Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Salm-Dyck

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Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 154-169).


La Psse de Salm-Dyck.





LA Psse DE SALM-DYCK

(Constance-Marie)

>ÉF, \ NANTES, LE 7 NOVEMBRE J767.


Les chocs révolutionnaires nous font vivre beaucoup en peu d’années ; ils usent rapidement les sensations di¬ verses que la nature semble mettre en réserve dans le cœur humain, afin de lui ménager des jouissances pro¬ gressives. Tous les secrets de la vie dévoilés à la fois la désenchantent, et cette fatale expérience détruit jus¬ qu’aux illusions de l’avenir. Aussi, après avoir subi de terribles réalités, sommes-nous devenus presque insen¬ sibles aux douces fictions des arts. À cette cause d’indif¬ férence pour leur culte, il faut ajouter la difficulté de trouver quelque terre, vierge encore, dans un champ tourmenté par une culture de plusieurs siècles. La for¬ tune a souri aux premiers qui ont ouvert le sillon ; il ne reste aux autres qu’à glaner péniblement sur un sol ap¬ pauvri ; mais la nature est immense, et c’est pour la par¬ courir que le génie a reçu des ailes. Honneur donc aux jeunes talents qui, dévorés du noble désir d’ajouter de la gloire à la gloire de nos pères, s’élancent loin des sentiers battus, et cherchent à travers les périls des régions ignorées. Quel que soit leur avenir, il est beau d’oser, c’est la conscience de la force. La société change, les mœurs nouvelles attendent des peintres nouveaux. Qu’ils paraissent et soient fiers de joindre leur tribut aux richesses que chaque siècle a versées au grand tré¬ sor de l’intelligence humaine. La femme célèbre dont nous esquissons la vie littéraire a toujours appelé de ses vœux et favorisé par ses travaux les progrès de la pensée. Une longue série de succès dans des genres di¬ vers ont fondé sa brillante réputation : elle n’a rien dû aux caprices de la mode, aux faveurs de l’intrigue ; et tandis qu’autour d’elle tant de précoces renommées, œuvres d’adresse et de déception, brillaient d’un vif éclat durant un jour qui n’avait pas de lendemain, interprète de la vérité et des gloires delà patrie, elle amassait consciencieusement ses titres à l’estime publi¬ que, et s’élevant d’époque en époque, appelait à son aide la persévérance du travail, et le temps surtout, qui ne renverse rapidement que ce qu’il n’a point aidé à construire.

Constance-Marie de Théis ( princesse de Salm-Dyck), issue d’une ancienne famille de Picardie, montra dès sa plus tendre enfance une aptitude extraordinaire à l’étude des lettres et des arts, et surtout à la poésie. Son père, littérateur estimé, se plut à diriger lui-même son goût naissant, et à lui ouvrir une carrière où l’attendaient de nombreux et brillants succès. A peine âgée de quinze ans, elle parlait plusieurs langues, et pouvait ainsi pui¬ ser elle-même aux sources qui fécondent l’esprit poé¬ tique. Elle fit insérer, en 1785, dans le Journal général de France, un rondeau et un sonnet, prémices d’un ta¬ lent destiné à briller dans des genres si divers. Dès ce moment, M llc de Théis fixa l’attention du public lettré. A cctlc heureuse époque, les intérêts littéraires et philosopbiques suffisaient à l’active curiosité d’un peuple spirituel et poli, léger mais instruit, capricieux mais juste par instinct ; et dont la morale, la politique, la philosophie, le progrès social, n’avaient d’interprète que la littérature : on s’occupait alors de la publi¬ cation nouvelle d’une épitre, d’une ode, d’un dithy¬ rambe, plus sérieusement et plus longuement qu’on ne s’occupe aujourd’hui d’un bouleversement de ministère, du gain d’une bataille, de la chute d’un trône. Siècle d’or de la littérature, que nous ne regrettons, peut-être, si vivement que parce que nous ignorons les tourments qui naissaient à côté des avantages dont le souvenir nous est seul transmis. Le sexe du nouveau poëte ajoutait à l’intérêt inspiré par la précocité de sa vocation. Parmi différentes pièces de vers recueillies dans VAl- rnanach des Grâces, de 1785 à 1789, on remarque sur tout la chanson Bouton de rose, dont Pradher fît la mu¬ sique ; elle obtint un succès populaire,le plus flatteur des succès, envié même par les talents du premier ordre. On ne mentionne ici ce faible titre de M t,c de Tbéis que pour signaler un des premiers pas de sa brillante carrière.

