Bibliographie : L’Académie françoise

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Bibliographie : L’Académie françoise
Revue pédagogique, second semestre 1891 (p. 367-371).

« L’Académie françoise » de La Primaudaye. ― Le Musée pédagogique a fait récemment l’acquisition d’un livre assez rare qui mérite peut-être d’être signalé aux lecteurs de la Revue. C’est L’Académie françoise, en laquelle est traité de l’institution des mœurs et de ce qui concerne le bien et heureusement vivre en tous estats et conditions : par les préceptes de la doctrine et les exemples de la vie des anciens sages et hommes illustres, par Pierre de la Primaudaye, escuyer, seigneur dudit lieu et de la Barrée, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roy. Revue et corrigée de nouveau avec indices amples. 1 vol. petit in-8° de 772 pages, imprimé à Genève par Jacques Chouet en 1598. La vie de l’auteur est peu connue. Elle fut vraisemblablement consacrée en grande partie à l’étude et à la recherche des matériaux qui devaient composer l’Académie françoise. Quoi qu’il en soit, son ouvrage obtint un grand succès. Il fut imprimé pour la première fois à Paris, chez Guillaume Chaudière, en 1577, et eut depuis de nombreuses éditions, « tant, dit La Croix du Maine, ce livre a été bien reçu soit pour le titre du livre, et pour le contenu en iceluy recueilli fort laborieusement ». C’est, en effet, un véritable monument d’érudition, et La Primaudaye s’est efforcé de justifier le titre un peu ambitieux qu’il a donné à son ouvrage. L’Académie françoise est une sorte d’encyclopédie morale où se trouvent exposés et appuyés sur l’avis des anciens auteurs les principes qui doivent guider l’homme dans les diverses circonstances de sa vie publique et privée. Quantité de questions sont ainsi traitées, un peu à la manière des Essais, à grand renfort de citations empruntées aux philosophes, aux poètes, aux orateurs de l’antiquité. Les Pères de l’Église et l’Écriture sainte sont mis aussi à contribution, et l’auteur ajoute à ce trésor de sagesse ses conseils personnels. Ce traité de morale pratique est présenté sous la forme d’entretiens entre trois gentilshommes angevins, qui prennent pour la circonstance des noms hébreux, « Aser qui signifie Félicité, Amana qui est à dire Vérité, Aram qui dénote Sublimité », et l’auteur lui-même qui se nommera « Architot, qui est autant à dire que Frère de bonté ». À tour de rôle ils proposent un sujet, et chacun le traite en faisant surtout appel à ses souvenirs classiques. Nous n’entreprendrons pas d’analyser les soixante et onze conversations dont l’ensemble forme l’Académie françoise. Nous essaierons seulement de donner une idée de la manière de l’auteur et de la valeur de son livre en étudiant avec quelques détails le chapitre LI, « De la nourriture et instruction des Enfans ».

C’est Aram qui prend la parole et, dès le début, il insiste sur l’importance de la question qui va être traitée. « Nous devons, ce me semble, mes compagnons, reprendre cette matière, et la poursuivre et traiter plus amplement : afin de stimuler et induire les pères et tous ceux qui ont authorité sur les plus jeunes à estre soigneux et diligens de cultiver ceste semence puérile, qui est la source et racine de toute prospérité publique et particulière… Nos anciens rois cognoissant combien estoit nécessaire cette institution de la jeunesse fondèrent jadis et firent construire tant de beaux colleges que nous voyons ès Universités de France ; voire tous monastères furent fondés en partie à ces fins. Mais aujourd’hui quel soin prenons nous d’imiter les anciens en ceste sollicitude de bien faire nourrir les enfans en l’estude des sciences et bonnes disciplines ? N’avons-nous pas bien grand’occasion de dire avec le philosophe Cratès qu’il seroit très necessaire de monter au plus éminent lieu de ce royaume et crier à haute voix : « O hommes, où vous précipitez vous, qui prenez toute la peine que pouvez pour amasser des biens et thrésors périssables, et cependant ne faites conte de vos enfans, les laissans croupir et vieillir en ignorance qui les perd de corps et d’âme à la confusion et ruine de nostre patrie ? » Après cette apostrophe, Amana entre dans une analyse très détaillée des idées de Platon sur l’éducation des enfants. Cette partie de son discours est naturellement d’un médiocre intérêt pour nous. Nous y relèverons cependant quelques observations originales où apparaît la personnalité de l’auteur. Ainsi, à propos de l’âge auquel il convient de commencer l’étude des langues, Amana fait cette remarque : « Et me semble qu’il seroit profitable à la jeunesse de commencer au susdit âge de six ans, à lui monstrer la pertection de sa langue maternelle en la bien lisant, prononçant et escrivant. Puis à huit ans lui enseigner les rudimens de la langue latine, et la lui faire poursuivre jusqu’à ce qu’elle lui soit familière, autant ou peu moins que la maternelle. » Comme on le voit, c’était aller à l’encontre de l’opinion commune qui voulait que l’étude de la langue maternelle fût tout à fait subordonnée à celle du latin. La Primaudaye n’est pas moins heureusement inspiré lorsque, se séparant de Platon, il n’admet pas que tous les emplois publics soient accessibles aux femmes, même instruites. On allègue qu’on a vu nombre de femmes dont l’âme était aussi fortement trempée et l’esprit aussi sûr que celui des hommes. « Or combien que ces raisons soyent de grande considération, si est ce pourtant que les hommes et femmes tant par la police divine qu’humaine ont leurs offices distincts. » Cela n’empêche pas La Primaudaye de revendiquer avec un grand bon sens le droit pour les femmes de recevoir une instruction solide. « Il est bien vray que je n’approuve pas l’opinion de plusieurs qui disent les femmes devoir rien scavoir que filer et coudre, approchant fort du dire de cest empereur qui vouloit que la femme n’eust plus d’esprit qu’il lui en falloit pour discerner la chemise d’avec le pourpoint de son mari. Telles opinions sont propres aux ignorans et de cervelle ombrageuse. Et ne peut estre que bien séant et profitable à la femme de sçavoir rendre raison de la fin de son estre, tant par la cognoissance des divins escripts que des préceptes de bien vivre qu’avons des anciens. Ce qui doit estre enseigné aux filles par les pères et mères : afin que par l’amour de la vertu, elles soyent retirées de toute autre amour folle, et rendues désireuses de toute honnesteté et pudicité. Ainsi, que devenues mères en bon et sainct mariage, elles sont bien souvent la principale cause de la bonne conduite des enfans. »

