Biographie de Alfred de Musset/3

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Charpentier (p. 87-184).


DEUXIÈME PARTIE

1829-1836

V

Outre l’écueil signalé par Prosper Chalas, Alfred de Musset ne se fit pas faute, à dix-huit ans, d’aborder tous les écueils, résolûment et de parti pris. Il ne manqua pas de se lier avec des jeunes gens plus riches que lui, et de vouloir les suivre dans leur train de vie. Les premiers tailleurs de Paris eurent seuls l’honneur d’approcher de sa personne, et il leur donna de l’occupation. Les promenades à cheval étaient à la mode parmi ses amis : il loua des chevaux. On jouait gros jeu : il joua. On faisait les nuits blanches : il veilla. Mais il avait une constitution d’acier, une activité cérébrale incroyable : souvent il écrivait cinquante vers en sortant d’un souper. Ce qui, pour bien des gens, eût été un excès, n’était réellement pour lui qu’un exercice. Quand je lui parlais des périls de la bouillotte et du jour redoutable où le tailleur présenterait le mémoire de tant d’habits neufs, il me répondait :

« Précisément, parce que je suis jeune, j’ai besoin de tout connaître, et je veux tout apprendre par expérience et non par ouï-dire. Je sens en moi deux hommes, l’un qui agit, l’autre qui regarde. Si le premier fait une sottise, le second en profitera. Tôt ou tard, s’il plaît à Dieu, je payerai mon tailleur. Je joue, mais je ne suis pas un joueur, et, quand j’ai perdu mon argent, cette leçon vaut mieux que toutes les remontrances du monde. »

De temps à autre, il y avait, en effet, des lendemains mélancoliques, des matinées de regrets superflus. Pour ces jours de misère, le poète aimait à se composer un costume de situation. Du fond d’une armoire, il tirait un vieux carrick jaune à six collets et qui aurait pu faire trois fois le tour de son corps. Ainsi affublé, il se couchait sur le tapis de sa chambre et fredonnait d’un ton lamentable quelque vieil air contemporain de son carrick. Lorsque, en entrant chez lui, je le trouvais enfoui sous cet habit de pénitent et dans une attitude de mélodrame, je savais que les cartes s’étaient montrées intraitables. Au premier mot que je voulais lui dire : — « Qu’on me laisse, s’écriait-il en se voilant la face, qu’on me laisse dans mes haillons et mon désespoir ! »

Mais, le soir arrivé, il jetait en l’air les haillons et mettait ses plus beaux habits. Ce changement de décors suffisait pour détourner le cours de ses idées ; il partait pour courir les salons de Paris, où les plaisirs du monde lui faisaient oublier les revers du jeu. Soit que le bal lui laissât une impression profonde, soit par une disposition naturelle qui tenait peut-être à son goût pour la peinture, il se rappelait avec une mémoire étonnante dans quel ordre il avait vu les femmes assises, les couleurs de leurs robes, leurs ajustements et leurs coiffures. Le luxe, d’ailleurs, lui causait une sorte d’ivresse. Il admirait, comme un enfant, l’éclat des lumières, les dentelles, les bijoux. Danser avec une vraie marquise parée de vrais diamants, dans une vaste galerie, éclairée a giorno, lui semblait le comble du bonheur. Il avait la même admiration d’enfant pour les gens fastueux. Il pardonnait à Alexandre d’avoir brûlé Persépolis pour donner le spectacle à une courtisane. Il aimait Sylla, parce qu’il était heureux. Héliogabale ne lui déplaisait pas, vu de loin, dans sa robe de prêtre du Soleil. César Borgia lui-même trouvait grâce, à cause de sa mule ferrée d’or. Je ne lui passais point ces faiblesses-là, et, quand nous nous querellions à ce sujet, c’étaient nos meilleurs jours de conversation, car il défendait bien cette mauvaise cause. Si j’appuie sur ces détails, c’est qu’ils appartiennent à une période de trois années seulement dans un caractère qu’on verra bientôt grandir et se modifier.

L’hiver de 1829 s’écoula rapidement au milieu de cette vie compliquée, mais où l’étude et les lectures avaient une large part. La muse descendait par moments, à l’improviste, et, quand elle arrivait, elle était bien reçue. Parmi ses compagnons de plaisir, Alfred eut le bonheur de trouver un véritable ami. Alfred Tattet, justement du même âge que lui, débutait aussi dans le monde. C’était un aimable viveur, gai convive, sérieux à ses heures, exagéré dans son langage, trouvant toutes choses ravissantes ou exécrables, mais encore plus avide des plaisirs de l’esprit que des autres plaisirs, et toujours prêt à s’exalter pour un beau vers. Il obtint sans peine communication des productions de son ami, et, afin de l’entendre plus souvent, il donna de petites soirées et matinées esthétiques. C’est là que Musset connut Ulric Guttinguer, qui l’emmena un jour au Havre et à Honfleur. Pendant ce voyage, et à la suite d’une conversation confidentielle, Alfred écrivit trois stances qui suffisent à immortaliser le nom de l’ami à qui elles sont adressées. Le plus jeune disciple du grand Cénacle devenait ainsi le dieu d’un autre cénacle inconnu.

Dans le salon d’Achille Devéria qu’il fréquentait assidûment, Alfred de Musset faisait valser alternativement deux jeunes filles du même âge, très jolies toutes deux, aussi aimables, aussi ingénues l’une que l’autre, et grandes amies. Il leur parlait admirablement modes, toilette, chiffons, et n’était pas le moins enfant des trois. À l’une il vantait les grâces et la beauté de l’autre, et réciproquement. Ces confidences s’échangeaient le lendemain entre les deux jeunes filles un peu scandalisées de ne pouvoir pas découvrir laquelle il aimait le mieux. Ces amourettes de salon durèrent assez longtemps pour se dénouer et se renouer d’un hiver à l’autre ; elles finirent par une petite aventure dont quelques personnes doivent se souvenir encore. Gustave Planche, qui savait placer avec discernement ses antipathies, détestait déjà Alfred de Musset, sans raison, mais instinctivement. Planche ne dansait point ; il s’avisa de dire, un soir, que, du coin où il se tenait assis, il avait vu le valseur infatigable déposer un baiser furtif sur l’épaule d’une de ses valseuses. On en chuchota aussitôt. La jeune fille reçut l’ordre de refuser les invitations de son danseur habituel. Aux regards mélancoliques de la victime, Alfred comprit qu’elle obéissait à l’autorité supérieure, et, comme il n’avait rien à se reprocher, il demanda des explications avec tant d’insistance qu’on ne put pas les lui refuser. On remonta jusqu’à la source du méchant propos. Planche essaya de nier ; mais, au pied du mur, il fut obligé d’avouer qu’il l’avait tenu. L’indignation du père se tourna contre lui. À la sortie du bal, ce père irrité guetta le calomniateur et lui donna de sa canne sur le dos. Planche connut ainsi la vérité du proverbe : À qui mal veut, mal lui tourne ; et l’on peut croire qu’il n’en aima pas davantage le poète auquel il était redevable de cette leçon. Quant à la jeune fille, sa réputation n’eut rien à souffrir de ce démêlé ; c’est à elle qu’Alfred de Musset adressa plus tard les vers à Pepa.

Pendant ce temps-là, le recueil de poésies qui devait porter le titre de Contes d’Espagne et d’Italie grossissait peu à peu. Pour ne rien oublier, nous citerons, en passant, une première publication qui n’est guère connue. Alfred, à dix-huit ans, s’estima heureux d’avoir à traduire de l’anglais un petit roman pour la librairie de M. Mame. Il avait adopté ce titre simple : le Mangeur d’opium. L’éditeur voulut absolument : l’Anglais mangeur d’opium[1]. Ce petit volume, dont on aurait sans doute bien de la peine à retrouver un exemplaire aujourd’hui, fut écrit en un mois. Le traducteur, sans être trop inexact, introduisit dans les rêveries du héros étranger quelques-unes des impressions que lui avait laissées le cours d’anatomie descriptive de M. Bérard. Personne ne prit garde à cette publication sans nom d’auteur ; elle disparut dans un flot de nouveautés littéraires, comme une goutte de pluie dans la mer.

Une autre aubaine de plus grave conséquence vint troubler le poète jusqu’au fond de l’âme. Son père lui annonça, un matin, qu’il lui avait trouvé un emploi d’expéditionnaire dans les bureaux de M. Febvrel, qui venait d’obtenir par soumission cachetée l’entreprise du Chauffage militaire. Le pauvre garçon n’osa sourciller. Il se laissa mettre au pied le boulet de la bureaucratie. On n’exigeait pas de lui une grande exactitude, mais il n’y avait point de jour où il ne sentît le poids de ses chaînes, excepté pourtant celui des émoluments. Poussé par le désir effréné de reconquérir sa liberté, il se rendit chez l’éditeur dévoué de la faction romantique. Urbain Canel examina le manuscrit des Contes d’Espagne, compta les pages et déclara qu’il manquait cinq cents vers pour composer un volume in-octavo, seul format usité de la jeune littérature.

« Cinq cents vers ! s’écria le poète, s’il ne faut que cela pour redevenir libre, je vous les donnerai bientôt. »

On était alors au temps des vacances. Alfred obtint de ses patrons un congé de trois semaines. Il partit le 27 août 1829 pour le Mans, où demeurait alors son oncle Desherbiers. Il en revint le 19 septembre[2], et, le soir même, il me récita tout le poème de Mardoche, qui contenait près de six cents vers, mais dont il fallait supprimer quelques strophes un peu hardies. Urbain Canel, charmé surtout de la longueur du morceau, envoya le manuscrit à l’imprimeur. Les compositeurs d’imprimerie ne travaillèrent à cet ouvrage d’un poète inconnu que dans leurs moments de loisir. L’épreuve de la dernière feuille arriva vers la fin de l’année. Le 24 décembre, Alfred de Musset pria son père de donner une soirée de lecture où vinrent MM. Mérimée, de Vigny, Émile et Antony Deschamps, Louis Boulanger, Victor Pavie, de la Rosière et Guttinguer. Il leur récita Don Paëz, Portia et Mardoche. La plupart des invités connaissaient déjà les deux premiers de ces poèmes ; mais Mardoche, qui cassait les vitres, obtint les honneurs de la soirée. On tomba unanimement d’accord sur le succès infaillible réservé à ces poésies.

Peu de jours après parut, sous le titre de Contes d’Espagne et d’Italie, un volume de 232 pages, qui ne fut tiré qu’à cinq cents exemplaires[3]. On sait l’effet qu’il a produit. Bien rarement si petite quantité de papier fit autant de bruit. C’est une chose curieuse aujourd’hui que de relire les journaux d’alors. On en voit qui se mettent dans une colère rouge contre le livre et contre l’auteur. L’un se fâche de l’exagération des caractères et du langage ; l’autre, au contraire, loue le jeune poète de n’avoir point abusé de l’hyperbole. Un journal de l’opposition demande avec un sérieux admirable d’où vient la prédilection de la nouvelle génération pour l’Espagne et l’Italie, ces contrées où il n’existe point de liberté et où la religion est déshonorée par les pratiques superstitieuses. Pendant ce temps-là, un critique pieux et royaliste vote des indulgences à la muse libertine en faveur du second chant de Portia, où il a remarqué une peinture édifiante du sentiment de crainte que fait naître l’aspect sombre et majestueux d’une église gothique.

Quant à la fameuse ballade à la lune, elle devint tout d’abord le sujet d’une grande clameur. Les uns, voulant à toute force la prendre au sérieux, s’en tenaient à cet échantillon pour se dispenser de lire le reste du volume. D’autres, renchérissant sur l’intention du poète, voulaient qu’il se fût moqué de ses amis et de lui-même. Il faut avouer qu’en cette occasion les connaisseurs de profession et les hommes d’un âge respectable ne furent pas les juges les plus intelligents. Mais, tandis qu’ils discutaient, avec plus ou moins de bonne foi, sur le véritable sens de la ballade à la lune, le poète avait conquis le public auquel il désirait plaire, celui des jeunes gens et des femmes.

Bientôt Alfred eut à me raconter quantité d’aventures. Il y en avait de boccaciennes et de romanesques, quelques-unes approchant du drame. En plusieurs occasions, je fus réveillé au milieu de la nuit pour donner mon avis sur quelque grave question de haute prudence. Toutes ces historiettes m’ayant été confiées sous le sceau du secret, j’ai dû les oublier ; mais je puis affirmer que plus d’une aurait fait envie aux Bassompierre et aux Lauzun. Les femmes, dans ce temps-là, ne vivaient point absorbées par les préoccupations de luxe et de toilette. Pour espérer de plaire, les jeunes gens n’avaient pas besoin d’être riches, et il servait à quelque chose d’avoir, à dix-neuf ans, le prestige du talent et de la gloire. Malgré ses succès, Alfred de Musset eut assez de bon sens et de modestie pour résister à l’enivrement. Il se garda toujours de la folie orgueilleuse et de l’infatuation de soi-même, écueil vulgaire où sombrent les plus grands esprits.

Tandis que le servum pecus des imitateurs se jetait sur les Contes d’Espagne et se mettait en mesure de les copier de cent façons, Alfred de Musset méditait une réforme et changeait si bien d’allure que les Vœux stériles, Octave et les Pensées de Rafaël, premiers morceaux qu’il publia dans la Revue de Paris, après un intervalle de réflexions sérieuses ne contenaient déjà plus ni négligences de style ni vers brisés. On sait que le poète demandait pardon à sa langue maternelle de l’avoir quelquefois offensée. Racine et Shakspeare, disait-il, se rencontraient sur sa table avec Boileau, qui leur avait pardonné ; et, bien qu’il se vantât de faire marcher sa muse pieds nus, comme la vérité, les classiques auraient pu la croire chaussée de cothurnes d’or. Ils auraient pu se réjouir d’une amende honorable exprimée avec tant de bonne grâce ; ils ne firent pas semblant de la connaître et revinrent au point sur un i, comme le marquis de Molière à son refrain de tarte à la crème. Pendant ce temps-là, les romantiques, blessés de la profession de foi de Rafaël, se plaignirent de la désertion et ne manquèrent pas de dire que le poète des Contes d’Espagne avait faibli et ne tenait point ce que ses débuts avaient promis. Alfred de Musset se trouva isolé tout à coup, ayant tous les partis à la fois contre lui ; mais il était jeune et superbe, comme Œdipe, et d’ailleurs les dissentiments littéraires n’empêchaient point les bons rapports. Il n’allait plus aussi souvent au Cénacle, mais il retrouvait ses anciens amis aux soirées d’Achille Devéria et à l’Arsenal, chez le bon Nodier qui l’aimait tendrement.

Cependant Alfred avait obtenu la permission de se démettre de son emploi, et ce jour avait été un des plus beaux de sa vie. Pour rassurer son père sur les conséquences de ce coup de tête, il voulut essayer de travaux plus lucratifs que la poésie. Dans ce dessein il écrivit une petite pièce en trois tableaux intitulée la Quittance du diable. Chaque tableau contenait une scène en vers. Ce n’était qu’une bluette fantastique, mais qui ne manquait pas d’originalité. Avec le concours d’un musicien de talent, on en aurait pu faire un opéra-comique aussi agréable que bien d’autres. La pièce présentée au théâtre des Nouveautés, où l’on jouait des ouvrages de toutes sortes, fut acceptée[4]. Il y eut sans doute un commencement d’exécution, car je vois sur la couverture du manuscrit la distribution des rôles écrite de la main du directeur. M. Bouffé et madame Albert devaient représenter les deux personnages principaux, et ces artistes étaient les meilleurs de la troupe. Je ne sais ce qui a pu empêcher la représentation, — probablement la révolution de Juillet, qui éclata pendant que le chef d’orchestre composait les scènes en musique. — Quoi qu’il en soit, l’auteur retira la pièce et la mit dans un carton où elle est encore.

Après la journée du 7 août, Alfred de Musset, qui ne craignait rien tant que d’avoir un emploi, demeura spectateur indifférent de la curée des places. Les félicitations intéressées pleuvaient de toutes parts au château ; il se laissa oublier de son ancien condisciple devenu duc d’Orléans. La gravité des événements politiques et les contre-coups de la révolution, au nord et au midi de l’Europe, n’arrêtèrent pas le mouvement littéraire commencé sous la dynastie déchue. Il semblait que la fermentation de toutes les cervelles eût tourné au profit des lettres. Pendant les quatre premières années du nouveau règne sortit de terre une génération d’écrivains qui n’a pas encore été remplacée. À l’automne de 1830, en possession d’une liberté qu’ils n’avaient jamais eue, les théâtres s’emparèrent d’un sujet interdit par le dernier gouvernement, celui de l’épopée impériale. Le personnage de Napoléon se montra sur toutes les scènes, même les plus infimes. Harel, homme entreprenant et directeur de l’Odéon, montait avec un grand luxe un drame sur ce sujet, dont le premier rôle était confié à Frédérick Lemaître. Le directeur, pour combler un vide dans son répertoire, vint demander une pièce, la plus neuve et la plus hardie possible, à l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie. Le manuscrit de la Nuit vénitienne lui fut bientôt remis et il en parut enchanté. La pièce, montée avec soin et apprise en peu de jours, était annoncée comme une trouvaille. M. Lockroy jouait le rôle du prince ; Vizentini, acteur excellent, faisait le personnage comique ; une actrice médiocre, mais fort jolie, jouait Laurette, et M. Lafosse, Razetta.

