Bibliothèque historique et militaire/Remarques sur Polyen & Frontin

La bibliothèque libre.
Pages
Préface. 
 835
Art. Ier
 837
Art. II. 
 841
Art. III. 
 845
Art. IV. 
 847

Les ouvrages que nous avons de Frontin et de Polyen, quoique très abrégés, seront long-temps utiles à ceux qui voudront s’instruire des usages militaires et de la tactique des anciens. Leur titre paraît désigner qu’ils ne renferment que ce qui porte véritablement l’empreinte de la ruse et de l’adresse : néanmoins, on y trouve encore des moyens simples et des pratiques communes à la guerre, avec d’excellentes maximes d’ordre et de discipline. Frontin est celui qui en a fait un meilleur choix, et l’on reconnaît de suite qu’il avait fait la guerre et l’entendait. Les dispositions et les manœuvres qu’il décrit, quoique trop concises, se présentent d’ailleurs claires et intelligibles ; telles on reconnaît celle de Paul-Émile contre Persée, celle de César à Pharsale.

Polyen n’a pas suivi le plan judicieux de Frontin, et il n’écrit pas avec le même discernement. Dans le nombre des faits qu’il a rassemblés il s’en trouve plusieurs qui sont d’insignes trahisons et des perfidies indignes d’un homme de guerre. Il est vrai que son septième livre renferme beaucoup de fourberies familières aux Barbares, et que la préface paraît annoncer que ce livre est destiné à faire connaître celles dont ils étaient capables. Cela n’empêche pas qu’il n’y en ait encore plusieurs du même genre répandues dans son ouvrage, et mises au rang des Stratagèmes. Frontin, plus éclairé, n’est pas exempt du même défaut.

J’ai pensé qu’il ne serait pas inutile de discourir sur la nature des ruses permises, afin de prévenir les fausses idées que quelques esprits peuvent concevoir de cette partie si importante de la guerre, surtout en s’autorisant de la lecture de ces deux auteurs. Il est des ruses qu’il ne faut apprendre que pour s’en garantir. L’homme de guerre fait autant profession de franchise et de droiture, que de courage et de prévoyance ; et s’il emploie les ressources de son génie pour vaincre, il déteste en même temps la perfidie, et tout ce qui porte atteinte à la parole donnée ou à la foi publique.

REMARQUES
SUR
POLYEN et FRONTIN


ARTICLE PREMIER.

S’il était permis d’user de tous les moyens à la guerre, pour réussir dans ses desseins, cet art, qui est celui de vaincre par la valeur, la prudence et l’adresse, deviendrait l’école des plus grands crimes. Les hommes s’habitueraient à ta trahison, et bientôt se feraient gloire des actions les plus odieuses. Mais il est une règle pour en fixer le choix, et mesurer la distance qui sépare la finesse de la perfidie. L’honneur et la probité feront toujours comprendre où il faut marquer le point de séparation.

Vous connaissez la résolution de Zopyre, qui, pour rendre Darius maître de Babylone, se fit couper le nez et les oreilles, et vint en cet état se présenter aux Babyloniens, comme une victime de l’injustice et de la cruauté de son maître. Son but était de s’attirer leur confiance, et de leur ôter tout soupçon. Les trop crédules Babyloniens n’hésitèrent point à recevoir un des principaux seigneurs de Perse, qui devait conserver le plus vif ressentiment du traitement indigne qu’il paraissait avoir reçu : ils lui donnèrent le commandement de leurs troupes et lui confièrent la garde de leur ville, dans laquelle il introduisit bientôt Darius. Tarquin se servit d’un moyen semblable pour s’emparer de la ville de Gabie. Il fit maltraiter Sextus son plus jeune fils, qui se réfugia chez les Gabiens, s’attira leur confiance par beaucoup d’exploits contre les Romains, et gagna si bien leur estime qu’ils en firent leur général. Lorsqu’il fut revêtu du pouvoir, il se défit, par le conseil son père, des plus puissans des Gabiens. Cette ruse perfide, était digne d’un tyran tel que Tarquin : on vit heureusement d’autres vertus paraître dans la république.

J’ai entendu quelquefois parler avec éloge de l’action de Zopyre, et traiter même d’héroïsme un si généreux dévouement. Mais n’y voit-on pas dans le fond une perfidie, une trahison infâme ? Si quelque chose peut justifier Zopyre, c’est le génie des peuples d’Orient, où l’impression du despotisme asservit les esprits. Dans un gouvernement monarchique, il ne viendrait pas même l’idée au prince de souhaiter un pareil sacrifice et s’il l’exigeait encore, l’honneur aurait droit de mettre une barrière à la soumission. On sait la réponse de Crillon à Louis XIII, lorsqu’il lui proposa de tuer le maréchal d’Ancre : « Ma vie et mes biens sont à vous, Sire ; mais je serais indigne du nom français si je manquait aux lois de l’honneur. » Il offrit de se battre contre le maréchal l’épée à la main.

