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Bibliographie : Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, par M. Buisson

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BIBLIOGRAPHIE.


Dictionnaire de pédagogie et d’instruction
primaire.
(Hachette, 1878.)

Nous avons sous les yeux la première livraison de l’encyclopédie pédagogique dont la librairie Hachette vient d’entreprendre la publication. Cet important ouvrage, que dirige un pédagogue justement estimé, M. F. Buisson, ne s’adresse pas seulement aux maîtres ; il convient à toutes les personnes qui, à un titre quelconque, ont à s’occuper des choses de l’enseignement primaire ou qui s’intéressent aux progrès de l’éducation publique. Les membres des conseils départementaux ou académiques, ceux des délégations cantonales, des commissions de surveillance des écoles normales et des jurys d’examen trouveront dans ce vaste répertoire les informations les plus sûres, la science la plus exacte. Le législateur lui-même peut le consulter avec fruit, et y puiser les éléments des discussions approfondies ou des rapports qui préparent et accompagnent l’élaboration des lois applicables à l’enseignement.

À cette incontestable utilité pratique le recueil de M. Buisson joint un intérêt d’un autre genre, que j’appellerai l’intérêt philosophique. Car la pédagogie, envisagée dans ses principes, est, à vrai dire, une branche de la philosophie. Les facultés de l’enfant, ses instincts, ses aptitudes, le degré de son âme, voilà le point de départ de toute méthode ayant pour objet de le faire arriver à la connaissance. M. Buisson lui-même, dans un des remarquables articles qui composent ce premier fascicule, a tracé d’un style ferme et précis, avec cette élévation de bon sens qui le caractérise, quelques-unes des règles qui doivent guider à cet égard un sage éducateur. (V. Dict. de pédagogie, au mot Abstraction.)

En demandant avec lui que l’on cesse enfin de submerger l’esprit des enfants sous un déluge d’entités grammaticales et qu’on épargne à ce jeune âge les abstractions métaphysiques, je ne voudrais pas toutefois qu’on matérialisât en quelque sorte l’enseignement. Ne partir que des sens, ce serait méconnaître une fonction, naturelle aussi, de l’esprit, même chez les enfants : la faculté de concevoir spontanément des idées absolues, indépendantes de tout phénomène concret. L’idée de bonté, par exemple, ne dérive pas, chez l’enfant, de ce qu’il a éprouvé et connu que sa mère est bonne, que Jacques est bon, que le pain est bon ; c’est, au contraire, parce qu’il a a priori cette idée absolue de bonté, qu’il juge que telle ou telle chose, telle ou telle personne est bonne. — Dans un autre ordre de conceptions, si l’idée de pesanteur ne devait être que le résumé des constatations effectives opérées par l’enfant sur des objets pesants, il faudrait qu’il expérimentât tous les objets avant de pouvoir comprendre que la pesanteur est une qualité des corps. Il n’en est pas ainsi et, quoique les idées de cette sorte se rattachent plus directement aux données de l’expérience, l’enfant n’a pas un tel chemin à parcourir, parce que son esprit, tout porté à la généralisation, conçoit tout d’abord l’idée de pesanteur et l’étend sans effort à l’universalité des objets. — En un mot, il y a chez l’enfant : 1° des idées générales, surtout en ce qui concerne le domaine des idées morales ; 2° une aptitude naturelle et un penchant prononcé à généraliser, surtout en ce qui concerne les idées appartenant au domaine physique. Ces conceptions ou aperceptions naturelles et cette aptitude sont une des forces et des énergies principales de l’âme humaine, et c’est même là ce qui constitue essentiellement sa différence d’avec l’âme, si je puis dire, des animaux. La pédagogie ne saurait donc, sans préjudice pour sa dignité et son efficacité, négliger d’utiliser ce fonds commun d’idées absolues et générales que tout enfant possède, ni laisser dormir ce levier puissant d’éducation que l’instinct généralisateur de l’enfant fournit à un maître habile.

Les pages de M. Buisson, je me plais à le dire, sont de celles qui font réfléchir. C’est pourquoi je me suis laissé aller à ces réflexions, elles-mêmes un peu abstraites. Au surplus, nous ne sommes pas entre pédagogues comme entre augures, et nous prenons notre rôle au sérieux, parce qu’il l’est en effet. L’enfant nous est donné comme un champ à cultiver et, de même que pour la culture il faut étudier la composition du sol et du sous-sol, les plantes qui conviennent le mieux au terroir, les assolements et les alternances, les modes de labour et les divers autres travaux propres à aider, à développer, à rectifier les énergies natives du sol, nous devons aussi prendre à cœur de rechercher tous les moyens de féconder de jeunes esprits, dont l’engourdissement n’est souvent qu’apparent, et d’y faire germer cette précieuse semence dont le Maître par excellence a dit ce mot si juste, si profond, si universellement applicable : Veritas liberabit eos.

Certes les efforts n’ont pas manqué jusqu’ici, et ils ne font pas défaut de notre temps surtout, afin d’imprimer l’essor à l’instruction primaire et de procurer un enseignement sérieux et réel à la classe populaire, c’est-à-dire à celle qui est aujourd’hui la classe dirigeante. Et pourtant j’oserai dire que presque rien n’a été obtenu et que tout est à faire. — Entrez dans une école de village (car ce sont celles-là qu’il faut envisager) : vous y verrez de petits enfants ânonnant sur des lettres ou des tableaux de syllabation, de plus grands ânonnant sur quelques pauvres exercices de numération ; et puis c’est à peu près tout. L’immense majorité de nos écoles en est là. On est vraiment affligé quand on voit la résultante de tant d’efforts, de dépenses, de sages doctrines, de conseils et d’encouragements de toute sorte. — À qui la faute ? Est-ce à l’instituteur ? — Assurément non ; car il se tue à une tâche ingrate, et il ne demanderait pas mieux que d’avoir à rendre l’école plus attrayante pour lui-même.

Le vrai coupable, avouons-le, c’est le père de famille, qui n’envoie la plupart du temps son enfant à l’école que quand il n’en a pas besoin et pour s’en débarrasser, sans se guère soucier d’ailleurs d’autre chose que de lui faire faire sa première communion le’ plus tôt possible, afin de pouvoir s’en servir ensuite tout à fait pour les travaux des champs ou de la maison. L’absentéisme (v. ce mot au Dictionnaire de pédagogie) est véritablement le principal obstacle au progrès de l’instruction primaire ; et certes M. Buisson a bien raison de dire que le dévouement, le zèle, le talent pédagogique du maître sont les moyens les plus efficaces de triompher de cet obstacle : car dans notre législation actuelle il n’y en a point d’autres. Mais prenons garde qu’à force de demander à l’instituteur, nous nous ne dépassions le niveau de ce qu’il peut fournir. Aidons ce zèle par de justes et nécessaires lois qui en assurent l’effet, par des institutions publiques d’encouragement et de patronage qui suscitent aussi le zèle de la famille, auxiliaire indispensable du dévouement de l’instituteur.

Toutes ces questions viendront à leur tour dans le Dictionnaire de M. Buisson, et nous les examinerons avec le plus vif intérêt. Il nous est permis de dire dès aujourd’hui que ce Dictionnaire mérite les sympathies et la gratitude de quiconque se préoccupe de l’avenir de l’éducation nationale.