Ce fut le mercredi, 1er décembre 1830, que la première représentation eut lieu. Je ne sais de quelles gens la salle était remplie ; mais, dès la seconde scène, qui est pourtant fort gaie, Vizentini se vit interrompu par des sifflets. Des cris de forcenés couvraient la voix des acteurs, et le parterre s’acharnait après les plus jolis mots du dialogue, comme s’il fût venu avec l’intention bien arrêtée de ne rien entendre. L’auteur, étonné de ce tumulte, ne pouvait croire que la pièce ne dût pas se relever pendant la grande scène entre le prince d’Eisenach et Laurette. Mademoiselle Béranger, vêtue d’une fort belle robe de satin blanc, était éblouissante de fraîcheur et de jeunesse. Enfin les rieurs se calment un instant. Par malheur, l’actrice, en regardant du haut du balcon si le jaloux Razetta est encore à son poste, s’appuie sur un treillage vert dont la peinture n’avait pas eu le temps de sécher ; elle se retourne vers le public toute bariolée de carreaux verdâtres, depuis la ceinture jusqu’aux pieds. Cette fois, l’auteur découragé s’inclina devant la volonté du hasard. La scène du prince et de Laurette fut étouffée sous le vacarme de la salle. Tout ce charmant esprit par lequel la jeune Vénitienne se laisse séduire, passa inaperçu. Il y a dans cette scène un mot tiré d’une lettre de Lovelace à Belford ; j’attendais les tapageurs à ce passage ; ils n’étaient pas à cela près : le mot de Richardson fut hué comme le reste. Harel, persuadé que tout ce bruit devait être le résultat d’un coup monté, insista pour une seconde épreuve. On ôta le fatal treillage ; mademoiselle Béranger mit une robe neuve et l’auteur pria M. Lockroy d’ajouter ces mots après la citation de Richardson : « Comme dit Lovelace. » — Peine inutile : à la seconde représentation la pièce reçut à peu près le même accueil que la première fois, et le nom de Lovelace provoqua le ricanement de la bêtise et de l’ignorance. Au plus fort de l’orage, l’auteur s’écria : « Je n’aurais jamais cru qu’on pût trouver dans Paris de quoi composer un public aussi sot que celui-là ! » Prosper Chalas lui écrivit le lendemain pour lui demander s’il se livrait encore aux bêtes le soir. « Non, répondit-il, je dis adieu à la ménagerie, et pour longtemps. »

Les conséquences de cette triste mésaventure sont incalculables. Alfred de Musset, rebuté par un échec dont il sentait vivement l’injustice et la cruauté, ne composa plus d’ouvrages au point de vue de la représentation. Si le public eût prêté l’attention qu’il devait à un auteur de vingt ans, combien d’autres productions destinées à la scène auraient suivi ce premier essai ! L’éclatante revanche du Caprice n’a été prise que dix-sept ans après cette honteuse soirée. Qui peut dire où en serait le théâtre aujourd’hui, si une poignée de Béotiens n’en eût écarté pendant tant d’années le seul écrivain capable d’arrêter la décadence de l’art dramatique ? Peut-être ce genre de littérature qui, depuis le siècle de Louis XIV, a toujours occupé, en France, le premier rang, aurait-il échappé au reproche de dégénérer en industrie. Le public ne peut s’en prendre qu’à lui-même des plaisirs qu’il a perdus.

Lœve-Veimars, dans le journal le Temps, eut le courage de reprocher au parterre de l’Odéon la brutalité de sa conduite. Le jeune auteur lui devait des remerciements. Pendant sa visite à Lœve-Veimars, il fut présenté à Jacques Coste, directeur du Temps. Celui-ci, pour faire un essai, demanda quelques articles de fantaisie à l’auteur des Contes d’Espagne, en lui laissant carte blanche. Du 10 janvier jusqu’à la fin de mai 1831, parut assez régulièrement, chaque lundi, une série d’articles sans signature, sous le titre de Revue fantastique, où Alfred traita divers sujets de circonstance. Tous furent plus ou moins remarqués. Celui de Pantagruel, roi constitutionnel, eut même un grand succès d’à-propos[5]. Mais, tout modeste qu’il était, le poète avait trop d’indépendance pour s’accommoder longtemps d’une servitude quelconque. Il s’ennuya du journalisme et ses Revues cessèrent bientôt de paraître.

Sous le prétexte d’acquérir de l’expérience, il menait, d’ailleurs, une vie assez dissipée. Les jeunes gens à la mode se réunissaient le soir au Café de Paris. On y organisait des parties de plaisir sur une grande échelle. Tout à coup on partait en voitures de poste, à minuit, pour Enghien ou pour Morfontaine ; on imaginait des paris extravagants, dont le public même s’émouvait. Alfred de Musset prenait part à tout ce fracas. D’autres occasions de plaisirs moins bruyants venaient aussi au-devant de lui. L’imprévu, pour lequel il avait un culte un peu païen, lui réservait des faveurs particulières. Souvent, dans l’embarras du choix, il négligeait les plaisirs offerts pour d’autres qu’il fallait chercher ou pour une simple partie de cartes avec son voisin le marquis de Belmont, pour une visite, un cigare, une conversation, ou même pour rien. Il trouvait une douceur extrême à rester à la maison, en songeant qu’il dépendait de lui d’aller se divertir ailleurs. Son cabinet lui semblait un lieu de délices ; nous y causions jusqu’à trois heures du matin ; ou bien une gravure, achetée sur les quais et qu’il fallait encadrer, devenait une affaire d’État. Ces jours-là, notre intérieur s’animait et nos repas de famille étaient les plus gais du monde.

Parmi les combinaisons du hasard que le poète aimait à observer avec une religieuse curiosité, il s’en trouve une qui mérite d’être rapportée. Madame la duchesse de Castries, désirant lire les Contes d’Espagne, chargea sa demoiselle de compagnie, qui était Anglaise, de lui acheter ce volume. Miss *** connaissait peu les usages ; elle n’imagina rien de mieux que d’écrire à l’auteur le billet suivant : « Monsieur, une jeune Anglaise, qui a le désir de lire vos poésies, s’adresse directement à vous pour les avoir. Si vous voulez bien les lui faire parvenir, elle vous en sera très obligée. »

Ce billet, signé fort lisiblement et portant l’adresse de la jeune miss, resta longtemps ouvert sur une table, en compagnie d’autres lettres non moins saugrenues. Un matin, Alfred, après l’avoir relu, écrivit cette réponse : « Mademoiselle, toutes les jeunes Anglaises étant jolies, je ne vous ferai point l’injure de croire que vous soyez une exception à la règle générale, et, puisque vous me donnez avec tant de confiance votre nom et votre adresse, ne vous étonnez pas si je réclame l’honneur de vous offrir moi-même le volume de poésies que vous désirez lire. »

Voilà miss *** dans un grand embarras. Elle courut confesser sa faute à la duchesse et lui montra la réponse cavalière qu’elle s’était attirée par imprudence. Madame de Castries la rassura et lui dit d’attendre de pied ferme la visite annoncée. Alfred de Musset arriva bientôt, son volume sous le bras. Le valet de chambre, qui avait le mot, le conduit au salon. La duchesse le reçoit fort gracieusement et l’invite à s’asseoir ; puis elle lui raconte, en riant, l’étourderie de la demoiselle de compagnie.

« Ce n’est pas une raison, dit-elle ensuite, pour vous priver du plaisir de voir cette jeune Anglaise. Tout à l’heure de vous présenterai à miss ***, mais il faut commencer par faire connaissance avec moi. »

Là-dessus, la conversation s’engage. Alfred de Musset n’ignorait pas que la duchesse de Castries était une des femmes les plus aimables de Paris. Il fait bonne contenance, accepte gaiement la situation et se met en frais d’esprit. La connaissance se fit si bien, qu’elle devint une amitié de toute la vie.


VI

On a dit de l’auteur des Contes d’Espagne qu’il ne lui avait manqué dans ses débuts que des conseils. Cela est fort aisé à dire. J’aurais voulu voir messieurs les donneurs de conseils apporter leur bagage de préceptes à cet esprit dévorant qui en savait plus long que les vieux maîtres, et qui n’a jamais traité une question de littérature, en conversation ou par écrit, sans improviser tout un art poétique plein de vérités nouvelles. Assurément rien n’eût été plus facile que de lui faire croire que ses vers étaient mauvais. Il les aurait jetés au feu, et c’est tout ce qu’on y aurait gagné. Pour des avis sur sa manière de vivre, il n’en a jamais manqué. Mais qu’il eût fait beau entendre les gens raisonnables sermonner ce Fantasio qui, lorsqu’il mettait la bride sur le cou à ses passions, s’observait et s’étudiait lui-même, si bien que sa pensée avait pénétré d’avance au delà de tout ce qu’on pouvait lui représenter ! Il n’est donné qu’au temps, à l’expérience et à la réflexion, d’amener un changement dans le génie d’un poète, et, si la réflexion peut abréger le temps, jamais poète n’alla si vite en besogne que celui-là.

L’expérience de la publicité avait suffi, comme on l’a vu, pour déterminer Alfred de Musset à une réforme dans sa manière. Ce n’était là qu’une affaire de prosodie et de versification. Une révolution bien plus importante se préparait dans ses idées et son caractère. Il produisit fort peu en 1830 et 1831 ; mais il avait beaucoup lu, beaucoup médité et plus vécu peut-être qu’il n’est nécessaire à un poète. Un soir du mois d’octobre, je le trouvai soucieux, la tête dans ses mains. Je lui demandai à quoi il songeait :

« Je songe, me répondit-il, que j’approche de ma majorité. Dans deux mois, à pareil jour, j’aurai vingt-un ans, et c’est un grand âge. Ai-je besoin de tant fréquenter les hommes et de faire jaser tant de femmes pour les connaître ? n’ai-je pas vu assez de choses pour avoir beaucoup à dire, si je suis capable de dire quelque chose ? Ou l’on ne porte rien en soi, et alors les sensations n’éveillent rien dans l’esprit ; ou l’on porte en soi les éléments de tout, et alors il suffit de voir un peu pour tout deviner. Je sens pourtant qu’il me manque encore je ne sais quoi. Est-ce un grand amour ? est-ce un malheur ? Peut-être tous les deux. Là-dessus, je n’ose souhaiter un éclaircissement. L’expérience est bonne, à condition qu’elle ne vous tue pas. »

Comme s’il eût senti dans l’air ce je ne sais quoi qu’il redoutait, il forma des projets de retraite et de travail. Il essaya de régler l’emploi de ses journées. Afin de s’assurer des récréations paisibles, il acheta ses entrées au théâtre de l’Opéra pour six mois. Souvent il passait le temps du spectacle dans une loge d’avant-scène où il retrouvait ses amis ; mais, parfois, il se tenait seul dans un coin de la salle et laissait, avec plaisir, la musique éveiller son imagination. Sous l’influence de cet excitant, il composa le Saule, le poème le plus long et le plus sérieux qu’il eût encore écrit, et qui représente ce qu’on appellerait dans l’œuvre d’un peintre un ouvrage de transition. J’ai raconté ailleurs la destinée bizarre de ce poème[6].

L’hiver s’annonçait sous des auspices sinistres. Le choléra, qui s’était arrêté quelque temps en Pologne, venait de passer dans le nord de l’Allemagne. On apprit un matin qu’il avait sauté, d’un bond, jusqu’à Londres. Bientôt le bruit se répandit qu’il éclatait dans Paris. La ville changea d’aspect. On ne sortait plus sans rencontrer des centaines de corbillards. Le soir, les rues désertes, éclairées de loin en loin par les lanternes rouges des ambulances, les boutiques fermées, le silence, quelques rares passants effarés, courant chercher des secours, tout rappelait la présence du fléau, et chaque matin le chiffre des morts allait croissant. On sait qu’au printemps de 1832, ce chiffre s’éleva jusqu’à quinze cents victimes par jour. D’immenses voitures de déménagements recueillaient à chaque porte une ou plusieurs bières, quelquefois à moitié clouées. Quand le mort n’était pas prêt, les agents, accablés d’ouvrage, criaient qu’on les faisait attendre et se querellaient avec les parents et les servantes. Depuis la peste noire et le règne de Charles V, on n’avait rien vu de semblable à Paris.

Notre père souffrait alors d’une attaque de goutte. Le 7 avril, le médecin, en l’interrogeant, parut changer de visage. Le nom du fléau ne fut point prononcé ; mais les prescriptions ordonnées en disaient assez. À neuf heures du soir, la maladie asiatique se déclarait avec une violence foudroyante. À six heures du matin, tout était fini. Nous restâmes d’abord consternés, sans mesurer toutes les conséquences d’un si grand malheur. Bien souvent j’ai vu mon frère pleurer pour des chagrins de cœur ; mais, dans cette occasion, son chagrin, plus profond et plus calme, restait muet. « C’était, comme il le disait, une de ces douleurs sans larmes qui ne deviennent jamais douces, et dont le souvenir conserve toujours son amertume et son horreur, car la mort nous frappe autre part que l’amour. »

Avant d’examiner en quel état de fortune nous laissait la mort de notre père, il nous parut évident qu’en supprimant du budget de la famille les appointements d’une belle place, notre position devait nécessairement changer. Nous nous trompions : des ressources imprévues se présentèrent ; mais leur importance était encore douteuse, lorsque mon frère me fit part d’une résolution qui pourra sembler incroyable aujourd’hui :

« Sans l’aisance, me dit-il un soir, point de loisirs, et sans les loisirs, point de poésie. Il ne s’agit plus de faire l’enfant gâté ni de caresser une vocation qui n’est pas une carrière. Il est temps d’agir et de penser en homme. À l’idée d’être une cause de gêne pour la meilleure des mères, de nuire peut-être à l’avenir d’une sœur que nous adorons et qu’il faudra penser à marier dans dix ans, je me révolte contre moi-même. Non, ce n’est pas à cette épreuve-là que je mettrai le dévouement de tout ce qui m’est cher. Voici donc le parti que je suis bien déterminé à prendre : je tenterai un dernier essai en écrivant un second volume de vers, meilleur que le premier. Si la publication de cet ouvrage ne me procure pas les moyens d’existence que j’en attends, je m’engagerai dans les hussards de Chartres ou dans le régiment de lanciers où est mon camarade de collège, le prince d’Eckmühl. L’uniforme m’ira bien. Je suis jeune et d’une bonne santé. J’aime l’exercice du cheval, et, avec des protections, ce sera bien le diable si je ne deviens pas officier. »

Je ne m’effrayai pas trop de cette résolution en pensant à la longueur du délai. Il n’y avait point encore péril en la demeure. Alfred se mit à l’œuvre, et ce n’était pas du travail que je voulais le détourner. Le plan d’un poème lui fut inspiré par ce proverbe oriental dont il venait de faire une triste expérience : « Entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur. » Il croyait travailler par nécessité, et il prenait plaisir à répéter que la nécessité est une muse à laquelle le courage donne sa poésie. Soutenu par l’idée que cet essai serait le dernier, il se sentait une entière liberté d’esprit, et, lorsqu’il était content de sa journée, il disait en se frottant les mains : « Je ne suis pas encore soldat. »

Sans autre renseignement sur le Tyrol que l’article du vieux Dictionnaire géographique de la Martinière, il ne craignit pas de mettre la scène de la Coupe et les Lèvres dans ce pays qu’il ne connaissait point, et il prouva ainsi que « le poète porte en lui les éléments de tout ». Ce poème dramatique, contenant plus de seize cents vers, fut achevé dans le courant de l’été. L’auteur en fit une lecture chez son ami Alfred Tattet. Pendant l’automne, il écrivit la comédie À quoi rêvent les jeunes filles. Deux sœurs, pleines d’esprit et de grâce, qu’il avait connues au Mans et qu’il appelait ses premières danseuses, lui servirent de modèles pour les deux charmantes figures de Ninette et Ninon.

C’est moi qui fus chargé de proposer à l’éditeur Renduel ce volume dont le titre : un Spectacle dans un fauteuil, était puisé dans le souvenir de l’orageuse soirée odéonienne. Renduel témoigna peu d’empressement à conclure cette affaire : « Les vers, disait-il, n’étaient pas une denrée facile à écouler, tandis que la prose se vendait comme du pain. » Heureusement je venais de commencer à faire de ce pain-là. Par égard pour moi, Renduel consentit à prendre la denrée d’un écoulement difficile. Le manuscrit était entre les mains des compositeurs et les épreuves arrivaient, quand du fond de l’imprimerie sortit ce cri d’alarme : « La copie va manquer ; la copie manque ! » L’éditeur accourut :

« Nous n’atteignons, dit-il, qu’à 203 pages, et il nous en faut 300. Le volume, sans cela, ne serait pas présentable.

