Bigot et sa bande/71

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François-Joseph de Vienne


Les romanciers soi-disant historiques détruisent parfois des réputations en peu de temps. Le roman de William Kirby, The Golden Dog, publié il y a déjà plus de trois quarts de siècle, a eu et a encore une vogue considérable au Canada et aux États-Unis. Ce roman, est peut-être une peinture fidèle des mœurs et coutumes des dernières années du régime français au Canada, mais on ne peut qualifier le Golden Dog de roman vraiment historique. M. Kirby a fait une étrange confusion des personnages qu’il met en scène. Il a rangé au nombre des canailles plusieurs honnêtes gens et il a classé parmi les purs quelques fieffées canailles. La faute n’en est pas à M. Kirby. Il s’est trop fié aux informations de sir James-M. Lemoine, qui cultivait plus la légende que la vérité.

C’est ainsi que M. Kirky a fait une réputation peu enviable à François-Joseph de Vienne, garde-magasin intérimaire à Québec, en 1759. À plusieurs reprises, l’auteur joint au nom de M. de Vienne l’épithète peu flatteuse de « little rascal ». M. Kirby, croyons-nous, a dépassé la mesure en présentant M. de Vienne comme un bandit. Le garde-magasin de Vienne, qui était sous les ordres immédiats de Bigot, a pu commettre par son ordre certaines irrégularités et faire même quelques profits au détriment du Roi mais, en somme, il n’a pas joué le rôle infâme que lui prête le romancier.

François-Joseph de Vienne était le fils, d’un personnage assez important de Paris. Pour une fredaine de jeunesse que nous ne connaissons pas, le père crut bon d’expédier son rejeton dans la Nouvelle-France. Le mauvais garnement arriva ici en 1738 et fut incorporé dans les troupes de la marine comme soldat. Son engagement terminé, il obtint un petit emploi dans les bureaux de l’intendance à Québec.

Avec le temps, le jeune de Vienne était devenu plus sage. Son application, sa bonne conduite et ses capacités lui valurent un avancement rapide.

En 1756, M. de Bougainville arrivait dans la Nouvelle-France. Cousin de M. de Vienne, c’est chez lui qu’il se retira en mettant le pied à Québec. La rencontre entre les deux cousins fut des plus heureuses. Tout de suite, le futur grand navigateur fut séduit par les qualités aimables de M. de Vienne, de sa femme, et de leur petite famille. Les lettres de M. de Bougainville à son père et à sa grande protectrice, madame de Séchelles, témoignent de sa vive amitié pour son parent.

Le 4 juin 1756, M. de Bougainville écrit à son frère :

« Nous sommes restés quinze jours dans cette capitale et j’y ai logé chez de Vienne. Il m’a parfaitement bien reçu : lui, sa femme et sa belle-mère m’ont gâté en me donnant trop mes aises. Il est fort bien ici ; sa maison est une des plus jolies et des mieux meublées de Québec, et j’ai eu le plaisir de voir qu’il y est aimé et estimé de tout le monde. J’excepte toutefois un certain homme qui, je crois, à cause du cousinage me fait assez mauvaise mine. J’écris à ce sujet à Mme Hérault des détails qu’elle vous communiquera et vous lui expliquerez aussi ce qui regarde l’affaire de Vienne. Je voudrais fort qu’on pût lui rendre service là-bas. Il le mérite de toutes façons. »

Le 26 août 1756, M. de Bougainville écrit à son frère :

« De Vienne est enfin garde-magasin de Québec. Mr l’intendant vient de lui donner cette place, Claverie étant mort. Je l’en ai remercié en votre nom et au mien. Je suis charmé de cette affaire car j’aime fort notre cousin qui, par sa conduite, mérite que l’on s’intéresse à lui. »

Le 9 novembre 1757, M. de Bougainville écrit à son frère :

« J’arrive enfin à Québec, mon cher frère, sur eau, à pied, en cahotant, et j’ai fait mon entrée dans la capitale en charrette. C’est ainsi qu’on voyage dans ce pays-ci. Je suis logé chez de Vienne qui est en fonction de garde-magasin que Mr l’intendant lui a donnée, comme je vous l’ai déjà mandé. Il s’agit de lui faire expédier le brevet de la place. Mr l’intendant m’a bien dit qu’il la demandait à la cour mais qu’il serait bien fait de le solliciter là-bas. Je me recommande à cet égard à toute votre amitié pour un parent qui la mérite et que je suis fort heureux d’avoir trouvé ici. Mr Bigot ne lui a point parlé du brevet d’écrivain de la marine que vous me mandez avoir obtenu pour lui. J’en ignore la raison. Il faut que vous ne l’ayez obtenu que depuis que l’état du Roi de cette année a été arrêté et envoyé. Éclaircissez un peu cet article et voyez si cette conjoncture est vraie ou si le silence sur ce brevet est volontaire. De Vienne pense avec raison qu’il ne faut pas lui envoyer son neveu au printemps. Il courrait risque d’être pris et de souffrir beaucoup dans les prisons d’Angleterre. D’ailleurs, tout est ici d’un prix inconcevable et vraisemblablement la cherté ne fera qu’augmenter la campagne prochaine. Il faut aussi beaucoup d’égards pour le public qui a surtout trouvé mauvais que le Sr Claverie, prédécesseur de de Vienne, eût placé ses parents au magasin aussitôt après qu’il en eut été nommé garde. Je vous prie d’en parler à mes cousines qui, sans doute, trouveront comme nous qu’il est à propos de différer le voyage de Duffrayé. »

Le 3 juillet 1757, M. de Bougainville écrit à son frère :

