Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre XII

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Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 63-73).

CHAPITRE XII.


Bataille d’Arbelle. — Passage de l’Hydaspe.


De retour d’Égypte, Alexandre reçut les secours en hommes qu’Antipater lui envoyait de la Macédoine et dont il avait le plus grand besoin, affaibli qu’il était par ses propres victoires. Ce prince s’avança vers l’Euphrate, et passa le fleuve à Thapsaque. Mazée, envoyé par Darius pour arrêter Alexandre, abandonna son poste, et se contenta de dévaster le pays qui aurait pu fournir des vivres aux Macédoniens.

Quatre jours après qu’Alexandre eut franchi sans résistance l’Euphrate et le Tigre, il découvrit un corps de cavalerie, le poursuivit, et apprit par les prisonniers que Darius était campé dans une grande plaine sur la rivière de Boumade près de Gaugamèle. Quelques jours de repos délassèrent les soldats macédoniens, qui se remirent en marche à dix heures du soir pour joindre l’ennemi au point du jour.

Quelque exagéré que paraisse le calcul des historiens, lorsqu’ils nous montrent l’armée de Darius s’élevant à un million d’hommes, on doit pourtant accorder qu’il n’est pas hors de vraisemblance, puisque toutes les nations depuis le Pont-Euxin jusqu’aux extrémités de l’Orient, avaient envoyé des secours puissans au roi des Perses. On voit même que la plaine d’Arbelle, quoique très vaste, ne suffit pas pour contenir de front toute l’infanterie de Darius, et qu’il est obligé de mettre derrière son corps de bataille, les troupes entières de plusieurs nations.

À l’aile gauche (331 av. not. ère), était la cavalerie des Bactriens, des Dahes, et des Arachotes ; près d’eux, la cavalerie et l’infanterie des Perses appuyés sur les Sussiens, et ceux-ci sur les Cadusiens qui touchaient au centre[1].

À la tête de l’aile droite se trouvaient les Cœlo-Syriens, et les habitans de la Mésopotamie ; suivaient les Mèdes, les Parthes, les Saques, les Topyriens, les Hyrcaniens, les Albaniens et les Sacésiniens, qui venaient rejoindre le centre de l’armée composé de la famille de Darius et des grands de la Perse. Ils étaient entourés d’un corps d’Indiens, d’un autre de Cariens Anapastes, et soutenus par un corps d’archers Mardes. Darius avait encore rassemblé autour de lui l’infanterie grecque à sa solde, la seule qu’il pût opposer à la phalange macédonienne.

Derrière le corps de bataille, on voyait les Uxiens, les Babyloniens, les Sitaciniens, et les habitans des bords de la Mer Rouge. Cette seconde ligne forma une espèce de corps de réserve, mais étant placée trop près de la première, elle ne fit qu’augmenter la confusion. Darius fit flanquer son aile gauche par la cavalerie scythe, et une partie de celle des Bactriens. La cavalerie de l’Arménie et celle de la Cappadoce se trouvaient devant l’aile droite.

Tous ces peuples étaient différemment armés, quelques-uns seulement d’armes de jet ; d’autres de piques de toute espèce, de haches ou de massues. Il y avait de la cavalerie mêlée parmi l’infanterie qui formait des carrés énormes d’une prodigieuse profondeur. Darius avait formé son armée en bataille lorsqu’il eut connaissance de la marche d’Alexandre. Il la tint sous les armes toute la journée de peur de surprise, et cette inaction qui fatiguait inutilement ses troupes, en ralentit l’ardeur.

Arrivé aux montagnes d’où il pouvait observer l’ennemi, Alexandre fit faire halte, et consulta ses généraux pour savoir s’il fallait sur-le-champ marcher à l’ennemi, ou camper dans ce lieu même. Ce dernier parti parut le meilleur, et l’on campa dans l’ordre où l’on était. C’est alors que Parménion, appuyé de tous les chefs, proposant d’attaquer pendant la nuit, et de surprendre le camp des Perses, Alexandre lui répliqua qu’il ne voulait pas dérober la victoire. Ce prince exprimait avec noblesse la pensée d’un homme de guerre expérimenté, puisque les attaques à l’improviste pendant la nuit trompent souvent l’attente des plus braves. D’ailleurs, les Perses connaissaient parfaitement le terrain, tandis que les Macédoniens n’avaient pu s’en former encore aucune idée.

