occasion de se distraire. Elle aimait le monde, le luxe, où elle croyait briller par son charme, ses toilettes qui lui coûtaient tant d’efforts.

Betty se fit très belle, avec sa robe de satin glauque, décolletée en bateau et son cou ambré de petite brune cerclé de corail. Une fois prête, elle courut au salon rejoindre le vieillard et sauta sur ses genoux.

Elle n’avait plus peur, sachant sa mère proche, ses audaces furent donc plus précises, elle avait des gestes gavroches et des plaisanteries malicieuses.

Dans les glaces, elle épiait le parrain, cherchant à voir en lui un énervement qui en vérité n’existait pas.

Pourtant il ne luttait plus contre lui-même, ayant maintenant l’idée d’une possibilité peut-être prochaine.

Les poings aux hanches, elle circula par le salon, roulant de la croupe, ingénuement lascive.

Enfin, certaine de l’avoir allumé, elle se planta devant lui et rit très fort, le visage renversé en arrière, la poitrine tendue.

Brutalement, il l’attira contre lui et l’embrassa, comme d’ordinaire, sur les joues. Cette caresse avait cependant quelque chose de plus passionné, qui émut la gamine. Elle se laissa aller en avant, sur l’épaule de l’homme, l’énergie soudain tombée, une angoisse au fond du cœur.

Il était en effet impossible, qu’elle jouât impunément durant tant de temps, avec sa sensualité native, sans en ressentir le contre-coup. À cette minute précise, elle était vaincue par la passion qui arrivait à gronder en elle.

Ce fut Morande qui la repoussa, gêné par cet abandon inattendu dont il ne pouvait profiter.

Madame Cérisy revint, vêtue d’une robe de soie, assez décolletée pour être indécente. Elle trouva le couple paisible et sérieux ; mais ils avaient échangé un coup d’œil complice, un secret commun les liait.

Morande les entraîna rapidement au dehors, il se préparait à offrir à sa petite amie une véritable fête. Un restaurant mondain lui parut donc nécessaire. Au chauffeur qui avait stoppé devant eux, il lança le nom de Schlod, boulevard de la Madeleine.

Madame Cérisy sourit avec bonté ; elle se persuadait que ce choix avait été fait à son intention, en souvenir des intimités passées.

Betty connaissait la maison de réputation, c’en fut assez pour lui donner un peu plus d’orgueil.

Pourtant elle fut silencieuse durant tout le trajet, la présence de sa mère la paralysait, l’obligeant à s’envelopper de son habituelle hypocrisie, afin de conserver mieux sa liberté.

Mais tout bas, elle se répétait malicieusement :

— On va voir des « grues chics ».

La grue chic à son avis était le summum de l’échelle sociale ; à leurs pieds elle voyait des princes, des ministres, des savants. Tous s’inclinaient avec passion devant la manifestation tangible de la lubricité souveraine.




CHAPITRE XII


La salle était pleine d’habits noirs et de dames décolletées jusqu’à l’ultime vertèbre.

Dans un coin des peaux rouges armés d’instruments simulaient de leur mieux un orchestre.

Un maître d’hôtel, glabre et obséquieux, conduisit les trois arrivants à une minuscule table vide. Il marchait plié en deux et se frottait doucement les paumes pour se donner une contenance.

Sur la table, en un vase de cristal s’épanouissait une solitaire rose blanche, ombrée de feuillages frêles.

Betty en franchissant le seuil, n’avait point senti l’émotion pénible de la timidité. Elle marchait comme sa mère, le buste droit, le front hautain. la lèvre dédaigneuse. Le titre fortuit de Parisienne, lui donnait à son avis, une supériorité incontestable sur le reste des humains.

Le parrain venait derrière et souriait, amusé de la voir si crâne, si désinvolte.

Au moment de se mettre à table, elle choisit sa place avec sûreté, se posant face à l’orchestre, laissant sa mère bien en vue, afin de lui permettre de faire admirer ses brillants.

De Morande, elle ne s’occupa point : c’était un homme, c’est-à-dire, un esclave ou un banquier, ce qui est la même chose.

Pourtant, elle se tint convenablement, peu désireuse de sortir de sa ligne de conduite générale, qui lui assurait l’impunité. Et sa mère, naturellement en fut très fière, reconnaissant sa joliesse, sa grâce et sa bonne éducation. Or c’était à elle que la fillette devait tout cela.

Morande épiait sans relâche la gamine ; il essayait mais en vain de percer à jour ce masque d’innocence. Il sentait bien que sous cette enveloppe, il y avait de la perversité, mais il était assurément loin de se douter du gouffre mystérieux que cachait cette mignonne figure aux traits réguliers.

Cependant, elle se voyait un peu devinée par le vieillard perspicace ; elle n’eut donc plus à son égard, même l’infime retenue ordinaire. Rieuse et habile déjà, elle lui coulait des regards prometteurs et sous la table, lui envoyait de brefs coups de pieds.

Mais en même temps elle riait franchement, feignant toujours la gaminerie, qui sauvait les apparences.

Madame Cérisy souriait avec indulgence, et trop aveugle pour se décider à voir que la fillette pleine d’une sève vigoureuse, avait franchi hardiment le pas de la puberté.

Il est incontestablement malaisé de lutter contre la nature quelque soit le degré de la moralité générale ; c’est plus difficile encore lorsque la nature est aidée par l’atmosphère de serre chaude, qu’est toute grande ville à la population dense.

Les musiciens avaient préludé brusquement en un vacarme infernal de grosse caisse et de cymbales. Un tango trépidant retentit, secouant les reins de frissons brutaux, enveloppant la salle entière d’un magnétisme particulier, exacerbant les nerfs, les amenant à une sensibilité maladive.

La fillette déjà préparée par un après-midi d’éréthisme, percevait plus finement cette sensation bizarre.

En elle se faisait lentement, comme un vide, un besoin indéfinissable ; elle avait la notion très nette que quelque chose lui manquait soudain.

Cette gêne s’accrut, prenant une acuité quasi douloureuse.

Elle cessa de rire, un véritable sanglot lui montait à la gorge ; il lui semblait que de pleurer lui serait d’un infini soulagement.

Les violons et le banjo activaient leur rythme qui devenait endiablé.

Tous les yeux brillaient, les seins des femmes palpitaient, le masque des hommes se crispait en un rictus bestial. La bête se réveillait en tumulte, comme dans la savane immense.

Betty eut un cri léger, et croula en arrière sur le dossier de sa chaise ; un afflux de sang lui était monté au visage, un cerne large ombra brusquement ses grands yeux noirs. Puis son épiderme prit une teinte d’ivoire et elle respira plus librement.

Sa mère inquiète s’était penchée, mais incapable de prononcer une parole, elle lui sourit tristement.

Un frisson la secouait encore et ce frémissement révélateur, elle s’efforçait de le dompter.

Elle murmura :

— J’ai avalé de travers, ça m’a fait mal !

On le crut, cette enfant était si naïve !

La musique avait cessé, le chuchotement discret des conversations se fit plus distinct. Alors la fillette fut brusquement soulevée par une exubérance indomptable. Elle rit très fort, parla à tort et à travers, oubliant pour un moment sa prudence coutumière.

Profitant de l’inattention maternelle, elle but un grand verre de champagne. Une brûlure la mordit à l’estomac, mais son esprit lui parut plus lucide, comme débarrassé d’un poids énorme.

La tête renversée en arrière, les yeux moqueurs, elle jeta autour d’elle un regard curieux, ce qu’elle n’avait jamais osé aussi impudemment jusque là.

Une émotion violente l’étreignit au cœur, elle pâlit, tandis que ses paupières se baissaient à demi.

Deux jeunes gens en smoking dînaient à une table non loin. Ils se souriaient de leurs lèvres rougies, avaient des gestes mignards, des poses alanguies. Ils étaient très beaux, d’une beauté d’éphèbes insexués.

On les regardait, mais ils ne s’en inquiétaient guère, ignorant ce qu’était la honte.

L’un était blond, l’autre brun, ils avaient de la poudre sur les joues, voire un peu de rouge aux pommettes.

Et Betty fut conquise, elle crut voir en eux le prince charmant de ses rêves. Ce qui l’attirait et qu’elle ignorait, c’était le vice véritable et qu’elle sentait instinctivement en eux.

Sans embarras, elle fixait intensément le blondin qui lui plaisait davantage, à cause de la finesse de ses attaches, la pureté plus précise de ses lignes, les grands yeux bleux ombrés de violet.

Il la vit et lui sourit, naturellement, reconnaissant en elle une précocité qui cherchait sa voie. Il n’eut toutefois aucune idée définie, agissant ainsi plutôt par amabilité.

