Biographie nationale de Belgique/Tome 1/ANDRÉ D’AUTRICHE
* ANDRÉ D’AUTRICHE, gouverneur général des Pays-Bas, naquit à Prague, non le 12 décembre, comme le dit Moréri, ni le 15 juin, selon Ciacconius, mais, d’après son épitaphe, le 14 mai 1558. Il était fils de Ferdinand, archiduc d’Autriche, et de la belle Philippine Velser, d’Augsbourg, que ce prince avait épousée en 1550. C’était le premier fruit de leur union. Destiné de bonne heure à l’état ecclésiastique, — car le mariage que son père avait contracté lui interdisait d’aspirer au titre et aux prérogatives d’archiduc — il fit les études sérieuses qu’exigeait cet état, sans négliger les exercices du corps auxquels se livraient les jeunes princes de son temps : il parlait le français, l’espagnol et l’italien. À l’âge de dix-huit ans, il partit pour Rome, où il reçut, des mains de Grégoire XIII, le chapeau de cardinal du titre de Santa Maria Nova (13 septembre 1576). Après y avoir fait un séjour de deux années, pendant lequel il s’acquit l’estime des membres du sacré collége, il revint dans le Tyrol, que, à la mort de l’empereur Ferdinand Ier, son père avait eu en partage. Il fut chargé du gouvernement de cette province, où il se fit aimer par sa prudence et sa justice. En 1580, Jean-Thomas, baron de Spaur, évêque de Brixen, le choisit pour son coadjuteur. À la mort de Grégoire XIII, en 1585, il retourna à Rome, où il prit part à l’élection de Sixte V. Il assista encore à trois autres conclaves, ceux où furent élus Grégoire XIV (1590), Innocent IX (1591) et Clément VIII (1592). En 1587, il fut nommé administrateur des deux abbayes et principautés de Murbach et de Lure. Deux ans après, le cardinal Marc Sittig, ayant renoncé à l’évêché de Constance, ce fut lui qui le remplaça, et, en 1591, il devint évêque de Brixen par le décès du baron de Spaur. Il perdit son père, l’archiduc Ferdinand, en 1595, sans pouvoir être admis, non plus que son frère Charles, marquis de Burgaw, à lui succéder dans le comté de Tyrol ; mais, vers ce temps, l’Empereur le nomma gouverneur de l’Autriche citérieure ou de l’Alsace.
L’archiduc Albert (voir ce nom) devant se rendre en Espagne, pour y épouser l’infante Isabelle, il fallut songer à trouver quelqu’un qui pût le suppléer aux Pays-Bas durant son absence. Philippe II jeta les yeux sur le cardinal André, dont il avait entendu dire beaucoup de bien et qui s’était toujours montré affectionné à son service[1]. Albert se rangea à son avis (20 avril 1598). Le roi et l’archiduc écrivirent à André, qui était alors en Alsace, pour lui annoncer le choix qui avait été fait de lui. André répondit au roi que, quoiqu’il fût persuadé de son indignité et de son insuffisance, il voulait faire preuve d’obéissance et d’humilité en acceptant ; qu’il se flattait, d’ailleurs, à l’aide de la faveur divine, de le servir avec tant de zèle et d’amour qu’il lui donnerait toute satisfaction[2]. Il se mit incontinent en route et arriva, le 6 septembre 1598, à Bruxelles, où l’archiduc l’attendait. Albert, en vertu de la procuration qu’il avait de l’infante, sa future épouse, le nomma lieutenant, gouverneur et capitaine général des Pays-Bas et du comté de Bourgogne, avec des pouvoirs aussi étendus que ceux qu’il avait eus lui-même (12 septembre 1598). Il entra dans l’exercice de cette charge le 14 septembre, jour où l’archiduc quitta Bruxelles pour entreprendre son voyage.