Alexandre s’était occupé toute la nuit à méditer ses dispositions, n’ayant cédé au sommeil que sur le point du jour. Ses généraux le trouvèrent encore endormi lorsqu’ils vinrent prendre ses ordres, et Parménion ne put s’empêcher de lui témoigner quelque surprise, de le voir si calme au moment où son sort allait être décidé. « Comment ne serais-je pas tranquille, lui repartit Alexandre, en voyant l’ennemi se livrer entre mes mains. » Paroles adroites qui, circulant dans l’armée, furent regardées par le soldat comme un gage assuré de la victoire, et détournèrent son attention du spectacle aussi rare qu’effrayant que lui présentaient les troupes innombrables de Darius.

Alexandre rangea les siennes en bataille, en formant une première ligne dont la droite était composée de la cavalerie des Hétaires. Cette cavalerie s’appuyait sur l’Agema (les Argyraspides), et sur l’infanterie pesante, composée de deux phalanges complètes, divisées chacune en quatre grandes sections. Six de ces sections occupèrent le front de bataille, et deux autres, mises en seconde ligne, furent remplacées par des peltastes armés plus légèrement que les phalangites, mais non moins estimés qu’eux, et dont Alexandre avait deux corps assez considérables. L’aile gauche était flanquée de la cavalerie des Thessaliens et de celle des alliés.

Il ne devenait pas douteux que ces soldats si supérieurs aux Perses, par la bonté de leurs armes et l’excellence de leur tactique, ne réussissent à se faire jour partout où ils se présenteraient, et que si l’on parvenait à percer la ligne ennemie la confusion se mettrait bientôt dans tous les rangs.

Mais l’armée de Darius débordait de plus de moitié la ligne de bataille d’Alexandre, et c’est dans les dispositions savantes que prit ce prince pour garantir ses flancs et ses derrières, qu’il fit preuve d’une rare sagacité. À côté et devant les compagnies royales, Alexandre plaça une ligne de troupes légères, composée d’une partie des Agriens, des archers de Macédoine, et de vieilles bandes étrangères ; à une petite distance en avant de cette ligne, il posta la cavalerie légère et les Péoniens ; il forma ensuite une troisième ligne en avant de celle-ci, avec la cavalerie étrangère, qui eut ordre de prendre l’ennemi en flanc, s’il cherchait à les tourner.

Les précautions d’Alexandre pour garantir son aile gauche, n’étaient pas moins ingénieuses. Il y plaça un corps de cavalerie grecque avec ordre de faire un quart de conversion, pour prendre en flanc la cavalerie ennemie, dès qu’elle serait en marche ; et comme ce corps était trop faible pour résister à tout l’effort de cette nombreuse cavalerie, il le fit soutenir par l’infanterie légère des Thraces, laquelle, jointe à deux escadrons, décrivait une ligne oblique dont un bout tenait à la cavalerie thessalienne.

Alexandre composa une seconde ligne, de la moitié des peltastes, avec deux sections de la phalange, et leur ordonna de converser vers l’aile où ils verraient les troupes combattre avec peu de succès. Cette manœuvre à laquelle les Perses ne pouvaient s’attendre, et que probablement ils n’auraient pas comprise, devait, certes, suffire pour les empêcher d’inquiéter les derrières de sa première ligne de bataille ; car c’était avec elle qu’Alexandre comptait enfoncer les gros bataillons de Darius.

Nous avons dit que dans l’armée de ce monarque, les corps de cavalerie et d’infanterie se présentaient sur une grande profondeur, mêlés ensemble, et que la plaine située entre le Tigre et les montagnes Gordiennes, toute vaste qu’elle était, ne put les contenir sur un seul front. Darius, placé au centre, suivant la coutume des rois persans, et appuyé sur l’infanterie grecque à sa solde, la seule qu’il pût opposer à la phalange macédonienne, s’était encore fortifié de deux cents chariots armés de faux, et de quinze éléphans.

Alexandre n’aborda pas les ennemis de front, il tira vers sa droite en marchant par son flanc, de sorte qu’il s’avançait sur la gauche des Perses en éloignant la sienne. Darius fit aussi un mouvement vers sa gauche, mais très lent, à cause de la pesanteur de sa ligne. Cependant, comme il vit qu’Alexandre gagnait du terrain sur lui, et qu’il craignait de perdre l’avantage de sa position, il fit commencer le combat par des corps de cavalerie qui vinrent se replier sur son flanc.

