Bianca Capello, grande-duchesse de Toscane/02

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Bianca Capello, grande-duchesse de Toscane
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 138-161).
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BIANCA CAPELLO
GRANDE-DUCHESSEDE TOSCANE

II.[1]
LES PETITES COURS D’ITALIE. — SIXTE-QUINT ET LES MÊDICIS, TASSE A FLORENCE.

Au commencement de cette année 1585 se place l’incident du poète de la Jérusalem, amené à Florence par ses contestations avec l’Académie de la Crusca ; mais tant de faits intéressans se rattachent à cet épisode de la vie du poète qu’il nous faut reculer d’un pas et faire un peu de synchronisme, sans perdre un seul instant de vue cette idée que Florence, comme république, n’existe plus, que son gouvernement a contracté tous les caractères monarchiques et que désormais ses rouages s’engrènent dans ceux des cours d’Italie et d’Europe.

Avec Michel-Ange finit, en 1564, la période de la renaissance dantesque, à laquelle Florence a présidé. Sous l’influence de l’idée monarchique, de nouveaux goûts se développent, le peuple cesse de prendre part au gouvernement. Les affaires de l’état sont élaborées dans le cabinet du prince, l’équilibre se déplace, un nouveau système planétaire s’établit, et chaque petit centre aristocratique devient un soleil ayant des artistes et des savans pour satellites : à Ferrare, les Este ; à Mantoue, les Gonzague ; à Urbin, les della Rovere. C’est alors une Italie diminuée, sans héroïsme ni grandeur morale, une Italie vaincue par les barbares d’outre-monts, mais bien charmante encore et captivante dans sa mollesse et sa servitude.

À ce moment, naît la musique, art divin dont la vocation semble être d’accompagner toutes les décadences. L’isolement des jours anciens n’est plus de mode ; quiconque tient un pinceau, une plume, un compas, un ébauchoir, se met en quête d’une cour pour y vivre à l’aise, bien rente, bien choyé, sous l’invocation des muses ; nul n’a plus souci de son indépendance. Exils superbes de l’Alighieri, qu’êtes-vous devenus ? Amyntas aux pieds de sa princesse déguisée en bergère se confond en soupirs anémiques.

Les Este, voulant enlever aux Médicis leur patronage sur les arts et sur les lettres, avaient endonjonné dans Ferrare le mobile et douloureux Torquato ; lui aussi, les terribles épreuves du bannissement l’attendaient, mais quelle différence entre ce vieux gibelin que la foudre poursuit sans l’abattre et le courtisan décavé des temps nouveaux, entre ce proscrit et ce vagabond, entre cette barre de fer et cette plume au vent en qui se symbolisent les deux renaissances !


I

À Rome, dans une de ses escapades si nombreuses, Tasse avait rencontré le cardinal Ferdinand, qui lui fit des offres brillantes pour l’engager à venir s’installer à Florence. « Nous savons, lui dit-il, que votre séjour à Ferrare ne vous satisfait qu’à demi ; trop de louanges et trop peu de considération réelle. Venez chez nous ; vos services ont assez produit de fleurs, il est temps pour vous d’en recueillir les fruits. » Tasse eût aimé se rendre tout de suite à l’invitation, il avait soif de liberté, de changement, mais ne pouvait se résoudre. D’une bravoure personnelle égale à son génie (on disait de lui qu’à l’épée comme à l’écritoire il n’avait son pareil), il n’était que faiblesse et lâcheté dans sa conduite : à combien de discussions n’a point fourni matière « l’éternel féminin » dont tout le monde glose aujourd’hui sans y rien comprendre ? Ce qui lui manquait à lui, c’était, comment dirai-je ? l’éternel masculin, la force qui décide et agit.

Tasse eut l’air de céder aux avances du cardinal, il promit pour un avenir prochain et, sous prétexté d’obtenir du duc son congé, il revint à Ferrare : ce fut sa perte. Torquato n’était pas encore de retour que le duc connaissait déjà les propositions du cardinal et qu’il en concevait contre son poète un nouveau sujet d’amertume à joindre aux anciennes rancunes. Alphonse II n’était point absolument un méchant homme ; il nous représente plutôt l’abrégé d’une période pleine de contrastes où l’esprit de culture, avec la lance d’or de saint Michel archange, n’a point encore tué chez « le prince » la bête féroce du moyen âge ; il a du Borgia, mais il a aussi ce que les Borgia n’avaient point, la conscience de ses devoirs de souverain, le sens du beau, de la mesure dans le luxe et la tyrannie, bref, cette perception esthétique qui distingue le prince de 1580 de celui de 1480. — Tenu au courant par ses espions des fréquens colloques du cardinal avec Tasse, le duc Alphonse crut voir là quelque sourde machination contre ses états ; il profita de l’absence du poète pour forcer son secrétaire, cherchant si dans sa correspondance ne se trouveraient pas des lettres des Médicis, — odieuse perquisition souvent funeste à l’imprudent qui s’y livre : tout au plus soupçonnait-on une anguille sous roche, et c’est une couvée de scorpions qu’on découvre. Des lettres, il y en avait bon nombre dans ces tiroirs, mais ce n’étaient point celles que cherchait Alphonse ; rien de Bianca Capello, ni de François, ni du cardinal Ferdinand ; en revanche, des envois de fleurs, des nœuds de rubans aux chiffres des deux princesses sœurs du duc de Ferrare, des tresses de cheveux, tantôt blondes comme les blés, tantôt sombres comme l’ébène, les blondes fixées par des épingles de perles à de mélancoliques billets doux signés Éléonore, la Diane sentimentale des longs rêves d’Endymion ; les brunes, attachées par un rubis à des messages enflammés signés Lucrezia. O ces poètes ! on les plaint ; comme si des millions d’individus dont personne ne s’occupe n’avaient pas soutien des mêmes disgrâces sans avoir eu comme eux l’énorme compensation de ce que leur rapporta ce génie cause de leurs misères !

Celui-là, par exemple, les deux sœurs se le disputaient. Jeune, beau, la barbe et les cheveux d’un noir de jais, les yeux bleus et brillans d’un vif éclat tempéré de rêverie, un sourire pâle sur les lèvres, toujours sévèrement vêtu de noir, il avait, dès son apparition à Ferrare, charmé toutes les femmes. Bientôt donna Leonora et donna Lucrezia firent de lui leur cavalier et, grâce aux privilèges que la muse concède, une familiarité toute mythologique s’établit entre le poète et les deux déesses. La platonicienne Éléonore était l’idéal inabordable, et pourtant, « que ne peut l’amour ? Icare et Phaéton, je le sais, ont porté la peine de leur égarement, mais Endymion trouva Diane moins cruelle. » L’autre sœur, mariée au duc d’Urbin, qui ne l’aimait pas. fut, paraît-il, un moment, la réalité. Même après qu’elle eut quitté Ferrare pour sa principauté, les lettres d’Éléonore la tenaient sous le charme ; elle rêvait non pas seulement du Virgile de l’Italie moderne, mais aussi du galant vainqueur qui venait de se signaler par ses prouesses à Venise, où le duc Alphonse l’avait emmené lors des fêtes données en l’honneur de Henri III, et son rêve était de l’avoir quelque temps pour elle seule à Casteldurante aux environs de Pesaro.

En bonne sœur, l’idéaliste Léonora s’y prêta : n’avait-elle pas le meilleur lot, elle, la Sophronie, la Clorinde et l’Herminie du grand poète ? Ainsi, Torquato Tasse et donna Lucrezia vécurent seuls tout un été à Casteldurante, véritable château d’Armide, entouré de bois sur la montagne. On devait, selon le programme, lire beaucoup ensemble la Jérusalem. Que se passa-t-il dans ces bosquets, parmi ces rocs et ces cascades ? Ni les arbres, ni les pierres, ni les eaux n’ont parlé, mais d’autres témoignages subsistaient et c’étaient ceux-là mêmes que le duc Alphonse avait désormais entre les mains : « Ineffable beauté, source d’amour, mon paradis terrestre ! L’âge, en te mûrissant, ne t’a rien pris : ainsi la fleur n’est jamais plus belle et plus embaumée qu’en son plein épanouissement ; ainsi le soleil, à son midi, brille plus radieux qu’à l’aurore ! » Et ces vers avaient été écrits dans le jardin de donna Lucrèce, alors âgée de trente-deux ans, et le gage d’amour dont on les avait payés était un splendide rubis, présent du duc Alphonse à sa sœur ! Nous connaissons les mœurs des princes italiens de cette époque, si volontiers transigeans avec eux-mêmes et si terribles justiciers envers leurs femmes. Nous avons vu Cosme de Médicis tuer sa femme, Éléonore de Tolède, et sa propre sœur périr victime de Giordano Orsini, son mari : si le duc Alphonse montra plus de patience, c’est qu’il ne voulait pas que le nom de l’une ou de l’autre de ses sœurs fût prononcé ; il attendit que Torquato s’enferrât, ce qui ne tarda point.