Le traité de Vervins (2 mai 1598) avait mis fin à la guerre longue et sanglante que les Pays-Bas avaient eu à soutenir contre la France. Mais l’Espagne était toujours en état d’hostilité avec la reine Élisabeth, et les états généraux des Provinces-Unies persistaient à se refuser à toutes propositions d’accommodement basées sur la reconnaissance des droits de souveraineté de l’Infante. À l’intérieur, la situation était déplorable ; il n’y avait plus ni agriculture, ni industrie, ni commerce, et, pour comble de maux, plusieurs garnisons, n’étant pas payées, s’étaient mises en état de rébellion ouverte : celle du château d’Anvers s’était portée à des actes d’insolence sans exemple, jusqu’à ce point qu’elle avait tiré des coups d’artillerie contre l’hôtel de ville, au moment où le magistrat y était assemblé. Cette mutinerie donna de grandes préoccupations au cardinal André ; il parvint cependant à l’apaiser et à faire sortir les mutinés du château d’Anvers (10 février 1599) ; il obtint aussi que ceux de Lierre et du château de Gand se soumissent. Tant qu’avait vécu Philippe II, un rapprochement entre l’Angleterre et l’Espagne aurait semblé impossible. Ce monarque étant descendu au tombeau (13 septembre 1598), le cardinal jugea le moment favorable pour tenter la voie des négociations : il fit faire à Élisabeth des ouvertures qui furent bien accueillies, mais qui cependant n’aboutirent à aucun résultat. Par la paix de Vervins, Henri IV s’était obligé à ne souffrir qu’aucun de ses sujets allât servir, par terre ou par mer, les ennemis du roi d’Espagne et des archiducs. André, ayant été informé, au commencement de 1599, que des levées de gens de guerre se faisaient, sous main, en France, par le seigneur de la Noue, pour le compte des états généraux, et que les soldats ainsi levés s’embarquaient secrètement à Dieppe, à la Rochelle et dans les ports voisins, envoya à Paris le baron de Bassigny pour s’en plaindre. Le roi fit droit à sa réclamation ; il enjoignit au sieur de la Noue et à tous autres ses sujets, quels qu’ils fussent, qui se trouvaient en Hollande, de revenir dans le royaume, sous peine de confiscation de corps et de biens ; dans le même temps, il ordonna au grand prévôt de France de se rendre à Metz, pour informer contre les officiers et les soldats de la garnison de cette place qui avaient voulu surprendre la ville belge de Charlemont, et pour faire une justice exemplaire des coupables.
L’archiduc Albert, en partant, avait confié le commandement de l’armée à Francisco de Mendoza, marquis de Guadaleste, amiral d’Aragon ; il lui avait recommandé de s’assurer à tout prix d’un passage sur le Rhin qui lui donnât le moyen de pénétrer jusqu’au cœur des Provinces-Unies. Mendoza s’empara d’Orsoy, ville neutre dépendante de l’État de Clèves ; de Rhinberg, où les Hollandais avaient garnison, mais qui appartenait à l’archevêque de Cologne ; de Burick, dépendant aussi du pays de Clèves ; de Wesel, qui, soumis autrefois au souverain de ce pays, affectait de ne reconnaître d’autre autorité que celle de l’Empereur ; de Rees, à six lieues de Wesel, et enfin d’Emmerich, la plus grosse ville du duché de Clèves. Obligé, par l’approche du comte Maurice de Nassau, de renoncer au siége de Doesburg, il se rejeta sur Dotekom, qui lui ouvrit ses portes, ainsi que le château de Schulenbourg. Dans cette expédition, les troupes espagnoles commirent les plus graves excès : manquant presque toujours d’argent et de vivres, elles pillèrent et ravagèrent les terres des amis aussi bien que des ennemis, sans se soucier des clameurs de la noblesse et du peuple. Lorsque les pluies ne permirent plus de tenir la campagne, Mendoza fit prendre des quartiers d’hiver à son armée dans le pays de Clèves et en Westphalie. Cette charge, si onéreuse déjà en elle-même pour les habitants, devint intolérable par les désordres auxquels les soldats et leurs chefs se livrèrent. Les princes dont la neutralité et l’indépendance étaient ainsi violées, firent entendre des plaintes amères. Ceux du cercle de Westphalie, et le duc de Clèves en particulier, envoyèrent des ambassadeurs à Bruxelles, chargés de réclamer du cardinal André l’évacuation de leurs territoires. En même temps l’Empereur déclarait, par un manifeste, que, si l’armée espagnole ne se retirait de l’Allemagne dans les deux fois vingt quatre heures, elle serait mise au ban