L’auteur se remit à l’ouvrage. Il écrivit Namouna plus rapidement encore qu’il n’avait fait Mardoche. On n’atteignit qu’à 288 pages ; mais la marchandise étant rimée, par conséquent de seconde catégorie, on se contenta du peu. Alfred de Musset convoqua ses amis et leur fit lecture de la Coupe et les Lèvres et de la comédie À quoi rêvent les jeunes filles. L’auditoire se composait des personnes qui avaient applaudi, trois ans auparavant, les Contes d’Espagne ; mais quelle différence ! On écouta jusqu’au bout dans un silence morne. Était-ce admiration, saisissement, surprise ou mécontentement ? Je ne sais. Toujours est-il que la séance fut glaciale. Le libraire en était consterné. M. Mérimée seul s’approcha de l’auteur et lui dit tout bas : « Vous avez fait d’énormes progrès ; la petite comédie surtout me plaît extrêmement. » L’ouvrage parut avant la fin de l’année, portant la date de 1833. Il ne produisit pas autant de bruit, à beaucoup près, que les Contes d’Espagne ; mais, par un hasard vraiment heureux, l’auteur, dès le lendemain de la mise en vente, avait entendu deux jeunes gens, qui marchaient devant lui sur le boulevard de Gand, répéter en riant ce vers du rôle d’Irus :


Spadille a l’air d’une oie, et Quinola d’un cuistre !


Et cette circonstance de rien avait suffi pour le rendre content. Les journaux semblaient éprouver quelque embarras à revenir sur leurs premiers jugements. Cependant M. Sainte-Beuve, qui n’avait point de réparation d’honneur à faire à l’auteur des Contes d’Espagne, attacha le grelot. Dans la Revue des Deux-Mondes du 15 janvier 1833, il publia un article où le nouveau volume de poésies était comparé à l’ancien, le progrès signalé, la lumière répandue sur les beautés des deux ouvrages, avec cette sûreté de coup d’œil, cette habileté à pénétrer au fond du sujet, à le fouiller en tous sens, à mettre les nuances les plus délicates en relief, qui font de la critique un art vraiment beau et utile, quand elle est appuyée de la bonne foi et du désintéressement. M. Sainte-Beuve citait les passages des deux volumes qui l’avaient particulièrement frappé ; puis il ajoutait : « Ce sont là, à mon sens, des vers d’une telle qualité poétique, que bien des gens de mérite, qui sont arrivés à l’Académie par les leurs (M. Casimir Delavigne lui-même, si l’on veut), n’en ont peut-être jamais fait un seul dans ce ton. Ces sortes d’images se trouvent et ne s’élaborent pas. Je donne la moindre en cent à tous faiseurs, copistes, éplucheurs, gens de goût, etc. »

On aime à voir le critique s’animer ainsi, s’oublier, ôter son bonnet de juge dans un mouvement d’enthousiasme, et pousser jusqu’à l’imprudence le dégagement de toute arrière-pensée. À la fin de son article, M. Sainte-Beuve rappelait d’une façon délicate qu’il était poète lui-même, en disant que Marlow et Rotrou, après l’arrivée de Shakspeare et de Corneille, s’étaient sauvés de la souffrance par l’admiration.

L’exemple donné si délibérément par M. Sainte-Beuve eut un petit nombre d’imitateurs ! Quelques articles parurent de loin en loin. On tomba d’accord assez généralement sur le mérite du portrait de don Juan dans Namouna. Il ne fallait plus songer à nier le talent ; mais on pouvait encore contester l’originalité. Tout ressemble à quelque chose. La critique revint au reproche, répété depuis et avec si peu de discernement, d’avoir imité lord Byron et d’autres poètes qui ne lui ressemblaient guère. L’auteur, cependant, s’en était bien défendu dans la dédicace même du livre critiqué. Cette dédicace contenait un certain passage où les doctrines romantiques et la manie des rimes riches étaient vivement attaquées. Rien n’y fit : l’auteur se vit jeter à la tête les noms de lord Byron, de Victor Hugo, de La Fontaine, de Mathurin Régnier. En bonne justice, celui qui aurait su imiter avec succès tant de maîtres à la fois et si différents entre eux, eût été bien près d’être original. Il est certain que trois ans de relations intimes avec un esprit aussi fortement trempé que celui de M. Victor Hugo avaient dû exercer quelque influence sur un jeune débutant ; mais on n’en trouvait déjà plus de trace dans le volume que les critiques avaient sous les yeux.

Quant à lord Byron, tout le monde l’a imité, si l’on entend par là que tous les poètes contemporains l’ont entendu avec émotion, et que ses chants ont éveillé des échos dans leur âme. Si Alfred de Musset lui a mieux répondu que les autres, c’est qu’il existait entre lui et le poète anglais une communauté plus grande de sentiments et d’expérience de la vie. Il y a, en effet, certains côtés par où ces deux belles organisations se ressemblent beaucoup. Ils sacrifient souvent aux mêmes dieux, et donnent, « pour encens, la douleur, l’amour et l’harmonie, et toujours pour victime, leur cœur ». Tous deux ont aimé à se représenter dans les héros de leurs créations, parce que ce procédé était le seul qui leur permît de faire palpiter le cœur du poète sous l’enveloppe du personnage. En cela, l’un n’a point imité l’autre ; ils se sont rencontrés sur un terrain où Dante, Shakspeare, Molière, La Fontaine et bien d’autres avaient déjà passé.

Est-ce la peine de dire à présent que si Alfred de Musset a étudié Mathurin Régnier, aussi bien que La Fontaine, c’était pour se pénétrer du génie de notre langue, et pour prendre ses précautions contre les éléments anglais et germanique qui débordaient dans la littérature nouvelle ? S’il eût sérieusement imité Régnier, il lui aurait fait trop d’honneur. Ce qu’il estimait dans le vieux poète satirique, c’était la franchise, et il avait de bonnes raisons pour tenir grand compte de cette qualité gauloise, car il la possédait lui-même et lui devait, en grande partie, sa force et son autorité.

Un autre reproche curieux à rappeler aujourd’hui, et sur lequel s’accordaient plusieurs critiques, était celui-ci : « Le poète de Namouna, disait-on, n’a-t-il de conviction sur rien ? Quel homme est-il ? Quels sont les objets de son culte ? D’où vient-il ? Où veut-il aller ? Dans un temps sérieux comme le nôtre, fait-il de l’art pour son amusement ? Le moment est mal choisi pour prendre ces airs dégagés en parlant de tout ce qui agite et inquiète l’humanité. S’il croit à quelque chose, qu’il le dise ; autrement il ne peut rien représenter dans notre génération, si ce n’est un poète amateur. » Ce reproche devient tout à fait comique lorsqu’on pense que l’auteur de Namouna est précisément le seul poète dont les doutes, les souffrances, les aspirations vers l’infini et la Divinité représentent l’histoire la plus intime du cœur humain dans ce siècle de scepticisme. M. Sainte-Beuve, plus sagace que les autres, avait commencé par exprimer aussi son incertitude sur le sens d’une œuvre qui semblait pleine de disparates ; mais, arrivé à l’analyse de la grande figure de don Juan, il s’écriait : « Si j’ai dit que l’œuvre manquait d’unité, je me rétracte. L’insaisissable unité se rassemble ici comme dans un éclair, et tombe magiquement sur ce visage : voici l’objet de l’idolâtrie. »

Cette unité ne pouvait être, en effet, qu’entrevue par les esprits clairvoyants. Elle n’existait ni dans un poème isolé ni même dans un volume. On la trouve aujourd’hui dans l’œuvre entière du poète. De là vient que, durant quinze ans, de 1830 à 1845, c’est-à-dire depuis les Contes d’Espagne jusqu’au proverbe : Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, dernier trait à la peinture de notre société, les gens à vue courte n’ont cessé de répéter à chaque publication nouvelle d’Alfred de Musset : « Qu’est-ce encore que ceci, et où allez-vous ? » À quoi il aurait pu répondre : « Je vais où va le siècle, où nous allons tous, où vous allez vous-mêmes sans vous en douter. » — Mais il fit bien mieux en ne répondant pas.

On le croira aisément : Alfred de Musset ne songeait plus à s’engager dans les hussards de Chartres, malgré le bel uniforme de ce corps d’élite. Le public des jeunes gens et des femmes auquel il désirait plaire avait répondu à son appel. Ce n’était pas précisément pour ce public-là qu’il s’était imposé à dessein l’énorme difficulté d’écrire tout un poème en sixains à rimes triples. Mais le but plus sérieux que l’auteur s’était proposé se trouvait atteint : peu après la publication de l’article de M. Sainte-Beuve, le directeur de la Revue des Deux-Mondes s’était assuré la collaboration d’Alfred de Musset. Ce recueil littéraire, fondé depuis moins de temps que la Revue de Paris, n’avait commencé qu’en 1831 à publier deux livraisons par mois. Il avait une concurrence redoutable à soutenir et sa fortune à faire. Le jeune poète promit d’y contribuer autant qu’il le pourrait ; on m’accordera bien qu’il n’y a point nui, car son œuvre entière a paru dans cette revue.

Le 1er avril 1833, Alfred de Musset fit ses débuts à la Revue des Deux-Mondes par la publication de André del Sarto. Il avait puisé le sujet de ce drame dans les notices abrégées qui accompagnent les gravures du Musée Filhol, un des livres qu’il aimait le plus et qu’il feuilletait sans cesse. En faisant parler les artistes florentins de la Renaissance, il sentit un désir extrême d’aller en Italie, voulant, disait-il, imiter l’auteur de l’Histoire des Croisades, qui, après avoir terminé son ouvrage, s’en alla en terre sainte pour voir comment étaient faits les lieux qu’il avait décrits.

À six semaines d’intervalle, André del Sarto fut suivi des Caprices de Marianne. Alfred écrivit ces deux actes avec un entrain juvénile, sans aucun plan ; la logique des sentiments en tenait lieu. Arrivé à la fameuse scène de la bouteille, lorsqu’il eut mis dans la bouche de Marianne la tirade où elle fait honte au jeune libertin d’avoir les lèvres plus délicates que le cœur et d’être plus recherché en boissons qu’en femmes, l’auteur resta un peu étourdi de la force du raisonnement. « Il serait incroyable, dit-il, que je fusse battu moi-même par cette petite prude ! » Mais, après quelques minutes de réflexion, il trouva la réponse victorieuse d’Octave. Aujourd’hui que cette comédie est consacrée par le double succès de la lecture et du théâtre, on en jouit et on ne la juge pas. La première personne qui la lut sur des épreuves d’imprimerie en fut un peu effarouchée. Il ne faut pas s’en étonner. Cela ne ressemblait à rien, c’était de la quintessence d’esprit et de fantaisie semée dans un sujet passionné. On inséra le morceau dans la Revue sans y rien changer, mais non sans crainte. Depuis ce jour-là jamais pareille hésitation ne se manifesta. Tout ce que le poète nouveau offrit à la Revue passa sans difficulté. Je dois même ajouter que son admission à la collaboration de ce recueil littéraire ayant éveillé de la jalousie et donné lieu à des récriminations, le directeur prit sa défense et le maintint dans sa position avec une fermeté qu’il fallut pousser jusqu’à l’entêtement. Tous ceux qui ont connu Alfred de Musset savent combien il ressemblait à la fois aux deux personnages d’Octave et de Cœlio, quoique ces deux figures semblent aux antipodes l’une de l’autre. On ne trouve pas ailleurs qu’en soi-même cet humour, cette gaieté intarissable, cette insouciance railleuse qui animent les scènes entre Marianne et Octave. Que l’auteur ait été ainsi, on le croira facilement ; mais, pour concevoir que le même homme se puisse retrouver dans Cœlio avec la passion contenue, l’exaltation plaintive et douce de ce timide amant, il faut se dire que l’amour a le pouvoir de nous transformer. Une fois amoureux, Alfred passait incontinent d’un rôle à l’autre ; et cela n’a rien d’incroyable : des peines d’amour que ressent un ami, on se console aisément, on les prend en philosophe ; mais des siennes, on ne rit plus ; on en souffre bel et bien ; et d’Octave qu’on était on devient Cœlio. Pour créer la noble et tendre figure d’Hermia, l’auteur n’eut pas à chercher loin ; il en avait le modèle sous les yeux dans la personne de sa mère, toujours occupée de lui épargner un souci ou d’ajouter quelque chose à son bien-être. Quant à Marianne, lorsque je lui demandai où il l’avait vue, il me répondit : « Nulle part et partout ; ce n’est point une femme, c’est la femme. »

Après la publication des Caprices de Marianne, Alfred se trouvait un matin chez madame Tattet la mère. MM. Sainte-Beuve, Antony Deschamps, Ulric Guttinguer et plusieurs autres littérateurs assistaient à ce déjeuner. La maîtresse de la maison demandait à Alfred des nouvelles de sa mère et de sa sœur. « Je suppose qu’elles vont bien, répondit-il, mais je suis forcé d’avouer que je ne les ai pas vues depuis vingt-quatre heures. » On le plaisanta sur cette réponse et il se laissa gronder par ses amis sur sa manière de vivre, tout en affirmant, pour sa défense, qu’il avait en tête des idées très sérieuses. Quand le dessert fut servi, on lui demanda des vers et il récita la première partie d’un poème inédit. C’était Rolla, dont il n’avait encore parlé qu’à son frère. L’auditoire accueillit cette poésie avec des transports de joie, et l’auteur eut le bon goût de ne point revenir sur les remontrances amicales qu’on venait de lui faire. Il se croyait assez justifié.

Rolla parut dans la Revue des Deux-Mondes le 15 août 1833. Le lendemain, Alfred de Musset, au moment d’entrer à l’Opéra, jeta son cigare sur les marches du théâtre. Il vit un jeune homme qui le suivait, ramasser à la dérobée ce bout de cigare et l’envelopper soigneusement dans un morceau de papier, comme une relique précieuse. Souvent il m’a dit que jamais compliments, signes de distinction ni récompense ne l’avaient touché au cœur comme ce témoignage naïf d’admiration et de sympathie.

Dans le même temps, Alfred de Musset rencontra pour la première fois une personne qui a exercé sur sa vie une influence considérable et laissé dans son œuvre une empreinte profonde. C’était à un grand dîner offert aux rédacteurs de la Revue chez les Frères provençaux. Les convives étaient nombreux ; une seule femme se trouvait parmi eux. Alfred fut placé près d’elle à table. Elle l’engagea simplement et avec bonhomie à venir chez elle. Il y alla deux ou trois fois, à huit jours d’intervalle, et puis il y prit habitude et n’en bougea plus. Quelques amis intimes y venaient aussi assidûment que lui. De ce nombre était Gustave Planche. Ce personnage cynique, manquant absolument de tact et de savoir-vivre, avait usurpé une position qui le rendait fort incommode. Il se donnait des airs familiers, sans aucun droit à une pareille conduite ; il commandait en maître et affectait une aisance que la maîtresse de la maison supportait par faiblesse et par bonté, mais avec une impatience secrète, comme madame d’Épinay, dans ses rapports avec Duclos. Alfred, qui connaissait Planche, comme on sait, lui conseilla de prendre une tenue meilleure. Celui-ci feignit de ne pas comprendre ; il fallut lui dire clairement ce qu’on pensait de lui. Au lieu de changer de ton, il se retira furieux ; de là une rancune qui ne s’éteignit jamais.

Le salon d’où Gustave Planche s’était exilé volontairement ne perdit rien à sa retraite. La conversation ne s’y endormait pas. Il y régnait une gaieté folle. Jamais je ne vis de compagnie si heureuse, si peu occupée du reste du monde. On passait le temps à causer, à dessiner, à faire de la musique. On se déguisait à certains jours, pour le plaisir de jouer des rôles. On inventait toutes sortes de divertissements en petit comité, non par crainte de l’ennui, mais, au contraire, par excès de contentement. Un jour on se mit en tête de donner un dîner esthétique, voire philosophique et politique. Les invités étaient quelques rédacteurs de la Revue, entre autres Lerminier, le professeur philosophe. Afin de pouvoir lui offrir un partner digne de lui, on engagea Débureau, l’incomparable Pierrot des Funambules. Débureau, dont la figure n’était connue qu’enfarinée et vêtue de blanc, mit pour ce jour-là un habit noir, un jabot à larges tuyaux, une cravate fort empesée, des escarpins et des gants glacés. Il fut chargé de représenter un membre distingué de la Chambre des communes d’Angleterre, traversant la France pour se rendre en Autriche avec des instructions extrêmement secrètes de lord Grey. Les têtes s’échauffant, Alfred voulut avoir un rôle. Il adopta celui d’une jeune servante supplémentaire, fraîchement débarquée de Normandie. Il s’habilla en paysanne avec le jupon court, les bas à côtes, la croix d’or au cou et les bras nus. Son visage rose et ses cheveux blonds s’arrangeaient parfaitement de ce costume pittoresque ; il représentait un fort beau brin de fille et pas trop dégourdie.

Au jour indiqué, les convives arrivèrent au nombre de sept ou huit, si j’ai bonne mémoire. Débureau parut quinze minutes après l’heure convenue, comme il sied à un personnage considérable. Il se laissa présenter les invités, répondit aux saluts par une légère inclination de tête et se tint raide comme un piquet devant la cheminée, les mains derrière son dos, renfermé dans un silence plein de morgue. On se faisait une fête de voir l’auteur de Rolla ; mais à six heures et demie, Alfred de Musset n’arrivant pas, on se mit à table, et son couvert resta vacant. L’Anglais assis à la place d’honneur n’ouvrait la bouche que pour boire et manger, mais largement. Personne ne reconnut le Pierrot des Funambules. Afin de lui donner beau jeu et de permettre à Lerminier de montrer ses connaissances, on mit la conversation sur la politique. Vainement on nomma Robert Peel, lord Stanley et tout le personnel des hommes d’État de la Grande-Bretagne, le diplomate étranger ne répondait que par monosyllabes. Enfin quelqu’un vint à prononcer le mot d’équilibre européen. L’Anglais étendit la main et demanda la parole.

