Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre X

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Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 54-59).

CHAPITRE X.


Siége d’Halicarnasse. — Darius se décide à porter la guerre en Macédoine. — Memnon de Rhodes meurt au moment d’exécuter ce projet. — Bataille d’Issus. — Plan suivi par Alexandre pour la conquête de l’Asie.


Alexandre profita de ses avantages avec autant de célérité que de sagesse. Les débris de l’armée battue s’étaient réfugiés à Milet ; il emporta cette ville d’assaut, laissa aux habitans la vie et la liberté, et renvoya sa flotte qu’il ne pouvait conserver faute d’argent, ou sans crainte de compromettre sa gloire dans un combat naval. L’Éolie et l’Ionie se soumirent ; il s’avança ensuite vers la Carie, résolu de s’emparer d’Halicarnasse.

Memnon connaissant toute l’importance de cette place, s’y était jeté avec de bonnes troupes : aussi l’histoire rapporte-t-elle peu de siéges où l’on ait poussé plus loin le courage et l’acharnement. Il fallut combler un fossé large de quarante-cinq pieds et de vingt-deux de profondeur ; on y parvint au moyen de trois tortues. Les assiégés firent de vigoureuses sorties, incendièrent plusieurs fois les machines qui détruisaient leurs murailles et soutinrent vigoureusement l’assaut livré par les Macédoniens qui s’étaient rendus maîtres des brèches.

Un second mur formé en croissant, contre lequel il fallut faire de nouvelles attaques, leur coûta beaucoup de monde, parce que du haut des tours placées de côté et d’autre, les troupes de Memnon découvraient leur flanc. Les Macédoniens eurent besoin d’être soutenus par la présence d’Alexandre. Enfin ils parvinrent à forcer les retranchemens, et les assiégés se retirèrent dans deux petits forts qui tenaient à la ville.

Après cette belle défense, Memnon que Darius avait déclaré son amiral et son gouverneur de la côte d’Asie, s’étant emparé de plusieurs îles, se préparait à porter la guerre en Grèce, lorsque la mort arrêta ses projets. La perte d’un tel homme fut le coup le plus fatal dont la fortune pouvait frapper l’empire des Perses. Memnon était digne de combattre Alexandre, et la nouvelle résolution de Darius, quoique tardive, pouvait arrêter le héros Macédonien en changeant la nature de la guerre.

Alexandre appréciait Memnon et ne négligea rien pour le détacher du service des Perses par des voies d’honneur. Passant avec son armée auprès des terres de cet illustre capitaine, il publia des défenses sévères pour les faire respecter par ses soldats. De son côté, Memnon se piquait de générosité envers son ennemi, et un jour qu’il entendait un des siens déprécier les actions de ce prince : « Je ne t’ai pas pris à ma solde, lui cria-t-il en le frappant de sa javeline, pour dire du mal d’Alexandre, mais pour le combattre. »

Darius n’ayant aucun général capable de suivre les projets de Memnon de Rhodes, les abandonna pour chercher des ressources dans ses armées d’Orient. Alexandre apprit que le roi des Perses était campé avec toutes ses forces à Sochos, dans la Comagène ; il se mit en marche, franchit le passage des montagnes de la Cilicie et se dirigea sur Myriandre.

Afin de bien entendre les mouvemens de ces deux princes, et pour mieux fixer la situation du lieu où se donna la bataille, il faut savoir que la Cilicie est environnée au midi par la Méditerranée ; au nord, à l’orient, et au couchant par une chaîne de montagnes assez semblables à une anse qui s’appuie de part et d’autre sur les côtes de la mer. Ces montagnes laissent trois portes ou pas. Le premier défilé se rencontre en descendant du mont Taurus, pour aller à la ville de Tarse ; le second est le pas de Syrie par lequel on sort de la Cilicie ; le troisième se nomme le pas Amanique, ainsi appelé du mont Amanus par lequel la Cilicie communique avec l’Assyrie.

Informé que l’armée persane avait abandonné son poste avantageux, Alexandre fit pendant la nuit repasser les montagnes à ses troupes par le pas de Syrie, en même temps que les Perses achevaient de franchir les portes Amaniques. Ces gorges ne se trouvaient distantes l’une de l’autre que de cinq parasanges (environ trois lieues) ; la dernière était au nord, et la première au midi ; par conséquent l’armée persane avait à dos les Macédoniens.