de l’Empire. Le cardinal tâcha de donner satisfaction aux envoyés des princes allemands. Il envoya lui-même, pour conjurer l’orage qui se préparait, Lancelot Schetz de Grobbendoncq, baron de Wesemael, et le conseiller Otto Hartius vers les députés du cercle westphalique qui devaient s’assembler à Cologne ; le comte Ludovico Biglia et Fernando Lopez de Villanova, gouverneur de Kerpen, vers l’Empereur et les princes de l’Empire ; le président de Luxembourg, Jean de Hattestein, et le secrétaire Blasere à Worms, où une diète venait d’être convoquée. Tous ces agents avaient pour mission de justifier, ou tout ou moins d’excuser ce qui avait été fait, de promettre des réparations pour les dommages causés, d’annoncer la prochaine évacuation des territoires où les troupes d’Espagne s’étaient logées. Il écrivit en particulier à l’Empereur, lui disant que l’amiral d’Aragon tenait ses instructions de l’archiduc, et que lui, cardinal, n’en avait pas eu connaissance ; qu’il n’avait cessé d’insister afin que l’armée entrât dans les Provinces-Unies ; qu’on était injuste à son égard en répandant qu’il était en son pouvoir de faire sortir les troupes espagnoles des terres de l’Empire : « car, ajoutait-il, moy, qui suis prince de l’Empire et icy pour quelque temps, ne doibz-je pas mectre la main à la conservation de l’authorité d’icelluy Empire, et compatir avec les autres princes et Estatz, mes confrères et compaignons ? » Bien pénétré cependant de l’importance de donner satisfaction à l’Allemagne, il partit dans ce but pour la Gueldre (avril 1599). Il restitua, en effet, quelques-unes des places dont les troupes espagnoles s’étaient emparées ; mais, après avoir consulté le conseil d’État, il se détermina à retenir Rhinberg et Rees. Dans l’intervalle, les princes allemands, passant des menaces aux effets, avaient levé une armée dont ils avaient donné le commandement à Simon, comte de la Lippe, lieutenant général du cercle de Westphalie. La Lippe vint assiéger le fort de Walsheim, vis-à-vis de Rhinberg, qu’il emporta facilement ; mais, ayant attaqué Rees, la garnison le força d’en lever le siége, après lui avoir fait subir de grandes pertes, et, à la suite de cet échec, ses troupes se débandèrent. Mendoza, de son côté, échoua devant Bommel, qui fut vigoureusement défendu par le comte Maurice de Nassau. L’insuccès de cette entreprise fit naître des dissensions entre les chefs de l’armée. Le cardinal, pour rétablir la concorde entre eux, se rendit au camp, accompagné de son frère, le marquis de Burgaw, et du duc Maurice de Saxe. À la suite d’un examen approfondi des lieux, il résolut de faire construire, dans l’île de Bommel, un grand fort qui dominât le passage du Wahal et de la Meuse ; ce fort fut appelé, de son nom, le fort de Saint-André. Ce fut le seul avantage que Philippe III et les archiducs retirèrent de la campagne de 1599 ; encore le comte Maurice empêcha-t-il les Espagnols d’en profiter, en construisant un fort semblable sur la rive opposée du fleuve, et en creusant un canal qui permit aux Hollandais de descendre et de monter le Wahal sans que la garnison du fort de Saint-André pût les inquiéter.
Le mal qu’on n’avait pas réussi à faire aux Provinces-Unies par la voie des armes, on essaya de le leur causer en s’attaquant à leur commerce. Les Hollandais, depuis leur rébellion, avaient continué d’être admis, sous pavillon neutre, dans les ports d’Espagne et de Portugal, et le trafic qu’ils y faisaient leur procurait des bénéfices immenses. On crut, à Madrid et à Bruxelles, qu’on leur ôterait la possibilité de soutenir la guerre, en leur interdisant ce trafic, tant avec la péninsule Ibérique qu’avec les Pays-Bas obéissants. Philippe III, peu après son avénement au trône, fit arrêter les vaisseaux hollandais qui se trouvaient dans les ports de ses royaumes, confisqua leurs cargaisons, força une partie des matelots à s’incorporer dans sa marine, en condamna d’autres à servir sur ses galères ; il défendit en même temps, sous des peines sévères, toute communication avec les provinces révoltées. De son côté, le cardinal André commença par prendre des mesures pour que le passage du Rhin fût clos aux Hollandais, de manière qu’aucun bateau, denrée ou marchandise ne pût, par ce fleuve, descendre vers la Hollande et la Zélande, ou monter vers Clèves, Juliers et ailleurs. Le 12 décembre 1598, il publia