Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BAUWENS, Liévin

La bibliothèque libre.
◄  Tome 1 Tome 2 Tome 3  ►



BAUWENS (Liévin), industriel, importateur de la filature à la mécanique perfectionnée sur le continent, né à Gand, le 14 juin 1769, mort à Paris, le 17 mars 1823. Il était issu d’une famille honorable et aisée de cette ville, inscrite d’ancienne date dans la corporation des tanneurs et dont une branche collatérale semble avoir occupé divers emplois dans la magistrature communale et par suite avoir appartenu à la noblesse patricienne. Son père, Georges-Jean Bauwens, et sa mère Jeanne van Peteghem, exploitaient une grande tannerie, située rue aux Vents, dans laquelle il vit le jour. Destiné à suivre l’état de ses parents, le jeune Bauwens donna de bonne heure des témoignages de son esprit inventif et de son goût pour la mécanique ; on prétend qu’à l’âge de douze ans, il avait confectionné les rouages d’une horloge et diverses autres machines. Toutefois, son père, qui avait treize enfants et qui comprenait la nécessité de les employer à une industrie lucrative, ne voulut point favoriser les dispositions de son fils ; il le chargea, bien que son éducation fût encore inachevée, de surveiller les ouvriers d’une autre tannerie qu’il avait dans la rue dite Huydevetters-hoek et l’envoya, dès qu’il eut dix-sept ans, en Angleterre, chez un riche tanneur nommé Undershell, pour s’y perfectionner dans la connaissance de la préparation des peaux. Pendant trois années Liévin Bauwens ne dédaigna pas de s’y livrer à un travail manuel rude et pénible. En rentrant dans sa ville natale, vers 1789, il y introduisit les nombreux perfectionnements qu’il avait eu l’occasion d’étudier et qui devaient apporter une modification complète dans le traitement des cuirs. Son père et ses frères l’aidèrent alors à fonder à Gand, au quartier du Nieuwland, dans un vaste couvent supprimé par Joseph II, une tannerie modèle, où les peaux étaient préparées, à la manière anglaise, dans cinq cent cinquante cuves de grande dimension.

Les procédés nouveaux que l’intelligent industriel mit en œuvre, lui permirent bientôt d’exporter ses produits en Angleterre et de faire concurrence, sur le marché de Londres même, aux meilleurs cuirs anglais. Les tiges de bottes sorties de ses ateliers étaient surtout renommées. Ou jugera en outre de la quantité des matières exportées de son établissement, quand on saura qu’il payait annuellement à l’Anglererre de 450 à 500,000 fr. de droits d’entrée. Ses fréquents voyages dans ce pays l’avaient du reste familiarisé de longue main avec les procédés mécaniques employés par les industriels anglais, ce qui lui permit d’obtenir des produits plus parfaits et à des prix plus modérés.

C’était surtout l’industrie de la filature du coton qui avait éveillé son attention ; son esprit observateur s’en préoccupait sans cesse. On raconte qu’au retour d’un de ses voyages, il disait souvent : « Je possède une fortune considérable, je veux la sacrifier à mon pays et le doter des nouvelles mécaniques dont les Anglais sont si fiers. » Toutes ses pensées se concentrèrent bientôt vers ce but. Les tendances envahissantes de l’industrie britannique, les peines comminées contre ceux qui exportaient les machines du Royaume-Uni, la difficulté de trouver des ouvriers habiles pour le seconder, les sommes à sacrifier pour exécuter ses hardis projets, rien ne le rebuta. Afin de réussir plus sûrement, il recourut à un stratagème qui faillit lui coûter la vie. Il acheta secrètement des machines servant à, la fabrication du coton par les Mull-Jenny, les fit démonter, et en cacha les parties, séparées à dessein, dans des caisses de sucre et des ballots de café. Il feignit alors d’entreprendre pour son propre compte un commerce de denrées coloniales et se disposa à faire partir ses marchandises ; mais l’état de guerre qui existait entre la France et l’Angleterre à la fin du siècle dernier défendait d’exporter ces denrées du Royaume-Uni vers le territoire occupé par la République française, dont la Belgique faisait alors partie intégrante. Bauwens ne recula point devant cet obstacle ; il obtint l’appui du Directoire qui, instruit sois main de son audacieux projet, se hâta de lui accorder l’autorisation de faire entrer ses marchandises en franchise de droits. Il fallait que le négociant improvisé inspirât une bien grande confiance au gouvernement républicain pour obtenir une faveur dont il était si facile d’abuser. Il est vrai que ce gouvernement pouvait concevoir l’espoir de voir s’introduire ainsi sur le continent des procédés de fabrication qui allaient créer d’immenses richesses nationales, et permettre de rivaliser avec l’Angleterre.