Un flot de sang, monta au visage de la fillette : un homme enfin l’avait remarquée et ne la traitait point en gamine.

Cet homme était presque un enfant, mais elle ne s’en rendait pas compte ; entre quatorze et dix-sept ans la différence semble toujours considérable.

Il y eut un long moment d’accalmie, l’éphèbe se désintéressait d’elle, une femme après tout. Elle par contre s’acharnait, ses yeux devenaient plus noirs, une flamme violente y passait par intermittence.

Dans sa poitrine, son cœur cognait contre les parois, à coups redoublés.

Ni Morande, ni Madame Cérisy ne remarquèrent ce drame minuscule, elle conservait encore assez de sang-froid pour les duper.

Bientôt, elle ne put résister à la tentation harcelante : elle se leva et s’éloigna en prétextant des nécessités naturelles.

Elle s’en alla gracieuse et onduleuse à travers les tables, très sûre d’elle, sans une timidité. Sous le bras, elle avait son sac de cuir, emporté avec intention.

Dans un buen-retiro de l’établissement, elle griffonna sur une page de carnet, quelques mots fébriles et autoritaires :

« Demain à trois heures, place de l’Opéra, devant le métro ».

Ce billet, elle le plia en huit et le cacha dans un pli de la ceinture de la robe.

Son inexpérience la poussait aux audaces des grandes amoureuses ; sincèrement, elle ne voyait aucun mal à agir ainsi, puisque cela restait ignoré.

Cette missive, elle ne savait encore comment elle la ferait parvenir, mais elle avait confiance en son étoile.

Un peu plus pâle, elle rentra dans la salle, mais à son attitude rien n’était changé, elle possédait la même désinvolture, la même maîtrise de soi.

Quand elle eut regagné sa place, par hasard l’éphèbe la regarda. Près de la nappe elle lui montra le papier, en le fixant. Il comprit et répondit par un clignement d’yeux imperceptible.

Cette tentative éveilla plus sa curiosité que son intérêt, il résolut néanmoins d’aider la fillette.

Les deux amis étaient au terme de leur dîner, ils se levèrent donc. Betty les paupières plissées, les examinait à la dérobée.

Debout le blondin lui parut plus beau encore, pincé dans le smoking cintré, ses longues mains blanches sortant des manchettes empesées. Le melon s’inclinait légèrement sur l’oreille, et tout autour du bord les cheveux soyeux bouclaient comme ceux d’un enfant.

Il l’attirait parce qu’il se rapprochait d’elle, n’étant pas le mâle brutal pour lequel instinctivement elle éprouvait encore de la répugnance. Ce gamin frêle c’était presque une amie de l’école avec en plus l’aspect extérieur de la virilité.

Ce fut sa bouche qu’elle considéra le plus longtemps et s’imagina avec un frémissement la douceur des baisers de ces lèvres sanguines.

Quand elle les vit s’éloigner, son cœur se serra, mais aussitôt elle se reprit à espérer. Le jeune homme, sur le point de franchir le seuil, s’était retourné et tout en la fixant avait murmuré quelques mots à l’oreille du chasseur.

Celui-ci sourit mystérieusement à la fillette et elle devina en lui un allié.

Un instant plus tard, habilement, elle laissait choir sa serviette. Le chasseur se précipita et la ramassa. Ils se frôlèrent à peine, pas un mot ne fut échangé entre eux mais lorsque l’homme regagna la porte, il écrasait contre sa paume le billet de Betty.

Il remit incontinent la missive aux deux éphèbes qui faisaient les cent pas le long du trottoir.

À la lumière d’un réverbère, ils la lurent ensemble avec de grands éclats de rire moqueurs.

La gamine de son côté avait reconquis tout son calme, elle se désintéressait momentanément des jeunes gens, se disant qu’il serait assez tôt de s’en occuper le lendemain.

Sérieuse, le regard curieux, elle reprit son examen de la salle. Elle remarquait les femmes et avec un flair inconcevable mettait une situation sur les figures de chacune. Là c’était une « grue », là une « théâtreuse », plus loin une dame du monde.

Il y avait de tout dans ce caravansérail mondain, où l’on mangeait « de l’affreuse bidoche », dans des assiettes de porcelaine translucide.

Entre les tables, les garçons s’activaient, la semelle silencieuse, des gestes furtifs et précis.

Les conversations faisaient un petit bruit discret et confus.

Les peaux rouges de l’orchestre reprirent leur vacarme, jouant la romance nègre avec un sang-froid de vieux philosophes habitués à toutes les vicissitudes de l’existence.

Madame Cérisy mangeait avec élégance et buvait avec discrétion, ne perdant cependant, ni une bouchée, ni un « coup de vin ». Elle avait le sens pratique très aiguisé.

Morande était calme, sa digestion pénible l’empêchait de se livrer aux flirts puériles et il s’inquiétait pour l’instant, uniquement de son estomac qui se gonflait avec méchanceté.

Le café dégusté, il fallut se retirer, ce fut Madame Cérisy toujours sage qui donna le signal du départ :

— Cette petite n’a pas l’habitude de veiller si tard !

De biais la gamine lui coula un regard railleur : sa noble mère ignorait que dans la solitude de son lit virginal, souvent elle ne parvenait à s’endormir ou se passionnait à la lecture d’un roman. Mais les mères appartiennent à un genre de bipède, dont la nature est de se tromper toujours.

Morande cependant acquiesça ; lui surtout avait hâte de retrouver son lit : c’est bon pour les enfants de se coucher à des heures exagérées.

Ils sortirent et comme la température était douce, ils flânèrent un moment le long du boulevard.

Betty aurait fort souhaité passer par la rue Lafayette dans l’espoir délicat d’apercevoir Léontine sur « le tas ». Cette joie lui fut refusée, elle dut monter en un maussade taxi, auprès de Madame Cérisy qui tenait à cacher la couperose de ses joues causée par la dyspepsie tenace.

Le parrain leur conseilla de dormir le mieux possible et en échange il reçut des remerciements criards pour « la charmante que… qui… etc…

En réponse, il eut un geste royal…

Dans son lit, Betty rêva au beau blondin qui ressemblait à une fille et qui pourtant devait être un homme à en juger par l’apparence extérieure. Mais on ne sait jamais.

Madame Cérisy de son côté, s’endormit avec la sérénité des âmes pures, certaine d’avoir accompli son devoir, puisqu’elle avait su gagner un dîner, sans se livrer à aucun effort physique, seuls efforts auxquels elle se livrât.




CHAPITRE XIII


Betty apporta à sa toilette, un soin très particulier. Elle n’ignorait point que dans le commerce, la présentation fait tout.

Elle choisit donc son linge en conséquence et comme elle n’en possédait d’assez élégant, elle s’en fut fouiller en l’armoire de sa mère.

Madame Cérisy, avait divers trousseaux, chacun approprié aux circonstances. Elle avait la chemise courte et le pantalon volage pour le tapissier qui était sexagénaire.

Ce fut dans cette catégorie que Betty put trouver le nécessaire.

Ainsi sa chemise fut d’un mauve tendre et la culotte d’un vert smaragdin. Le mélange est quelquefois aussi un effet de l’art.

À un point de vue, il était préférable de se montrer en dessous disparates, plutôt que d’offrir une lingerie de pensionnaire nubile.

La robe, fut le fourreau glauque qu’elle n’avait point détérioré la veille par pur hasard.

Elle regretta que les mignons souliers Henri II ne fussent munis de talons Louis XV d’une désespérante hauteur.

Devant la glace maternelle, elle se confectionna un chignon prestigieux, se disant avec quelque raison qu’elle ne pouvait paraître une enfant si elle désirait subir les ultimes outrages.

Et cela elle l’espérait ardemment, tout le sang bouillonnant d’une juvénile impatience.

En face de la glace toujours, elle s’abandonnait à une répétition générale, afin de n’être point au moment propice, prise au dépourvu.

Elle préparait à l’avance les gestes qu’elle aurait à exécuter, les paroles qu’il lui faudrait prononcer.

Trop avertie pour ne pas s’y attendre, elle prévoyait une souffrance atroce, une mer rouge comme jamais bolcheviste convaincu n’en rêva.

Comme elle était en avance, elle s’attardait malgré la nervosité qui lentement montait en elle. Son pauvre cerveau ne cessait d’être harcelé par les pensées lubriques.

Ce jour-là devait à son avis être le plus beau de sa vie, quoiqu’elle eût fait sa première communion. Mais en cela elle différait de Napoléon.