Alexandre s’était décidé à lui laisser ce passage ouvert pour l’empêcher de faire usage de toutes ses forces, suivant l’avis de Parménion qui conseillait d’éviter les plaines, où l’on courait risque d’être environné et vaincu, plutôt par sa propre lassitude et par le nombre, que par la valeur de l’ennemi.

Le lieu où se donna la bataille (333 av. not. ère) était près de la vallée d’Issus[1], fermé au nord par des montagnes, et au midi par la mer. La rivière de Pinare divisait la plaine en deux portions à-peu-près égales, et les montagnes formaient un enfoncement dont l’extrémité venant à se recourber, embrassait une partie du terrain. Le roi des Perses s’étant emparé d’Issus, campa le lendemain au-delà du Pinare, et Alexandre se disposa pour l’attaquer. Il mit son armée en bataille, appuyant la droite aux montagnes, et la gauche à la mer.

À la tête de l’aile droite, Alexandre plaça l’Agema (les Argyraspides) et les Hypaspistes sous le commandement de Nicanor ; près d’eux la phalange de Cœnus et celle de Perdiccas qui s’étendait jusqu’au centre où devait commencer l’action. Alexandre composa la gauche des phalanges d’Amyntas, de Ptolémée et de Méléagre. C’était la célèbre phalange macédonienne, composée de six sections séparées, et ayant chacune en tête un officier habile. La cavalerie macédonienne et thessalienne fut placée à la droite ; celle du Péloponnèse à la gauche, avec la cavalerie des alliés.

Alexandre se mit à la tête de l’aile droite ; Parménion prit la gauche, et sous lui, Craterus commandait l’infanterie de cette aile. Parménion avait ordre de ne point s’éloigner du rivage, dans la crainte d’être cerné par les barbares ; Nicanor, au contraire, devait se tenir assez distant des hauteurs, pour n’être point à portée des traits de l’ennemi qui les occupait.

Comme presque toute la cavalerie des Perses était portée du côté de la mer, en face de Parménion, soutenu seulement par celle des alliés et du Péloponnèse, Alexandre renforça sa gauche des chevaux thessaliens, et les fit passer sur les derrières pour n’être point vu de l’ennemi ; il couvrit la cavalerie de son aile droite, des coureurs de Protomaque, ainsi que des Pœniens commandés par Ariston ; son infanterie fut protégée par les archers d’Antiochus. Il réserva les Agriens commandés par Attalus, et quelques troupes nouvellement arrivées de la Grèce, pour les opposer à celles que Darius montrait déjà sur la montagne.

Ainsi l’aile droite était elle-même divisée en deux parties ; l’une opposée à Darius placé au-delà du fleuve, avec le gros de son armée ; l’autre regardant l’ennemi, qui la tournait sur les hauteurs. Cette disposition était nécessitée par la chaîne des montagnes qui décrivait une espèce de golfe, dans lequel une partie de l’aile droite des Macédoniens se trouvait enfermée.

La phalange de l’aile droite ayant moins de front que la gauche des Perses, Alexandre, pour lui donner plus d’étendue, la renforça par deux corps d’infanterie tirés du centre de son armée, les faisant encore filer par les derrières afin de le dérober ce mouvement ; et comme les barbares postés sur le flanc de la montagne ne descendaient point, Alexandre donna ordre à un détachement d’archers et d’Agriens de les chasser vers le sommet, ce qui lui permit de ne laisser là que trois cents chevaux et d’employer le reste des troupes à fortifier sa droite, qu’il put étendre ainsi au-delà de celle des Perses.

De son côté, Darius fit passer la rivière de Pinare trente mille chevaux et à vingt mille hommes de trait, afin de pouvoir former son ordre de bataille sans être insulté. Trente mille Grecs à sa solde, pesamment armés, composaient l’élite de ses troupes ; il les mit au centre, et fit couvrir leurs flancs par soixante mille Cardaques, armés de même, le terrain ne permettant point de présenter un front plus considérable. Le reste de l’infanterie, distingué par nation, était placé derrière la première ligne.