II

La destinée de chacun de nous est écrite dans son tempérament : qui naquit inquiet et troublé troublera les autres ; l’infortuné poète de la Jérusalem l’a bien prouvé. L’auteur de son martyrologe, c’est lui seul ; ni l’inconstance des princes, ni la haine de ses rivaux, ni l’amour de la liberté n’ont tué l’Arioste ; Léonard mena de front toute sa vie la fréquentation des grands et son quant-à-soi, qu’il plaçait très haut ; mais ce Tasse, il était dans sa destinée d’être malheureux partout. Bizarre anomalie ; en poésie, un type de correction, de symétrie, de pureté classique ; socialement le plus impraticable des agités I Eu le lisant vous songez à Virgile, à Racine ; le mot juste, l’expression sobre, polie et repolie, un style coulant et transparent, point d’inversions ; vous vous dites : Quel chemin parcouru depuis Dante du côté de la culture littéraire ! et lui, le moins cultivé des hommes, un insoumis ! Un soir (17 juin 1677), dans les appartemens de donna Lucrèce, alors séparée de son mari et retirée chez son frère, il se porte à des voies de fait contre un page et veut le frapper de son poignard sous les yeux de la princesse, le duc Alphonse était présent à cette scène et, du coup, donna l’ordre d’enfermer le furieux. Quelques heures plus tard, l’envoyé de Toscane à Ferrare, écrivant à son maître, lui rend compte en ces termes de l’événement : « Le seigneur Tasse vient d’avoir un accès de folie qu’on attribue à la crainte de se voir poursuivi comme hérétique : tout le monde ici le plaint, car on l’aimait à cause de sa valeur et de sa bonté. » Ame timorée et troublée où se combattaient des superstitions d’enfance puisées à l’école des jésuites et les doutes résultant de la lecture des philosophes de l’antiquité, Tasse avait, en effet, rapporté de son séjour à Rome un état pathologique peu rassurant ; il y était pendant le jubilé, visitant les églises, s’exaltant au spectacle des saints mystères, s’enivrant de musique et d’encens toute la journée et passant ensuite ses soirées à philosopher librement avec ses amis, les Sperone Speroni, les Flaminio de’ Nobili, les Angelio da Barga. On conçoit les perturbations atmosphériques que devait amener ce double courant dans un cerveau déjà surmené de travail et possédé d’ambitions et de passions mondaines. Ajoutons que le siècle était au paroxysme d’une violente recrudescence religieuse provoquée par l’invasion de la réforme. Quoi de moins étonnant que les oscillations barométriques en de tels bouleversemens, surtout lorsqu’il s’agit d’une conscience aussi naturellement déséquilibrée ? Tasse eut des scrupules, des terreurs, il recula devant son œuvre, se demandant si l’art des Arioste et des Raphaël ne détonnait point dans ce nouveau régime d’éternel solennel où Rome s’efforçait de pousser le monde. À Bologne, il était allé consulter le président du saint-office, lequel, après mûr examen, l’avait pleinement rassuré sur la question d’orthodoxie, mais l’idée fixe ne pardonnait pas : ce que l’inquisiteur de Bologne avait approuvé, un autre pouvait l’incriminer. À l’obsession du bûcher succéda celle de l’empoisonnement ; il se figura que le jeune échanson de donna Lucrezia était amoureux de la princesse et voulait le tuer par jalousie ; de là son premier accès.

Le meilleur moyen de se préserver des fous était alors, comme Aujourd’hui, la séquestration. Alphonse en usa d’autant plus volontiers qu’il avait sur le cœur les billets doux et le rubis de la cassette. Je doute, cependant, que Tasse ait jamais eu pour prison l’affreux in pace qu’à Ferarre on vous montre et que chanta Byron : The cave which is my lair. Ou, s’il vécut là, sans air et sans lumière, ce ne fut qu’un très court espace ; la vraie captivité du poète fut la seconde, celle de l’hôpital Sainte-Anne, où notre Montaigne le visita. Sombre période d’angoisses et de cauchemars qui dura sept ans ! Les diables dansent sur son lit, arrachent, et dispersent ses manuscrits ; une nuit, qu’il ne peut écrire à cause de l’obscurité profonde, un gros chat lui vient en aide, éclairant la cellule du flamboiement de ses yeux ; une autre fois, ce sont des voix célestes qui s’appellent et se répondent dans l’azur étoile. De loin en loin, cependant, ces troubles d’esprit se dissipent, la clarté renaît, et, avec la mémoire des jours heureux, le sentiment de l’abandon. Des deux amours, un seul a surnagé dans ce naufrage de tout son être, et, qui le croirait ? ce n’est pas l’idéal de celui-là plus un signe : donna Lucrezia, elle, se souvient encore, elle envoie des fleurs sympathiques, de beaux fruits cueillis de sa main ; mais l’autre, la platonicienne impeccable, avait-elle donc oublié tout, et la mémoire du cœur n’existerait-elle que chez la vraie femme, celle dont la métaphysique n’a point oblitéré les sens ? Métaphysique ou non, donna Leonora se tint dans une réserve impénétrable et demeura jusqu’à la fin indifférente aux misères de son poète. La subtilité féminine ayant fait son expérience, l’orgueil de race reprit le dessus, d’où je serais porté à conclure que, de ces deux princesses, la meilleure n’était pas celle que l’on pense ; mais l’histoire a de ces préférences qui ne se discutent point. N’essayez jamais ni de noircir les colombes sans tache, ni de blanchir les bêtes noires, vous y perdriez votre peine. Ainsi, tandis qu’à Florence tous les fléaux, taxes, disette et peste, seront mis. au compte de Bianca Capello, à Ferrare il n’y aura d’actions de grâces que pour donna Leonora d’Este ; que l’inondation du Pô, le tremblement de terre épargnent la ville, l’honneur et le miracle en reviendront à ses vertus, et Tasse peut mourir méconnu d’elle, dédaigné, elle n’en restera pas moins, à travers les âges, l’immortelle patronne de la Jérusalem délivrée.

Une ardente fièvre de réformation travaillait le siècle ; l’esprit de religion, disons mieux, de religiosité, convoquait ses conciles, le bel esprit soufflait ses orages dans les académies, et, d’un côté comme de l’autre, malheur aux hérésiarques ! Redevenu libre et sensé, Tasse eut des comptes à régler non pas avec l’inquisition, dont la peur l’avait rendu fou, mais avec l’Académie de la Crusca qui le citait à sa barre comme coupable d’erreurs philologiques et philosophiques. Il accourut à Florence, sur la recommandation du cardinal de Médicis, et sa première visite fut pour la grande-duchesse. Sans être une savante de la classe des Leonora et des Lucrezia, Bianca Capello avait la culture d’esprit qui distinguait les princesses de son temps, elle s’était en outre fort occupée des aventures du poète à Ferrare, et le double roman qu’il y avait vécu intéressait la noble dame autant et plus que toutes les fictions de son génie. Dirons-nous maintenant qu’une immense déception la saisit en apercevant l’hôte qui se présentait ? Était-ce, justes dieux, possible ? Ce vieillard chauve, cassé, démantelé, ce chevalier de la Triste Figure, c’était là le brillant et l’aristocratique Torquato, le poète et le héros de ces rimes fameuses, le sigisbée de ces charmans scandales dont la résonnance emplissait l’Italie ! Mais par quelles rafales avait-il donc passé pour être à ce point déplumé, le noble oiseau si cher naguère à toutes les cours, et que le roi de France Charles IX se faisait gloire d’attirer dans sa volière ?

Bianca Capello, — c’est une justice à lui rendre, — ne fut jamais ce qu’on appelle une femme galante ; son intrigue et son ambition l’absorbaient trop ; on ne peut donc supposer qu’elle eût formé sur le Torquato aucun projet d’entreprise amoureuse, et pourtant, à la vue de cette guenille humaine, toute espèce de zèle se refroidit ; elle prétexta de son incompétence en pareilles controverses et laissa les choses suivre leur cours ; dès lors, la cause de la Jérusalem était perdue :


Si Pergama dextra
Defendi possent, etiam hac defenaa fuissent.