La révolution de 89 allait éclater, l’antique édifice social s’écroulait, tous les préjugés s’évanouissaient devant l’aurore d’un siècle qui semblait promettre une régénération toute philosophique. M,lc de Théis épousa M. Pipelet de Leuri, homme opulent et fils d’un secré¬ taire du roi. Ce mariage, en l’appelant à Paris, offrait à la jeune adepte des Muses un moyen de vivre dans une atmosphère littéraire. Brillante par l’esprit, la beauté «  la jeunesse, l’opulence, environnée de tous les homma¬ ges, elle demeura fidèle à la littérature. Quelque temps après son mariage, elle publia plusieurs pièces de vers, où se manifestait l’alliance de la grâce facile à une raison puissante, qui, plus tard, la fit surnommer par Chénier, la muse de la Raison. En effet, son esprit élevé, grave, judicieux la transportait aisément des doux rêves de la poésie à la science aride des mathématiques. Cette égale aptitude à des travaux si opposés, rappelle la pro¬ digieuse faculté de l’Emilie de Voltaire, qui se plaisait à passer de l’examen de poésies badines aux commentaires sur Newton.

Mme Constance Pipelet, pendant les jours terribles de 03, avait cherché un refuge dans la solitude des lettres. L’ouragan politique promenait la mort sur toutes les têtes, et notre poëte se hâtait de vivre par l’étude ; elle craignait de lui dérober un seul des instants que la ter¬ reur menaçait sans cesse, et voulait s’assurer du moins qu’elle ne mourrait pas tout entière. Tranquille au bruit de la tempête, déployant le courage que donne la con¬ science du talent, elle fondait son brillant avenir. Ses nombreuses productions étaient toujours accueillies d’un public qui, lassé de la tourmente révolutionnaire, reve¬ nait avec empressement à des goûts nobles et purs. Bientôt elle fit représenter la tragédie lyrique de Sapho. Un plan habilement conçu, des détails charmants, des situations fortes, des caractères mis en relief par de savants contrastes, un intérêt soutenu, un style concis, naturel, harmonieux, révélèrent un talent fait pour ho¬ norer la scène. Le célèbre compositeur Martini, déjà dans un âge avancé, couronna dignement sa carrière en prêtant à ce bel ouvrage ses inspirations mélodieuses. Le succès de cet opéra fut immense : plus de cent re¬ présentations ne purent rassasier l’avidité d’un public qui, longtemps privé des arts, aimait à puiser dans les nobles fictions de la scène l’oubli des maux réels dont il éprouvait encore l’amer ressentiment.

A cette époque, les femmes de lettres étaient en petit nombre ; mais elles se distinguaient par de véritables talents. Parmi elles brillait Mme de Staël, dont le mâle génie fut un des soutiens de la liberté naissante ; Mme de Genlis, qui tenait la palme du roman, avant que M rac Co- tin n’ait créé les admirables scènes d ’Élisabeth et de Malek-Adhel : Mme de Genlis, d’ailleurs, n’avait pas en¬ core prostitué son talent à la dévote manie d’insulter à la raison et à la gloire nationale. Mme Dufrénoy, douée d’un esprit élevé, et dont le cœur noble et passionné a trouvé pour l’élégie une corde qui manquait encore à la lyre française. On conçoit combien ces femmes justement célèbres durent exciter l’envie, surtout parmi les hom¬ mes médiocres qui aiment à se venger des triomphes obtenus par un sexe dont ils ne peuvent endurer la su¬ périorité. De grands talents même sont quelquefois des¬ cendus jusqu’à la jalousie : dans une société où l’on fil des lectures, Lebrun avait été moins applaudi qu’une femme poëte, entendue après lui. Le grand lyrique s’en irrita et fit insérer dans la Décade philosophique des stances où se trouvait ce vers, souvent répété depuis :

Ifoncre sied mal aux^doipts de rose.