« J’ai passé trois mois de l’hiver chez de Vienne. Je ne saurais en dire trop de bien. Bon père, bon mari, grand travailleur, honnête homme, délicat sur la probité, il a l’estime générale et la mérite. Je l’ai prévenu sur l’arrivée de son neveu. Il a reçu cette nouvelle de fort bonne grâce et il fera tout ce qui dépendra de lui pour ce jeune homme. »

Le 17 septembre 1757, M. de Bougainville écrit à son frère :

« Duffrayé est reconnu pour neveu, logé chez son oncle et placé dans son bureau. La chose s’est faite de la meilleure grâce du monde, et je suis à cet égard fort content de de Vienne. Je pense avoir obtenu de Mr l’intendant qu’il demanderait pour lui à la fin de cette année un brevet d’écrivain principal et qu’il en écrirait à notre maman. Comme ce ne sera que par les derniers bâtiments qu’il le demandera, je vous en préviens afin que vous prépariez les voies. Ce serait un grand coup et décisif pour la fortune de de Vienne qui, en vérité, mérite de la faire et est un bon serviteur à donner au roi. »

Le 9 novembre 1757, M. de Bougainville écrit à sa protectrice, Mme Hérault de Séchelles :

« C’est encore moi, ma chère maman, et pour vous demander encore quelque chose ; mais pourquoi aimez-vous à rendre service ? Je suis ici logé chez un parent dont, à coup sûr, mon frère vous aura parlé. Son moindre mérite est d’avoir de votre enfant des soins qui passent l’imagination. Il sert ici le Roi depuis 20 ans et tout le monde attestera qu’il le sert bien et avec une probité d’autant plus louable dans ce pays qu’il résiste à l’occasion et à l’exemple. Mr Bigot m’avait d’abord promis de demander pour lui cette année un brevet d’écrivain principal. La place qu’il occupe est augmentée de deux tiers de travail par notre arrivée et diminuée des deux tiers du revenu par l’établissement du munitionnaire général. Depuis, Mr Bigot a changé d’avis, parce que la Cour n’a pas envoyé cette année les grâces demandées en 1756 et que ce retard semble défendre d’en demander des nouvelles ; mais il m’a protesté que l’année prochaine il solliciterait le brevet et qu’il vous adresserait par le ministre à ce sujet (sic). Un seul mot de vous, ma chère maman, à Mr Bigot, qui lui ferait connaître que vous vous intéressez à de Vienne, le déterminerait à me tenir parole. S’il demande ce brevet, il l’obtiendra et si vous lui écrivez que vous le désirez il le demandera, je le connais et j’ose en répondre. Pardon, mille fois pardon, ma chère maman, mais le sujet pour lequel je vous prie de vous intéresser est un de ceux qui dans la rade sert le mieux le Roi, et le bien du service exige qu’il soit avancé, Mr Bigot me l’a dit cent fois. »

Le 12 août 1758, l’intendant Bigot écrit à Mme Hérault de Séchelles :

« J’ai reçu la lettre dont vous m’avez honoré le 25 mars en faveur de M. de Vienne. Il suffit, madame, que vous vous intéressiez à ce qui le regarde pour que j’aie l’honneur de rendre compte à Mr de Moras de son mérite et de ses talents. Je le ferai avec d’autant plus de plaisir que Mr de Vienne remplit avec distinction l’emploi qu’il occupe et que c’est un très bon sujet. Je demanderai à ce ministre son avancement par les derniers navires et j’aurai l’honneur de vous en informer ; vous serez (?) en même temps d’appuyer et de solliciter ma demande. »

Le garde-magasin de Vienne, qui était un homme méticuleux, de détails, tint pendant le siège de Québec en 1759, jour par jour, presque heure par heure, un Journal qui nous donne des renseignements inédits et infiniment précieux sur cette période de l’histoire de la vieille capitale.[1]

Le garde-magasin de Vienne fut-il un profiteur pendant la guerre qui se termina par la prise du Canada ? C’est Bigot lui-même qui répond à cette question dans son Mémoire de défense. Lisons le passage en question.

« Le sieur Bigot a appris, à la confrontation avec Cadet, comment la manœuvre a pu se consommer, si réellement elle s’est exécutée. Cadet a soutenu qu’il avait donné 60,000 livres à de Vienne, garde-magasin. Aussitôt, le sieur Bigot s’est écrié : Je ne suis donc plus étonné si ce garde-magasin ne s’est pas plaint de ce que les marchandises que Cadet remettait au magasin avaient été levées chez les négociants de Québec. Et véritablement si Cadet remettait au magasin des marchandises qu’il avait achetées dans la colonie, le garde-magasin aurait dû en avertir le sieur Bigot. Il ne pouvait pas ignorer que cet intendant lui laissait la liberté du choix entre les négociants et que par conséquent il pouvait se pourvoir directement lui-même chez les négociants auxquels Cadet s’adressait. Il devait donc donner avis au sieur Bigot du manège de Cadet qui, par là se substituait en quelque sorte aux fonctions du garde-magasin et qui, selon toute apparence, en abusait. Mais si le garde-magasin était séduit, son silence sur ces abus ne doit plus étonner. À cette exclamation du sieur Bigot, Cadet a répondu que c’était l’intendant lui-même qui lui avait donné ordre de faire gagner de Vienne.[2]

Dans une autre partie de son témoignage Cadet ajoute qu’il fournissait gratuitement la viande à de Vienne pour sa maison.[2]

  1. M. Aégidius Fauteux a publié ce Journal dans le Rapport de l’Archiviste de la province de Québec, 1920-1921.
  2. a et b Mémoire pour messire François Bigot, 2e  partie, p. 390.