La main protectrice refusant d’agir, Troie s’effondra ; car si le poète n’eut pas avec lui la grande-duchesse, il eut contre lui le grand-duc, qui se souvenait d’un certain libelle où messer Torquato, toujours imprévoyant, maladroit et semant à Ferrare des tempêtes qui, plus tard, devaient l’atteindre en Toscane, avait appelé Florence la caverne de la nouvelle tyrannie des Médicis (il guogo della nuova tirannide della casa Medici), raison péremptoire, on le conçoit, pour que la Jérusalem fût condamnée. Le grand-duc voulait une mise à l’index, il l’obtint. Toutes les académies se ressemblent : aux obsèques de Michel-Ange, on avait vu les sorboniqueurs de Florence se disputer pour savoir auquel des deux arts, la statuaire ou la peinture, on donnerait le pas pendant la cérémonie ; les mêmes altercations pédantesques et mesquines se répétèrent dans la circonstance. On reprocha à Torquato de n’être point l’Alighieri ; à la Jérusalem délivrée de n’être plus la Divine Comédie. Impuissantes à jamais appliquer la loi nouvelle, puisqu’au moment qu’elles parlent et prononcent, cette loi nouvelle est encore à naître, les académies en sont réduites à se régler sur la tradition des générations précédentes ; leur nature est donc forcément réactionnaire, tandis que l’élément de la poésie est révolutionnaire. Elles rabâchent les idées et les principes d’hier, le poète vit au jour d’aujourd’hui et pressent demain, d’où leur conflit inévitable dans le présent.

Eh non ! la Jérusalem délivrée n’est pas la Divine Comédie vous n’y trouverez ni les Parques de Michel-Ange, ni le symbolisme colossal, ni la grandeur morale, ni la virilité, ni l’âpreté dantesques ; la Jérusalem nous représente, au contraire, cet art intermédiaire de la renaissance qui s’ingénie à marier le moderne à l’antique, corrigeant la symétrie et la froideur classiques par le sentimental et l’afféterie. Avez-vous rencontré, dans vos excursions esthétiques en Italie, une peinture de Mazzuoli qui nous montre la vierge Marie avec l’Enfant Jésus sur ses genoux ? La Vierge, vêtue d’un long voile blanc passementé d’or, sourit à l’Enfant divin ; et lui, protégeant d’une main le globe terrestre, tend de l’autre à sa mère une belle rose épanouie dont émane, comme parfum, la lumière éclairant le tableau. C’est dans une atmosphère de cet ordre surnaturel que Tasse a construit sa Jérusalem ; l’artifice règne partout, et l’on ne peut qu’admirer la merveilleuse industrie de ce talent qui substitue l’adaptation à l’imagination et donne tour de création à de pures réminiscences. Ses héroïnes sont des princesses de Ferrare, les jardins d’Armide et leurs enchantemens nous rappellent Belriguardo et Consoldoli, et son Orient cache la barbarie sous l’hyperculture de la renaissance ; le rococo de la tragédie de Voltaire est déjà pressenti ; Soliman devance Orosmane. Les Turcs enserrent l’Europe de partout, Cosme de Médicis organise contre eux l’ordre de Saint-Etienne, don Juan d’Autriche vient de les battre à Lépante : il semblerait que jamais occasion ne s’omît plus belle de les peindre su naturel. Non pas, le siècle a son optique imperturbable, il voit « noble, » et le poète, qui n’écrit en quelque sorte son épopée que sous la pression des Turcs, ne cherche même pas à se rendre compte de leurs traits caractéristiques ; il néglige les types nouveaux qui se présentent et peuple de visages connus, de poncifs européens, cet Orient dont les religions, les mœurs et les costumes eussent fourni à sa conception tant d’élémens originaux de vie et d’intérêt. Pourquoi l’en accuser, puisque cet amalgame de paganisme et de christianisme, né de l’esprit de cour, et que nos poètes traduiront sur la scène en français, reste un chef-d’œuvre de pur langage et de sentimens élevés, et que ce chef-d’œuvre fut ici-bas l’unique et suprême délivrance d’une pauvre âme si cruellement tourmentée ?


III

Cependant à Florence le bruit courait que la grande-duchesse était grosse, et cette fois, tout le monde y croyait, excepté pourtant le cardinal, chez qui le doute en pareil cas était le commencement de la sagesse.. Retenu à Rome par ses fonctions près du saint-père, il lui fallait à Florence quelqu’un pour surveiller l’événement ; son frère don Pier se trouvait justement là de retour d’Espagne, il le prit et s’en fit un espion. Avec une personne comme Bianca Capello, les soupçons avaient toujours quelque apparence de raison ; mais don Pîer ne pouvait guère prolonger longtemps son séjour, le roi d’Espagne le rappelait et, de son côté, François, informé du complot, avait hâte d’écarter ce jeune frêne, décidément trop curieux. La situation de don Pier cessa bientôt d’être tenable. « Je vis céans dans un tel état de suspicion, écrit-il au cardinal, que le plus méchant coin de la terre comparé au palais du grand-duc me semblerait un paradis. » Bianca, lasse de se voir épiée jusque dans son alcôve, avait déclaré à son beau-frère que, si c’était seulement pour la surveiller qu’il différait son départ, il pouvait s’éloigner dès le lendemain, attendu « qu’elle n’était point grosse. » La lettre où don Pier raconte au cardinal cet incident vaut la peine d’être citée : « Le ministre Serguidi m’ayant prévenu au nom de son maître qu’il y avait à Gênes une galère en partance, je me suis à l’instant rendu chez le grand-duc, qui m’a dit que je devais saisir avec empressement cette occasion ; d’où je conclus qu’il avait assez de ma présence.. La grande-duchesse, que je vis ensuite, m’en dit autant et ne crut pas devoir me cacher le plaisir qu’elle éprouvait de cette favorable circonstance ; je la remerciai, mais en regrettant de ne pouvoir l’utiliser, ma consigne étant d’attendre ici jusqu’à ses couches, comme vous l’aviez expressément recommandé. A quoi elle me répondit et me jura sur sa parole de grande-duchesse de Toscans et de patricienne de Venise, qu’elle avait l’intime conviction de n’être pas grosse et que c’était là une erreur dont son mari s’obstinait à se bercer envers et contre tous ; bien plutôt pensait-elle avoir affaire à quelque maladie interne ; du reste, l’incertitude ne pourrait plus maintenant se prolonger au-delà de trois mois. Pendant qu’elle parlait, je la regardais attentivement et j’avoue que j’étais frappé de l’altération de son visage. »

François ne voulait, en effet, point en démordre. On connaît cet Anglais de nos jours qui, sous le coup d’une obsession bien autrement bizarre, s’imaginait être lui-même dans un état intéressant et, par crainte d’être pris au dépourvu, se faisait partout accompagner d’une sage-femme. Moins énorme d’absurdité, la chimère du duc François n’en était pas moins très plaisante et de plus fort incommode à ceux qui ne la partageaient pas. Le cardinal en fut pour une vraie disgrâce ; sommé de venir assister à des couches imaginaires, il refusa de quitter Rome, alléguant son incrédulité. Le grand-duc répliqua, très mécontent ; on échangea ainsi maintes épîtres plus désagréables les unes que les autres, puis subitement cette correspondance s’interrompit ; elle avait duré trois mois, le temps que Bianca avait fixé pour sa propre certitude. Tous les doutes s’évanouissaient, toutes les illusions, et tant de gens intéressés à plaider le pour et le contre furent forcés de couper court à ce procès. Grossesse ou maladie, avait-on dit depuis six mois : il se trouva que c’était la maladie qui triomphait, un mal dont la science d’aujourd’hui n’eût probablement pas été la dupe, mais où les docteurs de ce temps perdirent leur latin. Une crise grave s’ensuivit pour Bianca, qui, après l’avoir heureusement traversée, écrit au cardinal ce billet (9 mai 1587) en lui annonçant, non pas ses relevailles, mais sa guérison : « Me voici rendue à la santé et svelte comme devant. Je vais à Pratolino passer la belle saison et continuer la cure qui m’a si bien réussi, » N’importe, la désunion subsistait toujours entre les deux frères, et cela au grand dommage des Médicis, dont l’influence allait diminuant, surtout à Rome. En 1586, était mort le cardinal d’Este, ami de Ferdinand et l’un des plus fermes soutiens de son parti, belle occasion pour les adversaires de relever la tête et d’entrer en campagne. Mais la chose veut être expliquée, et je cède à l’attrait d’autant plus que la politique du cardinal de Médicis inclina toujours vers la France.