Ménidas, commandant la première ligne, alla au-devant d’eux, soutenu par Arétès qui conduisait la seconde, ensuite par les Agriens. Le combat fut long-temps disputé ; mais les Macédoniens firent tant d’efforts qu’ils obtinrent enfin l’avantage, et chassèrent cette cavalerie du champ de bataille.

Tandis que ce combat se passait à la droite d’Alexandre, Darius avait fait lâcher ses chariots, qui ne produisirent point le résultat qu’il s’en était promis. Comme tout leur effet dépendait des chevaux qui les tiraient, et de leurs conducteurs, la destruction des uns ou des autres rendait la machine inutile, et les archers répandus sur le front de la ligne, s’acquittèrent si bien de leur devoir, qu’en peu de temps ces chariots demeurèrent immobiles, ou passèrent entre les intervalles que la phalange avait ordre de leur ouvrir.

Mazée, qui commandait la droite des Persans, fit en même temps avancer les Arméniens et les Mèdes, pour envelopper la gauche d’Alexandre. Parménion leur opposa les Grecs soudoyés et les corps d’infanterie légère, placés en écharpe sur le flanc. Ces troupes, malgré leur courage et leur discipline, ne purent soutenir l’effort de toute cette cavalerie ; elles battirent en retraite, et se retirèrent en bon ordre derrière la ligne des Thessaliens.

La cavalerie, dans l’armée de Darius, était mêlée avec l’infanterie. Voyant les Scythes et les Persans des ailes, vivement pressés par les Grecs, elle voulut les secourir, et sortit brusquement de la ligne, en y laissant des vides que les généraux n’eurent pas le temps de remplir. Alexandre profita de cette faute ; il forma en colonnes ses compagnies royales, se jeta dans un de ces trous au milieu de l’infanterie, et la prit de revers, tandis que le reste de sa cavalerie la chargeait de front. Les Argyraspides, qui tenaient la droite de l’infanterie, avaient aussi formé une colonne, et s’étaient fait jour dans la ligne persane ; ils y portèrent le désordre. Les seuls Grecs stipendiaires tinrent ferme quelque temps ; toutefois Darius craignant qu’on ne lui coupât la retraite, quitta son char pour prendre un cheval.

Les sections de droite de la phalange, ayant donné en même temps que les Argyraspides, les autres sections qui étaient échelonnées en oblique, voulurent suivre ce mouvement ; mais les troupes persanes, culbutées de leur gauche sur leur droite, se poussèrent mutuellement vers le centre, et la foule embarrassa tellement les soldats des sections de gauche de la phalange, qu’il leur fut impossible d’avancer.

Ainsi, tandis qu’Alexandre s’enfonçait avec sa droite dans la ligne ennemie, et parvenait même à gagner ses derrières, sa gauche restait immobile, de sorte, qu’il se forma une ouverture vers le milieu du corps de bataille. Les Perses, coupés dans leur fuite par les escadrons d’Alexandre, se précipitèrent sur ce point qui leur offrait une chance de salut, et plusieurs corps de cavalerie et d’infanterie poussèrent plus loin que la seconde ligne des Macédoniens.

Parménion dut juger bien vite combien sa position devenait difficile ; car si tous ces fuyards, après avoir percé la ligne, s’étaient retournés pour le prendre à dos, pendant qu’il était obligé de tenir tête à une partie de l’infanterie, on ne peut douter qu’il n’eût succombé dans le moment même où Alexandre obtenait à l’aile droite un succès complet, Parmémon envoyait message sur message vers ce prince ; mais la cupidité des Perses, et surtout leur inexpérience dans la guerre, le sauvèrent à deux doigts de sa perte. Alexandre était sur le point d’atteindre Darius, lorsqu’il connut en même temps la position critique de son vieux général, et le pillage de son camp qui contenait tous les trésors de l’Asie.

Ces Perses insensés, qui pouvaient encore disputer la victoire, n’avaient su résister aux richesses qui s’offraient devant eux ; ils se précipitèrent en désordre sur le camp des Macédoniens. Parménion, sauvé d’une manière si miraculeuse, remarqua aussi que Mazée, qui jusque-là le pressait vivement, avait ralenti son ardeur ; qu’il arrêtait même ses troupes, et se préparait à faire retraite. Il comprit qu’il fallait que l’aile droite, où commandait Alexandre, eût culbuté les ennemis. Parménion ne se donna pas le temps de respirer, il détacha les sections de la seconde ligne, et cette petite troupe suffit pour disperser des pillards, plus occupés d’emporter le butin que de combattre. Lorsqu’Alexandre accourut au secours de son aile gauche, elle était entièrement dégagée, par la bravoure et la présence d’esprit de Parménion.