« Voulez-vous savoir, dit-il, comment je comprends l’équilibre européen, dans les graves circonstances où se trouve la politique en Angleterre et sur le continent ? Le voici. Je vais tâcher d’être clair. »

Le diplomate prit son assiette, la lança en l’air en lui imprimant un fort mouvement de rotation, puis il la reçut adroitement sur la pointe de son couteau, où l’assiette, toujours tournant, demeura en équilibre, au grand ébahissement des convives.

« Tel est, poursuivit Débureau, l’emblème de l’équilibre européen. Hors de là point de salut ! »

À l’étonnement succéda un éclat de rire général, qui redoubla quand la maîtresse de la maison eut nommé Débureau. Cependant la jeune Cauchoise, dont quelques-uns avaient remarqué la mine appétissante, ne faisait que des sottises depuis le commencement du dîner, laissant tomber tout ce qu’elle touchait, retournant les assiettes à l’envers en les posant sur la table, servant à l’un une fourchette quand il lui fallait un couteau, et réciproquement. Les reproches de sa maîtresse semblaient la troubler et augmenter sa maladresse. Mais, au moment où l’Anglais exprima d’une manière si énergique son sentiment sur l’équilibre européen, la jeune servante, pour mieux témoigner la part qu’elle prenait à la gaieté générale, s’empara d’une carafe, et, en affectant de rire à gorge déployée, versa de l’eau sur la tête de Lerminier, qui se mit à crier et à pester contre la maudite Normande. Alors, Alfred prit sa place à table sans quitter ses habits de Cauchoise, et mangea sa part du dîner qu’il avait si mal servi. Je laisse à juger si le reste de la soirée fut gai. Cette historiette a fait assez de bruit dans ce temps-là pour que beaucoup de Parisiens puissent encore s’en souvenir.

Les mêmes personnes se rappelleront peut-être un écrivain, oublié aujourd’hui, nommé Chaudesaigues, qui faisait de la critique à la tâche dans la Revue de Paris et dans quelques journaux. N’ayant ni talent ni influence, il était un peu envieux et trop naïf pour savoir s’en cacher. C’était un grand garçon pâle, avec une figure de Christ, et qui bredouillait en parlant. Un jour, il arriva, en visite, dans le salon où Débureau s’était montré sous la figure d’un diplomate. Auprès de lui, dans un fauteuil, Chaudesaigues voit un jeune homme blond, qui ne disait mot pour lui laisser la parole. On lui demande ce qu’il pense des publications nouvelles. Il se met à critiquer en expert consommé Rolla, Namouna et le reste, ne concevant rien à l’engouement du public pour des vers qu’il trouve à peine supportables. Le jeune homme blond l’encourage en souriant, opine du bonnet et ponctue par des mouvements de tête approbatifs le discours du démolisseur. Chaudesaigues, ainsi encouragé, s’apprêtait à passer de la critique aux personnalités, quand la maîtresse de la maison l’interrompt tout à coup, en lui disant : « J’ai l’honneur de vous présenter M. Alfred de Musset, dont je désirais depuis longtemps vous faire faire la connaissance. »

Chaudesaigues balbutia, prit son chapeau et gagna la porte au bruit d’un fou rire qu’on ne pouvait plus maîtriser. Mais il avait un meilleur caractère que Gustave Planche ; il revint demander pardon de son algarade, quand il aurait pu se plaindre d’un malin tour. On lui tendit la main et il fut admis dans un cercle où il commit quantité d’autres maladresses dont on s’amusa.

Il semblait qu’une association où l’on vivait si gaiement, où l’on mettait en commun talents, esprit, grâce, jeunesse et bonne humeur, ne pourrait jamais se dissoudre. Il semblait surtout que des gens si heureux n’eussent rien de mieux à faire que de rester dans un intérieur qu’ils avaient su rendre charmant pour eux et pour leurs amis. Mais non : une inquiétude ennemie du bien, une espèce de turbulence incompréhensible s’empara d’eux. Ils se mirent à souhaiter un milieu plus beau qu’un petit salon dans la première ville du monde. Cette ville devint à leurs yeux un amas de pierres poudreux et enfumé, dont il fallait se sauver. Ils commencèrent par une excursion à Fontainebleau. Ce ne fut pas assez : aux approches de l’hiver, ils parlèrent de l’Italie. Ce sujet de conversation devint bientôt un projet de voyage, et ce projet une idée fixe.


VII

Alfred de Musset sentait bien que son départ pour l’Italie n’était qu’à moitié résolu tant qu’il n’avait pas obtenu le consentement de sa mère. Un matin, — nous venions de déjeuner en famille, — il paraissait préoccupé. Connaissant ses intentions, je n’étais guère moins agité que lui. En sortant de table, je le vis se promener de long en large d’un air d’hésitation. Enfin il prit son grand courage, et, avec bien des précautions, il nous fit part officiellement de ses projets, en ajoutant qu’ils restaient subordonnés à l’approbation de sa mère. Sa demande fut accueillie comme la nouvelle d’un véritable malheur. « Jamais, lui répondit sa mère, je ne donnerai mon consentement à un voyage que je regarde comme une chose dangereuse et fatale. Je sais que mon opposition sera inutile et que tu partiras, mais ce sera contre mon gré et sans ma permission. »

Un moment il eut l’espoir de vaincre cette résistance en expliquant dans quelles conditions ce voyage devait se faire ; mais, lorsqu’il vit que son insistance ne servait qu’à provoquer l’éruption des larmes, il changea tout à coup de résolution, et fit à l’instant le sacrifice de ses projets. — « Rassure-toi, dit-il à sa mère, je ne partirai point ; s’il faut absolument que quelqu’un pleure, ce ne sera pas toi. »

Il sortit, en effet, pour donner contre-ordre aux préparatifs de départ. Ce soir-là, vers neuf heures, notre mère était seule avec sa fille au coin du feu, lorsqu’on vint lui dire qu’une dame l’attendait à la porte dans une voiture de place et demandait instamment à lui parler. Elle descendit accompagnée d’un domestique. La dame inconnue se nomma ; elle supplia cette mère désolée de lui confier son fils, disant qu’elle aurait pour lui une affection et des soins maternels. Les promesses ne suffisant pas, elle alla jusqu’aux serments. Elle y employa toute son éloquence, et il fallait qu’elle en eût beaucoup, puisqu’elle vint à bout d’une telle entreprise. Dans un moment d’émotion le consentement fut arraché, et quoiqu’en eût dit Alfred, ce fut sa mère qui pleura.

Par une soirée brumeuse et triste, je conduisis les voyageurs jusqu’à la malle-poste, où ils montèrent au milieu de circonstances de mauvais augure. Lorsque des gens, connus de toute la terre, s’embarquent ainsi, voyageant de compagnie, assurés d’avance que partout où ils iront leur réputation les y aura précédés, c’est qu’ils ne veulent pas du mystère. Pour croire qu’une pareille démarche resterait ignorée, il aurait fallu qu’ils eussent perdu la raison. Leur dessein n’était ni d’échapper au jugement de l’opinion ni de la braver, mais de s’y soumettre ; ou plutôt, ils ne songeaient point à elle. Aujourd’hui le secret ne peut être que celui de la comédie, et tout le monde sait que cette comédie est un drame. Je ne ferai point le récit de ce drame. Je n’en raconterai que les particularités qui me sont parvenues à trois cents lieues de distance et que j’aurais toujours connues quand même je n’aurais reçu aucune confidence.

La première lettre d’Alfred de Musset à sa famille était datée de Marseille. Il se louait beaucoup de la rencontre de Stendhal (Henri Beyle), qui s’en allait à son consulat de Civita-Vecchia, et dont l’esprit caustique avait égayé le voyage. La seconde lettre, datée de Gênes, contenait quelques détails sur les mœurs, les costumes des femmes, les galeries de tableaux de cette grande ville, plus le récit d’une promenade dans les jardins de la villa Palavicini, où Alfred s’était reposé dans un lieu de délices, au bord d’une fontaine aimée des touristes. D’autres lettres de Florence nous apprirent qu’il avait trouvé dans les chroniques florentines le sujet d’un ouvrage dramatique en cinq actes, et qu’il prenait un grand plaisir à visiter les places publiques et les palais où il voulait mettre en scène les personnages de sa pièce. C’était le drame de Lorenzaccio.

De Bologne et de Ferrare, qu’il ne fit que traverser, en se rendant à Venise, il ne nous écrivit point. Arrivé dans la mourante cité des doges, il fut pris d’une joie d’enfant. La chambre qu’il occupait à l’hôtel Danieli, sur le quai des Esclavons, lui parut mériter l’honneur d’être décrite. Il ne se lassait pas, disait-il, de contempler ces lambris sous lesquels s’était promené jadis le chef de quelque grande famille vénitienne, et de regarder par la fenêtre l’entrée du Grand-Canal et le dôme de la Salute. Persuadé qu’il ne résisterait pas à l’envie de mettre un jour dans ce cadre les personnages d’un roman ou d’une comédie, il prenait des notes sur les usages vénitiens, sur les termes du dialecte, et il faisait jaser son gondolier.

Vers le milieu de février, ces lettres qui nous étaient jusqu’alors parvenues régulièrement, cessèrent tout à coup. Après un silence de six mortelles semaines, nous étions décidés à partir pour l’Italie, ma mère et moi, lorsque enfin on nous remit une lettre, dont l’écriture altérée, le ton de profonde tristesse et les nouvelles déplorables ne firent que donner un aliment certain à notre inquiétude. Le pauvre garçon, à peine relevé d’une fièvre cérébrale, parlait de se traîner comme il pourrait jusqu’à la maison, car il voulait s’éloigner de Venise dès qu’il aurait assez de forces pour monter dans une voiture.

« Je vous apporterai, disait-il, un corps malade, une âme abattue, un cœur en sang, mais qui vous aime encore. »

Il devait la vie aux soins dévoués de deux personnes qui n’avaient point quitté son chevet jusqu’au jour où la jeunesse et la nature avaient vaincu le mal. Pendant de longues heures, il était resté dans les bras de la mort ; il en avait senti l’étreinte, plongé dans un étrange anéantissement. Il attribuait en partie sa guérison à une potion calmante que lui avait administrée à propos un jeune médecin de Venise, et dont il voulait conserver l’ordonnance. « C’est un puissant narcotique, ajoutait-il, elle est amère, comme tout ce qui m’est venu de cet homme, comme la vie que je lui dois. » Cette ordonnance existe, en effet, dans les papiers d’Alfred de Musset. Elle est signée Pagello[7].

Le retour du malade nous fut annoncé dans une lettre où l’on sentait l’irritation de ses nerfs. « Par charité, disait-il, donnez-moi une autre chambre que la mienne. À l’idée de revoir, en m’éveillant, ce vilain papier d’un vert cru, je crois déjà que l’ennui et le chagrin tapissent mes quatre murs. »

Pour donner satisfaction à cette envie de convalescent, je m’empressai de céder ma chambre, dont le papier était d’un ton très doux, et qui avait deux fenêtres sur un jardin. Le 10 avril, le pauvre enfant prodigue arriva enfin, le visage maigre et les traits altérés. Une fois sous l’aile maternelle, son rétablissement n’était plus qu’une question de temps ; mais on jugera de la gravité de son mal par les lenteurs de la guérison et par les phénomènes psychologiques dont elle a été accompagnée.

La première fois que mon frère voulut nous raconter sa maladie et les véritables causes de son retour à Paris, je le vis tout à coup changer de visage et tomber en syncope. Il eut une attaque de nerfs effrayante, et il fallut un mois avant qu’il pût revenir sur ce sujet et achever son récit.

Alfred demeura longtemps enfermé dans sa chambre. Il n’en sortait que le soir, pour jouer aux échecs avec sa mère. Il avait amené d’Italie une espèce de domestique, perruquier de son état, qui l’avait soigné tant bien que mal durant le voyage, et qui ne savait pas un mot de français. Les services de ce garçon lui étaient agréables, quoique ce fût un valet de chambre assez mauvais. Souvent il appelait Antonio pour lui faire parler le dialecte de son pays ; mais Antonio gagna dans ces entretiens une nostalgie si intense qu’il fallut le renvoyer à Venise. Il partit un matin avec une cargaison de fioles vides et de vieux pots de pommade qu’il se proposait de remplir de saindoux et d’esprit-de-vin pour les vendre aux habitants des lagunes, comme un échantillon de la parfumerie parisienne.

Notre jeune sœur, tout enfant qu’elle était, jouait déjà fort bien du piano. Nous remarquâmes que le beau concerto de Hummel, en si mineur, avait le pouvoir de faire sortir le malade de sa retraite. Quand il restait trop longtemps enfermé, je demandais le concerto de Hummel ; au bout de quelques minutes on entendait les portes s’ouvrir. Alfred venait s’asseoir dans un coin du salon, et, le morceau achevé, nous réussissions souvent à le retenir, en lui parlant musique ; mais, si un mot le rappelait à son chagrin, il retournait dans sa chambre pour le reste de la journée.

Quand ce besoin de séquestration fut un peu calmé, il nous ouvrit sa porte, à son ami Tattet et à moi, car il n’avait rien à nous cacher. Nous demeurâmes donc dans la chambre de notre malade pendant des journées entières et des soirées qu’on pourrait appeler des nuits. D’abord, Alfred voulut montrer du courage. Il crut que la fierté lui pouvait être bonne à quelque chose, et l’on voyait qu’il comptait sur elle pour venir à bout de son chagrin et de ses regrets ; mais il ne tarda pas à reconnaître l’impuissance de cet auxiliaire, et il rejeta la fierté bien loin, comme un vain point d’honneur. Bientôt il nous laissa mesurer la profondeur de sa blessure. Malgré des souvenirs affreux qui l’obsédaient, il chérissait sa douleur. Par moments, il nous savait mauvais gré d’oser en médire ; par moments, il devenait ombrageux, comme si son caractère se fût altéré ; il nous soupçonnait de je ne sais quelles trahisons, ou bien il nous accusait d’indifférence, et puis, tout à coup, il avait honte de ses soupçons et se reprochait son ingratitude avec une exagération et des emportements contre lui-même, que nous avions de la peine à modérer. Quant aux destructeurs de son repos, ce n’était pas assez pour lui de leur pardonner, il leur cherchait encore des excuses, ou du moins des circonstances atténuantes, tant son cœur était malade, tant il avait peur surtout que le courrier de Venise ne lui apportât plus de lettres ! Il en écrivait lui-même où il ne craignait pas de se donner tous les torts ; quelques-unes contenaient des vers[8].

Lorsqu’on sut à Paris que Alfred de Musset était revenu sans le compagnon de voyage avec lequel il était parti, on fit sur ce sujet beaucoup de conjectures ; on inventa des fables, qui assurément n’approchaient pas de la vérité. Alfred eut vent de ces commérages, et il n’épargna rien pour démentir tout ce qui pouvait nuire à la personne qu’il avait laissée à Venise. En cela, il ne fit que son devoir de galant homme ; mais il ne dépendait pas de lui de dissimuler sa tristesse ou l’altération de son visage ; et les conjectures malveillantes continuèrent malgré lui.

Pour faire connaître l’état de son âme pendant ce temps d’épreuves, c’est à lui-même qu’il faut en demander la peinture fidèle, c’est au patient qu’il convient de céder la parole. Voici ce qu’il écrivait à ce sujet, en 1839, après un intervalle de cinq ans.


« Je crus d’abord n’éprouver ni regret ni douleur de mon abandon. Je m’éloignai fièrement ; mais à peine eus-je regardé autour de moi que je vis un désert. Je fus saisi d’une souffrance inattendue. Il me semblait que toutes mes pensées tombaient comme des feuilles sèches, tandis que je ne sais quel sentiment inconnu, horriblement triste et tendre, s’élevait dans mon âme. Dès que je vis que je ne pouvais lutter, je m’abandonnai à la douleur en désespéré. Je rompis avec toutes mes habitudes. Je m’enfermai dans ma chambre ; j’y passai quatre mois à pleurer sans cesse, ne voyant personne et n’ayant pour toute distraction qu’une partie d’échecs que je jouais machinalement tous les soirs.

» La douleur se calma peu à peu, les larmes tarirent, les insomnies cessèrent. Je connus et j’aimai la mélancolie. Devenu plus tranquille, je jetai les yeux sur tout ce que j’avais quitté. Au premier livre qui me tomba sous la main, je m’aperçus que tout avait changé. Rien du passé n’existait plus, ou, du moins, rien ne se ressemblait. Un monde nouveau m’apparaissait, comme si je fusse né de la veille. Un vieux tableau, une tragédie que je savais par cœur, une romance cent fois rebattue, un entretien avec un ami me surprenaient ; je n’y retrouvais plus le sens accoutumé. Je compris alors ce que c’est que l’expérience, et je vis que la douleur nous apprend la vérité.