Mithridate avait dans son armée un seigneur dardanien nommé Olthacus, bien fait, dit Plutarque, hardi et estimé par son bon sens, sa politesse et ses agrémens. Il offrit au roi, pour gagner sa bienveillance, de tuer Lucullus : le roi l’approuva, et pour lui fournir un prétexte, lui fit des outrages devant tout le monde. Olthacus, paraissant ne respirer que la vengeance, se retira vers Lucullus, et gagna si bien sa confiance par sa valeur, son esprit et ses manières insinuantes, qu’il le faisait manger avec lui et l’appelait à tous ses conseils. Croyant un jour avoir trouvé l’occasion favorable d’exécuter son projet, il alla sur le midi à ta tente du général comme pour lui parler d’affaires importantes. Heureusement pour Lucullus, il dormait : ses gens ne voulurent point laisser entrer le Bardanien, quelque instance qu’il pût faire ; de sorte que craignant d’être découvert, il s’enfuit. Cette voie de se débarrasser de son ennemi était une perfidie, que les défaites de Mithridate et l’extrémité la plus dure ne peuvent justifier. On connaît le caractère de Louis XI, et sa politique peu scrupuleuse ; néanmoins de pareils moyens lui paraissaient odieux. Campobasse, officier du duc de Bourgogne, qu’il faisait solliciter d’entrer à son service, non seulement y consentit, mais s’offrit de tuer son maître ou de le lui livrer : le roi eut horreur de sa trahison, et malgré la haine qu’il portait au duc, il l’en avertit. Cet avis fut négligé, parce que le duc de Bourgogne, prévenu pour Campobasse, crut que c’était un moyen dont on se servait pour lui rendre suspect un de ses meilleurs officiers qu’on n’avait pu gagner. Cette confiance aveugle lui coûta dans la suite la vie à la bataille de Nancy, car il y fut trahi par ce même Campobasse.

Oronte et Rhéomitre étaient deux satrapes qui commandaient dans les provinces de l’Asie mineure, lorsqu’elles se soulevèrent sous le règne d’Artaxerxès Mnémon. Ils se mirent à la tête des rebelles et reçurent d’eux l’argent destiné à lever des troupes, chacun dans son département. Après s’être attiré leur confiance, ils firent assembler un jour les chefs du parti, elles livrèrent au prince. Ceux qui prétendent qu’il est permis d’user de toutes sortes de voies pour réduire les rebelles ne regarderont pas ceci comme une perfidie : il est du moins certain que c’est une lâcheté.

La rébellion est un crime qu’il faut poursuivre par toutes les voies de la puissance et de l’autorité. On peut même y employer l’adresse ; par exemple, si l’on était sollicité de livrer une place, ou d’entrer dans quelque conspiration contre son pays, on pourrait feindre d’en écouter favorablement les propositions, pour mieux découvrir la trame et en donner aussitôt avis. Mais on ne doit prendre aucun engagement sous la foi du serment. Celui qui ne se ferait pas un scrupule de servir ainsi sa patrie, serait avec raison soupçonné d’être tout aussi capable de la trahir.

Si les actions que je viens de rapporter ont pu être approuvées, et méritèrent des récompenses, elles ne seraient pas moins jugées dignes de Marne parmi nous, qui devons nous conduire par les motifs de l’honneur. Les peuples d’Orient, enchaînés sous des despotes, n’avaient d’autres lois que leur volonté, et pliaient facilement leur esprit à toutes ces souplesses. Aussi les émigrations qui se firent à Rome des Grecs d’Asie, des Phéniciens et des Syriens, achevèrent-elles d’y corrompre la justice et les mœurs.

Il ne faut donc pas confondre, comme ont fait nos deux auteurs stratagématiques, les ruses avec les trahisons. Les premières sont toujours permises, jamais les autres ; et rien ne peut disculper celui qui manque à sa parole. Si l’on prend des engagemens téméraires, il est sage de s’en repentir ; mais il paraît qu’on ne doit plus rien faire qui aille directement contre ses sermons. On trouve dans l’histoire de Turenne un exemple mémorable de la fidélité qu’on doit à sa parole, ce qui prouve quels eussent été ses sentimens dans toute autre occasion. Ayant été arrêté par des voleurs, il leur promit cent louis pour conserver une bague qu’il chérissait. Un d’eux eut le lendemain la hardiesse de venir lui demander l’exécution de sa promesse : il fit donner l’argent et laissa le temps au voleur de s’éloigner avant de raconter l’aventure.

On peut donner à l’ennemi de faux avis, le tromper par des démonstrations feintes, l’attirer dans quelque piège mais le transfuge contracte par l’asile qu’il reçoit un engagement tacite que le droit des gens rend inviolable. Voilà pourquoi des gens de guerre scrupuleux ne voudraient pas se prêter à une ruse comme celle que Frontin attribue à Annibal le jour de la bataille de Cannes. Il envoya, dit-il, six cents cavaliers numides se rendre aux Romains, qui les désarmèrent et les mirent à l’arrière-garde. Lorsqu’on fut aux mains, ils tirèrent des épées courtes qu’ils portaient sous leurs casaques, et se saisissant des boucliers épars, chargèrent les Romains par derrière. Appien et Tite-Live rapportent le même fait comme une des causes de la perte de cette bataille, bien qu’il soit peu probable qu’un pareil stratagème eut pu contribuer beaucoup à la victoire d’Annibal.