Telle fut l’issue de cette bataille, célèbre dans les fastes militaires. Il serait difficile de préciser le nombre des morts, de part et d’autre, les historiens faisant la perte des Perses trop considérable, et celle des Macédoniens au-dessous de la vraisemblance. Arrien prétend toutefois que Darius y laissa trois cent mille hommes, tandis que l’armée d’Alexandre n’eut pas à en regretter plus de douze cents.

Quoi qu’il en soit, les Grecs avaient coutume de citer la bataille d’Arbelle, comme une école de théorie, où ils devaient puiser les grands principes de la tactique ; et l’on voit, en effet, qu’Alexandre employa tout ce que l’art, la ruse et l’adresse ont de plus profond pour suppléer à son petit nombre. Ses troupes lui firent recueillir le fruit de leur instruction en Macédoine, où les officiers avaient fait une étude des manœuvres les plus compliquées. Aussi dit-on qu’Alexandre ne pouvait gagner cette bataille sans ses soldats, comme ceux-ci n’auraient pas remporté la victoire sans Alexandre.

Ses disposions savantes réunissaient les deux objets de l’offensive et de la défensive. Sa seconde ligne, placée pour garantir ses derrières et ses flancs, devait, dans le cas où l’ennemi eût culbuté la cavalerie qui la protégeait, s’ouvrir du centre vers les ailes, comme les deux battans d’une porte, et former un carré long, capable d’arrêter l’effort des Persans. Mais d’un autre côté, rien n’est plus admirable que les mouvemens de la cavalerie et de l’infanterie pour se former en colonne, et entrer dans les intervalles de la ligne ennemie, afin de la plier en la combattant de la droite au centre. Alexandre fit preuve d’une grande sagesse, en regardant avec indifférence la perte de son bagage ; il montra l’action du général le plus expérimenté, lorsqu’il abandonna la certitude de prendre Darius pour revenir sur ses pas au secours de Parmémion.

Étant à la poursuite de ce roi, et du satrape Bessus, son meurtrier, Alexandre fit des marches si rapides, qu’elles ont paru incroyables. Mais avant d’accuser les historiens, il fallait s’attacher à fixer d’une manière précise les mesures itinéraires employées par les arpenteurs de ce prince, et il est bien reconnu aujourd’hui que les anciens se servaient de stades de différentes grandeurs.

Cinq cents cavaliers, chacun d’eux ayant un soldat en croupe, parcoururent un espace de quatre cents stades, suivant Arrien, dans une partie d’un jour et une nuit entière. En employant le stade pythique de cent vingt-cinq toises, ce détachement de cavalerie aurait fait vingt lieues, chacune évaluée à deux mille cinq cents toises ; ce qui est impossible. Si, au contraire, on se sert du stade reconnu par d’Anville pour être de cinquante et une toises, dans toutes les marches d’Alexandre, ces vingt lieues se trouvent réduites à huit environ, et le fait devient très vraisemblable.

Les Macédoniens, poursuivant Satibarzanes dans sa retraite, firent en deux jours six cents stades, évalués, par le calcul ordinaire, à trente lieues. Ils en auraient donc fait quinze par jour, au lieu de six environ que donne le stade fixé par d’Anville. Alexandre marchant à Maracanda, pour en chasser Spitamène, parcourt quinze cents stades en trois jours. Le stade pythique fournit une évaluation de soixante-quinze lieues, qui par le stade de cinquante et une toises, se trouvent réduites à trente environ. On pourrait citer un plus grand nombre d’exemples.

Au reste la marche du jeune Cyrus, et celle des dix mille, décrites avec exactitude par Xénophon, démontrent que les historiens d’Alexandre ont été faussement taxés d’exagération. En allant à Cunaxa, les troupes de Cyrus faisaient ordinairement cinq parasanges par campement, et quelquefois davantage ; ainsi, lorsqu’elles traversèrent la Lydie pour arriver au fleuve Mæandre, elles firent trois campemens, et vingt-deux parasanges, c’est-à-dire sept parasanges et plus d’un tiers par campement. Ces troupes partant d’Iconium, ville de Phrygie, firent encore trente parasanges en cinq marches ou campemens ; dirigeant leur route à la gauche de l’Euphrate, cinq campemens et trente-cinq parasanges. Il faut nécessairement observer que l’armée de Cyrus était composée, en grande partie, d’infanterie pesante, et que ses nombreux équipages devaient l’embarrasser beaucoup.