» Ce fut un beau moment dans ma vie, et je m’y arrête avec plaisir : oui, ce fut un beau et rude moment. Je ne vous ai pas raconté les détails de ma passion. Cette histoire-là, si je l’écrivais, en vaudrait pourtant bien une autre ; mais à quoi bon ? Ma maîtresse était brune ; elle avait de grands yeux ; je l’aimais, elle m’avait quitté ; j’en avais souffert et pleuré pendant quatre mois ; n’est-ce pas en dire assez ?

» Je m’étais aperçu tout de suite du changement qui se faisait en moi, mais il était bien loin d’être accompli. On ne devient pas homme en un jour. Je commençai par me jeter dans une exaltation ridicule. J’écrivis des lettres à la façon de Rousseau — je ne veux pas non plus vous disséquer cela. — Mon esprit mobile et curieux tremble incessamment comme la boussole ; mais qu’importe si le pôle est trouvé ? J’avais longtemps rêvé ; je me mis enfin à penser. Je tâchai de me taire le plus possible. Je retournai dans le monde ; il me fallait tout revoir et tout rapprendre.

» On est difficile quand on souffre, et ce n’est pas aisé de plaire au chagrin. Je commençai, comme le curé de Cervantès, par purger ma bibliothèque et mettre mes idoles au grenier. J’avais dans ma chambre quantité de lithographies et de gravures dont la meilleure me sembla hideuse. Je ne montai pas si haut pour m’en délivrer, et je me contentai de les jeter au feu. Quand mes sacrifices furent faits, je comptai ce qui me restait. Ce ne fut pas long ; mais le peu que j’avais conservé m’inspira un certain respect. Ma bibliothèque vide me faisait peine ; j’en achetai une autre, large à peu près de trois pieds et qui n’avait que trois rayons. J’y rangeai lentement et avec réflexion un petit nombre de volumes ; quant à mes cadres, ils demeurèrent vides longtemps ; ce ne fut qu’au bout de six mois que je parvins à les remplir à mon goût ; j’y plaçai de vieilles gravures d’après Raphaël et Michel-Ange[9]. »


Tous ces détails sont parfaitement exacts. J’assistais à l’auto-da-fé des gravures et au déménagement de la bibliothèque. Les livres conservés, que le malade appelait ses vieux amis, étaient les classiques français du XVIIe siècle, Sophocle, Aristophane, Horace, Shakspeare, lord Byron, Gœthe, les quatre grands poètes italiens en un seul volume, Boccace, Rabelais, Mathurin Régnier, Montaigne, le Plutarque d’Amyot et André Chénier. Le petit volume de Léopardi fut ajouté plus tard à cette collection choisie. Les cadres étaient vides depuis longtemps, lorsque Tattet apporta, un jour, une très belle gravure de la Sainte Cécile de Raphaël.

« J’espère, dit-il, que ce maître-là trouvera grâce devant votre sévérité. »

Alfred admira la gravure et voulut l’encadrer lui-même. Bientôt vinrent se grouper autour de la Sainte Cécile, la Vierge à la chaise, celle aux Candélabres, la Poésie du Vatican, la Sainte Catherine d’Alexandrie, l’Alerte au camp de Michel-Ange et le Goliath de Jules Romain. Le Titien et Rubens ne furent admis que beaucoup plus tard.

Lorsque notre malade consentit à chercher quelques distractions hors de chez lui et à revoir le monde, il nous disait en s’habillant : « Au moment de reprendre le courant de la vie, j’éprouve une sorte de crainte mêlée de joie, car il me semble que j’ai devant moi l’inconnu. Comme un orfèvre qui frotte doucement une bague en or sur sa pierre de touche, je vais essayer toutes choses sur ma blessure à demi fermée. »

Et la première fois qu’il revint d’une visite où la conversation lui avait fait oublier ses ennuis, il en ressentit un peu de honte : « Telle est la misère humaine, disait-il, que la douleur qui s’engourdit ressemble à une jouissance, autant que le bonheur qui nous arrive. »

Quand nous lui demandâmes si l’envie de produire ne se réveillerait pas bientôt : « L’envie ! nous répondit-il ; vous voulez dire la faculté de produire. Je n’en sais vraiment rien, car je vais être aussi difficile pour moi-même que pour les autres, et je tremble d’avance en pensant combien le premier vers qui me viendra dans la tête, me semblera mauvais le lendemain, quand je l’examinerai froidement. »

Nous l’engageâmes, par manière de passe-temps et pour s’assurer de l’état de son esprit, à écrire un proverbe en prose. — Le directeur de la Revue des Deux-Mondes lui témoignait beaucoup d’amitié. — Naturellement obligeant, il n’aimait pas à refuser, et comme le directeur avait besoin pour son recueil de morceaux d’imagination, Alfred essaya de se remettre au travail. Depuis longtemps il avait tracé en quelques lignes le plan d’une comédie, sous le titre provisoire de Camille et Perdican. Il en avait même écrit l’introduction en vers ; mais, pour rien au monde, il n’aurait forcé sa muse à descendre par des exorcismes ; c’est pourquoi il remit ses vers en prose.

La pièce, qui fut appelée On ne badine pas avec l’amour, porte en quelques passages des traces de l’état moral où était l’auteur. Le caractère étrange de Camille, certains mots d’une tendresse mélancolique dans le rôle de Perdican, la lutte d’orgueil entre ces deux personnages font reconnaître l’influence des souvenirs douloureux contre lesquels le poète se débattait ; mais il règne d’un bout à l’autre de cet ouvrage une passion et une chaleur de cœur devant lesquelles pâlit le Dépit amoureux de Molière, dont le sujet offre quelque analogie avec la guerre amoureuse de Camille et de Perdican.

Avant de partir pour l’Italie, Alfred de Musset avait envoyé à M. Buloz le manuscrit de Fantasio. On avait publié cette comédie pendant son absence. Ceux qui ont eu le bonheur de connaître l’auteur dans ses accès de jeunesse et de folle gaieté, savent avec quelle fidélité de pinceau il s’est représenté lui-même sous la figure si originale de Fantasio. Mais ce qui, dans cette comédie, suffit à composer tout un caractère, un type complet et le sujet même de la pièce, n’est qu’une facette de l’esprit, un des mille plis du cœur, si l’on regarde l’homme de près. L’empereur Napoléon, lorsqu’il eut une discussion littéraire avec le célèbre Gœthe, ne se trompait pas en disant que, dans une pièce de théâtre, on n’avait pas le temps de développer un caractère complexe avec toutes ses contradictions apparentes, ses nuances et ses disparates variées à l’infini, et que, pour ne pas embrouiller le spectateur, il fallait lui montrer de ces caractères faciles à saisir, tout d’une pièce et qui se manifestent au premier mot. Ce n’est que dans une biographie, après vingt-cinq ans écoulés, qu’on peut faire voir sans invraisemblance comment un seul homme a pu être à la fois le tendre Cœlio, l’épicurien Octave, le frivole Valentin, le rieur Fantasio, le passionné Fortunio et le philosophe de la Confession d’un enfant du siècle.

Un ouvrage de plus longue haleine que les amours de Perdican et de Camille avait été offert à la Revue des Deux-Mondes, où cependant il n’a jamais été inséré ; c’était le drame de Lorenzaccio. Probablement il fut trouvé trop long, ou bien on préféra le réserver inédit pour la collection des ouvrages dramatiques réunis en volumes et publiée par la librairie de la Revue[10].

Afin de surmonter cette mélancolie qu’il se vantait d’aimer, et qui en réalité l’accablait, Alfred de Musset partit pour Bade au mois de septembre. Ce voyage lui fit grand bien ; il en revint en parfait état de corps et d’esprit. Il écrivait le gracieux épisode de Sentimental Journey, qu’il intitula une bonne Fortune, lorsqu’un incident fâcheux détruisit l’heureux effet de ce voyage et le fruit de six mois de réflexions et d’efforts. Le retour d’une personne qu’il ne voulait pas revoir et qu’il revit bien malgré lui, le plongea de nouveau dans une vie si remplie de scènes violentes et de débats pénibles que le pauvre garçon eut une rechute, à croire qu’il ne s’en relèverait plus. Cependant il puisa dans son mal même les moyens de se guérir. À défaut de la raison, le soupçon et l’incrédulité le sauvèrent. Il s’ennuya des récriminations et de l’emphase, et prit la résolution de se dérober à ce régime malsain. Une rupture définitive eut lieu pendant l’hiver de 1835, à la suite d’une légère querelle. Cette fois, au lieu d’écouter son chagrin et de s’y abandonner, le malade consentit à s’en distraire. Le monde le regrettait ; ses amis le sollicitaient de prendre part à leurs amusements ; il ne leur résista plus.

Autre chose est une partie de plaisir où le vin ne produit que du bruit et des propos grossiers en rendant les sots plus bavards, ou bien un souper de gens d’esprit que la bonne chère anime, et qui récitent des vers, font d’excellente musique, improvisent des chansons, et se renvoient les saillies les plus gaies. On a beaucoup parlé de ces réunions dont le prince Belgiojoso était l’âme. On s’est plu à dire qu’Alfred de Musset s’y était plongé dans des plaisirs excessifs dangereux pour un poète. C’était une exagération ridicule. Beaucoup de ces excès se réduisaient à des dîners fort simples, après des parties de natation : et, même en carnaval, lorsque l’usage permettait des divertissements plus bruyants, Alfred ne s’y mêla que très rarement ; il refusait dix parties de plaisir avant d’en accepter une, et il abandonnait souvent ses convives pour rentrer chez lui au plus beau moment de la fête.

Un homme nouveau, bien différent de l’ancien homme, avait remplacé en lui l’Octave et le Fantasio. Il suffit, d’ailleurs, pour faire ressortir clairement la sottise et la malveillance des commérages de ce temps-là, de donner ici la liste de ses travaux dans le courant de l’année 1835 ; ce sont : Lucie, la Nuit de mai, la Quenouille de Barberine, le Chandelier, la Loi sur la presse, la Nuit de décembre et la Confession d’un Enfant du siècle. Où aurait-il pris le temps d’écrire tant de choses, s’il eût passé les nuits à table et les journées à se reposer des fatigues nocturnes ? Je ne parle pas de ses lectures qui ne discontinuaient point. Cependant il faut dire, pour être exact, qu’il n’écrivit rien pendant les quatre premiers mois de cette année si féconde. Un soir du mois de mai, son ami Alfred Tattet lui demanda devant moi quel serait le fruit de son silence, et voici sa réponse :


— « Depuis un an, j’ai relu tout ce que j’avais lu, rappris tout ce que je croyais savoir ; je suis retourné dans le monde et je me suis mêlé à quelques-uns de vos plaisirs pour revoir tout ce que j’avais vu ; j’ai fait les efforts les plus vrais, les plus difficiles pour chasser le souvenir qui m’aveuglait encore et rompre l’habitude qui voulait souvent revenir. Après avoir consulté la douleur jusqu’au point où elle ne peut plus répondre, après avoir bu et goûté mes larmes, tantôt seul, tantôt avec vous, mes amis, qui croyez en moi, j’ai fini par me sentir plus fort qu’elle et par me dégager de tout mon passé. Aujourd’hui, j’ai cloué de mes propres mains, dans la bière, ma première jeunesse, ma paresse et ma vanité. Je crois sentir enfin que ma pensée, comme une plante qui a été longtemps arrosée, a puisé dans la terre assez de sucs pour croître au soleil. Il me semble que je vais bientôt parler et que j’ai quelque chose dans l’âme qui demande à sortir[11]. »


Ce qui demandait à sortir, c’était la Nuit de mai. Un soir de printemps, en revenant d’une promenade à pied, Alfred me récita les deux premiers couplets du dialogue entre la Muse et le Poète, qu’il venait de composer sous les marronniers des Tuileries. Il travailla sans interruption jusqu’au matin. Lorsqu’il parut à déjeuner, je ne remarquai sur son visage aucun signe de fatigue. Il avait, comme Fantasio, le mois de mai sur les joues. La Muse le possédait ! Pendant la journée, il mena de front la conversation et le travail, comme ces joueurs d’échecs qui jouent deux parties à la fois. Par moments, il nous quittait pour aller écrire une dizaine de vers et revenait causer encore. Mais, le soir, il retourna au travail comme à un rendez-vous d’amour. Il se fit servir un petit souper dans sa chambre. Volontiers il aurait demandé deux couverts, afin que la Muse y eût sa place marquée. Tous les flambeaux furent mis à contribution ; il alluma douze bougies. Les gens de la maison, voyant cette illumination, durent penser qu’il donnait un bal. Au matin de ce second jour, le morceau étant achevé, la Muse s’envola ; mais elle avait été si bien reçue qu’elle promit de revenir. Le poète souffla les bougies, se coucha et dormit jusqu’au soir. À son réveil, il relut la pièce de vers et n’y trouva rien à retoucher. Alors, du monde idéal où il avait vécu pendant deux jours, l’homme retomba brusquement sur la terre, en soupirant comme si on l’eût tiré violemment d’un rêve délicieux et féerique. À l’enthousiasme succédaient tout à coup un ennui, un dégoût de la vie ordinaire et de ses petites misères, une mélancolie profonde. Pour se relever d’un si grand abattement, il semblait que tout le luxe de Sardanapale, tout ce que Paris peut offrir de distractions et de raffinements suffiraient à peine ; mais la rencontre d’un joli visage, un morceau de musique, un billet gracieux arrivant à propos dissipaient les ténèbres, et il fallait bien convenir qu’on pouvait se résigner à vivre encore.

Aux yeux de bien des gens, ces alternatives de surexcitation et de prostration ne sont que des faiblesses. C’est une erreur : l’insensibilité ne fait pas la force, et mériterait plutôt le nom d’impuissance. La plus grande dose de vie, comme dit le savant Flourens, appartient à l’être qui sent le plus vivement. En plusieurs endroits de ses ouvrages, Alfred de Musset, qui se connaissait lui-même parfaitement, a défini ces organisations exceptionnelles qui font ce qu’on appelle un poète. J’en trouve encore dans ses papiers une nouvelle définition qui me paraît bonne à placer ici.


« N’en doutez pas, c’est une chose divine que cette étincelle fugitive enfermée sous ce crâne chétif. Vous admirez un bon instrument, un piano d’Érard, un violon de Stradivarius ; grand Dieu ! et qu’est-ce donc que l’âme humaine ? Jamais, depuis trente ans que j’existe, je n’ai usé aussi librement de mes facultés que je l’aurais voulu ; jamais je n’ai été tout à fait moi-même qu’en silence. Je n’ai encore entendu que les premiers accents de la mélodie qui est peut-être en moi. Cet instrument qui va bientôt tomber en poussière, je n’ai pu que l’accorder, mais avec délices.

» Qui que vous soyez, vous me comprendrez si vous avez aimé quelque chose : votre patrie, une femme, un ami, moins que cela, votre bien-être, une maison, une chambre, un lit. Supposons que vous revenez d’un voyage, que vous rentrez dans Paris, que vous êtes à la barrière, arrêté par l’octroi. Si vous êtes capable d’une émotion, ne sentez-vous pas quelque plaisir, quelque impatience en pensant que vous allez retrouver cette maison, cette chambre ? Le cœur ne vous bat-il pas en tournant la rue, en approchant, en arrivant enfin ? Eh bien ! ce plaisir naturel, mais vulgaire, cette impatience du lit et de la table que vous sentez pour ce qui vous est connu et familier, supposez maintenant que vous l’éprouvez pour tout ce qui existe, noble ou grossier, connu ou nouveau ; supposez que votre vie est un voyage continuel, que chaque barrière est votre frontière, chaque auberge votre maison ; que, sur chaque seuil, vos enfants vous attendent ; que dans chaque lit est votre femme ; vous croyez peut-être que j’exagère ; non, c’est ainsi qu’est le poète ; c’est ainsi que j’étais à vingt ans[12] ! »


Il aurait dû ajouter : C’est ainsi que je suis encore et que je serai toujours. Comme M. Saint-René Taillandier l’a dit de Gœthe, il allait semant à chaque pas des fleurs de poésie. Toutes les impressions vives ou douces de sa vie ont produit quelque pièce de vers. Après avoir écrit la Nuit de mai, comme s’il eût senti la guérison dans ce premier baiser de sa muse, il me déclara que sa blessure était complètement fermée. Je lui demandai si c’était tout de bon et si cette blessure ne se rouvrirait jamais.

« Peut-être, me répondit-il ; mais, si elle s’ouvre encore, ce ne sera jamais que poétiquement. »

Vingt ans plus tard, un soir, dans le salon de notre mère, la conversation roula sur le divorce. Alfred dit, en présence de plusieurs personnes qui ne l’ont point oublié : « Les lois sur le mariage ne sont pas si mauvaises. Il y a tel moment de ma jeunesse où j’aurais donné de bon cœur dix ans d’existence pour que le divorce eût été dans notre Code, afin de pouvoir épouser une femme qui était mariée. Si mes vœux eussent été exaucés, je me serais brûlé la cervelle six mois après. »


VIII

Au mois d’août 1835 parut la Quenouille de Barberine, et l’auteur commença tout de suite après à écrire la Confession d’un enfant du siècle, dont le titre n’était pas encore déterminé. Il y travaillait avec ardeur lorsqu’il lut, un matin, dans un journal, le texte du fameux projet de loi qui créait, en matière de presse, un nouveau genre de délit, celui des intentions et tendances. La pénalité lui en parut énorme. Le ministre d’alors, profitant du moment d’horreur causé par l’attentat de Fieschi, demandait aux législateurs de nouvelles armes contre la liberté de discussion. Alfred de Musset ne résista pas à l’envie d’écrire des vers de circonstance, qu’apparemment n’ont pas lus ceux qui lui ont reproché de rester indifférent aux événements de son temps et aux affaires du pays. À la vérité, il débutait par ces mots :


Pour être d’un parti, j’aime trop la paresse,
Et dans aucun haras je ne suis étalon.


