Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXXV

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Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 1010-1012).
FRAGMENS
DU

LIVRE TRENTE-CINQUIÈME.


I.


La guerre de feu.


Le nom de guerre de feu a été donné à celle que les Romains firent contre les Celtibériens. La manière dont fut conduite cette guerre et la série continuelle des combats qui s’y livrèrent sont vraiment dignes d’admiration. Les guerres germaniques et asiatiques sont habituellement terminées en une seule bataille, rarement en deux ; et les batailles elles-mêmes se décident la plupart du temps par le premier choc et par l’attaque de toutes les troupes. Il en fut tout autrement dans la guerre dont nous parlons. C’était ordinairement la nuit qui mettait fin aux combats, attendu que les deux partis résistaient avec courage, et quelque fatigués qu’ils fussent, ils refusaient de donner aucun repos à leurs forces physiques, et qu’ensuite, comme ayant regret d’avoir quitté un instant le combat, ils revenaient avec une vigueur nouvelle et recommençaient le combat. L’hiver put à peine faire cesser toute guerre et arrêter tout combat partiel. Si jamais guerre mérita le nom de guerre de feu, ce fut certes celle-là. (Apud Suidam in Πύρινος πόλεμος.) Schweighæuser.


Les Belles et les Tithes, alliés du peuple romain, députent à Rome. — Les Arévaques, ses ennemis, y députent aussi. — Guerre contre ces derniers. — Courage de Scipion Æmilianus.


Après la trève faite avec Marcus Claudius, les Celtibériens envoyèrent des ambassadeurs à Rome, et se tinrent tranquilles en attendant la réponse. Marcellus profita aussi de cet intervalle pour marcher contre les Lusitaniens. Il prit d’assaut Nergobrix, leur capitale, et passa l’hiver à Cordoue. Les députés des Belles et des Tithes, comme amis du peuple romain, furent reçus dans Rome ; pour les Arévaques, dont on était mécontent, on leur ordonna de séjourner sous des tentes au-delà du Tibre, jusqu’à ce que leur affaire eût été discutée. Le temps venu d’avoir audience du sénat, le consul les y conduisit séparément. Tout Barbares qu’ils étaient, ils firent un exposé très-net et très-sensé des différentes factions de leur contrée. Ils firent voir que si l’on ne punissait pas ceux qui avaient pris les armes contre les Romains comme ils méritaient d’être punis, ils ne manqueraient pas, dès que l’armée consulaire serait sortie du pays, de fondre sur les amis des Romains et de les traiter comme des traîtres à leur patrie ; que si leur première faute demeurait impunie, bientôt ils brouilleraient de nouveau, et qu’après avoir résisté à la puissance romaine, il leur serait aisé d’entraîner dans leur parti toute l’Espagne. Sur ces raisons ils demandèrent, ou qu’il y eût toujours une armée en Espagne, et qu’un consul fût envoyé chaque année pour protéger les alliés et les venger des insultes des Arévaques, ou qu’avant d’en retirer les légions, on tirât de la rébellion des Arévaques une vengeance si éclatante, quelle inspirât de la terreur à quiconque serait tenté de suivre leur exemple.

Les Belles et les Tithes s’étant retirés, on introduisit les Arévaques. Quoique dans leurs paroles ils affectassent quelque espèce d’humiliation, il ne fut pas difficile d’apercevoir qu’ils ne se croyaient pas vaincus, et que le fond de leur cœur ne répondait pas à leur discours. Ils rejetèrent les échecs qu’ils avaient reçus sur l’inconstance de la fortune ; ils dirent que les victoires qu’on avait remportées sur eux avaient long-temps été disputées ; ils osèrent même insinuer qu’ils avaient eu de l’avantage dans les combats qu’ils avaient livrés aux Romains ; que cependant, si on leur imposait quelque peine, ils s’y soumettraient volontiers, pourvu qu’après avoir par là expié leur faute, on les rétablît sur le pied de l’ancienne confédération que Tibérius Gracchus avait établie en Espagne.

Les Arévaques congédiés, on écouta les députés de Marcellus, sur le rapport desquels le sénat, ayant aperçu qu’ils penchaient à finir la guerre, et que le consul lui-même était plus favorable aux ennemis qu’aux alliés, répondit aux ambassadeurs des uns et des autres que Marcellus en Espagne leur ferait connaître les intentions du sénat. Dans la persuasion où il était que le conseil qu’avaient donné les Belles et les Tithes était avantageux à la république, que l’orgueil des Arévaques devait être réprimé, et que Marcellus n’osait par timidité continuer la guerre, il donna aux députés qu’il envoyait en Espagne un ordre secret de la continuer à outrance contre les Arévaques et d’une manière digne du nom romain. Comme on n’avait pris cette résolution que parce qu’on ne comptait pas beaucoup sur le courage de Marcellus, il pensa aussitôt après à donner un autre chef à l’armée d’Espagne, et qui devait être l’un des deux consuls, Aulus Posthumius Albinus et L. Licinius Lucullus, qui alors étaient entrés en exercice. On s’appliqua ensuite à faire de grands préparatifs. De là on attendait la décision des affaires de l’Espagne. Les ennemis subjugués, on se flattait que tous les peuples de ce continent recevraient la loi de la république dominante, au lieu que si l’on se relâchait, la fierté des Arévaques se communiquerait par contagion à toute la contrée.