Néanmoins ces sortes de ruses n’ont pas toujours paru illégitimes. On a souvent fait déserter des soldats qui se rendaient dans une place à dessein de s’y emparer d’une porte, ou d’en faciliter la prise par quelque autre voie. On a fait passer à l’ennemi de faux transfuges pour lui donner des avis qui pussent l’engager dans de mauvais pas. Hermocrate, qui commandait dans Syracuse, ayant su que les Athéniens, après leur dernière défaite devant cette place étaient résolus de se retirer, leur envoya dire que leurs amis les avertissaient, de ne point se mettre en marche la nuit, s’ils voulaient éviter les embuscades qu’on leur avait préparées. Nicias leur général le crut, différa jusqu’au lendemain, et donna le temps à Hermocrate de faire occuper les passages et les défilés, et de les défaire entièrement.

Grotius admet toute entreprise sur le chef des ennemis par la voie de là surprise en se glissant, par exemple, furtivement ou déguisé dans le camp ou dans la ville ; il s’appuie de quelques exemples anciens, entre autres de celui de Mutius Scévola et d’Eléazar. Mais ce que l’intérêt de la religion ou l’amour de la liberté pouvait faire entreprendre autrefois, dans la crainte de tomber sous une domination tyrannique, ne doit pas être permis entre des chrétiens : c’est ce zèle pour la patrie et la religion qui a consacré, sous le titre d’héroïsme, l’action de Judith, qui serait actuellement très criminelle.

S’il est permis à un général de se servir de ces derniers moyens, du moins est-il sûr qu’il y a de la honte pour ceux qui s’y prêtent et en deviennent les instrumens. Il n’en est pas de même de ceux qui se travestissent pour s’introduire dans une ville et là. livrer, ou pour observer ce qui se passe chez l’ennemi. Catinat se déguisa en charbonnier pour entrer dans Luxembourg et reconnaître l’état de la place. Quoique ce métier ne nous paraisse point honorable, il s’excuse cependant par le zèle du service et par son but désintéressé car dans le fond est-ce autre chose que ce que font tous les jours des officiers qui, à la faveur de la langue, se mêlent parmi l’ennemi ou qui, étant à la tête d’une troupe, trompent ceux qui viennent les reconnaître, en déguisant leur parti et donnant le mot qu’ils ont surpris ?

La reine de Carie, ayant battu la flotte des Rhodiens, arbora leurs pavillons et fit couronner les poupes de ses vaisseaux en signe de victoire. Les Rhodiens croyant que c’étaient leurs gens, les reçurent dans le port avec des acclamations de joie qui firent bientôt place à la douleur et à la honte.

En 1672, on s’empara d’un fort en Hollande, en faisant prendre aux troupes qu’on y employa des habits de Hollandais : elles s’approchèrent du fort en plein jour et feignant d’être poursuivies par les ennemis, demandèrent un asile. Le commandant, trompé par la langue que parlaient très bien plusieurs officiers et soldats, et par les habits, ouvrit les portes.

Le chevalier de Luxembourg, chargé de passer un convoi de poudre dans Lille, trompa de même la garde des lignes il eût fait passer toute sa troupe qui était de mille Chevaux avec chacun un sac de poudre en croupe, si quelqu’un, pour ne pas allonger la file, n’eût crié « Serre. » Cela les fit reconnaître ; la garde tira dessus, ferma la barrière et arrêta ce qui n’était pas passé.

Quoique dans tous les genres de stratagèmes, les nuances qui les différencient se rapprochent et paraissent quelquefois se confondre, il est cependant des notions qui n’échappent point aux idées de l’honneur et de la délicatesse. Par exempte, il serait bien permis à des officiers prisonniers et renfermés, de pratiquer des intelligences, de corrompre des habitans ou des soldats de la garnison, de donner des avis et de faire surprendre la place s’ils le pouvaient ; mais cela ne conviendrait point à ceux qui auraient la liberté sur leur parole. Toutes les occasions où elle est engagée directement, où elle établit une confiance réciproque, excluent la surprise, quel qu’avantage qui en revienne.

La guerre est un jeu, où, comme dans tous les autres, les ruses d’adresse et de finesse sont permises, et non la friponnerie. Ce mot de Lysandre « Qu’il faut amuser les enfans avec des osselets et les hommes avec des sermens,» est une maxime indigne d’être mise au rang des stratagèmes.

Lorsque le maître d’école de Phalère offrit à Camille de lui remettre entre les mains ses jeunes écoliers, Camille trouva cette action horrible, et se tournant vers ceux qui étaient avec Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/841 Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/842 Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/843 Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/844 Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/845 Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/846 Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/847 Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/848 Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/849 Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 3, 1840.djvu/850