Mais la prétendue paresse d’un jeune homme très laborieux et très occupé dans ce moment-là n’était que le respect de lui-même et la résolution de ne jamais déserter la poésie. Cette sage ligne de conduite, qu’il a toujours suivie, ne l’empêchait pas de sentir très vivement tout ce qui intéressait le salut et l’honneur du pays. Les vers sur la nouvelle loi étaient adressés, en manière d’épître, au premier ministre d’alors, qui eut le bon esprit de ne pas en garder rancune à l’auteur. Les hommes politiques ont l’habitude de sourire des poètes qui se mêlent des affaires de ce monde ; et pourtant, ceux qui tenaient en ce temps-là les destinées de la France dans leurs mains, en sont réduits aujourd’hui à redemander pour eux-mêmes un peu de cette liberté qu’ils retiraient aux autres avec tant d’acharnement, et contre laquelle ils ont tant déclamé[13]. Le procès de Fieschi prouva qu’il n’avait existé aucune corrélation entre les journaux, les livres, les pièces de théâtre de l’année 1835, et un obscur complot tramé par trois mercenaires subalternes, au fond d’une boutique d’épicier ; mais nous nous étions enrichis de la déportation et de la complicité morale.

Pendant ce temps-là, Alfred de Musset travaillait à la Confession d’un enfant du siècle. Sans cesser d’aller dans le monde, il écrivait chaque soir un nombre effrayant de ces pages où l’on sent, en les lisant, que sa plume trépidait. Un nouvel incident vint encore interrompre l’auteur dans son travail. Il rentra un soir à la maison fort troublé par quelques mots à double sens qu’une femme venait de lui dire, en les accompagnant de regards plus significatifs que ses paroles. Brouillé comme il l’était avec l’amour, et à peine guéri de cette maladie, Alfred observa les entourages de cette femme avec défiance, et il crut découvrir des indices d’une conspiration entre deux personnes contre son repos. Il n’attendit pas longtemps pour se plaindre. La jeune femme se disculpa complètement ; mais, en se défendant d’avoir voulu inspirer de l’amour, elle ne se défendit pas moins bien d’en ressentir, de sorte que l’accusateur se trouva vis-à-vis d’elle dans une position embarrassante[14].

Alfred de Musset, obligé de revenir de ses injustes soupçons, se demanda ce qui serait arrivé s’ils eussent été fondés, et, en un moment, il imagina toute la comédie du Chandelier.

Je n’étais alors qu’un modeste employé n’ayant que deux heures par jour, — de quatre à six, — à donner aux devoirs du monde et à mes amis, et travaillant le soir pour tâcher d’acquérir un peu de talent, c’est-à-dire l’indépendance, après laquelle je soupirais. Un soir, j’étais resté dans ma chambre à écrire je ne sais quoi ; mon frère, plus mondain que moi, était sorti ; il ne rentra qu’après minuit, selon son habitude. Entre deux et trois heures du matin, il arrive chez moi, tenant à la main plusieurs feuilles de papier. Il s’assied au pied de mon lit, et commence la lecture de cette scène charmante, où la colère de maître André vient se briser contre le sang-froid de la rusée Jacqueline. — Nous voilà riant aux éclats. — La seconde scène, celle où Clavaroche invente son odieuse machination, fut écrite avant le jour. J’engageai mon frère à penser à la représentation en achevant cette délicieuse comédie. Il me répondit que son siège était fait. « Si quelque théâtre veut s’en accommoder, me dit-il, on trouvera le Chandelier dans la Revue. » Cette pièce y parut, en effet, le 1er novembre 1835, et ce fut au bout de treize ans qu’on se douta qu’elle pouvait être jouée.

Cette fois, les personnages de la comédie étaient imaginaires. Il n’existait pas de ressemblance entre Jacqueline et la femme qui avait, bien innocemment, fourni le sujet de la pièce. Cependant, l’auteur resta vis-à-vis d’elle dans son rôle de Fortunio, quoiqu’il n’eût point de reproche à lui faire. Un matin, en marchant dans la rue de Buci, le visage soucieux, les yeux baissés, il rêvait au danger d’adresser à cette femme une déclaration d’amour par écrit. Tout à coup il s’écria : « Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime ? » Et, en relevant la tête, il se trouva en face d’un passant qui se mit à rire de cette exclamation. Son incertitude se changea naturellement en sujet de poésie. Il composa les Stances à Ninon. Le soir, dans le salon de la dame, en présence de dix personnes, il tira un papier de sa poche, et il le remit à la maîtresse de la maison, en lui disant, de l’air le plus simple du monde, qu’il avait écrit quelques vers, et qu’il désirait savoir ce qu’elle en pensait. La dame lut les vers tout bas, d’un air indifférent, et rendit le papier sans rien dire ; puis elle le redemanda, le garda quelque temps ouvert dans sa main, et le mit dans sa poche, comme sans y songer.

Le lendemain, Alfred sortit avant l’heure ordinaire des visites pour courir au-devant de la réprimande à laquelle il s’attendait. Il ne trouva personne ; on le fuyait. Lorsque enfin il obtint audience, c’était devant témoins. La dame n’avait point l’air de se souvenir qu’on lui eût adressé des vers. Alfred fit semblant de n’avoir pas plus de mémoire qu’elle ; mais l’amour n’y perdit rien. Ce silence finit par une explication brusque et des aveux complets dont il n’y avait plus à se dédire. Dans ce premier épisode, le bonheur de l’amoureux dura trois semaines. Au bout de ce temps, Alfred fut assiégé par de nouveaux soupçons. Tout le poison qu’il avait bu à Venise, l’année précédente, lui revenait sur les lèvres. Avec de la douceur, de la patience, son amie aurait pu le guérir de cette défiance jalouse ; mais, par malheur, il avait affaire à un cœur fier, susceptible et décidé, qui ne connaissait ni précautions ni délais. Après une semaine d’orages, la résolution de rompre fut prise, un matin, et formulée en termes d’une énergie accablante. Alfred écrivit une lettre désespérée, dans laquelle il avouait sa faute et ses torts. On lui répondit par la demande de restitution d’une correspondance composée de dix ou douze lettres tout au plus. Il les enveloppa dans un lambeau d’étoffe avec une mèche de cheveux, quelques objets destinés à devenir des souvenirs et une fleur qui n’avait eu qu’à peine le temps de se faner. Ce fragile et cher trésor pouvait tenir dans une seule main. Il le renvoya en pleurant, et se retrouva seul en face de lui-même. C’était une véritable amputation. Lorsqu’il songeait à la patience ordinaire des femmes en pareille circonstance, à leur faiblesse, aux ménagements qu’elles savent si bien prendre, Alfred se demandait par quelle fatalité il avait rencontré la seule personne au monde qui fût capable d’un procédé si dur et si cruel.

Du moins, sa muse n’attendit pas six mois, comme la première fois, pour venir le consoler. La publicité était, d’ailleurs, un moyen de faire parvenir jusqu’à son ingrate l’expression de son chagrin et de ses regrets. Un soir, en rentrant vers minuit, par un temps affreux, j’aperçus dans la chambre de mon frère tant de lumières que je le crus en nombreuse compagnie. Il écrivait la Nuit de décembre. C’est à l’épisode qu’on vient de lire que se rattache cette poésie empreinte d’une si profonde tristesse. Le lecteur doit y reconnaître que le poète a bu un nouveau calice. Cette peinture de la solitude, cette création de la pâle figure vêtue de noir, qui ne se montre que dans les moments de souffrance et d’abandon, tout cela ne pouvait sortir que d’une situation nouvelle et d’un malheur récent. Je sais que beaucoup de lecteurs ont cru voir, dans la Nuit de décembre, un retour sur les souvenirs d’Italie et une sorte de complément à la Nuit de mai ; c’est une erreur qu’il importait de rectifier. Il importait de ne point laisser de place à un doute sur le passage de cette poésie, où l’amant abandonné adresse des reproches à une femme qui ne sait pas pardonner. Connaissant la vérité, je ne pouvais point permettre de confusion entre deux personnes très différentes, dont une seule avait quelque chose à pardonner et le droit de refuser son pardon. Voilà pourquoi j’ai dû parler de ce nouvel amour, dont le prologue de trois semaines a produit la Nuit de décembre.

Revenons maintenant à la Confession d’un enfant du siècle. L’auteur, tout à son chagrin, voulait terminer ce roman au point où Brigitte fait à Octave l’aveu de son amour. « Mon héros, disait-il, sera plus favorisé du hasard que moi, puisque je l’ai conduit jusqu’au moment où il se console. N’allons pas plus loin ; le lendemain serait trop pénible. » — Mais on lui fit remarquer qu’un dénoûment heureux diminuerait l’importance de ce livre ; il consentit à achever le second volume, et, sa résolution une fois prise, il travailla sans relâche[15].

Malgré son titre, il ne faut pas chercher dans la Confession un document biographique. Quoique les sentiments exprimés soient, en partie, personnels, on n’y trouverait point la vérité dans les faits, même en bouleversant leur ordre chronologique. L’auteur n’a pas eu l’intention d’écrire l’histoire de sa jeunesse ; il n’a pas seulement puisé dans ses propres souvenirs ; mais il a observé tout ce qu’il voyait vivre et s’agiter autour de lui, et il a recueilli tout ce qui pouvait être présenté comme des signes diagnostiques de la maladie morale qu’il entreprenait de décrire, tout ce qui pouvait venir à l’appui d’une thèse philosophique qui donne à son ouvrage une plus haute portée que celle d’un simple roman de mœurs. Parmi les détails vrais, beaucoup ont été développés ou modifiés pour être transformés en traits caractéristiques. Si l’on tentait de séparer la part de la réalité de ce qui appartient à l’art ou aux besoins de la cause, on verrait bientôt que ce travail est impossible, et, quand même on en viendrait à bout, on ne répandrait aucune clarté sur la vie de l’auteur.

Quant à Desgenais, je n’ai pas besoin de faire remarquer qu’un type de cette force ne peut pas être un portrait. Ce personnage résume en lui toute une classe de jeunes gens que l’auteur a vus de près et qu’il appelle les hommes de chair, par opposition aux hommes de sentiment, dont le type est Octave[16]. La Confession, retardée par tant d’événements ignorés du public, était attendue impatiemment. Elle parut dans les premiers jours de l’année 1836. Ceux qui espéraient des révélations furent désappointés. Il n’y eut pas le moindre scandale. Ce que je puis conseiller de mieux aux lecteurs d’aujourd’hui, c’est de ne point faire de conjectures sur cet ouvrage, et d’y apprendre plutôt à se connaître eux-mêmes et à juger le siècle où ils vivent.


IX

Depuis le 11 décembre, Alfred de Musset avait vingt-cinq ans. La nouvelle année dans laquelle il entrait commençait aussi mal que la précédente. Précisément parce que nul souvenir affreux, nulle pensée pénible ne venait se mêler à son second chagrin d’amour, il se sentait moins de résolution encore que la première fois pour lutter contre l’ennui et l’abandon. Un cœur bien placé trouve des forces pour surmonter une passion dont il a honte ; mais, quand on n’a d’autre secours que celui de la froide raison, le cœur ne veut pas guérir. Alfred sentit qu’il s’était vanté en disant à son ingrate dans la Nuit de décembre :


Qui vous perd n’a pas tout perdu.


Il s’imaginait, au contraire, qu’il avait perdu le bonheur d’une vie entière, et il ne pouvait se résigner ni à un si grand sacrifice, ni à se laisser condamner sans avoir été entendu. La première fois qu’il revit cette femme après la publication de la Nuit de décembre, elle lui dit que la lecture de cette poésie l’avait émue et étonnée, qu’elle n’aurait pas cru l’auteur capable de ressentir tant de chagrin, qu’en le voyant malheureux, elle le plaignait sincèrement, — et, comme si elle eût craint de s’être trop avancée en parlant ainsi, elle ajouta qu’il n’en serait pourtant ni plus ni moins. — Alfred profita de l’occasion pour faire la peinture de ses regrets et de ses souffrances, puis il demanda la permission de retourner chez la dame, en ami, disant qu’elle pouvait le recevoir sans danger, puisqu’il n’en devait être ni plus ni moins. Elle se rendit à ces raisons. La permission fut accordée, et le pauvre garçon revint de cette soirée aussi content que s’il eût remporté une grande victoire.

En apprenant le succès dont il était si joyeux et dont il s’empressa de me faire la confidence, je n’hésitai point à lui déclarer que c’était là de fort mauvaise besogne : « Vous ne savez point, lui dis-je en plaisantant, ce que vous voulez ni l’un ni l’autre. Ta belle ressemble à un poisson qui viendrait mordre à l’hameçon en disant au pêcheur : n’espère pas m’attraper ; — et toi tu ressembles à un malade qui, ayant une gastrite, consent qu’on le soigne, à condition que ce sera comme d’une fluxion de poitrine. Il est aisé de prévoir ce qui va vous arriver : pour obéir à ton ingrate, tu ne lui souffleras mot de ton amour, mais tu lui prouveras dix fois par jour que tu l’aimes. Elle, de son côté, sera touchée de ta force d’âme et, pour te remercier de ne plus l’aimer, elle t’aimera ; si bien qu’au bout de quinze jours de ce régime, il en sera de ton obéissance et de ses résolutions comme de la vertu de cet ivrogne corrigé qui, pour se récompenser d’avoir passé devant la porte du cabaret sans y entrer, retourna sur ses pas, et y entra. »

Au plus fort de tous ses chagrins, Alfred de Musset a toujours aimé qu’on le fît rire aux dépens de lui-même. C’était une de ses consolations. Je le savais et j’en usais souvent ; mais, tout en riant de mes gronderies, il sentait bien au fond qu’elles étaient justes. À quelques jours près, tout se passa comme je l’avais annoncé. Alfred voyait trois ou quatre fois par semaine son inflexible maîtresse. Il observait scrupuleusement la consigne, et ne prononçait pas un mot d’amour ; mais il enrageait tout bas. La tentation lui vint de recourir encore à la poésie pour rompre le silence, et, comme ce moyen lui avait réussi une première fois, il composa de nouvelles stances pour soulager son cœur, en se proposant de réfléchir ensuite avant de les envoyer. Voici ces vers, qui n’ont jamais été publiés :


À NINON

Avec tout votre esprit, la belle indifférente,
Avec tous vos grands airs de rigueur nonchalante,
Qui nous font tant de mal et qui vous vont si bien,
Il n’en est pas moins vrai que vous n’y pouvez rien.

Il n’en est pas moins vrai que, sans qu’il y paraisse,
Vous êtes mon idole et ma seule maîtresse ;
Qu’on n’en aime pas moins, pour devoir se cacher,
Et que vous ne pouvez, Ninon, m’en empêcher.

Il n’en est pas moins vrai qu’en dépit de vous-même,
Quand vous dites un mot, vous sentez qu’on vous aime,
Que malgré vos mépris, on n’en veut pas guérir,
Et que, d’amour de vous, il est doux d’en souffrir.

Il n’en est pas moins vrai que, sitôt qu’on vous touche,
Vous avez beau nous fuir, sensitive farouche,
On emporte de vous des éclairs de beauté,
Et que le tourment même est une volupté.

Soyez bonne ou maligne, orgueilleuse ou coquette,
Vous avez beau railler et mépriser l’amour,
Et, comme un diamant qui change de facette,
Sous mille aspects divers vous montrer tour à tour,

Il n’en est pas moins vrai que je vous remercie,
Que je me trouve heureux, que je vous appartiens,
Et que, si vous voulez du reste de ma vie,
Le mal qui vient de vous vaut mieux que tous les biens.

Je vous dirai quelqu’un qui sait que je vous aime :
C’est ma muse, Ninon ; nous avons nos secrets.
Ma muse vous ressemble, ou plutôt, c’est vous-même ;
Pour que je l’aime encore, elle vient sous vos traits.

La nuit, je vois dans l’ombre une pâle auréole,
Où flottent doucement les contours d’un beau front ;

Un rêve m’apparaît, qui passe et qui s’envole ; —
Les heureux sont les fous : les poètes le sont.

J’entoure de mes bras une forme légère ;
J’écoute à mon chevet murmurer une voix ;
Un bel ange aux yeux noirs sourit à ma misère ;
Je regarde le ciel, Ninon, et je vous vois.

Ô mon unique amour, cette douleur chérie,
Ne me l’arrachez pas, quand j’en devrais mourir !
Je me tais devant vous ; — quel mal fait ma folie ?
Ne me plaignez jamais, et laissez-moi souffrir.