C’était alors le moment de la prépondérance espagnole et du fameux rêve de monarchie universelle que l’imperturbable Philippe II réalisait en conscience avec l’or des Indes et les soldats d’Alexandre Farnèse. En Italie, Naples et Milan lui appartiennent : il marie sa fille au duc de Savoie ; il a conquis le Portugal, son Armada menace l’Angleterre, ses cousins gouvernent l’Autriche, un seul pays se dérobe encore à sa domination : la France. Mais le royaume est divisé ; catholiques et protestans se l’arrachent, et son pitoyable Henri III flotte au hasard des deux partis, également haï et méprisé des uns et des autres. Avec lui s’éteignent les Valois, après lui, plus personne qu’un hérétique. Amoindrir, disperser la France et l’amener à soi par lambeaux, voilà le plan où Philippe II s’applique, aidé de son compère le duc de Guise. On avait dans son jeu tous les atouts, il ne s’agissait plus que de se procurer un pape espagnol et, voyez le miracle, le conclave allait s’ouvrir à point nommé. Deux candidats en présence, l’un le cardinal Farnèse, cher à Philippe, l’autre, le cardinal Montalto, l’homme aux béquilles, candidat de la mort. Ce dernier, la France et Venise aussi et Florence le voulaient, par instinct plutôt que sur information, le maître diplomate attendant son heure pour envoyer au diable ses béquilles. Ce qu’on croyait savoir, c’est qu’il ne serait point l’âme damnée de l’Espagne, et cette simple supposition suffisait au cardinal de Médicis, qui fut le principal facteur de l’élection. Rien d’intéressant comme ses dépêches à son frère le grand-duc de Toscane ; on assiste à ce qui se passe dans l’intérieur des coulisses. Il fallait avant tout écarter, annuler le Farnèse, que l’Espagne appuyait ostensiblement et dont Olivarès, son ambassadeur à Rome, organisait d’avance la victoire. A l’intrigue on opposa l’intrigue. Ferdinand de Médicis et son ami le cardinal d’Este, tous les deux acquis à la France, imaginèrent de surprendre le vote, convaincus que, dans l’état des esprits, la procédure accoutumée ne donnerait pas à leur candidat la majorité des suffrages.

Le matin donc du 15 avril 1589, les cardinaux étant rassemblés dans la chapelle Sixtine, Este s’écria soudainement : « Inutile d’aller aux voix, le pape est élu. Allons tous à l’adoration ! » Aussitôt ceux qu’il a gagnés se jettent aux pieds de Montalto en l’acclamant, les incertains suivent entraînés, et les opposans n’ont qu’à s’incliner devant le fait accompli. La comédie était jouée : la part du Saint-Esprit y fut de peu et de beaucoup celle de la politique.

L’avènement de Sixte-Quint sauva l’Europe de la monarchie universelle et la France du démembrement. Ce grand pape n’aimait point l’Espagne, il détestait surtout Philippe II, haine très compliquée, très emmêlée de fils divers et dont un Machiavel pourrait seul débrouiller la trame. Olivarès, parlant de lui à propos de l’expédition de l’Armada, écrivait à son maître : « Je le trouve tiède dans l’expression de son contentement quand les nouvelles sont bonnes et médiocrement affligé quand elles sont mauvaises. L’envie que lui cause la grandeur de Votre Majesté et la peur d’avoir à donner son argent le préoccupent bien autrement que le salut de l’église et que l’extirpation de l’hérésie. Son idée en vous promettant des subsides était que jamais l’expédition n’aurait lieu. Aussitôt que les affaires de Votre Majesté commencent de mal tourner, sa morgue s’enfle, il me met le couteau sur la gorge et perd de vue que toutes les tribulations infligées à Votre Majesté sont autant de défaites pour le saint-siège et pour la gloire de Dieu. »

Sixte-Quint, en effet, n’a qu’un fantôme : la grandeur néfaste de l’Espagne ; sa politique est celle du petit contre le grand, contre l’énorme, politique de petit prince, entendons-nous, et toute au gré du temporel ; l’autre est l’éléphant, lui la mouche : il ne veut pas être avalé, ce qui, dans le moment, nous préservait, nous, de la ruine et préparait à ses successeurs les arrogantes altitudes de Louis XIV. Olivarès devinait juste ; l’intérêt de l’église eût été au contraire de se ranger du côté du roi Philippe, d’exterminer les protestans et d’établir la monarchie universelle sous les auspices du catholicisme universel. Au lieu de cela, que fait le pape, ce grand pape ? Il oublie le ciel pour la terre, il se ligue avec un Henri de Navarre, une Elisabeth d’Angleterre, un Guillaume d’Orange, sachant bien où cette politique l’engage, mais incapable de subordonner le monarque au prêtre. Comme Français, ne nous en plaignons point, disons plutôt : Felix culpa. C’est le sceau fatal, énigmatique de la double couronne que celui qui la porte devra toujours forcément en renier l’un des deux attributs : ou le roi tuera le moine, ou le moine tuera le roi ; d’un côté, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI, Jules II, Léon X, les papes-rois, les guerriers, les artistes, les mondains, les libertins et les païens, tyrans superbes et cruels qui ne se distinguent que par le titre des autres princes et grands-ducs italiens ; de l’autre, les pasteurs d’âmes et chefs des croyans, les Paul IV et les Pie V.

Peretti, le valet de ferme et l’ancien gardien de pourceaux, fut le politique ; sa conception de l’équilibre européen lui vient de Florence et de Venise. Médicis, qui l’a pressenti, le pousse au trône, et plus tard, lorsque le vieux pontife, fléchissant sous les menaces d’Elisabeth, va se déclarer contre la France, c’est un Vénitien, Léonardo Donati, qui le retient en lui montrant de nouveau l’épouvantail de la monarchie universelle. On a reproché à Sixte-Quint son ingratitude à l’égard de notre cardinal ; ingratitude est un bien gros mot. Le pape aimait les Médicis et ne voulait pas de brouilles dans la famille ; quant aux services rendus lors de son élection, il ne les oublia jamais, pas plus qu’il n’oublia le coup de main que le grand-duc François lui donna dans la terrible expédition contre le banditisme. Les chroniques de Stendhal ne nous parlent que de cette plaie dont les états de l’église étaient infestés ; depuis Stendhal, nous avons eu Ranke et Hübner, et la grave histoire n’a rien ôté à ce roman de son pittoresque. Les bandits occupaient en maîtres le centre de la péninsule ; Rome et sa campagne, monts et bois, leur appartenaient ; du nord, du sud, ils pullulaient ; proscrits, malfaiteurs, aventuriers et sacripans, tous ayant leurs griefs et leurs ralliemens : ceux-ci, la haine de l’Espagne, ceux-là, l’horreur du prêtre et de son gouvernement, ce qui prête au tableau je ne sais quel faux air de garibaldisme anticipé, surtout lorsque la France protestante envoie des secours et que l’Italie se soulève indignée aux exploits de l’inquisition espagnole, — car il n’y a pas à dire, terreur ou sympathie, tout le monde est avec eux de connivence ; — le pape n’ose même plus faire exécuter un arrêt de mort. Il se sent menacé jusque dans sa capitale ; et de quel ton ses avances sont repoussées ! Un certain Mariaoazzo, à qui le pape accorde sa grâce, la refuse, « à cause, répond-il, de la sécurité plus grande que son existence de bandit lui procure. » César Borgia et Jules II avaient eu raison des hauts barons, l’honneur revient à Sixte-Quint d’avoir écrasé les bandits. Les cinq années de son trop court pontificat (1585-1590) lui suffirent pour arracher du sol romain la plante empoisonnée et pour achever une tâche qu’il accomplit avec d’autant plus de vigueur qu’en la poursuivant, il se vengeait lui-même d’un attentat commis jadis contre un membre de sa famille. Je veux parler de son neveu, l’époux de la belle Vittoria Accoramboni, ce Ffancesco Peretti que le duc de Bracciano faisait assassiner par des bravi à sa solde. Le futur pape ne s’appelait encore alors que le cardinal Montalto ; il se souvint et les représailles furent terribles ; à peine au Vatican, il tira le glaive : petits et grands, tous y passèrent.

L’aspect de Rome avait à ce moment quelque chose de désespéré. Les bandits campaient devant ses murs ; Sixte leva des troupes et refoula les malandrins jusque vers la frontière napolitaine. En même temps, les édits et les exécutions semaient l’épouvante dans la ville. Un comte Attilio Baschi avait assassiné son père, et quoique après quarante ans depuis le crime, le procès fut instruit et le comte décapité sur l’ordre du pape. A Bologne, Giovanni Pepoli, refusant de livrer un bandit réfugié dans son château, Sixte fit arrêter, puis étrangler le vieux baron. Un des chefs les plus redoutés de ces brigands, le prêtre Guerrino, s’intitulait roi de la Campagna ; on l’empoigne, on l’égorge, et sa tête, couronnée de carton doré, est exposée au bout d’une pique sur le pont Saint-Ange. Un jeune Transtévérin, presque un enfant, s’entend condamner à mort pour résistance à des sbires qui voulaient lui prendre son pauvre âne. Tout n’était que pitié dans cette affaire ; on vient au pape, on l’implore au nom de l’extrême jeunesse du malheureux : « Il n’a pas quinze ans, dites-vous ? répond Sixte-Quint, eh bien ! ajoutez-y quatre ou cinq ans que je lui donne et ne discutons plus. » Ironie atroce qui nous peint moins l’homme que son temps. Les femmes sont elles-mêmes des énergies ; considérez les meilleures de l’époque, humanistes, artistes, politiques, théologiennes, jurisconsultes, — viriles par ce sens qu’elles ont de pouvoir tout lire, Boccace, Rabelais impunément, et d’aborder sans effronterie les plus galans problèmes, et sans pédantisme la raison d’état.