Prête cependant, la frimousse fardée comme une vieille cabotine, la toque de satin enfoncée jusqu’aux oreilles inclusivement, elle ne put résister au besoin de gagner la rue, de se montrer aux passants curieux ou concupiscents.

En véritable Parisienne, elle ne vivait réellement que sur l’asphalte, au milieu du brouhaha des véhicules, dans la poussière qui se levait de terre en nuages opaques. Si elle n’avait eu ce rendez-vous, elle aurait joyeusement flâné par les rues, au milieu de la foule tourbillonnante.

Elle prit le métro cependant en notant qu’elle était déjà en retard. Mais à l’arrivée lorsqu’elle constata l’absence de tout blondin, elle eut une moue de dépit. Coquette, elle s’était figurée le trouver blême et troublé, se morfondant à l’attendre.

Tout en errant à pas comptés sur le terre-plein, elle baissait le nez, gênée par la présence de l’agent de service. Certaine de commettre une faute, elle n’aimait point à voir se dresser devant elle ce représentant d’une autorité quelconque.

Soudain elle pâlit, tout son sang lui reflua au cœur et une minute elle fut sur le point de fuir, de se sauver, comme pour échapper encore une fois, à la chute qu’elle s’assurait proche.

Elle regarda mieux et eut une grimace d’ennui en constatant que pour l’occasion le blondin s’était fait remplacer par le brun. Elle s’apaisa en se disant qu’ils étaient aussi beaux l’un que l’autre.

Alors elle songea à sa chemise et à sa culotte, se demandant avec une angoisse justifiée, si ces attributs de sa valeur n’étaient trop défraîchis.

Aimable et désintéressé, il la salua d’un geste de la main et affirma avec un sourire :

— Comme nous ne savions à qui s’adressait votre charmant billet, je suis venu…

Il parlait avec des mouvements de poupée articulée, il souriait en arrondissant la bouche, jouait de la paupière pour agrandir ses yeux déjà allongés par le koheul.

Tout cela plut à la fillette, cette mignardise lui parut le summum du bon goût et de la distinction. Elle se rapprocha et constata qu’il sentait l’œillet blanc et non point la pipe et l’alcool, comme par exemple le parrain.

Ce lui fut une nouvelle preuve de distinction.

Tout en se rapprochant, câline et audacieuse, elle demanda pourtant :

— Et votre ami ?

Il eut un bredouillement vague et un rire aigrelet. Elle ne comprit rien, mais en revanche s’appuya à son bras.

Il proposa :

— Vous voulez bien accepter une tasse de thé chez nous ?

Elle défaillit : elle savait que c’était ainsi que les choses se passaient d’ordinaire. On offre une tasse de thé et on prend le reste. Ce fut uniquement la crainte du ridicule qui l’empêcha de se dédire ; elle acquiesça d’un signe de tête et ils partirent sans hâte, d’un pas mesuré.

Tout en marchant, elle remarqua qu’il portait à l’index droit une jolie topaze, à l’index gauche une opale irisée. Elle ne s’étonna point, toutes les extravagances, lui paraissaient aussitôt une manifestation du beau, la simplicité n’avait sur elle aucune prise, elle la considérait comme méprisable.

Ils allèrent ainsi, jusqu’à la rue Roquépine où le couple avait un minuscule logement.

Assurément depuis sa rencontre avec l’éphèbe, elle passait d’un enchantement à un autre.

L’antichambre de l’appartement ressemblait au boudoir de sa mère, toute tendue de soie verte, dans un tout petit coin, un meuble informe, tenant du guéridon renversé, servait à poser les chapeaux.

Émue, le sang aux joues, elle pénétra au salon. Là, pas un morceau de bois n’était visible, ce n’était que satin scintillant et panne mousseuse. Le tout, de tons crus savamment juxtaposés.

Une jeune femme, en une pose alanguie, se tenait sur un divan bas. Les pieds étaient nus en des souliers de satin, un peignoir de soie rouille enveloppait le corps replet, se décolletant aux épaules, mais légèrement. Des grandes manches émergeaient des mains un peu fortes et surchargées de bagues. Sa chevelure était d’un blond doré, artistement échafaudée au-dessus du visage outrageusement fardé.

Betty eut un recul, il lui semblait que cette belle dame était le blondin de la veille. Elle s’expliqua :

— Ce doit être sa sœur !

L’autre la salua d’un ton charmant :

— Bonjour, chère amie, asseyez-vous donc près de moi.

Se tournant vers l’éphèbe :

— Max, mon amour, viens aussi près de moi…

Il se pencha l’embrassa aux lèvres :

— Ma chérie !

Betty fut dominée par ces expansions amoureuses, elle s’en moqua même un peu :

— Ce sont des jeunes mariés.

Elle sut aussitôt que la belle dame s’appelait Charlotte, cela aussi lui sembla ridicule, à notre époque d’électricité on ne s’appelle plus Charlotte.

Charlotte se fit mutine en prenant la fillette à la taille :

— Alors petite méchante, on envoie des billets doux aux hommes ?

La gamine rougit ; elle n’aimait guère qu’on l’aidât à se préciser ses extravagances. L’autre poursuivit :

— Il est incompréhensible que jolie comme vous êtes, ces monstres vous attirent…

Et avec un soupir désenchanté :

— Ah ! ils m’ont bien fait souffrir…

Alors elle entra dans les détails : le mâle n’avait aucun instinct de la délicatesse et sentait mauvais. Il ne brillait que par la grossièreté et la sauvagerie.

Cette fois, elle eut un rire égrillard pour répéter :

— Ah ! ils m’ont bien fait souffrir… surtout les premiers temps…

Elle se pencha derechef amoureusement vers Max.

— Pas toi, mon chéri…

Ils s’embrassèrent encore, avec une passion contenue. Betty sentait monter en elle une nervosité incoercible. Elle se demandait si ce couple l’avait attirée là, pour assister à l’expansion continue de leur affection mutuelle.

Languide, Charlotte se leva et roulant de la croupe, les reins cambrés, s’ingénia à préparer le thé sur un samovar de cuivre. Elle avait des gestes menus, gracieux, comme une petite fille ingénue. Son rire était perlé, sur un ton aigu, et montrait des dents laiteuses, piquées ça et là d’une tache d’or.

Max se dressa à son tour et prit l’amie à la taille, qui fléchit voluptueusement, tandis que les yeux se révulsaient comme ceux d’une personne qui se pâme.

La fillette trépidait, le sang lui battait les tempes, elle en arrivait à se persuader que tout cela n’était que préambules aphrodisiaques. Elle ne savait exactement si elle était heureuse ou mécontente d’être venue. La peur de la chute la lancinait toujours ; elle la désirait tout en la craignant. Le beau Max l’attirait à l’instar d’un joli bibelot et elle ne pensait point que l’existence de Charlotte fût un obstacle.

Tandis que la bouillotte chantait, la conversation reprit, sur un ton plus grivois. Les deux autres se complaisaient à jeter au visage de l’innocente, des idées neuves, des aperçus sur l’amour qu’elle ignorait encore.

Impudemment ils parlèrent de Morande qu’ils avaient vu la veille pour la première fois. Leur imagination détraquée leur permit de raconter sur son compte des histoires extravagantes, certifiant l’avoir rencontré dans le monde des invertis.

Betty en était bouleversée, elle ne comprenait exactement mais elle sentait que ces phrases habiles voilaient des choses monstrueuses.

À son tour avec son ingénuité ordinaire, elle se lança dans une description enthousiaste des tapissiers de sa mère. Aussi menteuse que les deux hystériques en sa compagnie, elle entoura la vérité de détails extravagants.

Ils ricanaient en l’écoutant, la poussaient astucieusement aux confidences.

Déjà plus unis, ils prirent le thé, serrés autour d’un guéridon minuscule, d’une instabilité décevante. Leurs genoux se touchaient, une chaleur communicative allait de l’un à l’autre.

Charlotte, en une seconde de chaleureux altruisme, serra contre sa poitrine la fillette émue et l’embrassa aux lèvres, savamment. Ses gestes étaient osés naturellement et Betty, enveloppée par l’ambiance équivoque, ne pensait pas à s’en choquer.

En revanche Max la laissait tranquille, renversé sur un fauteuil, il s’éventait de son mouchoir parfumé en faisant chatoyer au soleil, la topaze de son index.

Bientôt la fillette s’étonna, décidément, elle ne comprenait plus rien, et Charlotte se tordait de rire, amusée par l’ahurissement candide de la gamine. Max, avec plus de discrétion, daigna partager son hilarité.

Ils recommencèrent à boire du thé très sucré, ils grignotèrent quelques biscuits.