Les marches des dix mille, après la bataille de Cunaxa, ne furent pas moins accélérées. Quelquefois elles sont plus courtes, à cause de la difficulté des chemins. On en trouve cependant une très longue, dans le pays des Taoques où l’armée fit en cinq campemens trente parasanges. Sa marche à travers la province des Chalybes, qui harcelaient continuellement les Grecs, présente encore cinquante parasanges en sept campemens.

Xénophon, selon d’Anville, emploie des parasanges évaluées chacune à deux mille deux cent soixante-huit toises, qui, fraction retranchée, donnent quarante-cinq stades par parasange. Les dix mille auraient donc fait, par campement, deux cent vingt-six, deux cent soixante-douze, trois cent dix-sept, et jusqu’à trois cent soixante-dix stades ; et leurs marches égalent, par conséquent, les plus longues de l’armée d’Alexandre.

Les dix mille ont souvent fait plusieurs campemens sans séjourner. Ils réussirent même un instant, par leurs marches forcées, à se mettre hors de la portée de l’ennemi, lorsqu’après le passage du Centrite, la cavalerie persane n’osa pas s’engager dans les montagnes des Carduques. Les Macédoniens les ont imités en plusieurs circonstances, et l’on voit que Ptolémée étant à la poursuite de Bessus, fit dans quatre jours et quatre nuits, dix campemens. Ajoutons que les marches d’Alexandre avaient été exactement mesurées sur les lieux, par les arpenteurs de ce prince, et qu’elles se trouvaient décrites dans un ouvrage particulier dont les historiens ont fait un usage fréquent.

Le choc de la bataille d’Arbelle avait été si terrible, qu’Alexandre éprouva peu d’obstacles à s’emparer de toute la Perse. Les Scythes mêmes furent vaincus. Ce conquérant résolut alors de subjuguer l’Inde, que l’on regardait déjà dans ce temps comme le pays le plus riche du monde connu. Il passa le fleuve Indus, reçut la soumission de plusieurs petits princes, dont l’un, nommé Taxile, lui envoya sept cents chevaux, trente éléphans, et le joignit lui-même dans la suite avec cinq mille fantassins. Mais étant informé que Porus, prince courageux, faisait ses dispositions pour lui disputer le passage de l’Hydaspe, et le repousser par les armes, Alexandre résolut de camper sur les bords du fleuve.

Il avait amené avec lui des équipages de bateaux, dont il s’était servi pour passer l’Indus, et que l’on démontait en plusieurs pièces, afin de les porter plus commodément. À son arrivée près des bords de l’Hydaspe, il vit Porus posté sur l’autre rive, avec toutes ses forces, et reconnut que ce roi avait mis des gardes dans les endroits guéables. Alexandre répandit de même des soldats le long du fleuve, rappela près de lui des troupes nombreuses, qui étaient restées dans les provinces en deçà de l’Hydaspe, et publia qu’il voulait demeurer dans son camp, jusqu’à ce que la crue des eaux, occasionnée par la fonte des neiges, fût écoulée.

Tel n’était pourtant pas son dessein. Mais voyant qu’il devenait impossible de forcer ce passage comme celui du Granique, à cause de la largeur du fleuve, et du nombre des combattans qui défendaient la rive, il résolut de le dérober. D’abord il fit tenter pendant la nuit divers endroits par sa cavalerie ; Porus y accourait aussitôt avec ses éléphans, et Alexandre retirait ses troupes. Ce prince répéta ce manége si souvent, que Porus pensa que c’était une feinte pour le fatiguer en tenant constamment ses troupes sous les armes ; il ne s’en inquiéta plus ; se contenta de doubler ses postes, et d’y placer des éclaireurs.

Alexandre, qui avait reconnu les sinuosités du fleuve, savait qu’à cinq lieues au-dessus de son camp, il existait un rocher, autour duquel l’Hydaspe se recourbait, et tout auprès de ce rocher une île déserte entièrement boisée, ainsi que le pays situé du côté du rivage qu’il occupait. Ce fut ce point qu’il choisit pour exécuter son entreprise.