On ne saurait mieux dire, et de pareils passages font regretter que l’auteur ne parle pas plus souvent en son propre nom. Mais La Primaudaye ne marche pas sans s’appuyer sur l’autorité des anciens, et il se hâte de revenir à l’analyse des traités d’Aristote et de Quintilien, entremêlée de citations d’Horace, de Plaute, d’Ovide, etc. Cet étalage d’érudition devait plaire aux lettrés de l’époque, mais il étouffe la voix de l’homme du seizième siècle que nous aimerions à entendre. C’est lui pourtant qui regrette l’abolition de la loi instituée par le législateur Charondas portant que tous les enfants seraient instruits aux frais de la République, « loy certes qui se devroit aujourd’hui pratiquer en toutes les villes de ce royaume, pour résister à ceste pernicieuse hydre d’ignorance que les plus riches maintiennent, ne faisans conte de scavoir, à la foulle et oppression des pauvres qui seroient bien aises d’avoir le moyen de se faire instruire. » La Primaudaye ne rêve pas comme Rabelais une instruction encyclopédique, il laisse aux pères « la liberté de choisir les arts et sciences esquelles ils auront volonté de faire instruire leurs enfans, regardant à quoy la nature les rendra plus propres ». À son avis, l’éducation proprement dite peut se résumer en six préceptes que nous indiquerons brièvement. Le premier « sera de monstrer aux enfans qu’ils doivent adorer Dieu et l’honorer principalement et devant toutes choses et rapporter à la gloire de son nom toutes leurs intentions et actions ». Le second précepte et le plus nécessaire à la jeunesse « est de lui enseigner à ne se glorifier point aux biens terriens et mondains, apprenant aux enfans à les mespriser plutost et transporter l’amour du corps et des biens charnels qu’il désire à l’amour de l’âme et des biens éternels qui lui sont propres… » Troisièmement on doit enseigner aux enfants à éviter et fuir tout ce qu’ils voient faire aux autres, apprenans à estre sages par leurs dangers et périls… » Pour le quatrième précepte, « nous mettrons ces quatre choses qui sont de très grande conséquence pour bien vivre : qu’ils ne soient délicats ni superflus en chose quelconque ; qu’ils tiennent leur langue et ne soient légers en paroles et n’en profèrent jamais de sales et deshonnestes, ains soient gracieux et affables à parler à tout le monde, à saluer volontiers chacun et cèdent volontairement ès choses où la vérité n’est point offensée ; qu’ils maistrisent leur colère en retranchant tout ce qu’ils pourront d’impatience, qui est une vertu singulière ; puis qu’ils aient leurs mains nettes, y ayant eu plusieurs grands personnages qui pour s’estre laissé aller à prendre argent injustement ont respandu tout l’honneur qu’ils avaient amassé au demeurant de leur vie. » En cinquième lieu, « on leur doit mettre et proposer devant les yeux les exemples des gens de bien et des meschans par la lecture et intelligence de l’histoire : et comme ceux qui ont été vertueux ont été rémunérés d’un bon loyer, et les vicieux d’une mauvaise et malheureuse fin ». Pour le sixième et dernier précepte, « nous dirons qu’il est besoin d’exerciter les jeunes enfans à labeur et fatigation, afin qu’ils ne s’adonnent point à oisiveté et qu’ils ne tresbuchent en quelque volupté deshonneste. Nous avons vu des exercices et jeux qui leur sont propres, selon l’opinion des anciens. Nous sçavons assez les choisir aujourd’hui, selon ce qui est le plus convenable à la noblesse… Que si nous pratiquons diligemment ces préceptes en la nourriture et instruction de nos enfans, il n’y aura nulle doute que tout ainsi que les seaux et cachets s’impriment aisément en cire molle, aussi nous ne moulions facilement ès esprits de petits enfans ce que nous leur voudrons faire apprendre pour bien et heureusement vivre, à la gloire de Dieu, au profit de leurs prochains et à la descharge et acquit de nos consciences qui y sont tenues et obligées. » Ainsi se termine ce chapitre où se laisse voir, comme dans le reste de l’ouvrage, à travers l’appareil un peu pédantesque de l’érudition, un esprit ouvert et vigoureux. Il serait ridicule de rapprocher La Primaudaye de Montaigne et de Rabelais : il n’a ni leur puissante originalité, ni leur style merveilleux. Mais ce qu’on peut lui accorder, c’est qu’à la différence de bien des compilateurs, il ne disparaît pas complètement derrière les auteurs qu’il cite. Il sait à l’occasion juger sainement des choses et exprimer, dans une langue claire et aisée, des idées justes et parfois hardies pour son temps.