D’abord, tout marcha à souhait. Une certaine quantité d’ouvriers enrôlés et séduits par l’or de Liévin Bauwens, s’embarquèrent secrètement pour Hambourg. Un second convoi se disposait à les suivre, lorsque arrivé à Gravesend, port de Londres, avec d’autres ouvriers et les marchandises qui recélaient son trésor caché, l’audacieux industriel, qui surveillait à distance l’embarquement, faillit devenir lui-même victime de son aventureuse entreprise, si adroitement combinée. La femme d’un nommé Harding, son principal ouvrier, probablement soudoyée par les Anglais, vint s’opposer violemment au départ de son mari. Il s’ensuivit une scène tumultueuse ; la police survint et arrêta Harding. Bauwens, qui était dans le voisinage, n’échappa au sort qui lui était réservé qu’en s’esquivant au plus vite dans la foule, ce qu’il put faire facilement sans être reconnu, grâce à son costume, à son langage, à ses allures qui le faisaient ressembler aux autres curieux, réunis aux abords du port.

Il retourna en toute hâte à Londres, y fréta un navire et se trouvait déjà en pleine mer, quand la force armée courut cerner la maison d’Undershell, son ancien patron, pour s’emparer de la personne du fugitif. Plusieurs bâtiments anglais furent mis à sa poursuite ; l’un d’eux faillit l’atteindre à la hauteur de Hambourg, mais il parvint dans ce port heureusement assez à temps pour échapper à la captivité.

Dans l’intervalle, les machines placées à bord du navire en partance à Gravesend, furent saisies, ainsi que celles qui étaient préparées à Manchester pour la même destination. Les pertes d’argent que Bauwens subit dans ces fâcheuses circonstances furent considérables ; mais elles lui paraissaient insignifiantes, en comparaison du prix qi’il attachait à ses mécaniques. Un agent infidèle de Londres profita en même temps de cette occasion, pour s’approprier une somme de 250,000 fr. qu’il lui avait laissée en dépôt.

Liévin Bauwens, qui n’avait encore atteint que l’âge de vingt-neuf ans, avait déjà fait alors trente-deux voyages en Angleterre. Il arriva enfin sain et sauf en France avec quarante ouvriers et les machines qu’il avait déjà expédiées précédemment. Dénoncé à Londres pour avoir commis un crime digne du dernier supplice, d’après les lois anglaises, il vit son procès s’instruire régulièrement et son accusateur Erskine, avocat du roi, requérir contre lui la peine capitale à la Chambre des Lords. « M. Liévin Bauwens, s’écria ce magistrat dans son réquisitoire, non content de nous avoir dérobé le secret de tanner (pour lequel il est venu dans ce pays et, après trois ans de résidence, est retourné en Flandre, où il établit à Gand une tannerie si immense qu’il envoie à notre propre marché une grande quantité de cuirs qui s’y vendent plus cher que les meilleurs cuirs de Londres même), revint encore dans le dessin de frustrer ce pays de la branche la plus essentielle de son commerce, c’est-à-dire la manufacture du coton. A cet effet il a débauché des artisans et fait construire un grand nombre de machines, à Manchester, dans l’intention de les exporter en France ; mais elles sont maintenant saisies dans les magasins de cette ville. C’était une conspiration de la plus haute importance, qui tendait à nous priver de cette branche de manufacture qui nous est chère comme la prunelle de nos yeux. » Il fut condamné à mort et pendu en effigie sur une des places de Londres, pendant que son associé, Harding, encourait la peine de la déportation, comme étant son principal complice.