Par ses ordres, on prépara ostensiblement tous les matériaux qui pouvaient faire supposer qu’on allait franchir le fleuve vis-à-vis du camp, tandis que l’on s’occupait, en secret, à construire des radeaux, à coudre des peaux remplies de paille, à rassembler enfin les pièces des bateaux et des galères portés vers le lieu du passage, où la forêt couvrait les travailleurs.

Quand tout fut prêt[2], Alexandre partit à la tête de l’Agema (les Argyraspides) ; des chevaux d’Héphæstion, de Perdiccas et de Démétrius ; des Bactriens, des Saydiens, de la cavalerie scythe, des archers Dahes à cheval, des Hypaspistes, de deux sections de la phalange ; des archers et des Agriens. Tous ces détachemens ne composaient que six mille hommes d’infanterie et cinq mille chevaux ; ce qui doit faire supposer que les différens corps désignés par Arrien n’y étaient pas en entier.

Alexandre s’éloigne assez du rivage pour n’être pas aperçu, et se dirige à l’entrée de la nuit vers le rocher. Il laisse dans le camp Craterus avec son corps de cavalerie, les Arachotiens, les Paropanisades, deux autres sections de la phalange et les cinq mille Indiens auxiliaires envoyés par Taxile. Alexandre donna ordre à ces troupes de ne passer le fleuve que lorsque Porus aurait décampé, soit pour se retirer, soit pour venir le combattre. Entre l’île et le camp, Méléagre, Attalus et Gorgias, avec l’infanterie et la cavalerie des stipendiaires, doivent aussi passer par détachements dès que l’action sera engagée. Ils étaient postés de manière à n’être pas aperçus.

Un orage qui survint, et dura la nuit entière, servit merveilleusement à couvrir l’entreprise, en empêchant qu’on entendit le bruit qui se faisait autour du rocher. Cet orage s’étant calmé à la pointe du jour, toute l’armée passa, la cavalerie sur les peaux, l’infanterie sur les barques et les radeaux. On laisse l’île de côté, et l’on se contente d’y envoyer un poste d’infanterie légère.

À mesures que les troupes arrivaient sur l’autre bord, Alexandre les mettait en bataille à la vue des éclaireurs ennemis qui courent à toutes brides en donner avis à Porus. Alexandre s’avançait à la tête de ses troupes, quand il s’aperçut qu’il était dans une autre île, plus grande que la première, et séparée de la terre par un canal assez étroit. Comme l’eau était grossie par l’orage de la nuit, on fut obligé de chercher un gué où les chevaux en eurent jusqu’au poitrail, et l’infanterie jusque sous les bras.

Tout étant passé, Alexandre fait prendre du terrain à sa cavalerie devant laquelle il jeta les archers à cheval ; l’infanterie légère des Agriens fut placée sur les côtés de la phalange. Il s’avança aussitôt laissant l’infanterie derrière, qui marchait au petit pas, excepté les archers à pied qui eurent ordre de suivre le plus vite qu’ils pourraient. Alexandre pensait que si Porus ne venait au-devant de lui qu’avec la cavalerie indienne, il le déferait, la sienne étant supérieure ; et que si ce roi paraissait au contraire avec toutes ses forces, il le tiendrait en échec jusqu’à l’arrivée de l’infanterie. Les Indiens épouvantés de son audace pouvaient aussi se débander, et dans ce cas il les attaquait, et affaiblissait d’autant leur armée.

À peine fut-il en marche, qu’on vint l’avertir que les ennemis paraissaient. Le fils de Porus accourut en effet avec deux mille chevaux et cent vingt chariots, dans l’espérance de défendre le passage. Alexandre ayant reconnu la force de cette troupe, ne daigna pas se mettre en bataille. Il lui détacha ses archers à cheval, et vint la charger avec la tête de sa cavalerie, en ordre de marche, c’est-à-dire sur seize de front. Le fils de Porus resta sur la place avec quatre cents chevaux. Tous ses chariots furent pris sans avoir été d’aucun effet sur un terrain détrempé par la pluie, et dans lequel ils s’embourbaient par leur pesanteur.