A cette occasion, une querelle s’éleva parmi les gens de lettres. Lebrun avait prié Mme Constance Pipelet, dont il appréciait le mérite, de ne point descendre dans l’a¬ rène, l’assurant qu’il la regardait comme une excep¬ tion. En effet, sans prendre parti dans ce singulier pugilat, notre poëte improvisa en quelque sorte son Epitre aux femmes, et jeta cette œuvre de raison, de goût et de convenance, au milieu de l’émeute littéraire. Bientôt elle la lut elle-même dans le Lycée où professait La Harpe. On se plut à voir la poésie prêter à la raison l’éloquence la plus entraînante. Un immense concours d’auditeurs se pressait pour l’entendre. L’intérêt et la nouveauté du sujet, le charme de la poésie, la grâce et la chaleur de la diction, l’éclat de la jeunesse et de la beauté, la dignité du sexe et du talent, tout concourut à produire un vif enthousiasme.

La jeune et brillante auteur de Sapho, en défendant la cause de son sexe, a donné l’exemple aux femmes auteurs de lire publiquement leurs ouvrages. Plusieurs sociétés savantes s’empressèrent de l’appeler dans leurs rangs ; la première fut le Lycée des Arts 3 dont aucune femme n’avait encore été membre : cette société se compo¬ sait des littérateurs les plus célèbres, et des académiciens que la tourmente révolutionnaire avait arrachés de leur sanctuaire. C’est dans cette société qu’elle lut les éloges de l’astronome Lalande et du comique Sedaine : l’un savant profond, penseur hardi, et qui, portant la témé¬ rité jusqu’à tenter d’extirper les préjugés les plus enra¬ cinés dans le cœur humain, oublia que la philosophie sans illusion est trop pesante pour l’intelligence vul¬ gaire. L’autre, poëte par instinct, comique plein de verve, créateur d’un genre dont la naïveté, l’intérêt, le naturel mit la comédie en rapport avec les goûts et les sympathies de tous les rangs de la société. M mft Con¬ stance Pipelet peignit le caractère de ces deux hommes célèbres dans des genres si différents, avec un pinceau hardi, dont la touche souple et variée en reproduisit toutes les nuances. Sa réputation s’étendait sans cesse. Sa société était avidement recherchée par tous les sa¬ vants, les artistes et les écrivains. Il n’était aucun étran¬ ger qui ne s’empressât de connaître personnellement celle dont les œuvres l’avaient charmé. Elle fut liée d’amitié avec la plupart des hommes remarquables de l’époque. Un personnage célèbre trouve facilement des amis, mais ce qui l’honore le plus, c’est de les conserver : jamais elle ne quitta un ami, jamais un seul ne cessa de l’aimer.

M,nc Constance Pipelet prêta l’appui de son talent à tons les principes généreux. Elle voyait dans l’art d’écrire l’heureux moyen de mettre en circulation les pensées utiles ; et quand les partis se heurtaient, quand la ja¬ lousie divisait les hommes de talent, elle les invitait à se disputer la palme, mais à ne point la briser. Elle pensait que la littérature n’est qu’une grande école de morale, et que l’écrivain dont la licence outrage la vérité, n’est qu’une espèce d’amphitryon qui verse le poison dans les mets délicieux offerts à ses convives.

Dans son épître sur les dissensions des gens de lettres, la malédiction que sa verve énergique lance contre le méchant, excita un vif enthousiasme dans l’auditoire des lycées, où sa voix prêtait tant de force à cette ré¬ flexion :

L’esprit n’est pas en nous tout ce que Ton souhaite ;

II faut être honnête homme avant d’être poëte.