Échappé comme par miracle à ses persécuteurs, Liévin Bauwens s’occupa aussitôt de réunir et de combiner tous ses moyens d’action. Malgré l’état incomplet de ses machines, il parvint, avec sa tenacité habituelle, à fonder une première filature à la mécanique dite Mull-Jenny, à Passy, près de Paris, en 1798. L’année suivante, il en établit une seconde dans l’ancien couvent des Chartreux, à Gand, qui devint le noyau de ces filatures si florissantes aujourd’hui dans la capitale de la Flandre, car celle-ci compte maintenant plus de cent établissements de ce genre et, grâce à cette industrie nouvelle, elle a vu doubler sa population en moins d’un demi-siècle. Trois mille ouvriers, hommes, femmes et enfants, fabriquaient dès lors chez Liévin Bauwens du coton, du basin, de la percale, du piqué, de la batiste.

D’après certaines versions, le gouvernement français l’aurait aidé dans ses entreprises en lui prêtant près de 200,000 francs pour soutenir son établissement des Chartreux ; mais, d’après d’autres versions plus vraisemblables, il trouva d’immenses ressources financières dans l’achat de lingots provenant de l’argenterie des églises et des couvents, lingots fondus à Paris, et expédiés ensuite à la banque d’Amsterdam, avec un bénéfice considérable de treize francs par marc.

Disons ici que les titres de Liévin Bauwens à être considéré comme le créateur d’une industrie aussi puissante que celle de la filature du coton à la mécanique, sont si évidents, qu’on voudrait en vain les contester. Richard Lenoir, auquel on vient d’élever une statue à Villers-Bocage, dans le département du Calvados, pour avoir prétendument importé cette industrie en France n’est, comme inventeur, qu’une individualité apocryphe. En effet, ce nom de Richard Lenoir Dufresne indique, non pas une personne, mais la firme commerciale de deux associés dont les premières mécaniques furent confectionnées sous la direction de Bauwens, à la maison de force de Gand. Les Français impartiaux reconnaissent d’ailleurs leur erreur à ce sujet et les journalistes parisiens ont eux-mêmes revendiqué[1] les titres de notre compatriote à la priorité de l’introduction[2]. En résumé, c’est au célèbre Gantois et non au prétendu Richard Lenoir qu’appartient l’honneur d’avoir introduit le premier sur le continent des filatures à la mécanique dites Mull-Jenny. On peut dire qu’il y apporta une nouvelle source de richesses et qu’il fit de la ville de Gand ce qu’elle est aujourd’hui, la métropole industrielle de la Belgique.

En 1800, le gouvernement, constitué sur des bases plus solides par le génie de Napoléon, voulut s’attacher un homme dont l’esprit progressif était apprécié par tous ceux qui étaient en relations avec lui ; il nomma Liévin Bauwens maire de sa ville natale, fonctions difficiles et laborieuses qu’il dut résigner deux ans après.

Préférant alors aux soins de l’administration les grandes entreprises industrielles, il accepta la direction des travaux de la maison de force ou de réclusion de Gand, et là encore il sut réaliser et introduire un véritable progrès social. En effet, il chercha le moyen d’utiliser sur une vaste échelle les hommes frappés par la loi qui y étaient enfermés. C’était un grand progrès surtout à nue époque où, par suite des guerres continentales, les bras manquaient pour le travail matériel. Développant par une pratique plus large les idées émises, à la fin du siècle dernier, par le vicomte Vilain XIIII dans son mémoire intitulé : Moyens de corriger les malfaiteurs, il établit, dans la prison qu’il surveillait et où il y avait environ mille cinq cents détenus, des ateliers pour diverses industries. Outre l’amélioration morale des prisonniers, le résultat de ses efforts fut de pouvoir abaisser de quatre-vingt-cinq à trente-cinq centimes le prix d’entretien, par jour, de chacun d’eux, et de former des ouvriers qui, à l’expiration de leur peine, pouvaient reprendre leur place dans la société.

La réussite couronnait la plupart de ses entreprises. Dès l’année 1801, il avait remporté le grand prix de 100,000 francs décerné pour un assortiment complet de machines, qu’il avait présenté au concours ouvert par le gouvernement impérial. Peu de temps après, plusieurs distinctions du même genre lui échurent en partage, tant à Gand qu’à Paris. Loin de dérober ses inventions à la lumière et d’en faire l’objet d’un monopole lucratif, Bauwens voulut les populariser et déposa, à cet effet, au Musée des Arts, à Paris, une de ces mécaniques, appelées Mull-Jenny, que tout le monde pouvait aller examiner et imiter au besoin.