À Charlotte, Max disait :

— Ma chère !… Voyons ma chère ! Mais non ma chère !

Betty s’enfonçait de plus en plus dans le gouffre de l’incompréhension.

L’autre câline, la prit dans ses bras et la berça, avec toute la douceur d’une femme. Elle sut calmer son émoi, usant d’une diplomatie bien féminine.

Max ne parut point jaloux, il ricanait doucement, admirant la candeur de la fillette qui se laissait entraîner sans réaction dans les méandres du vice.

De son côté, elle oubliait cette présence importune, n’ayant pas accoutumé de discerner le bien du mal, et ne considérant que sa satisfaction momentanée.

De plus en plus, elle aspirait à la chute définitive, ses craintes, ses répugnances, s’évanouissaient lentement, auprès de ces hommes qui étaient si peu hommes.

Elle ne s’étonna bientôt plus de leur manège hétéroclite, acquérant subitement l’expérience de toutes les turpitudes humaines et les deux autres s’acharnaient à la dépraver peu à peu, par surprises successives.

Admirablement préparée, elle en arriva au même degré de sans-gêne, de mépris pour tout ce qui n’était point bizarre, sortant de l’ordinaire.

Certes, elle apprit de nombreuses choses, elle perfectionna en deux heures, sa science de l’amour, plus qu’elle l’avait fait en six mois.

Max qui s’était retiré dans la chambre à coucher, revint en pyjama de soie bleu pâle bordé d’écarlate. Ainsi, il lui parut suprêmement élégant. Il était pieds nus dans des babouches de peau souple.

Charlotte le considéra avec passion et l’attira dans ses bras pour l’embrasser follement.

De mauvaise humeur, il se dégagea :

— Ma chère, tu me décoiffes !

Et de ses deux mains blanches, il rabattit en arrière la toison brune qui était descendue sur ses yeux.

L’autre eut une larme au bord des cils :

— Comme tu es méchant aujourd’hui, mon chéri !

Il haussa les épaules, semblant dire : c’est ainsi, je n’y puis rien.

Elle lui lança un regard noir :

— C’est cette petite qui te rend si mauvais ?…

Une scène de jalousie allait éclater, Max ne souhaita point l’éviter.

— Ne m’agace pas !

Et il montra ses biceps qui étaient fermes malgré la finesse des attaches. Elle se dressa furibonde :

— Tu oserais me battre maintenant !

Sur sa tête la perruque vacillait, ses yeux flambaient non pas de réelle colère, mais d’une excitation morbide.

Effondrée sur le sopha, Betty les contemplait. Elle tenta de les calmer par une boutade :

— Vous n’allez pas vous boxer tous les deux.

Ils ne l’écoutèrent point et s’élancèrent l’un contre l’autre. Il y eut une minute de mêlée brutale, des ahanements confus, des étreintes violentes.

Ensemble ils croulèrent sur le tapis, évitant toujours de se blesser mutuellement. La perruque blonde avait roulé sous un fauteuil, le peignoir soyeux se froissait, les souliers de satin, les babouches de cuir, erraient au hasard.

Vaincue Charlotte ne bougea plus, Max ricaneur jouissait de sa victoire.

Betty haletait, les yeux exorbités, une angoisse affreuse au fond du cœur. Elle ressentit pour l’éphèbe une haine soudaine, de ce qu’il ne la prenait pas, ne la faisait point femme immédiatement, puisqu’elle avait la preuve qu’il le pouvait. Charlotte souriait doucement, fière de sa bassesse, de sa honte en face de cette étrangère. Son joli visage se tordait en une grimace hideuse, sa taille frêle se cambrait avec une souplesse digne d’un acrobate.

Ils se réinstallèrent autour du guéridon et cette fois dégustèrent l’apéritif, liqueur anodine plus sucrée qu’alcoolisée. Betty réclama une cigarette, les autres pincèrent les lèvres avec dégoût. Charlotte, daigna expliquer :

— Mais nous ne fumons pas, petite mignonne, c’est bon pour les hommes !

Elle fit ah ! et n’insista pas, mais son ahurissement trouvait à chaque minute à s’alimenter.

Enfin elle consulta sa montre et reconnut qu’il était temps de s’esquiver, si elle ne voulait être surprise en flagrant délit de vagabondage par Madame Cérisy.

Souriante, elle rajusta sa toilette ; avec des gestes adroits, Charlotte l’aida, faisant preuve d’une dextérité extraordinaire pour nouer un cordon, fermer une pression.

Ils la reconduisirent jusqu’à l’antichambre, et tous deux l’embrassèrent goulûment sur la bouche, avec la secrète pensée de laisser en elle un énervement difficile à apaiser.

Elle ne sut si elle devait dire Monsieur ou Madame et s’en tira en susurrant « Charlotte ».

Elle fut récompensée par un nouveau baiser savant et la belle dépouillée de perruque recommanda :

— Tu reviendras voir ta petite amie, ma chérie.

Sincèrement, elle promit, reconnaissant en elle-même qu’elle s’était complue en ce vice étrange, dans cette atmosphère empestée d’une perversion naïve.

Ce fut le cœur bondissant dans sa poitrine qu’elle descendit l’escalier et se retrouva dans la rue Roquépine. Très vite elle s’éloigna, n’osant regarder derrière elle. Mais de nouveau sur le boulevard, elle ralentit le pas et essaya de rassembler ses idées.

Elle n’arrivait qu’à la constatation des difficultés insurmontables qu’elle éprouvait à perdre une fleur virginale à laquelle assurément elle ne tenait plus. Un peu plus dépravée moralement, elle sortait de cette entrevue, physiquement pure, avec au fond d’elle-même, l’impatience de goûter aux caresses viriles.

Quand Madame Cérisy rentra, elle la trouva plus calme, plus puérile encore que de coutume. Ayant conscience d’avoir péché, elle outrait son hypocrisie par souci d’un juste équilibre.

Elle avait mis la table comme une sage petite femme de ménage. Le peignoir et les pantoufles maternelles étaient préparés dans la chambre à coucher.

La bonne mère fut touchée, émue. Protectrice elle demanda.

— Et qu’as-tu fait cet après-midi, ma pauvre enfant ?

Betty la regarda bien en face pour affirmer :

— Je me suis amusée ici… J’ai terminé mes devoirs et ai relu un livre de la bibliothèque rose…

Madame Cérisy l’étreignit avec fougue :

— Chérie, va !

Avec une enfant si dépourvue de malice, elle n’avait certes aucune inquiétude à conserver. Et puis sa fille lui disait tout, elle n’était pas menteuse, assurément elle n’aurait su garder un secret pour sa mère.

Quand on pense qu’il existe des parents dont la progéniture est composée de minuscules démons ! Grands dieux, Madame Cérisy pouvait remercier le ciel de lui avoir évité pareil malheur.

Ainsi l’absence d’une domestique n’était trop pénible, le ménage était suffisamment entretenu par l’officieuse qui venait chaque matin. Ma foi le soir on mangeait du veau froid aux cornichons ou de la charcuterie, mais elles avaient toutes deux un appétit d’oiselet.

Après le dîner frugal, Madame Cérisy se retira dans son boudoir et durant une bonne heure joua à la maman. Ce qui signifie qu’elle prit sa fille sur ses genoux, lui caressa les cheveux et l’abreuva d’enfantillages, comme on en raconte aux nouveau-nés.

Tendant ce temps Betty songeait qu’elle avait appris ce jour là le secret des amours invertis et souhaitait de recommencer.

C’était une bonne petite fille.




CHAPITRE XIV


Betty sentait en elle une mélancolie insurmontable ; il semblait que les événements s’étaient conjugués pour l’esseuler. Les amies de l’école l’intéressaient peu, manquant de cet esprit déluré qui était le plus beau fleuron de sa couronne.

Le soir, au logis en attendant Madame Cérisy, elle s’ennuyait dans la solitude du home. Les plaisirs anciens commençaient à la lasser, elle aspirait à autre chose, à de l’imprévu.

Elle se trouvait à ce tournant de la vie, où la formation est à peu près complète, malgré que les grandes personnes, jalouses de leurs prérogatives, ne veulent le reconnaître.

L’affection maternelle, qui la ramenait à l’état de petite fille l’exaspérait. Elle se savait mûrie par les dures nécessités de l’existence et constatait que sa mère se refusait à le remarquer.

Elle revit Morande, mais sa sénilité incapable d’un effort lui pesa, elle ne souhaita plus rien de lui et se détourna de son chemin.