Qu’importe le talent, s’il cache un cœur pâté?

Qu’importe un nom connu, s’il devient détesté?

L’art de blesser n’est pas un art si difficile*

N’est-on pas tous les jours piqué par un reptile?

Qui veut toujours frapper doit atteindre souvent :

La haine a ses hasards ainsi que le talent.


En 1799, elle St représenter au Théâtre-Français un drame sous le titre OU Amitié et imprudence . Le principal personnage, animé d’un sentiment offert pour la pre¬ mière fois sur la scène, étonna par sa hardiesse et la nouveauté. On ne tente guère impunément de sortir de la routine ; mais plus sévère envers elle-même que le public, elle jugea à propos de retirer sa pièce, qui ne répondit point à l’effet qu’elle en attendait.

L’année suivante, elle composa deux épîtres à Sophie, ou avis à une jeune personne qui veut se marier . Ces pièces, qu’elle lut avec son succès accoutumé au Lycée, forme la première partie d’un ouvrage que l’auteur continue et dont elle a publié une sixième épitre dans sa der¬ nière édition. Son talent fécond, qui ne connaît point de repos, se manifesta dans un grand nombre de poésies diverses, dont les plus remarquables sont : Conseils aux femmes, la Liberté à Nice, le Méchant, la Jeune mère, et le Divorce, pièce où fauteur a exposé avec autant d’éclat que de profondeur les principes d’une morale sévère, et déploré avec éloquence le sort des infortunés pour qui la nécessité transforme en supplice les plus douces affec¬ tions de la nature.

Elle entrait dans sa trente-cinquième année, et jouis¬ sait des avantages acquis par une suite continue de suc¬ cès, lorsqu’un second mariage lui apporta une grande fortune et un rang élevé, dont elle ne pouvait emprunter aucun lustre nouveau, mais (pii s’alliait si bien à l’éclat de sa renommée. Elle épousa le prince de Salm-Dyck, dont les possessions sur la rive gauche du Rhin venaient d’être réunies à l’Empire. Ce prince, dès longtemps Français par goût et par caractère, ami zélé des sciences et des lettres, se fit bientôt lui-même un nom célèbre parmi les plus savants botanistes.

Le nouveau rang de la princesse de Salm ne changea en rien ses habitudes littéraires. Elle conciliait facile- ment les charges de sa position sociale et les doux tra¬ vaux aliments et gloire de sa vie. Il existe dans les esprits supérieurs une faculté toujours en réserve pour tous les nouveaux devoirs.

Dans l’année même de son mariage, la princesse de Salm publia une épître, XIndépendance des gens de let¬ tres, dont le sujet avait été proposé par l’Académie française. Ce poëme était digne de disputer le prix, ob¬ tenu par l’auteur de VAmour maternel, à’Emma et de la Chute desfeuilles. A cette pièce succéda Y Épitre sur la cam¬ pagne, où M me de Salm controverse avec autant d’originalité que d’esprit les opinions communes sur la vie cham¬ pêtre. D’utiles leçons, déguisées avec beaucoup de grâce et d’adresse, sont offertes à un vieil auteur mécontent de se voir oublié . Peu après parut VEpttre sur la rime, où l’auteur avance avec une ingénieuse dextérité que la rime pouvait ne pas être toujours riche ; et la perfection même avec laquelle cette thèse est rimée, prouve que M œe de Salm peut, quand elle le veut, vaincre toutes les diffi¬ cultés sans altérer l’éclat de son style. Une autre Épitre sur la philosophie est digne de son sujet. A cette époque parut la Cantate sur le mariage de Napoléon : Mme de Salm chante l’espoir de Ta patrie, et ne justifie pas la conduite de l’homme qui, pouvant tout, crut pouvoir sacrifier le plus sacré des devoirs à l’avenir du pays. Elle publia bientôt des vers sur la mort de Girodet, des stances sur la perte des illusions de la jeunesse, et plusieurs autres pièces toutes également empreintes du cachet de son talent. Ces poésies furent recueillies dans l’édition pu¬ bliée en 1811.