Vers l’an 1805, il fonda une troisième filature de coton dans l’enclos de l’ancienne abbaye des Norbertins, à Tronchiennes, près de Gand. En même temps, il introduisait, le premier en France, l’emploi de la navette volante et des machines à vapeur appliquées aux manufactures. Il essaya l’impression sur étoffe de coton, tentative qui fut exploitée contre lui et donna lieu à un procès qu’il perdit. Pendant sa direction à la maison de force de Gand, on fit un essai pour y filer le lin à la mécanique. On trouvera des détails intéressants sur les différentes innovations de notre industriel, dans l’ouvrage de Van Hoobrouck de Mooreghem, intitulé : Exposition des produits de l’industrie du département de l’Escaut, réunis à la mairie de Gand, à l’occasion du passage du premier consul en cette ville, en messidor an XI. Gand, Stéven, in-8o.

On le voit, aucun genre d’industrie n’échappait aux vues de ce génie entreprenant. Aussi, l’influence qu’il exerça sur la prospérité publique, doit-elle le faire classer parmi les hommes les plus utiles des temps modernes.

Chef d’une famille nombreuse et active, Bauwens fut aidé dans ses vastes entreprises par ses quatre frères et par les époux de ses sœurs. Aussi serait-il injuste de ne pas associer sa famille à une partie de sa gloire, comme elle le fut à sa fortune et à ses travaux. François, Pierre, Jean et Charles Bauwens, et ses beaux-frères le baron de Furth, Devos, De Smet, Heyndricx et De Pauw, furent les collaborateurs et les continuateurs de ses entreprises. Du reste cet hommage leur a été rendu dans le Rapport à l’Institut national d’un voyage fait à la fin de l’an X dans les départements réunis, par le citoyen Camus (Paris, an XI, in-4o, pp. 14 et 32).

Tant d’efforts persistants pour transformer la routine des anciennes industries et en introduire de nouvelles, ne devaient point rester sans récompense publique. À la suite d’un rapport des plus honorables, fait par M. Vanderhaegen-Vander Cruyssen, au nom d’une commission chargée de l’examen des objets relatifs aux fabriques, une médaille d’or fut remise, le 22 mai 1805, par M. Dellafaille, maire de Gand, comme témoignage de gratitude, à Liévin Bauwens, qui était alors membre du conseil général du département de l’Escaut. L’inscription de la médaille constatait qu’elle lui était décernée pour avoir ouvert de nouvelles sources à l’industrie de ses concitoyens. Ces manifestations publiques de reconnaissance sont trop rares et font assez d’honneur aux corps constitués dont elles émanent pour les omettre dans la biographie de l’homme remarquable qui en fut l’objet[3]. Le conseil municipal de Gand s’associa tout entier à cette manifestation ; en même temps M. Faipoult, préfet du département de l’Escaut, exposait en termes flatteurs, dans son rapport fait à la session du conseil général de ce département en 1805, les services rendus par Bauwens à l’industrie, par la création de son nouvel établissement de Tronchiennes. Enfin, l’Institut de France, en décernant les prix décennaux de l’an 1810, n’hésita pas à dire que cet homme éminent avait naturalisé en France divers perfectionnements de l’industrie du coton. Un hommage non moins éclatant, non moins significatif lui avait déjà été rendu à cet égard, dans le rapport de Camus, que nous avons cité plus haut.

Lors de son passage à Gand, l’empereur Napoléon fit une visite à ses établissements (9 mai 1810), et la croix de la Légion d’honneur ne tarda pas à briller sur la poitrine de l’habile industriel qui était encore alors membre du conseil général du département de l’Escaut et en outre lieutenant-colonel de la garde d’honneur à cheval.