Une fois écrits, ces vers ne pouvaient manquer de parvenir tôt ou tard à celle qui les avait inspirés. Si l’auteur eût essayé de les remettre de la main à la main, comme les premières stances à Ninon, peut-être aurait-on refusé de les prendre ; mais la poste aux lettres semble inventée pour trancher les difficultés de ce genre. Ce fut elle qui porta les secondes stances à leur adresse. Alfred attendit, non sans inquiétude. Il reçut par la même voie une large enveloppe. La dame ne savait guère bien dessiner ; mais cette enveloppe contenait un dessin à la plume, représentant une grande pendule de salon, que l’amoureux n’eut pas de peine à reconnaître, et les aiguilles de cette pendule marquaient trois heures.

Le soir de ce jour-là, notre poète était dans une joie qui débordait, malgré ses efforts pour paraître grave et maître de lui. Il ne se possédait plus. Les secondes stances à Ninon avaient eu le même succès. que les premières. La dame aimait les beaux vers, et la poésie lui arrachait l’aveu que l’amour n’avait pas pu obtenir. Cette femme était une personne très intelligente. Au lieu d’absorber les loisirs de son ami, elle l’excitait au travail, en lui disant qu’elle voulait considérer comme autant de preuves d’amour les ouvrages qu’il produirait à l’avenir ; — car ils croyaient tous deux à un long avenir. — J’augurais bien de ces dispositions tant que durerait leur bon accord.

Cet accord dura quinze jours. Le hasard en avait disposé d’avance. La rupture n’arriva pas, cette fois, par la faute de l’amoureux : — sa première leçon lui avait profité ; — mais, tandis qu’il se gardait de la jalousie et des soupçons injustes, un autre jaloux avait tout deviné. La Ninon des stances était destinée à porter un jour un autre nom, dans un récit en prose. Sa situation était celle d’Emmeline, comme je l’ai déjà dit ailleurs.

Ce qui ruinera toujours les amours de ce genre, c’est ce moment de combats intérieurs d’où une femme honnête et loyale croit toujours de bonne foi qu’elle sortira victorieuse. Pourquoi mentirait-elle, puisque sa conscience ne lui reproche rien ? Dissimuler ce qui se passe en elle, ne serait-ce pas s’avouer coupable ? Elle ne veut pas succomber, elle ne succombera pas. — Et puis, un beau jour, l’amour est le plus fort ; la prudence arrive, mais trop tard. — En quelques heures, l’avenir entrevu, le bonheur, les projets, tout fut brisé, anéanti. Peut-être Alfred n’aurait-il pas pu se résigner à une seconde rupture, s’il n’avait eu en face de lui qu’un jaloux ; mais, en apprenant qu’il faisait un malheureux et qu’il allait rendre une catastrophe inévitable, il ne résista plus, et s’inclina devant la volonté de son amie, avec autant de respect que de désespoir.

Ainsi finirent les amours d’Emmeline. Comme dans la fiction qui porte ce titre, l’intrigue se dénoua tristement aux sons joyeux d’une valse, entre deux figures du Cotillon, par l’entremise d’une amie touchée de pitié, mais inébranlable comme le destin. Alfred avait fait la même promesse que son personnage de Gilbert : « Pour vous, tout au monde ! » Les conditions imposées étaient celles d’une séparation complète. Il voulait partir ; il prenait ses mesures et annonçait son prochain départ à ses amis ; mais le courage lui manquait. Il demandait un jour de grâce, et encore un jour. Tout à coup, on lui fit savoir qu’il pouvait rester.

Pendant ces tiraillements douloureux, Alfred était soutenu par la grandeur même de son sacrifice. Ne devait-il pas s’estimer heureux de pouvoir rendre le repos à son amie aux dépens du sien ? Il voulait aussi donner l’exemple d’une souffrance noblement acceptée. Mais bientôt, les pourparlers étant finis et son malheur consommé, lorsqu’il se retrouva aux prises avec la solitude et l’abandon, il se demanda quelle raison de vivre lui restait encore. Je le voyais rêver à tout ce qu’il avait perdu, et se complaire dans son chagrin ; il s’y plongea le plus profondément qu’il put, car il préférait la douleur à l’ennui. Je lui représentais qu’il s’exposait à rendre son mal incurable, et il me répondait : « Il l’est ».

Alfred de Musset professait hautement pour M. de Lamartine autant de sympathie que d’admiration. Un soir du mois de février 1836, à la suite d’un accès de mélancolie, je le trouvai relisant les Méditations. Cette poésie, dont il venait d’éprouver les vertus calmantes, lui avait inspiré l’envie d’adresser, par reconnaissance, quelques vers à l’auteur du Lac. Il me récita tout le début de l’épître à Lamartine, jusqu’à ce vers où il dit que lord Byron, dans les derniers temps de sa vie,


Sur terre, autour de lui, cherchait pour qui mourir.


Mais il hésitait à continuer, craignant que la prétention d’intéresser Lamartine par le récit de ses souffrances ne parût trop ambitieuse. Pour le décider à mettre de côté ces scrupules de modestie, je lui donnai hardiment l’assurance que de tels vers feraient autant d’honneur à M. de Lamartine qu’à l’auteur, et que l’Europe entière s’intéresserait à la douleur qui les avait dictés. Aussitôt nous procédâmes ensemble aux apprêts accoutumés des jours d’inspiration : le grand éclairage et le petit souper. La muse ne demandait qu’à descendre. Le lendemain, l’épître était fort avancée, et le 1er mars 1836 elle parut dans la Revue des Deux-Mondes. Quelque temps après, Alfred reçut un billet de M. de Lamartine qui l’engageait à venir. Il y courut, et, pendant trois ou quatre mois, des relations suivies s’établirent entre les deux poètes. En revenant de ces visites, Alfred nous racontait, le soir, en famille, ses conversations du matin. Je me rappelle, entre autres détails, qu’il rapporta de la première de ces entrevues la promesse d’une réponse à ses vers ; M. de Lamartine lui avait demandé le temps de se reconnaître, en disant, avec une bonne grâce charmante, qu’il aurait fort à faire pour que la réponse fût digne de l’épître[17].

En attendant le jour où il pourrait se glorifier de cette réponse, Alfred commença par être heureux et fier de la promesse. On sait qu’il aimait à fureter chez les marchands de tableaux et d’estampes ; il trouva dans une boutique une copie au pastel de la Poésie de Carlo Dolci, dont les traits offraient réellement beaucoup de ressemblance avec ceux de l’auteur des Méditations. Il s’empressa d’acheter ce dessin, et de lui donner une place parmi les cadres qui ornaient son cabinet de travail. Ses amis se souviennent encore du prix qu’il attachait à ce portrait idéal et de la joie d’enfant qu’il éprouvait à le regarder. Plus tard, lorsque tout Paris courait aux représentations du Caprice, madame Allan eut la fantaisie de posséder ce pastel. Alfred n’osa pas le refuser à l’actrice qui faisait le succès de la pièce ; mais il regretta toujours de s’en être séparé, et, jusque dans les derniers mois de sa vie, il répétait souvent : « Quel besoin avait madame Allan de m’enlever mon Lamartine ? »

Les lecteurs de la Revue remarquèrent le soin particulier que l’auteur avait mis dans l’exécution de son épître. Il avait voulu qu’elle fût irréprochable. On connaît maintenant les circonstances dans lesquelles est née cette fleur de poésie, et l’on ne se trompera plus sur les sentiments qui l’ont fait éclore. Pour comprendre les regrets et la douleur du poète, ne fallait-il pas savoir qu’il s’agissait d’un amour que sa dignité ne lui commandait pas d’arracher de son cœur ? Le récit contenu dans les vers à Lamartine est celui d’une soirée d’agitation pendant laquelle les clameurs grossières du carnaval résonnaient dans Paris. Ceux qui s’étaient mépris sur le sujet de la Nuit de décembre ont commis la même erreur à propos de la Lettre à Lamartine. Alfred de Musset en a souri plus d’une fois, et, quand ses amis lui demandaient des explications, il leur répondait : « Pensez-en ce que vous voudrez. »

Cette réserve était juste et sage ; mais à présent tout a bien changé : un tiers de siècle s’est écoulé. La Lettre à Lamartine est devenue autre chose qu’une pièce de vers d’un jeune poète de grande espérance, insérée dans une Revue pour l’embellissement du dernier numéro. Celui qui a poussé ce cri de douleur a été enlevé par une mort prématurée, et, comme le cri retentit encore, la conscience publique s’en émeut ; elle réclame impérieusement des éclaircissements. On les lui doit.

Il y a des nuances à observer dans les reproches d’un amant à une maîtresse cruelle. Par exemple, qu’on relise tout le passage de la Lettre à Lamartine qui commence ainsi :


Ô mon unique amour ! que vous avais-je fait ?
Vous m’aviez pu quitter, vous qui juriez la veille
Que vous étiez ma vie, et que Dieu le savait !


C’était d’un ton bien différent que le poète avait parlé dans la Nuit de mai. Ces vers font suite à ceux de la Nuit de décembre. Ils s’adressent à la même personne ; jamais elle n’a dû en rougir. Le temps des méprises est passé. Rendons à chacun ce qui lui appartient. Je renoncerais à écrire la vie de mon frère s’il m’était interdit de jeter un peu de lumière sur les plus belles pages de ces poésies où je retrouve à chaque mot les plus purs battements de son cœur.

Celle qui avait inspiré l’épître à Lamartine n’eut pas besoin d’éclaircissements pour s’y reconnaître. Peu de temps après la publication, l’auteur trouva dans sa chambre, en rentrant chez lui, le soir, deux vases en porcelaine de Sèvres, accompagnés d’une lettre qui contenait le passage suivant : « Si vous saviez en quel état m’a mise la lecture de ces vers, vous regretteriez d’y avoir dit que votre cœur est pris d’un caprice de femme. C’est bien d’un amour vrai et non d’un caprice que nous avons souffert tous deux. Ne me faites jamais l’injure d’en douter. Apprenez que, dans ce moment même, si je ne pensais qu’à moi, je serais encore prête à essuyer les larmes qui obscurcissent ma vue, à tout quitter et à me perdre pour vous. Un mot de votre bouche suffirait. Je ne crains plus de vous le dire à présent. C’est parce que vous m’aimez que vous me laisserez pleurer. »

Ces lignes eurent le pouvoir d’opérer un grand changement dans l’esprit de l’amant sacrifié. Sous la rigueur apparente des procédés, il reconnaissait une pitié sincère ; son chagrin était partagé. Cette idée le soulageait. Vingt fois il répéta : « Je n’aurais qu’un mot à dire pour lui faire tout quitter ; mais je ne prononcerai jamais ce mot qui la perdrait. »

Le sort devait à Alfred de Musset une compensation à tant de sacrifices. S’il existe un être au monde à qui l’amitié d’une femme puisse être utile, c’est assurément un poète ou un amant malheureux. Il réunissait ces deux conditions lorsqu’il devint l’ami et le filleul d’une personne de beaucoup d’esprit qu’il connaissait depuis quelque temps. Cette jeune maîtresse de maison exerçait un ascendant marqué sur tout son entourage. Elle avait, d’ailleurs, un des salons les plus agréables de Paris. On y faisait de la musique une fois par semaine, et, ce jour-là, il y venait beaucoup de monde pour entendre le prince Belgiojoso, Géraldy, la comtesse de Sparre, etc. ; les autres jours, on causait en petit comité.

Un soir, on s’amusait à se donner les uns aux autres des sobriquets fantastiques. La maîtresse de la maison ayant été désignée pour trouver un nom à Alfred de Musset, l’appela le prince Phosphore de cœur volant. Celle qui l’avait ainsi baptisé lui permit de se dire son filleul et de la nommer sa marraine.

De cette gracieuse intimité et du crédit que la marraine prit sur l’esprit de son filleul, il résulta d’une part des avis judicieux, des encouragements, des consolations, des stimulants contre la paresse, de l’autre un désir constant de mériter l’approbation d’une lectrice qui, par amitié, s’efforçait d’être exigeante. Pendant bien des années, Alfred de Musset se fit un devoir de rendre compte à sa marraine de toutes ses impressions. Il ne lui passait pas une idée divertissante dans la tête, un sentiment fugitif dans le cœur sans que la marraine en fût informée. On peut voir, par l’introduction de Silvia, qu’il écrivit ce conte en réponse à une lettre qui lui reprochait de laisser reposer sa muse trop longtemps. Je dirai plus loin comment il répondit à un autre reproche plus grave par un sonnet, aussi adressé à sa marraine, et qui ne pouvait être publié que dans cette histoire de sa vie.


X

Les secousses morales que nous venons de raconter n’avaient ni émoussé le cœur du poète ni engourdi ses facultés. On s’en aperçut à l’activité de son esprit. L’exposition de peinture venait de s’ouvrir. Le directeur de la Revue proposait à Alfred de Musset de rendre compte du Salon de 1836. Ce travail, en l’obligeant à faire un examen approfondi des ouvrages exposés, lui procurait fort à propos une agréable distraction. Les épreuves de son article sur le Salon arrivaient de l’imprimerie, lorsque, en mettant la tête à la fenêtre, Alfred vit en face de lui, de l’autre côté de la cour, une grisette fort jolie, appuyée comme lui sur le bord d’une fenêtre de la maison. La grisette se mit à sourire, — probablement de la bonne mine du voisin. — Celui-ci, un peu étonné, répondit à ce sourire par un petit salut, et retourna ensuite à ses épreuves. Peu de jours après, la grisette reparut à la fenêtre, se chauffant aux rayons du soleil d’avril. Alfred la regarda ; elle lui sourit comme la première fois, et il répondit encore par un léger salut. Ce manège se répéta ; les visites de la jeune fille dans notre maison devinrent quotidiennes, et par conséquent les sourires et les inclinations de tête de plus en plus fréquents. Des regards on passa aux signes ; on s’envoya des baisers ; on se rencontra, comme par hasard, dans la rue, et finalement on tomba d’accord, sans avoir pris le temps de réfléchir ; car il existait encore alors de ces grisettes qui suivaient avec franchise et abandon tous les mouvements de leur cœur.

Alfred, craignant un peu de s’embarquer dans une liaison, se fit inviter par son ami Tattet à venir passer quelques jours à la campagne. M. Tattet le père avait, dans la vallée de Montmorency, une fort belle propriété qu’on appelait Bury. Son fils, non content de cela, louait, en cachette, une petite maison située une lieue plus loin. On menait joyeuse vie dans les deux endroits, bien que le monde n’y fût pas le même. Alfred Tattet avait des chevaux ; il aimait la bonne chère ; dans les plaisirs de toute sorte, son esprit inventif et dépensier recherchait les excentricités. Il trouva le compagnon qu’il lui fallait pour courir la forêt au milieu de la nuit et souper sur l’herbe à la lueur des torches. Le poète s’amusa de ce régime bizarre qui le desheurait.

Louise, — c’était le nom de la grisette, — pleurait pendant ce temps-là. Elle écrivit quelques lettres de reproches non dépourvues d’éloquence. Alfred, que la souffrance avait rendu accessible à la pitié, se laissa toucher. Il revint à Paris chercher sa maîtresse et l’emmena dans la petite maison de Tattet, à Margency. C’est là que la jeune fille, enivrée par l’air des bois et la liberté, donnant carrière à sa gaieté inaltérable, posa, sans le savoir, pour les deux figures éminemment parisiennes de Bernerette et de Mimi-Pinson. La fidélité d’une grisette n’était pas plus à toute épreuve en ce temps-là qu’aujourd’hui. Après les deux ou trois ruptures et raccommodements d’usage, la liaison finit par se dénouer tout à fait.

À son retour de Bury, lorsqu’il rentra dans son cabinet de travail, Alfred en examina les objets avec intérêt, comme s’il eût retrouvé de vieux amis. Sa mobilité naturelle lui rendait agréables tous les contrastes. Un jour, je le regardais se promener de long en large, tantôt fredonnant la cavatine de Pacini que le piano de Liszt et la voix de Rubini venaient de mettre à la mode, tantôt murmurant tout bas des mots qui se groupaient en hémistiches. Il s’arrêta enfin devant sa table de travail, et prit une grande feuille de papier sur laquelle il écrivit ce qui suit :


LA NUIT DE JUIN

LE POÈTE.

Muse, quand le blé pousse il faut être joyeux.
Regarde ces coteaux et leur blonde parure.
Quelle douce clarté dans l’immense nature !
Tout ce qui vit ce soir doit se sentir heureux.


— Enfin, dis-je en lisant ces quatre vers, il y aura donc une de ces nuits où nous n’aurons pas la mort dans l’âme !

Cette exclamation le fit rire, et il me promit que, dans la Nuit de juin, il ne serait question, en effet, que de plaisir et d’amour. Le moment du dîner approchait. Comme je savais que la muse aimait à descendre à l’heure du berger, je ne doutai point qu’au jour du lendemain la pièce de vers ne fût à moitié faite. Par malheur, Tattet entra ; il venait chercher son ami pour l’emmener dîner chez le traiteur. Je le suppliai de ne pas interrompre un travail de cette importance. Je lui représentai le tort qu’il pouvait faire à l’auteur, au public, à lui-même. Tattet convint que j’avais raison ; mais le dîner était commandé. Il avait annoncé mon frère aux convives, parmi lesquels étaient MM. Alfred et Hippolyte Mosselmann, De Jean, Arvers[18]. Tattet me promit qu’on se séparerait de bonne heure, et que la poésie n’y perdrait rien. Alfred partit, à mon grand regret ; il revint fort tard à la maison, la tête fatiguée. Je lui demandai le lendemain où en était la Nuit de juin. Il me répondit que le mois avait trente jours ; mais, comme il sentait bien que la muse offensée ne voulait pas redescendre, il prit son chapeau et s’en alla chez Bernerette. L’occasion avait passé, et la Nuit de juin en resta là. Aujourd’hui, en regardant cette grande page blanche retrouvée dans les papiers de l’auteur et jaunie par le temps, en relisant le titre et les quatre vers autographes, je ne puis encore en prendre mon parti, ni me résigner à croire que cette page ne se remplira jamais.