une ordonnance qui interdisait d’amener, dans les Pays-Bas obéissants, par la Hollande, la Zélande et les provinces qu’occupaient les rebelles, des vins d’Espagne, de France ou d’Allemagne. Par une autre ordonnance, du 24 du même mois, il cassa et mit à néant les congés, passe-ports et licences donnés à des habitants des provinces insurgées pour se livrer à l’exercice de la pêche. Enfin, le 9 février 1599, il prohiba toute communication, trafic et commerce avec ceux de Hollande, de Zélande et leurs adhérents, jusqu’à ce qu’ils se fussent réconciliés avec le roi d’Espagne et l’infante, leur souveraine princesse. Cette série de mesures répandit d’abord la consternation parmi les Hollandais, mais bientôt leur patriotisme eut relevé leur courage. Ils répondirent aux édits de Philippe III et du cardinal André par un placard du 2 avril qui déclarait de bonne prise les Espagnols et leurs biens partout où l’on pourrait les saisir ; défendait à toutes personnes, de quelque nation qu’elles fussent, de commercer avec les États du roi d’Espagne et de l’infante ; interdisait de même aux habitants des Provinces-Unies de demander ou d’accepter de l’ennemi des passe-ports ou des sauvegardes, et enfin statuait que, si des pilotes ou des matelots de la république, étant pris par l’ennemi, se voyaient taxés à des rançons exorbitantes, il serait usé de représailles contre les officiers et sujets des villages de Brabant et de Flandre soumis au pouvoir de l’infante. Ils ne s’en tinrent pas là, mais ils équipèrent une flotte de soixante et dix à quatre-vingts voiles destinée à aller attaquer l’armada de Philippe III, à s’emparer des galions attendus des Indes, à porter le fer et le feu sur les côtes d’Espagne et dans ses possessions en Amérique. En définitive, l’interdiction du commerce n’eut pas les résultats qu’on s’en était promis à Madrid et à Bruxelles : au contraire, elle engagea les Hollandais à tourner leurs vues vers les Indes ; les entreprises qu’ils y firent furent couronnées de succès, et de là naquit la puissance qui fit de leur république, au xviie siècle, l’un des premiers États de l’Europe.
Cependant l’archiduc Albert et l’infante Isabelle, ayant célébré leur mariage à Valence, le 18 avril 1599, s’étaient mis en route pour les Pays-Bas. Le 31 août, ils arrivèrent à Hal, à trois lieues de Bruxelles. Là, le cardinal André remit entre leurs mains le gouvernement dont ils l’avaient investi, et prit congé d’eux, laissant dans les Pays-Bas, au rapport de de Thou, une grande opinion de sa modération et de sa sagesse. Il désirait voir la France, qu’il ne connaissait pas ; il traversa ce royaume, non sans être allé à Orléans saluer Henri IV, qui lui fit un accueil des plus distingués ; ensuite il se dirigea vers Mersebourg, résidence ordinaire des évêques de Constance. Au mois d’octobre 1600, il alla à Rome, pour gagner le grand jubilé. Il voulait y garder l’incognito ; il visitait les églises et les lieux saints sous les vêtements du pèlerin le plus humble ; mais Clément VIII, ayant su sa présence dans la ville éternelle, l’envoya chercher par le cardinal de Saint-Georges, son neveu, et le força d’accepter un logement au Vatican. Le 23 octobre, il prit le chemin de Naples, en intention d’y révérer les reliques de saint Janvier ; il en revint malade le 7 novembre. Il logeait, cette fois encore, au Vatican, pour se conformer à la volonté de Clément VIII. Ce pontife ordonna qu’il fût l’objet des plus grands soins, et lorsque la fièvre que le cardinal avait apportée de Naples eut pris un caractère alarmant, ce fut lui-même qui reçut sa confession et lui administra les sacrements de l’Église. André mourut le 12 novembre, âgé de quarante-deux ans cinq mois et vingt huit jours. Il fut enterré dans l’église des Allemands, dite de Santa Maria dell’Anima, où son frère Charles d’Autriche lui fit élever un mausolée.
- ↑ El tiempo que estuvo en Roma, se entiende te governó bien, y se le ha conocido siempre aficion á mi servicio… (Lettre de Philippe II à l’archiduc Albert, du 18 mars 1598, aux archives de Simancas.)
- ↑ … Aunque me conosco indigno y insuficiente, he querido con toda obediencia y humildad aceptar con el agradescimiento que debo, esperando con el favor divino servir á V. M. en esas paries de manera y con tanto cuidado y amor que recibirá toda satisfacion y contento… (Lettre du 20 août 1598, ibid.)