Il ne restait plus que Léontine ou les éphèbes. La première tombée en quelques jours au dernier degré de l’aveulissement lui causait une sorte de dégoût mêlé de mépris. Elle n’admettait point qu’on ne fit de la prostitution avec élégance. Vendre son corps, à son avis, était un art qu’il ne fallait traîner dans la boue du ruisseau.

Elle retourna donc chez les jeunes gens. Ce fut à l’improviste qu’elle arriva un après-midi, le nez fureteur et l’œil allumé.

Elle trouva Max en pyjama rose et Charlotte vêtue d’un peignoir de gaze légère, plus transparente qu’une buée de printemps.

En la voyant, le succube eut un ricanement cynique et l’entraîna vers le divan. Max également se rapprocha. Ils formèrent ainsi un joli trio de puérile dépravation.

Les deux autres lui ressemblaient étrangement, en ce sens, que l’unique souci hantant leur esprit détraqué, était toujours la lubricité. Hors des plaisirs sensuels, rien ne les intéressait plus. Toutes leurs pensées, tous leurs actes, n’avaient que la sensualité pour but.

Leur intimité s’accrut ce jour-là d’une façon considérable, une sorte d’affection pour la fillette ingénue, naquit dans le cœur de Charlotte.

Betty le lui rendait mieux, n’ignorant plus maintenant qu’elle n’était autre que le blondin tant admiré chez Chlod. Et cette fleur virginale, qui pesait tant à son impatience sensuelle, elle espérait encore l’offrir en holocauste à celui qui avait été l’objet d’un premier amour. Malheureusement, celui-ci n’y tenait guère ; mieux, il s’y refusait avec des gestes de dégoût et des grimaces méprisantes. En vérité chez lui, ces sentiments étaient factices, il jouait la comédie innocemment, persuadé sincèrement devoir être ainsi, ayant choisi l’état féminin.

L’été avançait, madame Cérisy dont les appas étaient puissants, commençait à souffrir de la chaleur. Elle sortit moins, en attendant l’heure de gagner une plage mondaine où son séjour serait réglé par les tapissiers en commun.

Pour l’instant, elle se contentait de demeurer au logis, aux heures d’inactivité. Ces nouvelles habitudes déplurent naturellement à Betty, la privant de la sainte liberté, qui lui avait si souvent permis de s’essayer à des extravagances. En outre Madame Cérisy, s’était mis dans la tête de devenir bonne mère. Elle apprit à sa fille, à faire de la « frivolité ».

Betty trépignait de rage et d’exaspération n’ayant plus la possibilité de retrouver les éphèbes.

Mais de l’autre côté de la barricade, c’est-à-dire chez Max et Charlotte, il y eut de l’inquiétude. Avec leur sensiblerie naturelle, les deux amis s’étaient pris d’amitié pour la fillette. Ils la crurent malade et Charlotte jugea de son devoir d’aller prendre de ses nouvelles.

Or un jour, après déjeuner Madame Cérisy avait fait une petite sieste, à cause de sa digestion qui commençait à être laborieuse. Soudain elle fut réveillée par un coup de sonnette brutal.

— Qui peut bien venir me voir à cette heure ? se demanda-t-elle avec angoisse. Et d’une main tremblante elle rajusta les frisons de ses tempes.

Mais Betty qui rageait dans sa chambre, se garda tranquillement d’aller ouvrir. Elle croyait à la visite d’un tapissier et s’en désintéressait avec dédain.

Madame Cérisy fut donc contrainte de se déranger, et la porte ouverte se vit confrontée avec une jeune femme honteusement fardée.

La dame en souriant doucement expliqua :

— Je suis une amie d’une amie d’école de Mademoiselle Betty.

La bonne mère eut une minute de suffocation : comment se pouvait-il que son innocente enfant, eut parmi ses relations des hétaïres peintes à la brosse.

Cependant elle crut devoir faire entrer l’intruse en son boudoir et appela Betty.

La fillette accourut, la mine sournoise, l’œil terne, mais en apercevant Charlotte, elle eut un vertige.

Comme elle conservait dans les occasions les plus périlleuses un sang-froid imperturbable, elle obtint aussitôt l’explication de cet incident.

Charlotte avait cru éviter tous les soupçons en se présentant sous son déguisement. Mais en cela elle avait commis une erreur de jugement. Elle pouvait tromper de prime abord, une gamine de quatorze ans, il lui était impossible de duper une femme.

À ses mains, à ses gestes qui manquaient de naturel, Madame Cérisy reconnut l’homme. Une épouvante s’empara de son cœur ; elle n’osait comprendre, supposant déjà le pire.

Toutefois, durant la visite qui fut brève, elle sut se contenir ; mais une fois débarrassée de la visiteuse, elle interrogea sa fille.

Celle-ci avec son air tranquille, jura froidement que Charlotte appartenait au beau sexe.

La bonne mère fut rassérénée :

— Cette pauvre petite comme elle est naïve !

Elle ajouta à l’égard de l’autre fillette imaginaire, l’amie de l’éphèbe :

— Faut-il qu’il y ait des enfants vicieux !

L’incident en resta là pour l’instant, les craintes de Betty s’apaisèrent et elle ne songea plus qu’aux moyens de revoir les jeunes gens.

Il n’en fut point de même pour Madame Cérisy, qui, arrivée à l’âge des passions, avait été frappée par la beauté de Charlotte.

Seule, elle rêva au bel éphèbe et enfin se dit assez sagement, qu’il y avait assez longtemps qu’elle s’amusait pour de l’argent. Il était temps qu’elle le fit pour le plaisir.

C’est ainsi que naît d’ordinaire le grand amour, celui qui procure le grand frisson.

Elle laissa entendre à sa fille qu’elle ne verrait aucun inconvénient à ce que la belle Charlotte revint la voir.

Betty eut un ricanement sournois, elle s’imaginait que Madame Cérisy dupée par les apparences, commettait la même erreur qu’elle-même au début. Par prudence, néanmoins, elle feignit de ne rien pouvoir promettre, mais elle éprouvait une sorte de joie sauvage à favoriser ces rapprochements anormaux. Lorsque l’éphèbe avait été là, comme une atmosphère de vice la baignait, atmosphère dans laquelle, inconsciemment, elle se complaisait.

Il y avait en elle, de plus en plus un besoin morbide de sentir, de jouir, mais cette nécessité restait surtout nerveuse.

Les caresses de Charlotte, effleurements incomplets ne l’attiraient point, c’était l’homme qu’instinctivement elle cherchait.

Pour le moment cependant, rien ne paraissait se dessiner qui put apaiser ses désirs profonds. Morande ne l’intéressait plus, elle sentait en lui, le compagnon inutile, un peu comme l’éphèbe.

Lentement, elle se mûrissait, les à peu près demeuraient inefficaces et sa santé robuste, la poussait vers la voie naturelle.

Max à l’une de ses tentatives, s’était moqué avec des plaisanteries crues, méprisant le rapprochement des sexes. Il ne la répugnait pas, elle ne comprenait point seulement.

Ainsi malgré toutes ses audaces, ou peut être à cause d’elles, sans être parvenue à perdre le fardeau de la virginité, elle atteignait ses quinze ans.

Madame Cérisy, troublée par la passion naissante en elle, d’autant plus forte que jusqu’à ce jour, elle ne s’était laissée aller à aucune, se détournait plus aisément encore de ses devoirs maternels. Quoiqu’elle demeurât assez souvent au logis, elle négligeait dentelle et « frivolité ».

Pourtant un après-midi, Betty parvint à s’esquiver et d’une traite courut à la rue Roquépine.

Les deux amis, gênés par la chaleur croissante, la reçurent en costume de bain, ce qui ne l’effraya point, sachant par expérience que nul danger ne la menaçait auprès d’eux.

Railleurs, ils lui conseillèrent de les imiter, et elle s’y résolut sans trop de difficulté, gardant toutefois une juste mesure.

Le salon-boudoir des messieurs ou dames, était jonché de fleurs multicolores, des morceaux de rubans traînaient, une houpette de poudre gisait sur une causeuse, un bâton de rouge se morfondait à côté d’un pot de crème. Dans un récipient de cuivre brûlait une pastille du sérail qui rendait l’atmosphère plus lourde, plus voluptueuse encore.

Au milieu de cette bizarrerie, la fillette vivait, se mouvait sans un émoi, sans une répulsion. Tout ce qui servait à satisfaire les sens, lui semblait normalement permis.

Les éphèbes doués d’une égale amoralité, sentaient mieux pourtant, tout ce qu’il y avait de malsain en leur façon d’agir, mais ils s’y acharnaient, avec une joie sadique, heureux de pervertir davantage la gamine inconsciente, qui s’abandonnait à eux.