La profondeur de ces masses devait être extraordinaire, dans un tel défilé, surtout si l’on considère que Darius comptait six cent mille combattans. Sur la montagne qui était à gauche, du côté de la droite d’Alexandre, Darius plaça vingt mille hommes, disposés de telle façon, qu’à la faveur des sinuosités du terrain, les uns débordaient l’aile des Macédoniens, les autres l’avaient en tête.

Après avoir rangé son armée, Darius fit repasser la rivière à sa cavalerie ; en envoya la plus grande partie contre Parménion, du côté de la mer où les chevaux pouvaient combattre avec plus d’avantage, et jeta le reste sur la gauche vers la montagne ; mais jugeant que cette troupe allait devenir inutile à cause de la difficulté des lieux, il en fit repasser encore une grande partie sur la droite. Pour lui, il se plaça au centre, selon la coutume des rois de Perse.

Les deux armées étant ainsi disposées, Alexandre marcha lentement pour laisser reprendre haleine à ses soldats, de sorte que l’on crut que l’action ne commencerait que fort tard. Darius ne voulait point perdre l’avantage de son poste ; il fit même palissader les endroits de la rivière qui n’étaient pas assez escarpés.

Lorsque les armées furent en présence, Alexandre passant à cheval le long des rangs, désignait par leurs noms les principaux officiers, et recommandait à ses soldats de combattre avec courage. Aux Macédoniens, il rappelait tant de villes et de provinces déjà soumises pour prix de leurs victoires ; il animait les autres Grecs par le souvenir des maux que ces irréconciliables ennemis qu’ils voyaient en face leur avaient fait souffrir, et les exhortait à joindre de nouveaux lauriers à ceux de Marathon et de Salamine ; enfin il montrait aux Illyriens et aux Thraces, peuples accoutumés à vivre de rapines, l’armée de Darius toute resplendissante d’or et de pourpre, et moins chargée d’armes que de butin. Aussitôt un cri général s’éleva pour demander le combat.

Alexandre s’était avancé d’abord avec précaution pour ne pas rompre le front de sa phalange, et faisait halte de temps en temps ; mais quand il fut à portée du trait, il ordonna à toute sa droite de se jeter dans la rivière avec impétuosité pour étonner les barbares, et ne pas leur laisser le temps de les accabler sous leurs traits. L’ennemi ne put supporter un choc aussi terrible, et la gauche de Darius abandonna la victoire aux Macédoniens. Dans cette première attaque Alexandre fut blessé peu dangereusement la cuisse.

Pendant qu’une partie de l’aile droite de ce prince conservait son avantage sur la gauche des Perses, le reste, qui avait encore à combattre contre les Grecs de Darius, trouva plus de résistance ; et ceux ci remarquant même que l’infanterie macédonienne n’était plus couverte par la droite qui poursuivait l’ennemi, vinrent l’attaquer en flanc. Le combat fut sanglant, et la victoire demeura quelque temps douteuse. Les Grecs stipendiés s’efforçaient de repousser les Macédoniens dans la rivière ; et les Macédoniens faisaient tous leurs efforts pour conserver l’avantage qu’Alexandre venait de remporter. Ptolémée, fils de Séleucus et cent vingt Macédoniens de distinction périrent dans la mêlée.

Cependant, l’aile droite victorieuse sous la conduite du prince, après avoir défait tout ce qui était devant elle, tourna sur sa gauche et prit l’ennemi par son flanc, tandis que la phalange l’attaquait de front. Les Grecs à la solde de Darius furent mis dans une déroute complète.

Dès le commencement du combat, la cavalerie persane, postée sur le bord de la mer en face de Parménion, avait passé la rivière, et s’était jetée sur les escadrons thessaliens, qu’elle parvint à enfoncer en partie. Le reste voulant éviter l’impétuosité de ce premier choc et engager l’ennemi à se rompre, renouvela la ruse de Philippe à Chéronée, et parut céder au nombre. Les Perses, pleins de confiance dans un pareil succès, ne songèrent qu’à poursuivre les fuyards, et s’avancèrent en désordre comme à une victoire qu’on ne pouvait plus leur contester. Mais tout-à-coup les Thessaliens firent volte-face, et recommencèrent la charge avec tout l’avantage d’une troupe qui n’a pas rompu ses rangs. Les Perses combattirent courageusement, et ils ne cédèrent qu’en voyant Darius en fuite et ses Grecs taillés en pièces par la phalange macédonienne.