Dans les années qui suivirent la chute de l’Empire, inspirée par l’indignation que lui faisait éprouver la bassesse dès intrigants titrés qui spéculaient sur les désastres de la patrie, la princesse de Salm composa VEpttre à un honnête homme qui veut devenir intrigant, où l’on trouve ces vers si pleins de justesse et de vérité :

Tu veux être intrigant ; c’est sans doute un moyen De parvenir à tout en ne méritant rien.

Mais comment, plein d’honneur, à ce métier infâme Espères-tu plier ton esprit et ton âme ?

Crois-tu donc qu’il suffit d’assiéger des palais.

D’endurer des affronts, de payer des valets.

D’attendre sur un banc le jour qui va paraître,

De salon en salon d’arriver jusqu’au maître?

Ne sens-tu pas qu’il est dans Kart de dénoncer,

D’aduler, de trahir, de perdre, de blesser,

Üne perfection que tu ne peux atteindre ;

Un avilissement que tu ne sauras feindre ;

Un talent tout à part et qui semble, ici-bas.

Le partage honteux de ceux qui n’en ont pas?

Tu veux être intrigant, misérable honnête homme !

Toi que, par tes vertus, partout, chacun renomme ;

Toi qui dix ans sans maître en un poste fameux t
N’as pas même grossi le bien de tes aïeux!

Tu veux être intrigant : sais-tu ce qu’est l’intrigue?

Sais-tu comme on parvient par la fraude ou la brigue?

Sais-tu combien de temps celui qui t’a frappé
A pour y réussir dans la fange rampé?

Sais-tu si, dévorant et l’insulte et l’outrage,

11 n’était pas atteint d’une secréte rage?

Et s’il jouit du prix auquel il a vendu

Son repos, son estime, et son honneur perdu?

Presque aussitôt parut l’Épitre sur l’esprit et l’aveuglement du siècle, que l’on regarde généralement comme l’un de ses meilleurs ouvrages. Ces vers sont restés dans la mémoire de ses nombreux lecteurs :

Tout commence et s’achève ;

Le temps du chêne altier vient altérer la sève ;

Le fruit mûri, tombé, n’offre à notre regard
Que le germe des fruits qui renaîtront plus tard.

L’homme même, des ans quand H subit l’outrage.

Voit dans ses fils grandis reparaître un autre âge.

Pourquoi les nations, les peuples, les états.

Dans ce cercle éternel ne tourneraient-ils pas?

En 1817, M me de Salin composa un Discours sur l’étude. Le sujet avait été proposé par l’Institut, qui accorda une mention particulière à cette oeuvre de goût. Quelque temps après, elle publia son Épitre aux souverains absolus. Ils ont sans doute fermé l’oreille aux con¬ seils du talent et de la raison ; mais le poëte n’en a pas moins acquis un double droit à l’estime publique. M“* de Salm, qui, jusqu’en 1814, avait paru se consa¬ crer presque entièrement à la poésie, déploya l’éloquence du prosateur dans l’ouvrage intitulé : Vingt-quatre heures d’une femme sensible, que l’on pourrait appeler étude du cœur humain ; espèce de roman sans intrigue, sans événements, où l’habile auteur a inspiré le plus vif in¬ térêt par la peinture délicate et vraie d’une âme ar¬ dente, que l’excessive sensibilité, l’inquiétude d’un amour extrême, livrent aux angoisses d’une déchirante alternative. Dans cet ouvrage, qui remplit les principales conditions de l’art, l’art ne se montre pas. Le style cha¬ leureux, rapide comme les chocs mobiles de la passion, est toujours empreint de la spontanéité qui en retrace toutes les nuances. Les littératures étrangères l’ont reproduit avec succès.