Sixte-Quint recherchait la correspondance de Bianca Capello et s’y trouvait mieux renseigné qu’en lisant les dépêches de ses propres agens. Cette personne étrange l’attirait : tant d’observation pratique, de clairvoyance, d’autorité ; ce tact des affaires et du gouvernement, le confondait. Il s’expliquait ainsi sa prodigieuse fortune et, se l’expliquant, il l’admirait ; lui, parti de si bas et monté si haut, comment n’eut-il pas réfléchi sur une destinée comparable à la sienne en bien des points ? lui, ce vieil artisan d’intrigues, comment n’eût-il pas été séduit par les talens de cette femme ? Avoir des talens, chose rare, mais s’imposer au monde, forcer les peuples et les cours à vous reconnaître, à vous admettre, réussir, chose encore plus rare et que tout parvenu appréciera, fût-il pape ! Sixte-Quint savait, surtout gré à Bianca de ses efforts pour l’union politique des deux frères ; il l’avait vue à l’œuvre dans maintes négociations, active, intelligente, déployant pour le plus grand avantage des Médicis ce zèle presque toujours, heureux, des intrus et des bâtards. » Ramener, maintenir la bonne harmonie dans la famille, écrivait-elle au cardinal, je n’ai pas d’autre soin et je m’y applique de manière à contenter l’affection que vous me témoignez. Fiez-vous à moi, qui ne songe, qu’à panser vos blessures et à les guérir jusqu’à la dernière cicatrice. Je constate que depuis quelques jours, les dispositions du grand-duc sont beaucoup meilleures. Ne vous inquiétez pas, montrez-vous conciliant, docile même ; je vous promets que nous réussirons à conjurer les cabales de nos ennemis. Mais je ne puis assez vous le répéter, rapprochez-vous du grand-duc, faites cause commune avec lui. dans toutes les affaires et ma tâche en sera plus aisée. Je n’ai qu’un désir, vous servir, lui et vous, et contribuer à la prospérité d’une maison à laquelle je suis prête à sacrifier mon existence. C’est pourquoi je vous supplie de me laisser faire et me charge de convaincre le grand-duc que vous êtes l’ami le plus intelligent et le plus sûr qu’il ait dans le sacré collège.. »

Bianca Capello voulut aussi recourir à l’entremise de l’archevêque de Florence, personnage à la fois agréable à son mari et favorable au cardinal ; celui-ci n’eut pas de peine à démontrer au grand-duc les périls d’un dissentiment qui d’ailleurs ne reposait que sur des calomnies forgées par ses ministres, Abbioso et Serguidi. Irait-on, pour prêter à rire à deux gredins, encourir plus longtemps la disgrâce du saint-père ? L’archevêque ayant habilement préparé la voie, Bianca survint, apportant les vœux du frère, et le traité de paix fut signé. L’admonestation du prélat, les instances de l’épouse, la crainte d’une brouillé complète avec Rome, peut-être même quelque excès de rigueur qu’on se reprochait envers un frère au demeurant très considérable, tout cela conspira si bien d’ensemble à détendre la situation que le grand-duc chargea sa femme d’annoncer au cardinal le rétablissement des bons rapports et transmit à son résident à Rome l’ordre d’en confirmer la nouvelle.

On était au commencement de l’année 1587. Don Ferdinand, approuvant tout, heureux de tout, dépêcha sur l’heure à Florence un de ses secrétaires pour remercier le grand-duc et lui promettre sa visite pour l’automne ; quant à ses sentimens envers Bianca, ils ne pouvaient qu’être excellens, toute perspective de grossesse ayant disparu et le mauvais état de sa santé ne laissant guère supposer de ce côté aucun sujet de troubles dans l’avenir. Mais celui que le dénoûment de cette négociation édifia et réjouit à miracle, ce fut le souverain pontife. Bianca reçut à ce propos des félicitations certainement très précieuses, car Sixte-Quint, avare en toute chose, ne les prodiguait pas. Du fond de son vieux scepticisme, et connaissant comme il les connaissait les intérêts qui divisaient les deux frères, il souriait sournoisement à ce démon, à cette femme capable d’assouplir et de retourner des caractères partout réputés indomptables. Cette Bianca l’avait, à vrai dire, ensorcelé, « médusé ; » il voulait maintenant la voir de près, et résolut de faire cette année-là une visite au grand-duc. Son plan était de se rendre à Padoue pour remercier saint Antoine de l’avoir si efficacement assisté dans son expédition contre les bandits. Les divers princes dont il devait traverser les états se disputaient l’honneur de le recevoir à son passage ; mais, de toutes les invitations, il n’en avait accepté qu’une : celle du grand-duc. Bianca, triomphante d’orgueil, préparait déjà des magnificences à l’intention d’un pareil hôte, quand on apprit qu’il y avait contre-ordre ; cette illustre préférence témoignée à la maison de Toscane avait ému de jalousie les autres dynastes italiens et provoqué le mécontentement du roi d’Espagne. Dans la pensée de Sixte-Quint, ce voyage devait n’être que différé. Le fait est qu’il n’eut jamais lieu, par suite de la mort du grand-duc et de Bianca, survenue peu de temps après.

Objet de l’accueil le plus empressé, comblé d’affections et de prévenances, le cardinal de Médicis était de séjour à Florence pendant les premiers jours d’octobre, les anciennes discordes oubliées, l’entente cordiale à jamais fondée entre les chefs de la famille, François avouant ses torts, ses brusqueries, s’en excusant, reniant ses perfides conseillers, causes de tout mal, et jurant de se conduire à l’avenir en bon et loyal frère. Ainsi restaurés et dispos, on partait pour la villa de Poggio et les grandes chasses d’automne, Bianca toute à sa joie de festoyer le cardinal et la cour sonnant des fanfares. On s’amusait, on buvait, mangeait et dansait à cœur-liesse : divertissemens de jour et de nuit, passes d’armes, nobles seigneurs vêtus de soie et de velours, belles dames empanachées à travers bois et, le soir, ruisselantes de pierreries : tout ce que peut rêver aujourd’hui notre romantisme rétrospectif figurait là depuis une semaine dans le mouvement, le frémissement et le chatoiement de la réalité ; tous les portraits de Titien et de Véronèse, descendus de leurs cadres et dansant leurs pavanes, brandissant leurs lances en champ clos et s’escrimant galamment sur la viole d’amour. Le 10 octobre, il y avait eu le matin grande chevauchée pour courre un cerf, et nul parmi la joyeuse bande n’avait eu soupçon que le veneur macabre fût de la partie : il en était pourtant. Le grand-duc, rentrant de la chasse, tombe malade ; trois jours après, il était mort : mort de quoi ? fièvre ou poison ? Chi lo sà ? La renaissance est féconde en problèmes de ce genre ; aucun moyen d’enquête. Le public, prompt aux solutions tragiques, crie à l’empoisonnement, la science inventorie et n’en découvre point la trace. Mais que vaut pour nous sa négation ? Qu’est-ce que prouve une autopsie en ces temps d’information rudimentaire où les réactifs sont inconnus, où les toxiques végétaux défient même les conjectures ?

Comme François prenait le lit, Bianca se sentait pareillement envahie, foudroyée ; si rapide fut le mal, qu’elle ne sut rien du sort de son mari. Le cardinal, déjà saisi du pouvoir et parlant en maître, avait ordonné qu’on tînt l’événement secret pour elle, et ce qu’elle en apprit lui vint par les rumeurs et la consternation ambiante du palais. À ses derniers momens, don Ferdinand la visita, l’exhorta, mais en la laissant toujours dans l’ignorance de la mort du grand-duc ; puis, après avoir reçu ses recommandations, ses adieux et l’ayant remise aux soins de l’archevêque et de la comtesse Bentivoglio, sa fille, il courut à Florence pour s’y faire acclamer par la garde et s’occuper des funérailles de son frère.