Charlotte avait des rires bêtes d’idiot, tandis que Betty les yeux exorbités les considérait tous les deux. Elle les enviait presque, se demandant s’ils n’avaient point atteint le maximum du plaisir charnel, par la combinaison bizarre de leurs masculinités.

Mais, bien vite, la nature réagissait en elle, aussitôt elle se détournait pour se replonger dans ses rêves habituels, c’est-à-dire son désir incessant de l’homme, du mâle véritable.

Ce jour-là, elle prévint Charlotte que Madame Cérisy serait heureuse de la voir. L’éphèbe eut un rire, déjà il entrevoyait là une source de profits et vraiment, Max et elle se trouvaient à un tournant de leur histoire où le pécune faisait défaut. Ils avaient besoin de chemises, de caleçons roses et de chaussettes vertes, choses qui ne se payent d’ordinaire avec des sourires. Quand la nécessité l’y poussait, Mademoiselle Charlotte ne dédaignait point de redevenir Monsieur Charles.

Betty avait tellement menti au sujet des tapissiers de sa mère, que les deux amis, se figuraient Madame Cérisy, littéralement doublée d’or pur.

Une visite fut donc fixée pour le courant de la semaine, mais Betty ne pouvant avouer qu’elle s’était esquivée du logis, fut contrainte de garder par devers elle cette confidence.

Le soir auprès de la dame songeuse, elle eut un sourire narquois, supposant que Charlotte retenue par la prudence ne s’abandonnerait point à découvrir sa véritable situation.




CHAPITRE XV


Le déjeuner avait été terminé de bonne heure, la femme de ménage, sa vaisselle lavée, avait fui, abandonnant la mère et la fille à leur tête à tête mélancolique.

Madame Cérisy avait revêtu un élégant peignoir violet qui s’appliquait à ses formes rondes et grasses. Sa chevelure aux reflets d’or se dressait artistement et ses ongles étaient d’un rose angélique.

Elle s’ennuyait fort, n’osant sortir à cause de la chaleur qui fond le cold-cream et délaye les couleurs. En revanche, elle avait bon espoir de recevoir chez elle un tapissier, de ses amis, durant le courant de l’après-midi. C’était même à cette intention qu’elle avait particulièrement soigné son élégance.

Dans le boudoir, en une pose étudiée, elle feuilletait avec maussaderie, une revue de modes ; Betty, sur un pouf non loin, feignait de s’amuser follement à contempler un album d’images. En réalité, elle pensait à Charles-Charlotte, à sa beauté rose, à sa perversité extravagante qui l’empêchait de jouer vis-à-vis d’elle, le rôle dévolu par la nature à son anatomie.

Elles étaient silencieuses et assez ennuyées, chacune gênant l’autre par sa présence. Si elles avaient mieux cherché à se comprendre, elles auraient vu qu’elles se trouvaient infiniment rapprochées, par les mêmes soucis et les mêmes aspirations intimes.

Le timbre de l’entrée les fit sursauter ; Madame Cérisy regarda avec effroi dans la direction de la minuscule pendule blanche. Jouer au monsieur et à la dame, en compagnie d’un tapissier, à cette heure de canicule, lui parut une chose désastreuse. Certainement, elle allait transpirer, et sentirait l’aigre, au lieu du « Premier oui ».

Mais il fallait plier devant la dure nécessité et Betty, dissimulant un sourire ironique, courut ouvrir.

Dans l’antichambre, résonna une voix pincharde :

— Bonjour, ma petite chérie !

Un bruit de baisers goulus sonna comme une trompette. Madame Cérisy perçut au cœur une sorte de douleur bienheureuse. Elle croyait reconnaître cet organe factice, ce timbre déformé, un octave au-dessus de son diapason naturel.

Dans le couloir, Betty et Charlotte échangeaient des caresses savantes, qui mettaient aux reins de la fillette des frissons brusques.

Pourtant elle reprit bientôt son calme et conduisit la visiteuse auprès de Madame Cérisy. Celle-ci, malgré tout son empire sur elle-même, ne put cacher son émoi à l’éphèbe qui, sur le champ, devina son empire.

Betty restait auprès d’eux, ne percevant point leur impatience d’être seuls et sa mère ne savait quel prétexte trouver pour s’en débarrasser.

Cette présence ne gênait que cette dernière, Charlotte l’aurait parfaitement admise, ayant le cœur si ingénu, qu’elle n’apercevait jamais le mal.

Soudain Madame Cérisy, se figura qu’elle souhaitait ardemment déguster une glace parfumée. La fillette fut incontinent dépêchée chez le fournisseur le plus proche.

Elle s’éloigna d’un air boudeur, certaine qu’il s’accomplirait en son absence des actes décisifs.

Au galop, elle descendit les escaliers, entra en trombe chez le pâtissier et hurla sa commande, en certifiant qu’elle était pressée.

Sa nervosité, sa colère transparaissaient dans ses moindres mouvements. On la servit en hâte, s’attardant encore trop à son gré.

Nantie de la glace, elle regagna la maison et gravit les marches avec une précipitation rageuse. Mais la porte de l’appartement fut ouverte en usant d’infinies précautions.

Ainsi elle pénétra silencieusement et franchit l’antichambre sur la pointe des pieds.

Le paquet, elle le déposa tranquillement sur le tapis et colla un œil à la serrure du boudoir.

Aussitôt, elle se recula avec un cri étouffé. En elle, il y avait une colère furieuse, une jalousie intense. Ce que l’éphèbe lui refusait avec tant de ténacité, il l’accordait à sa mère.

Et ce fut à cette dernière qu’elle en voulut, toute secouée d’un âpre ressentiment. Elle ne devinait pas sous la conduite du jeune homme, la puissance de l’argent, qui dompte les meilleures énergies.

Charles-Charlotte, au reste, se conduisait en habile séducteur, il avait tous les raffinements de la femme et la force du mâle. Ses biceps étaient solides et son étreinte vigoureuse, mais ses lèvres avaient des douceurs infinies.

Madame Cérisy, sans vergogne, s’abandonnait au charme de sa compagnie, contrairement à ses habitudes, elle laissait transparaître, la fougue de son exaltation, se livrant ainsi à l’adversaire astucieux.

Celui-ci cependant, se tint ce jour-là sur une sage réserve, à propos de ses intentions pécuniaires, avouant seulement que ses moyens étaient réduits.

Madame Cérisy eut un bon sourire confiant et un geste désintéressé. Elle comprenait par là, que le compagnon ne pouvait rien offrir pour rétribuer ses faveurs et acceptait cette gratuité sans douleur. Elle ne prévoyait encore ses idées pratiques au sujet de la bourse des femmes. Il avait la conviction de ne rien recevoir en donnant beaucoup de lui-même, à l’inverse des autres hommes. Ces jeux anodins ne lui procuraient qu’une satisfaction très relative, à laquelle son cerveau déformé l’empêchait d’attacher d’importance.

Betty s’était réfugiée dans sa chambre et criait comme une lionne en fureur. Une jalousie, la première de sa vie, la bouleversait. Ce garçon, elle l’avait ardemment désiré, elle aspirait encore à son étreinte et sa mère, malgré les ans qui les séparaient, le lui volait soudain, indifférente au déchirement de son cœur.

La pensée de la vengeance traversa son esprit, mais elle ne voyait pour le moment, quelle possibilité elle détenait à ce propos. Évidemment enlever à Madame Cérisy, un de ses tapissiers, le plus généreux, lui aurait été une douce jouissance, mais elle craignait que son âge, comme d’ordinaire, ne fut un obstacle.

Son hypocrisie acquise lui permit de reprendre le masque serein qui lui était coutumier. Une dernière fois, elle s’examina dans la glace et sut voiler adroitement le feu de son regard.

La démarche posée, les gestes paisibles, elle quitta sa chambre et retourna dans l’antichambre, prendre la glace qu’elle y avait abandonnée.

Sérieuse elle l’emporta à la cuisine et prépara un plateau, renversant la sorbetière dans un plat de porcelaine. Ses mains tremblaient en se livrant à ces préparatifs ; elle aurait souhaité glisser dans cet entremet délicat, un peu d’un poison violent qui aurait arraché aux deux autres des râles de douleur.

Pourtant, lorsqu’elle retourna au boudoir, portant avec précaution le plateau, son apparence était normale, paisible même.

À la dérobée cependant, elle jeta à sa mère, un regard de haine. Celle-ci ne la vit point, trop occupée à soigner son attitude.