La princesse de Salm, dont les ouvrages, même les plus légers, abondent en pensées, se livra à un genre de travail cultivé par de grands talents qui ont ajouté le beau titre de moraliste à la gloire de l’écrivain. Placée dans cette sphère qui lui permettait de voir sous leur véritable aspect tous les rangs de la société, elle com¬ posa Ses pensées. Cet ouvrage, accueilli avec empresse- ment, traduit dans toutes les langues de l’Europe, parait l’écho fidèle d’une âme profondément sensible, mais aussi forte que juste, qui se rend compte de toutes ses impressions. Les moindres mouvements du cœur humain sont si profondément sentis, si parfaitement caractérisés dans chaque tableau, que le lecteur croit trouver dans le peintre éloquent le confident intime et l’interprète de ses propres pensées. Encouragée par le succès, l’auteur a augmenté son ouvrage à chaque édition nouvelle.

On peut dire que la vie de Mme de Salm est le travail : laborieuse aujourd’hui comme dans les premiers beaux jours de sa carrière, elle ne cesse de produire et de mé¬ riter les applaudissements du public lettré. Un ancien disait que le foyer de la pensée s’accroît en brûlant ; on pourrait ajouter que le plus laborieux est aussi le mieux armé contre le malheur. La princesse deSalmcn éprouva l’effet. Au milieu de sa belle carrière, elle se sentit dé¬ chirer par ces tourments qui percent si profondément le cœur des mères ; elle souffrit longtemps, car la douleur s’attache surtout aux âmes élevées, comme à la proie qu’elle préfère. Heureusement, dans l’amertume qui l’a¬ breuve, l’esprit quelquefois se retrempe et brille d’un nouvel éclat.

Mme de Salm a retracé sa vie entière dans le poëme intitulé ; Mes soixante ans. Ce grand tableau des révolu¬ tions politiques, morales et littéraires, est tracé d’une main habile et ferme : la grandeur du sujet, l’intérêt et la variété des scènes, attachent vivement le lecteur, qui passe avec plaisir de la gravité des événements publics à l’agréable narration des scènes de la vie littéraire de l’auteur. Un homme de mérite a dit que ce poëme of¬ frait les souvenirs d’une belle âme et les impressions d’un grand talent En effet, dans cette revue du passé si plein d’événements, on ne sait ce qu’on doit le plus estimer de l’art, de l’écrivain ou de la noble révélation de ses sentiments, toujours inspirés par l’amour des arts et de la patrie. C’est une heureuse idée de se reporter vers la carrière que l’on a parcourue ; c’est de la con¬ fiance en soi, de la noblesse et du courage. Un poëte a exprimé ce sentiment :

Arrivé sur la cime où Ton découvre enfin Et le point du départ et le but du chemin,

Heureux qui, fier de soi, sans crainte, sans envie.

Relit d’un œil joyeux les pages de la vie.

Mme de Salm vient de publier une nouvelle édition de ses poésies en 2 vol., et 2 autres vol. contenant ses ou¬ vrages en prose : elle prépare, dit-on, une édition de ses œuvres complètes, désirée depuis longtemps.

Ses poésies légères, ses pièces de théâtre, ses diverses compositions en prose, suffiraient pour assurer à M me de Salra un rang élevé dans la littérature ; mais les titres qui mettent le sceau à sa réputation sont ses nombreu¬ ses épîtres ; c’est là que la pensée de l’auteur se révèle sous des formes brillantes et variées. L’amour de la vé¬ rité, l’amour de la patrie, des sentiments de justice, d’in¬ dépendance et de morale, semblent s’échapper instinc¬ tivement de l’àme du poëte, et font éprouver au lecteur le plaisir de l’estimer et d’applaudir à ses talents.

À notre époque, où domine le goût des controverses, il est beau de jouir d’une réputation littéraire qui n’a point reçu d’atteinte. Cette épreuve est aussi efficace que celle du temps. Les vivants dont on respecte les droits acquis par de longs travaux, obtiennent ainsi un avant-goût du respect de la postérité.

De Pongerville, de l’Académie française.

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Nota. La princesse de Saint est membre des sociétés savantes de Marseille, de l’Ain, de Vaucluse, de Nantes, de Lyon, de Caen, de Livourne, de la société de Statistique, de la société d’Encouragemenl de Paris, etc.