Le jour suivant, il recevait la nouvelle de la mort de la grande-duchesse, décédée à l’âge de quarante-cinq ans. Bianca n’avait survécu à son mari que l’espace de dix-neuf heures. Le corps du grand-duc fut enseveli dans le tombeau des Médicis ; moins d’honneur échut aux tristes restes de sa femme ; rien ne manqua d’ailleurs au cérémonial, ni le clergé, ni les gardes, ni le haut personnel de la cour ; il y eut des cierges et des psaumes, et des glas de cloches en quantité ; mais l’officiel seul apparut, et, dès le principe, on vit bien que cette mise au tombeau était une mise à l’écart. Le cardinal avait expressément réclamé l’autopsie[2] ; elle eut lieu en présence de la fille de Bianca Capello et de son fils adoptif, don Antonio. Puis, les médecins ayant déclaré que la très haute et très puissante dame était morte d’une hydropisie, le cortège s’achemina tranquillement vers l’église de Saint-Laurent, où le même service qu’on avait deux jours auparavant célébré pour l’époux fut chanté pour l’épouse. Pendant ce temps, on allait consulter le nouveau grand-duc sur la manière dont le cadavre devrait être exposé. De quels insignes l’ornerait-on ? fallait-il mettre la couronne ? « Elle l’a portée assez longtemps, » répondit-il. Et, comme on l’interrogeait davantage : « Enterrez-la comme vous voudrez, pourvu que ce ne soit point parmi les nôtres, » ajouta brusquement le cardinal-prince.

Quelques jours plus tard, l’écusson de Bianca Capello était, par ordre souverain, enlevé des monumens publics et remplacé par celui de la grande-duchesse Jeanne d’Autriche. En outre, une enquête ouverte au sujet de don Antonio le ramenait purement et simplement à sa condition véritable d’enfant substitué. Pauvre capucin de baromètre dont le capuchon se relève ou s’abaisse au gré des variations atmosphériques, espérons que le temps lui redeviendra favorable ! Toutes les dispositions testamentaires de Bianca reçurent leur exécution ; la comtesse Bentivoglio héritant de 30,000 écus et des bijoux, une égale somme de 30,000 écus fut attribuée à don Antonio, ce fils putatif d’une mère et d’un père qui, leur vie durant et même après leur mort, ne devaient pas cesser de le combler comme pour se persuader qu’ils l’avaient fait.


IV

Cependant, des bruits étranges circulaient. Ces deux catastrophes simultanées, ce grand-duc, cette grande-duchesse disparaissant ainsi coup sur coup du théâtre de la vie, c’était de quoi mettre en éveil les imaginations. Les uns racontaient que Bianca ayant voulu, à table, dans un gâteau, empoisonner le cardinal, celui-ci, prévenu d’avance par ses gens, aurait prudemment refusé d’y toucher, sur quoi le grand-duc, ignorant que la tourte fût médicamentée, se serait écrié : « Supposeriez-vous par hasard que ma femme et moi nous ayons de mauvaises pensées ? Vous auriez tort, monseigneur, et je vous en donne ici la preuve en mangeant tout le premier de cette tourte. » Bianca, le voyant faire, l’aurait imité pour mourir avec son mari et se soustraire aux conséquences de son crime. D’autres imputaient au cardinal la tentative d’empoisonnement et voulaient qu’il eût poussé la scélératesse au point d’avoir apposté des gardes pour empêcher ses victimes d’être secourues. Rapporter ces deux fables, c’est les réfuter.

Nous connaissons Bianca ; est-il un seul instant admissible qu’une personne de son habileté dans le calcul, une ouvrière de son mérite, eût jamais conçu l’idée d’empoisonner son beau-frère à la table de son mari ? Et le cardinal, quel rôle joue-t-il dans cette anecdote ? Lui aussi, nous le connaissons ; un pareil homme, mis sur ses gardes, avertit son frère, s’empare du corps du délit, fait analyser, et quand il tient la preuve, s’en sert pour confondre la femme qu’il déteste et dissiper les dernières illusions du mari. Rien de cela, il laisse le mets empoisonné arriver sur la table et regarde, les bras croisés, le grand-duc y goûter la mort. Qui peut croire de pareilles choses sur le compte d’un Ferdinand de Médicis a des facultés d’inglutition très peu communes. Non moins extraordinaire est la seconde des deux versions, qui nous montre don Ferdinand opérant lui-même. Je ne hais point les anecdotes dans l’histoire, bien au contraire, j’en fais mon régal, mais encore faut-il qu’un récit se rapporte au caractère du personnage qu’on étudie, aux circonstances au milieu desquelles cette figure vous apparaît ; or, ce n’est point ici le cas. Ferdinand de Médicis, tel que l’histoire nous le présente, a droit à plus d’égards.

Comme cardinal, sa vie nous offre un ensemble d’autorité, de grandeur même, et, comme souverain, il fut certainement le meilleur prince dont sa maison ait à s’enorgueillir[3]. Irons-nous maintenant admettre que cet homme, d’une politique modérée, d’une ambition toujours proportionnée, ait soudain les appétits féroces d’un Macbeth ? et, par impossible, les eût-il, sa tactique lui conseillerait encore de s’y prendre autrement ; tuer son frère et sa belle-sœur n’est point chose si simple, même pour un Médicis de ce temps-là. Ces sortes de guet-apens réclament généralement l’ombre et le silence, et c’est mal choisir l’heure et le lieu que de les exécuter dans un banquet où siègent l’archevêque de Florence, le comte Bentivoglio et sa femme, propre fille de Bianca Capello, et tout un personnel de cour à la dévotion du grand-duc. Eh quoi ! devant cette scène de meurtre, en présence de ce bourreau désignant les deux victimes à ses gardes et leur criant : « Achevez-les ! » pas un de ces convives n’aurait bougé de sa place ! Mais il faudrait alors supposer que le cardinal avait acheté tout le monde.

Sixte Quint, parlant à Ferdinand de Médicis, lui avait dit un jour : « Quand mourra votre belle-sœur la grande-duchesse, attendez-vous à bien des bavardages. » C’était pour combattre cette prophétie d’un esprit sage que le cardinal avait ordonné l’autopsie, et nous voyons qu’il y perdit sa peine. Il eut beau faire, le bruit n’en courut pas moins qu’il avait empoisonné son frère et Bianca. Je ne sais, mais cette légende doit s’être formée à Venise[4]. Dès que la nouvelle fut connue, il n’y eut dans la ville de Saint-Marc qu’une voix : « Notre fille est morte empoisonnée et par la main du cardinal. » Les argumens sautaient aux yeux : n’était-ce pas la première fois que le couple grand-ducal et lui se rencontraient après la brouille ? On prend l’occasion comme on la trouve, il l’avait saisie aux cheveux dans une partie de campagne à Poggio-Cajano ; c’était un maître. Au sénat, régnait le plus profond mystère ; on faisait défense à la famille de porter le deuil de Bianca ; énigmes sur énigmes ; le sénat avait-il ses raisons ? voulait-on par là étouffer le souvenir d’une princesse qui, somme toute, s’était montrée médiocrement reconnaissante envers la mère patrie, ou plutôt ne craignait-on pas, en prêtant l’oreille à la rumeur publique, d’offenser le nouveau grand-duc dont Venise recherchait déjà l’amitié[5] ? Quoi qu’il en soit, des bruits d’empoisonnement se répandirent aussitôt en Italie et ces bruits n’ont ensuite jamais cessé. Seulement il y eut, comme il y a encore, deux courans, l’un incriminant le cardinal, l’autre, Bianca, selon les villes. Ce qu’il y a de certain, c’est que le seul document sur lequel s’appuie l’histoire du poison est un document vénitien, qu’on ne la trouve enregistrée que par Molin. Loin de nous l’idée de propager de telles fables ! nous connaissons trop bien cette faiblesse humaine qui consiste à chercher la tragédie et le roman partout, même alors que le fait naturel nous présente une explication suffisante. Rapprochons de cette accusation celle dont les historiens ont chargé la mémoire de Cosme. Au retour d’une partie de chasse, Jean de Médicis meurt subitement, son frère Garcias le suit de près, et leur mère, Éléonore de Tolède, cesse de vivre à quelques jours de distance. Aussitôt, la chronique s’empare du fait et l’interprète au sens tragique. Jean et Garcias se sont pris de dispute à propos d’un chevreuil que chacun prétend avoir abattu : au milieu de l’altercation, Garcias tire son couteau et frappe son frère. Cosme intervient en justicier, il tue son fils, et la duchesse Éléonore se laisse choir inanimée, tout cela pour expliquer un triple malheur que peut simplement avoir causé l’air des maremmes, spécialement pestilentiel dans la saison d’automne. Qui nous empêcherait d’en dire autant du double trépas de François et de Bianca ? Dans l’état de santé physique où, si nous nous en fions au grimoire médical cité plus haut, se trouvaient alors le grand-duc et la grande-duchesse, le poison n’était d’ailleurs pas nécessaire, l’influence paludéenne et les fatigues de tout genre étaient assez pour avoir raison de deux constitutions atteintes déjà par la maladie et surmenées. Prononçons-nous donc pour la mort naturelle, rayons le poison de nos papiers, et cependant ! ..