Lorsque Porus eut appris la défaite de son fils, il balança sur le parti qu’il avait à prendre ; car devant lui se trouvait Cratérus prêt à gagner l’autre rive, et qui l’empêchait de marcher à l’ennemi. Alexandre y avait pensé, et voilà pourquoi il posta, entre son camp et l’île, le corps de l’infanterie et de la cavalerie des stipendiaires. Porus, en effet, s’avançait-il assez pour rencontrer Alexandre plus près de l’île que du camp ? ce corps passait et pouvait le prendre par derrière. Au contraire, le prince faisait-il plus de chemin que Porus en laissant derrière lui les stipendiaires ? rien alors ne les empêchait de passer et de venir renforcer son avant-garde.

Après quelques momens d’incertitude, Porus résolut enfin d’aller à la rencontre d’Alexandre, et laissa seulement dans son camp quelques éléphans pour tenir en respect les corps de Cratérus. L’armée indienne comptait trente mille hommes d’infanterie, et quatre mille de cavalerie. Elle avait aussi trois cents chariots et deux cents éléphans.

Arrivé dans un endroit où le terrain ferme et sablonneux lui parut propre à faire mouvoir ses chariots, Porus rangea son infanterie et la couvrit par ses éléphans éloignés de cent pieds les uns des autres. Ils étaient destinés à effrayer la cavalerie d’Alexandre, et dans leurs intervalles on avait placé des troupes légères pour les seconder et garantir leurs flancs. Sa cavalerie occupait les deux ailes avec quelques chariots, car la plus grande partie de ces machines fut portée à la gauche, parce que la droite était peu éloignée de la rivière, et que le terrain n’offrait aucune solidité.

Alexandre parut d’abord avec sa cavalerie, qu’il fit manœuvrer pour imposer à l’ennemi en attendant son infanterie. Il détacha aussi deux escadrons sous les ordres de Cœnus pour aller se poster devant la droite des Indiens. Les archers à pied qui suivaient de près, se formèrent à la gauche de la cavalerie et la continuèrent.

La phalange arriva en diligence précédée par les Agriens. Alexandre lui laissa le temps de reprendre haleine, et lui ordonna de ne pas bouger avant qu’il eût ébranlé l’ennemi. Cœnus devait marcher sur la droite qui était très faible, et lorsqu’il l’aurait renversée, tourner par derrière pour venir prendre en queue l’aile gauche, pendant qu’Alexandre l’attaquerait de front.

Ainsi Cœnus après avoir rompu la cavalerie de la droite n’avait pas reçu l’ordre de se replier tout de suite sur le flanc de l’infanterie, ce qui était bien plus court, mais de faire un long circuit par derrière la ligne, pour venir retomber sur la gauche. On voit par cette manœuvre que l’infanterie d’Alexandre étant peu nombreuse et très fatiguée, ce prince ne voulait point engager le combat contre celle de l’ennemi, qu’il n’eût entièrement défait sa cavalerie.

Lorsqu’on fut à la portée du trait, Alexandre commença l’attaque avec sa cavalerie de l’aile droite, pour tâcher de déborder l’ennemi, en s’approchant de lui obliquement. Porus, qui voyait son dessein, prolongea aussi sa ligne, et gagna du terrain sur la gauche.

Pendant que ce mouvement s’exécutait, les archers à cheval vinrent faire leur décharge sur la cavalerie ennemie, qui fut obligée de s’arrêter. Alexandre, dont les escadrons étaient légers et manœuvraient plus vivement que ceux des Indiens, se trouva bientôt sur leur flanc, et Cœnus parut presque en même temps par les derrières. Cet accident les obligea de changer leur ordonnance, mais Alexandre les chargea dans ce moment de désordre et les renversa.

Ils se retirèrent sur le flanc de l’infanterie où ils se rallièrent, et la phalange se mit alors en mouvement. Porus envoya les éléphans contre elle ; l’infanterie légère des Agriens et les archers à pied les accablèrent à coups de flèches et de javelots ; toutefois les éléphans fondirent avec tant d’impétuosité que la phalange fut obligée de s’ouvrir et de leur faire place.

Sur ces entrefaites, la cavalerie indienne étant revenue à la charge, fut rompue une seconde fois, et rejetée sur son infanterie contre laquelle la phalange commençait à donner. La confusion se mit dans les lignes. Les éléphans blessés ne se laissaient plus gouverner ; ils couraient avec fureur et foulaient aux pieds tout ce qui se trouvait sur leur passage. Les Indiens, resserrés et pressés de toutes parts, en souffraient beaucoup plus que les Macédoniens qui avaient de l’espace, et s’ouvraient lorsqu’ils venaient de leur côté, afin de les percer ensuite de leurs traits. Alors, dit Arrien, on voyait ces animaux énormes se traîner languissamment comme une galère fracassée ; ils poussaient de longs gémissemens.