La cavalerie persane eut beaucoup à souffrir dans sa fuite, et de l’embarras de son armure pesante, et de la difficulté des passages où les escadrons s’écrasaient entassés dans les défilés. Les Thessaliens les chargèrent vigoureusement ; le carnage de ces troupes ne fut pas moindre que celui de l’infanterie. Les Perses perdirent plus de cent mille hommes, et Darius fut sur le point d’être pris. Sa mère, sa femme et ses enfans tombèrent entre les mains du vainqueur.

Alexandre ne tarda pas à se remettre en marche, en laissant son ennemi fuir au-delà de l’Euphrate. L’éclat de sa dernière victoire avait répandu la terreur de tous côtés, et nulle part il ne rencontrait de résistance. La seule ville de Tyr refusa de se soumettre au pouvoir des Macédoniens. Tyr, séparée du continent par un bras de mer, était défendue par des murs d’une hauteur prodigieuse. Les avantages de sa situation, l’étendue de ses ports, et l’industrie de ses habitans, en faisaient l’entrepôt de l’univers.

Presque tous les écrivains accusent Alexandre d’avoir manqué aux règles de la guerre après la bataille d’Issus, lorsqu’il s’arrête au siége d’une ville dont la prise était incertaine, au lieu de poursuivre son ennemi sans relâche, afin de lui ôter les moyens de mettre sur pied une nouvelle armée. Mais Alexandre avait appris de Philippe le secret des grandes opérations militaires, et ce que les historiens nous représentent comme un sujet de blâme, paraît bien plutôt digne de toute notre admiration.

De quelque impéritie qu’on accuse en effet les généraux de Darius, et si habile au contraire que l’on suppose Alexandre dans la science de la tactique, on ne peut admettre que ce héros eût conquis l’Asie avec trente-cinq mille hommes, s’il n’avait arrêté un plan général d’invasion mesuré sur l’étendue de son génie, et dont il eut la sagesse de ne se départir jamais.

Ce plan stratégique commence à se développer après le passage de l’Hellespont ; et l’on voit Alexandre s’occuper de la conquête de toutes les villes maritimes des côtes de l’Asie et de l’Égypte, afin d’ôter aux Perses le pouvoir d’équiper une flotte dans la Méditerranée. D’ailleurs Alexandre doit tirer des secours de la Grèce pour subvenir aux besoins de ses troupes, et il assure ainsi ses communications.

Il bat les Perses au passage du Granique ; mais au lieu de les poursuivre et de se laisser emporter par son courage comme aurait pu faire un jeune conquérant tel qu’on nous montre faussement Alexandre, ce prince réprime l’ardeur des Macédoniens, et continue de soumettre les places maritimes, en marchant des plus proches aux plus éloignées.

L’armée navale des Perses se retire de Milet sans rien faire : aussitôt le prince prend la résolution de rompre sa flotte, malgré l’avis de ses généraux, malgré les instances de Parménion lui-même dont le caractère était plutôt temporiseur, et qui dans cette circonstance demandait à combattre. Mais Alexandre n’a plus besoin de vaisseaux qui épuisent ses finances ; il va devenir maître de l’Asie sans s’exposer à un échec capable de ternir l’éclat de ses armes.

Par la conquête de la Lycie et de la Pamphilie, ce prince assujétit toute la côte ; il entre ensuite dans le comté de la Mylias pour y passer la partie la plus difficile de l’hiver ; enfin, ayant franchi heureusement le pas de Cilicie, il arrive à Tarse, et peu de temps après livre la bataille d’Issus, dans laquelle il défait entièrement l’armée des Perses.

Alexandre poursuit son dessein, et sans se laisser séduire par une victoire aussi brillante, continue de prendre les villes maritimes, parce qu’il a reconnu que c’est le seul moyen de réaliser ses vastes projets. En conséquence il passe dans la Phénicie.

Voilà tout le secret de l’expédition d’Alexandre en Asie. Maintenant il peut porter son armée dans les contrées les plus lointaines ; ses derrières et ses communications avec la Grèce seront toujours assurés.




  1. Voyez l’ATLAS.