Malgré le zèle et l’ardeur du sénat en cette occasion, quand il s’agit de lever des troupes, on vit une chose dont on eut lieu d’être extrêmement surpris. On avait appris à Rome, par Quintus Fulvius et par les soldats qui avaient servi sous lui en Espagne l’année précédente, qu’ils avaient été obligés d’avoir presque toujours les armes à la main, qu’ils avaient eu des combats sans nombre à livrer et à soutenir, qu’une infinité de Romains y avaient péri, que le courage des Celtibériens était invincible, que Marcellus tremblait qu’on ne lui ordonnât de leur faire plus long-temps la guerre. Ces nouvelles jetèrent la jeunesse dans une si grande consternation, qu’à entendre parler les plus vieux Romains, on n’en avait jamais vu une semblable. Enfin l’aversion pour le voyage d’Espagne crut à un tel point, qu’au lieu qu’autrefois l’on trouvait plus de tribuns qu’on n’en demandait, il ne s’en présenta pas un seul pour cet emploi. Les anciens officiers, quoique désignés par les consuls pour marcher avec le général, refusèrent de le suivre. Ce qu’il y eut de plus déplorable, c’est que la jeunesse romaine, quoique citée, ne voulut pas se faire inscrire et, pour éviter l’enrôlement, se servit de prétextes qu’il était honteux d’expliquer, qu’on ne pouvait avec honneur approfondir, et dont la multitude ne permettait pas qu’on fît le châtiment.

Le sénat et les consuls attendaient avec inquiétude où aboutirait enfin l’imprudence de cette jeunesse, car c’est ainsi qu’on qualifiait alors sa résistance, lorsque Publius Cornélius Africanus, jeune encore, mais qui avait conseillé la guerre, saisit ce moment, où il voyait le sénat embarrassé, pour joindre à sa réputation de sagesse et de probité celle de bravoure et de courage qui lui manquait. Il se leva, et dit qu’il irait sans peine payer de ses services en Espagne, soit qu’on voulût qu’il y allât comme tribun ou comme lieutenant-général ; qu’il était invité à aller en Macédoine pour une fonction où il aurait eu moins de risques à courir (et en effet les Macédoniens l’avaient demandé nommément pour pacifier quelques troubles qui s’étaient élevés dans le royaume) ; mais qu’il ne pouvait quitter la république dans des conjonctures si pressantes et qui appelaient en Espagne tous ceux qui avaient quelque amour pour la belle gloire. Ce discours surprit. On fut étonné que, pendant que tant d’autres n’osaient se présenter, un jeune patricien offrît si généreusement ses services. On courut sur-le-champ l’embrasser ; le lendemain les applaudissemens redoublèrent ; car ceux qui auparavant avaient eu peur d’être enrôlés, craignant que la comparaison qu’on ne manquerait pas de faire du courage de Scipion avec leur lâcheté ne les perdît d’honneur, s’empressèrent ou à briguer les emplois militaires, ou à se faire inscrire sur la liste des enrôlemens. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Scipion balança d’abord pour savoir s’il était à propos d’attaquer et de commencer avec les Barbares un combat singulier. (Suidas in Ἐνέπεσε.) Schweigh.


Le cheval de Scipion avait reçu une blessure très-grave, mais sans avoir été démonté. Scipion eut donc le temps de se dégager et de sauter à terre. (id. in Ἀποσφαλμήσας.)


II.


Mot de Caton sur les Achéens.


L’affaire des bannis d’Achaïe était fort agitée dans le sénat : les uns voulaient les renvoyer dans leur patrie, les autres s’y opposaient. Caton, que Scipion, à la prière de Polybe, avait voulu interroger en faveur de ces bannis, se lève et prend la parole : « Il semble, dit-il, que nous n’ayons rien à faire, à nous voir disputer ici une journée entière pour savoir si quelques Grecs décrépits seront enterrés par nos fossoyeurs ou par ceux de leur pays. » Le sénat ayant décrété leur renvoi, Polybe, peu de jours après, demanda la permission de rentrer dans le sénat pour y solliciter le rétablissement des bannis dans les dignités dont ils jouissaient en Achaïe avant leur exil. Et d’abord il voulut sonder Caton pour savoir quel serait son sentiment. « Il me semble, Polybe, lui dit Caton en riant, qu’échappé comme Ulysse de l’antre de Cyclope, vous voulez y rentrer pour prendre votre chapeau et votre ceinture que vous y avez oubliés. » (Plutarchus in Catone Majore et in Apophtegm.) Schweigh.