Charles, la perruque légèrement de travers, ricanait ; il jugeait la situation excessivement drôle. Il considéra la fillette et devina sa colère, plus qu’il ne la remarquait.

Madame Cérisy avait les yeux brillants et la poitrine oppressée, mais sur son joli visage, artistement peint, s’épanouissait un sourire heureux. Indifférente à la présence de sa fille, elle contemplait l’amant bizarre et de cette bizarrerie, ressentait comme une volupté extraordinaire, jamais éprouvée.

Aussitôt une intimité étrange, faite de lubricité intérieure, régna entre ces trois êtres. Ils étaient unis par un lien mystérieux, indéfinissable.

Charles se retira de bonne heure, jugeant qu’ayant accompli tout son devoir, sans espoir de rétribution ce jour-là, il n’avait plus rien à faire auprès de ces dames.

Madame Cérisy l’accompagna jusqu’à la porte et une dernière fois ils échangèrent un serrement de main complice.

Betty revint au boudoir, et comme sa mère apparaissait, elle laissa tomber avec une ironie mauvaise :

— Elle est bien gentille cette demoiselle Charlotte !

Il lui semblait se venger un peu par cette moquerie et la mère perçut dans le ton, un changement léger qui lui fit battre le cœur.

Vaguement honteuse, elle ne répondit pas, s’ingéniant à détourner la conversation d’un sujet brûlant.

Très raide, les paupières plissées, Betty débarrassa la table et rangea les ustensiles divers à la cuisine.

Tout le reste du jour, une gêne pesa entre elles et Madame Cérisy fut heureuse vers cinq heures d’avoir une raison de sortir.

La solitude fut mauvaise à la fillette, seule en face d’elle-même, elle remua dans son esprit surexcité, un flot d’amertume. Franchement elle détestait sa mère, qui la privait d’un plaisir qui lui était refusé.

Le lendemain, elle se rendit à l’école de méchante humeur et à midi, prétexta une migraine pour s’en dispenser l’après-midi. Madame Cérisy n’osa s’opposer à cette volonté qu’elle sentait farouche ; quelque chose était changé entre elles, elle se sentait soudain très petite devant la gamine qui parfois la fixait de ses grands yeux noirs brillant comme du jais.

Même elle fut heureuse de ne pouvoir s’attarder au logis ce jour-là et aussitôt après le déjeuner, s’enfuit auprès d’un tapissier indulgent.

À peine la porte fut-elle refermée derrière elle, que Betty bondit vers la chambre et s’habilla avec une fébrilité hargneuse.

Tant l’impatience la harcelait, qu’elle négligea de se maquiller et laissa pendre sur son dos, la natte épaisse et noire.

Sans vergogne, elle abandonna le ménage en l’état et se sauva, nerveuse et amère. Elle sauta dans le métro, en bousculant les voisins, prête à lancer des injures à qui se révolterait.

Cependant elle descendit à l’Opéra, comprenant la nécessité d’apaiser par quelques minutes de marche, l’énervement qui était en elle.

En traversant la rue Roquépine, elle avait reconquis un calme relatif et pénétra chez ses amis, presque souriante.

Ils la reçurent avec des plaisanteries grivoises, Max parla cruement de la passe d’armes de la veille, Charles, rougissait doucement, légèrement honteux dans l’intimité de s’être abandonné à pareille extrémité. Son compagnon lui rappela que c’était pour le bonheur commun.

Tout d’abord, la fillette ne saisit pas, mais Max l’aida bientôt :

— Dis donc, elle a du pèze ta mère hein, puisqu’elle gigote pour tant de michés.

Betty eut une seconde d’orgueil, la lippe dédaigneuse elle affirma :

— Bien sûr qu’elle en a du pèze, tu ne penses pas qu’elle paye toutes ses dépenses avec des j’tons d’ garçons d’ café.

Ses deux complices s’entreregardèrent.

Max sérieux poursuivit :

— Et tu crois qu’elle raquera ? Tu penses que Charles ne travaille pas pour la gloire.

Betty eut une minute d’ahurissement ; l’idée que sa mère pût donner de l’argent à un homme au lieu d’en recevoir, lui paraissait une monstruosité. Puis le souvenir de Léontine, par un enchaînement logique, lui revint à l’esprit.

Elle eut un frémissement bref ; une courte hésitation la fit haleter. Devant ses yeux passa la vision de la vengeance accomplie.

Très froide, les lèvres pincées, elle émit :

— Il n’a qu’à cogner dessus !

Les autres, malgré leur cynisme, reculèrent comme épouvantés ; cette proposition de la gamine les frappait par sa honteuse inconscience. Mais le besoin pécuniaire les talonnait, Charles revint à des sujets pratiques. Il gouailla :

— Elle aime ça ?

La fillette maintenant sentait un remords glisser en elle, mais sa vanité l’empêchait de se rétracter. Pour toute réponse, elle haussa les épaules et les jeunes gens virent dans ce geste un acquiescement.

Un moment tous trois se turent, troublés par cette conversation frappée au coin de la plus pure malhonnêteté.

Charles, s’enveloppant de son peignoir de soie, se leva et silencieusement prépara le thé. Betty se tourna vers Max et énervée, lui cercla le cou de ses bras. Soudain elle éprouvait un besoin intense de caresses, comme pour chasser la hantise qui la harcelait et puisque Charles se refusait à la satisfaire, elle essayait l’autre.

Mais l’éphèbe fit une volte-face brusque et fixant la gamine, cria d’un air farouche :

— Dis donc, tu vas le laisser tranquille !

Max s’éloigna en souriant et Betty ricana :

— J’vas pas t’ l’user !

C’était là une réflexion entendue jadis, et qu’elle répétait au hasard, fière de sa science.

Il prirent le thé et mangèrent des bonbons, Charles se livrait à ses petites mines de chatte, reniflait son mouchoir parfumé. Max riait du bout des lèvres, étudiant ses gestes, se mirant d’un coup d’œil de côté, en une grande glace appliquée au mur. Seule Betty restait naturelle, jugeant toutes ces mièvreries aussi ridicules qu’inutiles. Des trois, elle semblait la plus masculine.

Enfin elle s’en alla, avec au fond de son cœur, un remords aigu. Le soir en dînant de charcuterie, elle n’osait fixer sa mère, se la figurant à l’avance, rouée de coups par le joli « gigolo ». En même temps, elle s’affirmait que ce n’était que justice et en sa jugeotte simpliste elle reconnaissait l’erreur de Madame Cérisy.

Celle-ci par contre rêvait au petit ami qu’elle attendait avec une passion croissante. Ce jour-là, les caresses du tapissier lui avaient été pénibles, elle en avait souffert atrocement, comparant aux câlineries raffinées du mignon.

L’embarras de Betty, fit cesser la scène, elle reprit toute sa sérénité. Pourtant elle ne se montra point maternelle comme au temps passé ; entre la mère et la fille, un lien invisible s’était brisé, elles étaient plus séparées que jamais.

Elles gagnèrent leur chambre après un froid baiser, il semblait qu’une animosité sourde les dressait l’une contre l’autre.




CHAPITRE XVI


Betty s’était levée, une faiblesse aux reins, une brûlure aux tempes. Elle se traîna par la chambre, puis se laissa tomber dans un fauteuil avec une grimace énervée.

Un souci la lancinait, la rongeant lentement, sans qu’il lui fut possible de le chasser. Elle savait que ce jour-là Charles viendrait.

Madame Cérisy était aussi au courant de ce détail ; dès le matin, elle fut d’une gaîté exubérante, allant de pièce en pièce, sans arrêt. Elle chantonnait, riait de tout, avait des exclamations puériles.

Devant tant de légèreté, les remords de la fillette s’apaisèrent un peu. Elle se voyait incapable de prendre au sérieux sa mère, qui se montrait si inconséquente.

Pourtant elle demeura maussade et son teint tellement blafard, que Madame Cérisy elle-même lui conseilla de manquer l’école.

À midi, elles déjeunèrent en silence, l’une en face de l’autre, évitant de se regarder. Chacune avait des pensées secrètes dont elle craignait la divulgation. Puis aussitôt après le repas, elles se réfugièrent au boudoir.

Plus l’heure avançait, plus la fillette se sentait nerveuse et plus la mère se troublait de sensualité exacerbée.

On sonna et ensemble elle sursautèrent : Betty devint très pâle, Madame Cérisy rougit intensément.

Elle eut un geste brusque et poussa la gamine :

— Mais va donc ouvrir !

Betty se dressa, ses sourcils se froncèrent, cette brutalité l’avait blessée. À la dérobée elle jeta à la femme un regard mauvais, puis elle s’éloigna, lentement, jouissant de la nervosité impatiente de l’autre.