Il y a pourtant une compensation à cette perte. Alfred, enrôlé tour à tour dans les deux bandes joyeuses que dirigeaient son ami Tattet et le prince Belgiojoso, s’arrêta, un matin, en disant que c’était assez de dissipation. Il se comparait lui-même à une balle du jeu de paume renvoyée d’une raquette à l’autre, et déjà il croyait faire acte d’indépendance en rentrant au logis maternel. Il y rapportait une provision d’impressions nouvelles, et par conséquent de nouvelles idées. Il mit sa robe de chambre, s’assit dans son fauteuil et se chapitra lui-même mieux que ne l’eût pu faire un père ou un oncle. De ce dialogue muet sortit la scène entre Valentin et le bonhomme Van Buck, et ensuite la pièce en trois actes : Il ne faut jurer de rien. C’est ainsi que, dans la vie d’un véritable poète, il n’y a rien de perdu ni rien d’inutile. Les caractères de cette petite pièce étaient d’un comique si parfait, et le dénouement improvisé avec tant de bonheur, que, le jour où l’auteur voulut la mettre en scène, on ne trouva que bien peu de changements à y faire.

Cette comédie paraissait dans la Revue le 1er juillet 1836, et aussitôt après, la balle élastique reprenait son vol. Au retour à la maison, même plaisir à revoir le cabinet de travail, même désir de s’y enfermer, mêmes agaceries de la muse, qui feignait d’être fâchée, car la conscience du poète n’avait rien de sérieux à lui reprocher. Il s’agissait pourtant d’autre chose que des gais propos de l’oncle Van Buck.

La Nuit d’août fut réellement pour l’auteur une nuit de délices. Il avait orné sa chambre et ouvert les fenêtres. La lumière des bougies se jouait parmi les fleurs qui emplissaient quatre grands vases disposés symétriquement. La muse arriva comme une jeune mariée. Il n’y avait ni amusement ni fête qui pût soutenir la comparaison avec ces belles heures d’un travail charmant et facile ; et comme, cette fois, les pensées du poète étaient sereines, son cœur guéri, son esprit ferme et son imagination pleine de sève, il goûta un bonheur que le vulgaire ne soupçonne pas. Pour se faire une idée de cette ivresse poétique, il ne faut songer ni à ce qu’on raconte des effets de l’opium, du haschich, et des autres poisons enivrants, ni à cette accumulation de plaisirs raffinés et sensuels que les conteurs orientaux prodiguent aux héros de leurs récits fabuleux ; mais, selon le degré d’enthousiasme et de sensibilité dont on est doué, on peut comprendre les jouissances qu’éprouvait l’auteur de la Nuit d’août à écrire ces beaux vers, en multipliant jusqu’à la dixième puissance l’émotion et le plaisir qu’on ressent soi-même en les lisant.

Aucun levain triste ou amer n’étant venu se mêler à l’ivresse poétique, le bien-être dura plusieurs jours. Le poète se sentait déjà en rapports avec les lecteurs inconnus de la Nuit d’août ; il en était encore à la conclusion de la dernière stance : « Aime et tu renaîtras ; fais-toi fleur pour éclore ; » le charme se soutint jusqu’à la publication du morceau. Mais le lendemain, je le trouvai soucieux, essayant de lire je ne sais quel chapitre d’un roman nouveau, sans pouvoir en venir à bout. Quand je lui demandai ce qu’il avait : « Le poisson, me répondit-il, a passé quelques jours dans l’eau, par faveur extraordinaire ; aujourd’hui le voilà retombé dans un champ de blé. »

Je l’emmenai à l’école de natation, où, du moins, son corps put se plonger dans le milieu aimé du poisson. Nous y rencontrâmes le prince Belgiojoso et ses amis, qui nous engagèrent à les accompagner chez le traiteur italien Broggi. Après un dîner assaisonné par l’appétit et l’exercice, on fit de la musique, et la soirée se passa gaiement. Nous rentrâmes ensemble fort tard. Avant de se mettre au lit, Alfred voulut achever la lecture de ce roman qu’il avait laissé de côté le matin. Il me lut à haute voix une phrase dans laquelle nous comptâmes un nombre incroyable d’adjectifs. Chaque substantif en traînait deux ou trois à sa suite, ce qui donnait au style l’allure la plus baroque du monde ; le lecteur, de bonne humeur, me demanda ce que j’en pensais, et je lui répondis comme Léandre : « Il est fort à la mode. »

— Je voudrais bien savoir, reprit Alfred, l’effet que ce style peut produire sur l’esprit des bonnes gens de la province, et s’ils jugent de la littérature parisienne sur de tels échantillons.

En devisant sur ce sujet jusqu’à une heure fort avancée de la nuit, Alfred conçut la pensée d’écrire une lettre au directeur de la Revue, comme le pourrait faire un habitant de quelque petite ville. Notre conversation décida de la forme qu’il lui plaisait de donner à sa critique, et, au lieu d’un provincial, il crut nécessaire d’en faire comparaître deux. Stendhal, qui était de nos amis, avait publié divers articles tantôt sous le pseudonyme de Dupuis, tantôt sous celui de Cotonet. Alfred adopta ces deux noms, en songeant avec plaisir que Stendhal en serait intrigué. Peu de temps après parut, dans la Revue, la première lettre de Deux Habitants de la Ferté-sous-Jouarre, sur l’abus des adjectifs[19]. Sous une forme plaisante et légère, cette lettre traitait une question de goût littéraire avec vigueur et netteté ; aussi fit-elle beaucoup de bruit. Stendhal fut enchanté du bon sens de ses pseudonymes ; mais on lui attribuait cet article ; il avait de la peine à se défendre d’en être l’auteur. On lui écrivait de loin pour l’en complimenter. Le secret ne fut pas gardé longtemps. Franz Liszt l’apprit d’une femme à qui le directeur de la Revue l’avait confié, et Liszt se donna le plaisir de le dire à ses nombreux amis.

Une nouvelle désolante se répandit à Paris dans le même temps. Les journaux annonçaient la mort de madame Malibran. Alfred était un de ses admirateurs passionnés[20]. Cette mort prématurée affecta vivement sa sensibilité poétique. Le 15 octobre, il publia ces stances que tant de gens savent par cœur et qu’on entend citer si souvent. L’auteur sentait peut-être en lui le fatal penchant à aimer la douleur, qu’il a reproché à la grande cantatrice dans le moment où il écrivit ce vers célèbre :


Tu regardais aussi la Malibran mourir.


Car il en aurait pu dire autant de lui-même vingt ans plus tard.

L’année 1836 s’acheva au milieu de la rumeur causée par l’attentat de Meunier. C’était la quatrième fois que le roi échappait à la mort. Alfred, qui n’oubliait pas l’hospitalité qu’il avait reçue à Neuilly, partagea l’émotion générale. Il écrivit pour son propre soulagement un sonnet qu’il ne songeait point à publier, mais dont son ami Tattet lui demanda une copie. Tattet communiqua cette copie à M. Édouard Bocher, qui la remit à son frère Gabriel, bibliothécaire du duc d’Orléans ; et les vers sur l’attentat de Meunier arrivèrent par ce chemin jusqu’au prince royal. Un exprès du château apporta le billet suivant à l’auteur :


« Notre ami commun, M. Bocher, vient de me faire lire, mon cher condisciple, une belle page qu’il a dérobée à votre portefeuille poétique. Ces vers vraiment beaux et où l’aridité et l’ingratitude du sujet disparaissent devant l’élévation de la pensée et la noble simplicité de l’expression, m’eussent touché, quand même ils auraient été l’œuvre d’un inconnu ; et c’est avec un bien véritable plaisir que j’y ai trouvé les sentiments d’un ancien school fellow, et que je me suis reporté, en les lisant, towards happier and younger days.

« J’ai voulu vous remercier moi-même de ces bonnes étrennes, et je saisis l’occasion du jour de l’an pour vous prier de garder le souvenir qui vous est adressé par un ancien condisciple, admirateur sincère de votre beau talent.


« Ferdinand-Philippe d’Orléans. »

 « Tuileries, 1er janvier 1837. »


Quand la procession des compliments officiels fut terminée, Alfred de Musset se rendit au château. Le prince, qui le reçut en lui tendant les deux mains, avait le sonnet dans sa poche. Pour relire ce sonnet, il attira l’auteur dans l’embrasure d’une fenêtre, et, comme il s’était échauffé à cette lecture : « Je n’ai pas encore trouvé le moment, dit-il, de remettre vos vers au roi ; mais, si vous voulez m’attendre cinq minutes, je vais les lui porter à l’instant, et, s’ils lui plaisent autant qu’à moi, je dirai que vous êtes là. »

Le prince entra chez le roi. Il en revint au bout d’un quart d’heure, le visage décomposé, l’air triste et embarrassé, disant que le roi n’était pas visible en ce moment, mais que ce serait pour un autre jour qu’il ne fixa pas ; et puis il parla d’autre chose. Alfred crut comprendre que le sonnet avait été lu, et qu’il avait déplu. Il supplia le prince de lui dire ce qui, dans ses vers, avait blessé les oreilles royales. Le duc d’Orléans avoua, en rougissant, que c’était la familiarité et le tutoiement ! « Je ne l’aurais pas deviné en mille, répondit le poète, en rougissant à son tour. »

Les deux condisciples se séparèrent aussi consternés l’un que l’autre. Lorsque mon frère me raconta cette étrange conversation, nous relûmes ensemble le sonnet. Je me demandai s’il était possible que le roi, qui était homme d’esprit et très instruit, eût été réellement choqué d’un langage que Boileau avait tenu à Louis XIV. Cela nous sembla impossible. Vraisemblablement, le prince avec sa vivacité de jeune homme avait dérangé son père en arrivant mal à propos. Le roi l’avait écouté à moitié, d’une oreille distraite, et s’était débarrassé de lui en donnant le premier prétexte venu. Le prince royal se tira galamment d’affaire avec son ancien condisciple, en le faisant inviter aux bals du château. Une circonstance singulière vint prouver qu’au moment où le sonnet avait été communiqué au roi, le duc d’Orléans, voyant que l’impression n’était pas favorable, avait eu le bon goût de ne pas nommer l’auteur. Le jour qu’il fut présenté, Alfred de Musset, quand on prononça son nom, vit Louis-Philippe s’approcher de lui en souriant : « Ah ! dit le roi, comme s’il eût été agréablement surpris, vous arrivez de Joinville ; je suis bien aise de vous voir. »

Alfred avait trop d’usage du monde pour témoigner le moindre étonnement. Il fit un salut respectueux, et, tandis que le roi passait outre pour aborder une autre personne, il chercha dans sa tête ce que pouvaient signifier les paroles qu’il venait d’entendre et le sourire qui les accompagnait. Il se souvint alors que nous avions à Joinville un cousin, homme d’un esprit charmant et très cultivé, parfaitement digne de cet accueil bienveillant, et qui était inspecteur des forêts du domaine privé. Le roi avait oublié le temps où il envoyait ses fils au collège et les noms des enfants qu’il avait reçus à Neuilly ; mais il connaissait à fond l’état et le personnel de son domaine. Ce nom de Musset lui représentait un inspecteur, gardien vigilant de ses bois et dont il faisait grand cas, avec raison. Pendant les onze dernières années de son règne, une fois ou deux par hiver, il revit, toujours avec le même plaisir, le visage du prétendu inspecteur de ses forêts ; il continua de lui adresser des sourires capables de faire envie à plus d’un courtisan, et qui passèrent peut-être pour des encouragements à la poésie et aux belles-lettres ; mais il est certain que jamais Louis-Philippe n’a su qu’il avait existé sous son règne un grand poète du même nom que son inspecteur des forêts.

  1. Le titre de l’original était Confessions of an English opium-eater.
  2. Ces dates précises me sont fournies par des agendas.
  3. Il ne faut pas s’étonner du petit nombre d’exemplaires tirés. Dans ce temps-là personne n’achetait les livres nouveaux. On les louait au cabinet de lecture le plus voisin. En peu de jours ces 500 volumes avaient eu dix mille lecteurs. De 1838 à 1840, ce mode de publicité changea. Le format in-18 expulsa l’in-8°, et chacun acheta le volume qu’il voulait lire.
  4. La salle du théâtre des Nouveautés, située sur la place de la Bourse, fut donnée à la troupe du Vaudeville, après l’incendie de la rue de Chartres.
  5. Tous ces articles se trouvent dans le tome IX de cette édition, sauf deux ou trois qu’il a été impossible de retrouver.
  6. Voir la Notice sur la vie d’Alfred de Musset dans le volume des Œuvres posthumes de cette édition.
  7. Pendant un voyage que j’ai fait à Venise, en 1863, j’ai appris que M. Pagello demeurait alors à Bellune et qu’il y pratiquait encore la médecine.
    P. M.
  8. En 1859, j’ai demandé à la personne chez qui ces lettres étaient déposées, de les rendre à la famille du poète mort. Il m’a été répondu tranquillement que ce dépôt sacré avait été violé et les lettres remises en des mains qui n’auraient jamais dû les ravoir. Je me suis informé de ce qu’on en avait fait ; on m’a répondu qu’elles étaient brûlées. J’ai en réserve sur cette affaire tout un dossier plein d’autographes.
    P. M.
  9. Extrait d’un ouvrage inédit d’Alfred de Musset : le Poète déchu.
  10. Un Spectacle dans un fauteuil. — Prose. Deux volumes in-8o, Paris et Londres, 1834.
  11. Ces lignes se retrouvèrent plus tard dans le Poète déchu, à peu près dans les mêmes termes.
  12. Extrait du Poète déchu. Cette page a été écrite en 1839.
    P. M.
  13. Ceci a été écrit sous le règne de Napoléon III.
    P. M.
  14. J’ai déjà raconté en peu de mots cette histoire dans la Notice jointe aux Œuvres posthumes. Je ne vois pas d’inconvénient aujourd’hui à donner de plus amples détails.
    P. M.
  15. La première édition de la Confession d’un enfant du siècle, — Paris, 1836, — était en deux volumes in-8o.
  16. Alfred de Musset, en assistant un soir à la représentation d’une pièce du Vaudeville qui faisait quelque bruit, fut étonné du sans-gêne avec lequel on s’était emparé des noms de Desgenais et de Marco pour en affubler des personnages à peine ébauchés, comme si un de ses ouvrages les plus considérables et les plus connus eût été nul et non avenu.
    P. M.
  17. La dix-neuvième livraison des Entretiens littéraires de M. de Lamartine nous a appris, en 1857, pourquoi cette réponse n’a jamais paru ; mais j’avoue que je n’ai pas bien compris l’explication. Avec quel étonnement n’y ai-je pas vu que M. de Lamartine avait perdu totalement le souvenir de ses bons rapports avec Alfred de Musset, et qu’en le retrouvant à l’Institut, en 1852, il avait cru lui parler pour la première fois ! On lit encore dans ce dix-neuvième entretien, que M. de Lamartine conçut d’abord une faible opinion des facultés lyriques de ce jeune homme, sur la lecture du Rhin allemand ; mais qu’il revint de ses préventions longtemps après, lorsque un pâtre lui eut remis, dans le parc de Saint-Point, le numéro de la Revue des Deux-Mondes contenant les vers à lui adressés. Or, le Rhin allemand n’a été écrit qu’en juin 1841, et l’Épître à Lamartine est du 1er mars 1836 ; il faut donc nécessairement, ou que la mémoire de M. de Lamartine l’ait encore bien mal servi, lorsqu’il a voulu se rappeler les véritables raisons de son silence, ou que le pâtre chargé de lui porter la livraison de la Revue des Deux-Mondes ait mis plus de cinq ans à le chercher dans le parc de Saint-Point.
    P. M.
  18. Félix Arvers, garçon de beaucoup d’esprit, original, d’un tempérament mélancolique, auteur de plusieurs vaudevilles très gais qui ont eu du succès. Il est mort jeune.
    P. M.
  19. Alfred de Musset n’a jamais vu la Ferté-sous-Jouarre quoi qu’en aient dit de prétendus biographes qu’on pourrait appeler autrement. Il a choisi cette ville parce que le nom lui en a plu.
  20. Mais il ne fut jamais que son admirateur. Un jour j’entendis, dans un wagon de chemin de fer, des inconnus parler entre eux de mon frère et exprimer le regret que madame Malibran n’eût pas été touchée de l’amour qu’il avait eu pour elle, ce qui, disaient-ils, aurait préservé ce jeune et charmant poète d’un autre amour plus dangereux. Ces contes en l’air se débitaient tout haut, comme des choses de notoriété publique ! Il y a pourtant une légère difficulté : c’est que Alfred de Musset a vu madame Malibran ailleurs que sur la scène une seule fois en sa vie, dans un salon où elle chantait, et qu’il ne lui a pas même parlé.
    P. M.