A Florence, on se racontait que Bianca s’était volontairement empoisonnée en comprenant son mari dans son propre suicide. Et pourquoi se disait-on cela ? Parce que Bianca souvent avait exprimé le désir de ne pas se survivre l’un à l’autre. Fallait-il que cette femme fût haïe pour qu’un pareil vœu de tendresse conjugale lui valût après sa mort une aussi odieuse imputation ! Elle était à peine sortie de ce monde que les plus abominables calomnies circulaient sur son compte, et les plus acharnés étaient, comme toujours, ceux qu’elle avait comblés de ses bienfaits, ministres, chambellans, dames du palais, — instrumens de son règne et de ses intrigues, — qui, pour se racheter de tant d’abus commis en son nom, piétinaient à l’envi sur ses restes. Ils savaient que le nouveau grand-duc n’ignorait rien des tyranniques exactions du passé et, Bianca morte, on l’accusait de tout ; on fit à son honneur un immense bouquet de scélératesses variées qui fut tiré à Florence en manière de feu d’artifice et dont l’explosion provoqua chez le cardinal un subit mouvement de réaction contre la défunte. C’est ainsi du moins que je m’explique cette brutalité de geste et de discours peu compatible avec les affectueuses et politiques démonstrations de la veille. Ce prompt revirement d’humeur, cet ostracisme si dur, presque cynique, prononcé à l’endroit de la sépulture, ce cri de haine : La pessima Bianca ! tout cela dut venir d’une certaine combinaison atmosphérique qui, sans doute, ne tarda guère à se modifier, puisque nous assistons, peu après, au spectacle d’un complet retour aux bonnes intentions. Le père de Bianca richement pourvu, tous ceux qu’à son lit de mort elle avait recommandés soudainement rentrés en grâce, nous sont témoins de ce régime de réparation : don Antonio lui-même en rappelle, la baudruche désenflée se regonfle et surnage[6]. Pensons encore au conte d’Hoffmann ; petit Zachs ne saurait périr ! le voilà légitimé de neuf et, de plus, déclaré Médicis, neveu du cardinal régnant, prince apanage, et, finalement, grand-prieur de Malte ; le destin aime les fantoches, et quand, une mémoire trop maltraitée à côté d’eux a besoin de réhabilitation, c’est sur leur tête qu’il accumule les dédommagemens !


Parmi les illustres parvenues de l’histoire il en est une dont Bianca Capello me semble évoquer le fantôme. Cette volonté froide, ce calcul, ce long travail vers la domination, ce plan aussitôt conçu et poursuivi à travers tout de se faire épouser, ne devinez-vous pas ? De la beauté, de l’intelligence et point de cœur, l’unique ambition pour mobile avec ses tours et ses détours, ses ruses, ses audaces et ses cruautés stratégiques. Les sens y sont, mais ils se cachent, subordonnés à l’esprit d’ordre et de suite qui gouverne exclusivement ; s’ils parlent, ce sera dans l’avant-scène, tout au début, dans cette première aube de la destinée où l’étoile tardant à percer, on prélude en attendant mieux : Buonaventuri, Villarceaux, pelotages avant partie ; le diable n’y perdra rien, ni le mari non plus. Si grand monarque qu’il puisse être, on le trompera, mais comme un ministre trompe son maître et non comme une femme trompe son amant. Les trésors de fourberie et de vice que les autres dépensent pour leur libertinage, ces habiles les prodiguent à leur chimère : monter au pouvoir et, quand elles y sont, y rester. De là cette honnêteté relative qui les signale pendant leur règne, leurs amours ne les gênent pas, on n’en parle jamais qu’au passé : ces femmes-là ont des prologues, elles n’ont jamais d’épisodes.

Bianca Capello avait une de ces beautés à la Maintenon que le temps épanouit. Noble taille, grand air, nature pondérée et consciente, carnation superbe ; à Florence, au palais Pitti, à Padoue, casa Capello, à Bologne, palais Caprara, ses différens portraits nous la montrent au plein de son éclat, de sa fortune. On pourrait même insinuer que celui de Florence, à force d’appuyer sur le plantureux, nuit à son modèle, ce qui nous remet en mémoire l’exclamation humoristico-philosophique de la comtesse Hahn-Hahn, dont les voyages et les romans eurent jadis une heure de célébrité, mais qui ne passait point pour être belle : « Ça, Bianca Capello ? cette grosse femme avec un double menton et des yeux d’écrevisse ; mais alors, moi aussi, bonté céleste ! j’aurais pu être adorée et faire commettre des folies aux souverains de mon temps ! » C’est pourquoi nous conseillerons aux amateurs de documens sérieux de ne consulter que l’image du palazzo Caprara, la seule authentique. Partout vous apparaît la grande-duchesse, aucun témoignage ne se rapportant à la jeune fille, aucun du moins que nous ayons vu. L’expression est douce, avenante, presque joyeuse, avec un mélange de perfidie dans le sourire. L’attrait divin et pernicieux de la Joconde et de la plupart des héroïnes de cette période où le type saisi par Léonard de Vinci se perpétue comme par atavisme en se maniérant sous l’excès de culture[7]. Il est à croire que Bianca resta belle jusqu’à la fin ; les vers nombreux que Tasse lui dédie sembleraient l’indiquer, car lorsque le poète vint à Florence, l’illustre dame avait passé la quarantaine, et nous savons qu’à ce moment de la renaissance, la plante humaine poussait et mûrissait vite. Je me la figure svelte et charmante aux jours de son escapade, arrivant dans la cité des fleurs au bras de Buonaventuri. Roméo et Juliette avaient eu leurs noces dans Venise ; dès le premier pas sur la terre ferme, le roman commence à bifurquer : toujours les deux sentiers d’Hercule, l’un que vous indique la Poésie une coupe de poison à la main, l’autre que la Fortune vous ouvre en chantant. Bianca ne fut point lente à se décider, ni Buonaventuri, que je pense. Son nom seul lui dictait sa conduite et tous les deux se dirent d’un commun accord : A la bonne aventure !

La personne que nous connaissons n’était rien moins qu’une de ces écervelées qui tranchent les difficultés en se tuant ; sa faute à peine commise, elle en avait senti l’absurdité, et sans perdre son temps à la regretter, elle se remit à l’œuvre. Telle s’endort ce soir Juliette au lit nuptial, qui se réveillera demain Françoise d’Aubigné. Les Médicis n’ont jamais brillé par leurs vertus conjugales ; le règne du premier Cosme semble déjà comme une traduction anticipée du sultanisme de Louis XIV. Laurent le Magnifique épouse Clarisse Orsini et n’en continue pas moins de vivre avec ses maîtresses, — il en avait tout un harem. — Nous venons de voir au cours de cette histoire le mariage morganatique de l’autre Cosme avec la Martelli ; pourquoi le grand-duc François, qui, s’il n’avait pas toutes les qualités d’un prince du XVIe siècle, en avait tous les défauts, eût-il à son tour menti à la tradition ? Sa femme Jeanne d’Autriche l’ennuyait comme Éléonore de Tolède ennuya son père. Toutes ces Autrichiennes et ces Lorraines s’acclimatent mal sur le sol florentin. Les mots dans leurs bouches n’ont plus même sens ; leur piété, leur orgueil détonnent, avec les meilleures intentions du monde, elles ne réussissent à séduire ni leurs maris, ni le peuple ; les Françaises elles-mêmes ne s’implantent pas : Louise d’Orléans quitte Cosme III et revient à Paris. Jean-Gaston, parlant de sa femme, Anne-Marie de Luxembourg, écrit qu’elle est un « de ces ordinaires qu’un homme ne supporte pas douze mois de l’année. » François ne faisait qu’agir en Médicis lorsqu’il se déclara l’amant de Bianca Capello. A lui non plus « son ordinaire » ne suffisait pas et, librement, il s’invitait ailleurs, ignorant encore à quelle hôtesse il aurait affaire. Pour une sirène des lagunes, attirer, charmer ce prince était un jeu, mais il fallait, après l’avoir séduit, le retenir. La Martelli n’était arrivée qu’à se faire épouser de la main gauche, Bianca voulut être grande-duchesse ; elle y parvint au prix d’intrigues sans nombre et de ces mille scélératesses que Machiavel appelle « les crimes nécessaires. » Ses ruses, ses complots, ses talens eurent raison de tous les obstacles ; violente aujourd’hui, demain caressante, semant l’or de l’état à pratiquer le : « Qui m’aime me suive, » et s’arrangeant de manière que ses ennemis fussent toujours où elle les voulait, à l’écart, dans la proscription, la ruine ou la mort. Le grand-duc, ensorcelé, ne secouait sa chaîne que’ pour la reprendre ; les hautaines colères de Jeanne d’Autriche, ses larmes, les semonces des confesseurs, peines perdues : Bianca d’une grimace effaçait tout.