La cavalerie macédonienne environnait celle des barbares acculée contre leur infanterie ; les sections de la phalange s’élançaient partout dans les vides ; les Indiens furent bientôt rompus. Cratérus, qui avait passer la rivière, se mit aux trousses des fuyards, et en fit un grand carnage. Les Indiens perdirent vingt-trois mille hommes ; leurs chariots et tous les éléphans furent tués ou pris. Les deux fils de Porus périrent dans cette journée ; lui-même, couvert de blessures, tomba au pouvoir d’Alexandre, qui lui témoigna l’estime que lui inspirait sa valeur.

Après le passage de l’Hydaspe, Alexandre pénétra dans l’intérieur de l’Inde, et soumit trente-sept villes, dont les moindres avaient sept mille habitans, et les autres dix mille. Arrivé sur les bords de l’Acésines, il ne le passa ni sans peines ni sans dangers. Il traversa ensuite avec moins de difficulté l’Hydraote ; mais ayant appris que les Cathéens conspiraient avec les Oxydraques et les Malliens, il marcha contre les premiers qui étaient en armes sous les murs de Sangala, les défit, et prit leur ville où dix mille Indiens furent tués et soixante-dix mille faits prisonniers.

Le prince se disposait à passer l’Hyphase, dans l’espoir d’arriver jusqu’au Gange, lorsqu’il fut arrêté par les murmures de ses soldats. Les Gangarides et les Prasiens, habitans de la contrée qu’arrosait le Gange, formaient une puissance formidable ; la valeur de Porus et de son armée, indiquaient assez qu’il faudrait leur livrer des batailles sanglantes, et que la multitude pourrait enfin écraser les Macédoniens. Tous désiraient ardemment retourner dans leur patrie.

C’est en vain qu’Alexandre voulut relever leur courage et leurs espérances par un discours plein de noblesse ; il ne put y réussir. Quinte-Curce profite de la circonstance pour mettre dans la bouche du prince une digression sur les éléphans et la crainte qu’ils pouvaient inspirer. Vous savez que Quinte-Curce a fait un livre où les événemens militaires sont toujours présentés sous un point de vue faux. Cœnus ayant répondu au nom des Macédoniens, Alexandre n’osa entreprendre malgré eux le passage de l’Hyphase ; ainsi, ce fut sur la rive occidentale que s’arrêta le conquérant.

Il revint sur ses pas, traversa une seconde fois l’Hydraote et l’Acésines, et arriva vers l’Hydaspe. Là, on construisit par ses ordres deux mille bateaux, sur lesquels il embarqua ses troupes pour descendre jusqu’à l’Indus. Il subjugua ensuite les Malliens, et vint dans la Pattalène où l’Océan s’offrit pour la première fois aux yeux des Macédoniens épouvantés par le phénomène du flux et du reflux qu’ils ne connaissaient pas.

Arrivé aux bouches de l’Indus, Alexandre divisa son armée en trois corps, donna l’un à Cratérus avec ordre de retourner vers l’Hydaspe, et de le rejoindre ensuite dans la Carmanie, en passant par l’Arachosie et la Drangiane. Il fit embarquer le second corps sur la flotte que Néarque conduisait, et se mit lui-même en marche avec le troisième, qui, après avoir éprouvé des privations continuelles à travers les contrées désertes du pays des Orites et de la Gédrosie, regagna enfin la Perse où le prince fut rejoint par ses autres généraux.

Dans les différentes régions qu’il parcourut, Alexandre fonda bien des villes ; Plutarque en compte plus de soixante-dix. Quoi qu’il en soit de ce nombre contesté par d’autres écrivains, il est certain que ce prince avait conçu un projet qui montre assez combien sa politique était profonde : c’était d’établir depuis les bords de la mer Ionienne jusqu’aux rives de l’Hyphase une telle suite de cités et de places fortes, que s’il eût fait un second voyage dans l’Inde, ses armées devaient trouver partout des subsistances et des secours.




  1. Voyez l’ATLAS.
  2. Voyez l’ATLAS.