Sa main tremblait lorsqu’elle tira le verrou, mais ensuite, elle eut un recul en voyant apparaître Charles. Ce jour là il avait négligé les habits féminins et se présentait en gentleman, une émeraude à l’index gauche, un bracelet d’or au poignet droit.

Il la repoussa et ricaneur, lui souffla :

— Si tu interviens, je raconte tout sur toi à ta maternelle !

La fillette blêmit, mais bien vite elle haussa les épaules. Non elle n’interviendrait pas, à quoi bon.

Quand elle vit son jeune amant en si somptueuse mise, Madame Cérisy eut un petit cri de surprise heureuse, puis elle rougit, à cause de Betty qui l’épiait.

Sans un mot la gamine se retira, montrant nettement par sa façon d’agir qu’elle n’était plus dupe.

Elle rentra dans sa chambre, s’examina dans la glace, lissa ses cheveux d’une main hésitante, et enfin retourna dans l’antichambre sur la pointe des pieds.

Silencieusement, usant de mille précautions sournoises, elle avança et devant la porte du boudoir s’arrêta, le cœur serré.

Une minute elle écouta, un bruit de baiser parvint jusqu’à elle. Une grimace crispa son joli visage, sa jalousie se réveillait soudaine et âpre.

Curieuse, elle appliqua son œil à la serrure. Ce qu’elle vit accrut son irritation.

Elle se redressa, pâle et nerveuse, une envie furieuse de se précipiter dans la pièce, la bouleversait.

De longs moments s’écoulèrent ; encore elle se baissa et regarda, Madame Cérisy et Charles étaient assis côte à côte sur un divan. L’éphèbe avait un air narquois, il répétait à la femme tout ce qu’il savait d’elle, par les indications de Betty. Il essayait d’abord du chantage, comme d’un moyen lui étant plus habituel. Mais elle n’eut qu’un haussement d’épaules désinvolte : après tout ce lui était égal, que ce petit « gigolo » connut sa vie, il lui serait aisé de s’en défendre.

Il eut un rire sardonique et avoua son besoin d’argent. Elle eut de la pitié, et naturellement offrit de lui remettre cent francs.

Ils ne pouvaient s’entendre, lui en réclamait mille, comme la somme la plus minime qu’il lui fut digne d’accepter.

Cette fois elle refusa net. Cynique, il la prévint :

— Tu sais, je cogne, j’aime pas discuter…

Elle le considéra avec ahurissement, une peur entrait en elle, en le voyant si résolu. Auprès de lui, elle avait la notion de sa faiblesse ; personne ne viendrait la protéger, elle était à la merci de ce gamin qui profitait audacieusement de sa situation équivoque. Alors elle comprit sur quelle pente elle glissait, mais il était trop tard pour revenir en arrière.

Décidé à en finir, il ne se répéta pas et de ses fines mains nerveuses, saisit la chevelure si artistement emmêlée de Madame Cérisy.

Elle eut un faible cri, mais le retint aussitôt, prévoyant sa honte, si Betty survenait.

Brutalement, il la jeta à terre et martela son beau corps, si rémunérateur, de coups de poings et de pieds. Elle se mordait les lèvres pour ne pas crier ; en réalité, cette correction, qui la brûlait physiquement, lui procurait une volupté morale toute nouvelle.

Charles ricanait, tapant avec une sauvagerie tranquille, la malheureuse les bras repliés protégeait son visage qu’elle craignait de voir marqué.

Néanmoins elle se roulait sur le tapis, en râlant doucement, toujours prudente malgré la douleur.

Il s’arrêta et demanda :

— Alors tu marches !

Elle fit « oui » très bas, en un souffle. Aussitôt il s’éloigna et de son mouchoir parfumé s’épongea le front.

Péniblement elle se redressa et sans oser regarder l’homme se dirigea vers la glace. Les mains tremblantes, elle rajusta sa chevelure, remit de l’ordre dans sa toilette et lassée se laissa tomber sur une causeuse.

Il la rappela au sens de la réalité.

— Tu vas chercher le pèze ?

Elle acquiesça d’un signe de tête. Déjà elle s’apprêtait à se lever, lorsque le timbre de l’entrée la rejeta en arrière, blêmissante.

Elle se tourna vers Charles :

— Oh ? va-t-en, on vient me voir !

Il s’assit tranquillement, les mains dans les poches, les jambes allongées :

— Pas avant de tenir la galetouse !

Elle eut un soupir de désespoir.

 

Betty, le cœur bouleversé par le remords, s’était sauvée dans sa chambre. Mais une partie de cette scène brutale à laquelle elle avait assisté, avait mis en elle, un énervement nouveau, un besoin subit de sensation.

Elle ne sut pourquoi, mais elle se trouvait gênée habillée ; elle retira donc la robe pesante, le pantalon froufroutant et par dessus la chemise s’enveloppa d’un peignoir léger.

Depuis quelques minutes, elle gisait dans un fauteuil, lorsqu’on sonna à la porte. Aussitôt, elle pensa à sa mère, au flagrant délit possible, dans le débraillé de la bataille.

Elle courut ouvrir et se vit confrontée avec un tapissier ordinaire qu’elle connaissait bien. Le renvoyer risquait de le mécontenter, il fallait plutôt le retenir et permettre à Madame Cérisy de reprendre un peu de calme.

Aussitôt une idée saugrenue poussa dans son esprit. Elle se fit souriante pour affirmer :

— Maman n’est pas là, mais elle ne va pas tarder à revenir.

Et, hôtesse aimable, elle entraîna le visiteur au salon. Sur le divan, elle s’assit auprès de lui, immédiatement aguicheuse, poussée par le démon de curiosité sensuelle qui la harcelait.

Et puis l’énervement précédent s’était encore accru, le désir l’affolait, parce qu’elle se figurait l’apaisement possible et proche.

Dans l’exaltation du moment, il lui semblait qu’elle n’avait plus de crainte, plus de répugnance. L’homme lui plaisait, parce qu’il était élégant et net.

Elle se rapprocha encore, amenant la conversation sur des thèmes grivois. Inconsciemment, elle faisait preuve d’une science très avertie des choses de l’amour.

Il s’étonna :

— Mais quel âge avez-vous donc ?

Elle redressa fièrement sa taille souple :

— Seize ans d’puis les cerises… j’suis restée petitoune comme ça, j’ignore pourquoi…

Sincèrement allumé, il se montra plus osé, parla à l’oreille, lâchant des obscénités choisies.

Elle riait, la gorge tendue, le peignoir bâillant sur la poitrine ferme.

Il n’eut plus de doute et persuadé d’être seul dans l’appartement en compagnie de la fillette, il se dit qu’une occasion s’offrait.

Sa vanité était délicieusement chatouillée, à l’idée d’avoir été distingué par cette jeune fille futée et qui, probablement, connaissait le loup et ses oreilles.

Il la prit à la taille, et amoureuse, elle s’alanguit sur sa poitrine, prête à tous les abandons. Tremblante, elle se disait que le moment était enfin venu, où elle allait savourer le miel des caresses viriles.

Il s’attardait, se complaisant à cet émoi juvénile, certain que l’avenir lui appartenait.

Malgré son impatience énervée, elle dompta sa nervosité, se laissant aller, câline et soumise.

Persuadé devoir user d’égards, il la poussait lentement sur le sopha, hésitant sur la marche à suivre. À Madame Cérisy, la maîtresse ordinaire, il ne pensait plus, emporté par le délire des sens.

Et brusquement elle se vit allongée sur le divan. La réalité soudain lui apparut affreuse, une terreur incoercible l’étreignit. Elle ne se révoltait pas, elle avait peur seulement.

Alors dans un dernier sursaut d’affolement, elle hurla :

— Maman ! Maman !

L’homme recula épouvanté, la porte s’ouvrit avec fracas et Madame Cérisy apparut, échevelée.

Elle comprit que sa fille, sauvée par l’instinct, avait crié avant la suprême minute.

L’explication qui suivit, fut orageuse, et Charles, avec son habitude du chantage, apporta au couple, l’appui de sa ruse.

Le tapissier, persuadé d’être tombé dans un traquenard, partit pour ne plus revenir. Mais en revanche, Charles emporta cent louis au lieu de cinquante.

Mais il promit de revenir.

Betty s’était redressée, déjà souriante ; devant la glace, elle remit coquettement de l’ordre dans sa toilette.

— Comment donc cela est-il arrivé ? s’écria Madame Cérisy encore émue.

Elle eut un rire narquois :

— C’était pour l’occuper pendant que Charles te battait !


FIN