J’entends les gens honnêtes s’écrier : « Si encore elle l’eût aimé ! » Sancta simplicitas ! Si Bianca Capello eût aimé ce Médicis, elle n’aurait jamais régné. Ce ne sont pas les La Vallière qu’on épouse ; la femme qui vous aime, on l’envoie au cloître quand on est le roi très chrétien, et quand on n’est, comme le père de François, qu’un simple grand-duc de Florence, on se retire avec elle bourgeoisement, à la campagne ; on abdique. Ce que voulait Bianca, c’était le trône ; elle l’obtint et lorsqu’elle y fut parvenue, les talens qu’elle déploya restent hors de cause. Sans doute, elle n’eut guère d’autre politique que celle de son intérêt, mais sa rare et très positive intelligence lui fit comprendre que la meilleure manière d’assurer l’avenir était, en s’imposant à cette famille souveraine, d’y servir de trait d’union. Ainsi la main qui devait tout embrouiller devint la main de fée qui rapproche et réconcilie. En ce sens, les Médicis n’ont eu qu’à se louer d’elle, et Sixte-Quint, qui la vit à l’œuvre, put l’estimer. Non que le sentiment y fût pour rien : Bianca Capello, je le répète, n’aima personne, ou si quelqu’un émut jamais son cœur de pierre, ce fut peut-être ce Buonaventuri, le drôle qui la mit à mal dans Venise, et qui, à Florence, la vendit. Son insistance près du grand-duc pour le sauver, une larme furtive qu’elle eut au coin de l’œil en apprenant sa déconfiture, l’indiqueraient presque, et ce retour vers le passé serait, au demeurant, tout ce qu’en fait d’émotion elle aurait eu de mieux.

Ces femmes-là sont de la race des courtisanes ; leur existence ne date que de leur avènement à la fortune, et nous les jugeons sur ce qu’elles sont ce jour-là ; mais qui nous dit qu’elles n’avaient pas un cœur comme les autres et qu’elles ne l’ont pas donné ou laissé prendre à cet aventurier qui les a tenues, possédées, gouvernées un moment, comme à cette heure d’expérience acquise et d’impitoyable revendication elles ont gouverné leur proie ? On les appelle généralement des femmes supérieures et, dans l’absence de leur cœur, on célèbre leur intelligence ; on ne voit surtout que leur succès, sans réfléchir à ce qu’il en a coûté de richesses et de sang humain pour engraisser la fleur de pourpre. Femmes supérieures en effet, mais détestables et néfastes, qui n’ont sur leurs congénères que la supériorité des appétits et dévorent un peuple, un état où les autres se contentent de manger un patrimoine ; sphinx mystérieux, monstrueux, dont il faudrait désensorceler l’histoire et que le cardinal de Médicis dénonçait justement quand il s’écriait : la pessima Bianca.


HENRI BLAZE DE BURY.


  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Carteggio segreto et confidenziale, 1586-1587. Cartegaio del Cardinal con la granda duchessa, contenant la correspondance entre don Ferdinand et Bianca pendant la brouille du grand-duc avec le cardinal. Voir, dans l’intéressante compilation de J.-P. Siebenkees (Gotha, 1789), le mémoire de Pietro Capelli sur la maladie du grand-duc et de la grande-duchesse, rapport accompagné d’une description non moins repoussante que détaillée sur l’état où se trouvaient les corps sérénissimes de leurs altesses, lors de l’autopsie opérée par le chirurgien de la cour, Gravina Petro Gallolti, étant présens, comme témoins d’office, les médecins Angelo Pietro Capelli et Giacomo Soldant. Je me contente de donner ici le procès-verbal concernant Bianca. Laissant la science d’aujourd’hui se prononcer sur la science d’autrefois, je détourne la tête avec dégoût et me dis : Tant de mensonges, de perfidies, de crimes et d’abominations pour aboutir a ce procès-verbal de la putréfaction ! Qu’est-ce que la parole d’un Bossuet comparée à l’éloquence de cette pathologie ? « Uxoris magni Etrusci serenissimæ cadaver post plures, quam super dictum sit, a morte horas hæc habuit : in abdomine, mesenterio vicinisque partibus omnibus, aderat pinguedinis immensa copia. Eo dissecto, evanescente flatu, tumor concidit intusque reperta sunt frustula lactucarum coctarum, quas paucas in fine cœnœ precedentis vesperæ assumpserat, et duo ovorum lutea quæ in exigua ultima citatione summo fere mane acceperat. Intestina flatu abundabant, innatabantque fere humori seroso circa existente. Lien dissectum manabat sanguine atro quidem qualis est in liene, sed sanguis hic consistentia erat fere purulenta. Jecur omnino male habuit, valde flaccidum et non bene coloratum erat, ita ut tum jecur quam aqua illa supradicta hydropem jam inchoatam significacent : dissecto thorace, pessima pulmonum constitutio apparuit, erant enim extrinsecus eo fere colore infecti qui in magno duce supra est dictus, etc. »
  3. Sur ce fait d’empoisonnement, Muratori ne se prononce pas, il s’en tire par un lieu-commun de morale politique : Ma quanto è facile al popolo il voler intrare né segreti labirinti de principi, altrettanto facile è in casi tali l’ingannarsi. Molin est plus explicite, ses mémoires sont pleins de traits concernant Bianca Capello ; on y apprend surtout à connaître l’opinion de ses concitoyens sur le décret l’instituant fille de la république. Arrivant à parler de sa mort, Molin se range du parti des accusateurs du cardinal, qui l’aurait empoisonnée, selon le bruit répandu alors dans Venise et qui depuis s’est propagé.
  4. Il semblerait en effet que ce soit le guignon historique de Bianca Capello ; qu’ils viennent de Venise ou de Florence, les documens sont presque toujours défavorables ; les Vénitiens lui en veulent comme compatriote de n’avoir point assez travaillé pour Venise, et les Florentins l’exècrent comme Vénitienne. Voir la Storia del granducate di Toscana sotto il governo della casa Medici. Florence, 1581. L’auteur puise à même les archives, seulement il omet les faits à décharge et ne conserve guère que ceux qui peuvent nuire. On devra également n’user qu’avec réserve de l’écrit de Sanseverino : Storia della vita e tragica morte di Bianca Capello, 1776, élucubration historique où la fantaisie tient trop de place. On y voit pendant le banquet du couronnement, la Vénus de Médicis provoquer l’admiration des convives, ce qui forcerait à penser que la déesse avait quitté Rome et les jardins de la villa Médicis, qu’elle habitait alors, pour arpenter les grands chemins comme la Vénus d’Ille dans le conte fantastique de Mérimée.
  5. Deux ans après avoir été reconnu grand-duc, il quitta la pourpre cardinalice pour épouser Christine, fille de Charles III de Lorraine. D’un esprit ferme et délié, rompu aux intrigues de Rome et versé dans les secrets de toutes les cours de l’Europe, très autoritaire, comme nous disons aujourd’hui, il coupa court aux dernières franchises républicaines, et pour réduire la ville au silence sur les actes privés du souverain, pour en finir avec les conversations populaires dans les rues et dans les marchés, il employa le système à l’usage des bons tyrans. C’est à partir de ce temps que les marionnettes et les saltimbanques remplacèrent les prises d’armes, les harangues et les entretiens politiques en plein air, que le goût de la musique et des représentations théâtrales se propagea. Au dehors comme au dedans, il changea le tour des choses, ne détacha de l’Espagne pour se rapprocher de la France. Il est vrai que nous lui devons sa nièce Marie de Médicis, dommageable cadeau qui, pour compensation à tant de maux qu’il nous apportait, nous aura valu un beau vers de Malherbe :
    Viens-y tel que tu fus quand aux monts de Savoie, Hymen en robe d’or te la vint amener.
  6. Lui, sur qui ce même cardinal ne pouvait pourtant conserver l’ombre d’une illusion, ainsi qu’on le verra dans cette lettre à Fra Soderini : « S. A. S. le grand-duc, mon frère, et Bianca, son épouse ; ayant en peu de jours passé de vie à trépas, et le gouvernement de l’état m’étant échu, selon qu’il sied que cela soit, J’ai voulu rassurer ma conscience au moyen d’une nouvelle enquête et j’ai désormais l’entière certitude que ce don Antonio ne nous est rien, n’étant l’enfant ni du grand-duc mon frère ni de sa femme, l’exécrable Bianca, — la pessima Bianca. »
  7. Le portrait d’après Alexandro Allori, donné par M. Eugène Plon dans un nouvel Appendice à son Benvenuto Cellini, répond à cet idéal énigmatique, mais il ne s’agit encore là que de la femme déjà éprouvée, sinon mûrie, et déjà forte, aux premiers temps de sa liaison avec François de Médicis ; quant à la jeune fille avant sa chute, il nous faut, je le crains, renoncer à la connaître, car s’il existait sur elle un seul renseignement, l’habile chercheur l’eût indiqué.