Bauwens était arrivé à l’apogée des honneurs et de l’opulence. Entouré de la considération générale, béni par des milliers d’ouvriers qui lui devaient le bien-être et l’aisance, son nom était dans toutes les bouches au commencement de ce siècle. Tout à coup, par un de ces revirements subits, assez fréquents dans les destinées industrielles, la fortune le trahit. Engagé dans d’immenses entreprises, prodigue de ses richesses, trompé par une confiance aveugle dans ceux avec lesquels il était en relation d’affaires, Liévin Bauwens éprouva une suite de pertes considérables. Il fut entraîné par les dernières catastrophes du vaste empire auquel il avait associé ses destinées et ses espérances, et sa chute s’opéra, à la suite du changement de gouvernement, avec la même rapidité que s’était élevée sa grandeur. On était en 1814, à l’époque de l’entrée des armées alliées en Belgique. Quoique l’actif de Bauwens excédât de beaucoup son passif, ses biens furent mis en vente ; mais les circonstances étaient si défavorables que la liquidation le ruina entièrement. Malgré ses malheurs il n’avait point perdu courage. Il résolut de faire face à la mauvaise fortune qui le poursuivait, et, en effet, il lutta contre elle jusqu’à sa dernière heure.

Il adressa successivement une pétition au roi Guillaume Ier, en 1816, en faveur de l’industrie cotonnière, et à l’infante d’Espagne, pour établir des filatures de coton dans ce dernier pays. Ces tentatives n’ayant point abouti, il tourna ses vues d’un autre côté et se mit à étudier le moyen d’employer les déchets ou bourre de soie, comme on le faisait pour les déchets de coton. Ses essais ayant réussi, il partit, en 1819, pour Paris, et obtint un brevet d’invention qu’il céda au baron d’Idelot, moyennant un intérêt dans la fabrication et 5,000 fr. d’appointements annuels. Il eut bientôt le bonheur de voir en pleine activité vingt-cinq moulins ou mécaniques à dévider des déchets de soie. L’établissement qu’il venait de créer eût peut-être suffi à refaire sa fortune, si le chagrin et un travail incessant n’eussent occasionné un anévrisme qui l’emporta subitement, à Paris, à l’âge de 53 ans. Il fut inhumé au cimetière du Père-Lachaise.

Résumons enfin cette carrière si bien remplie. Les perfectionnements apportés à la préparation des cuirs ; l’importation, faite au péril de sa vie, de la filature à la mécanique sur le continent ; la création de tant d’établissements de tout genre ; l’impulsion donnée à l’industrie française en général ; l’amélioration morale des détenus, le sacrifice de sa fortune à la généreuse idée qui le dominait ; une vie tout entière consacrée à l’amélioration de la classe ouvrière, tels sont les titres de cet illustre Gantois à la reconnaissance de ses concitoyens.

Liévin Bauwens avait épousé Mary Kenyon, fille du chef d’atelier qui, au péril de ses jours, lui avait vendu à Manchester les premières mécaniques Mull-Jenny et qui fut le compagnon fidèle de ses travaux. Il en eut une fille et deux fils, Napoléon et Félix, industriels établis l’un à Paris, l’autre à Londres. Comme tous les hommes qui se créent une fortune rapide, il était d’une générosité inépuisable, surtout envers les artisans qui, dépourvus de ressources, s’adressaient à lui pour commencer un commerce ou entreprendre une industrie. D’une nature franche et communicative, il se plaisait à donner des conseils aux fabricants qui adoptaient ses procédés mécaniques et, par ses avis, il devint souvent la source de leur prospérité. De tous les points de l’Europe on venait consulter son expérience ; ses ateliers étaient ouverts à tous les visiteurs et il leur communiquait ses perfectionnements avec le plus rare désintéressement. Bauwens aimait les petits et les faibles. Plus d’une fois il se montra leur protecteur et sut toujours joindre les plus généreuses qualités du cœur aux inspirations d’un véritable génie industriel. Son dévouement aux nombreux ouvriers qui travaillaient sous ses ordres, est resté populaire à Gand, ainsi que l’opulence presque princière qui régnait dans sa maison.

Nous ajouterons qu’au milieu de ses occupations, il trouvait encore le temps d’écrire. On lui doit entre autres un opuscule devenu rare, intitulé : Observations de Liévin Bauwens à Gand, fondateur du premier établissement de filature à Mull-Jenny en France… sur une lettre de S. E. le sénateur François de Neufchâteau, par laquelle S. E. s’efforce de prouver à M. Herwyn, membre du corps législatif, les avantages de la culture du lin et le désavantage de l’établissement rapide de la filature à la mécanique du coton, dans la Belgique et à Gand (Gand, de Goesin, 1808, in-8o 22 pp.). Ce mémoire, extrêmement intéressant, retrace l’historique de la filature du coton en France depuis l’année 1783 ; on y trouve consignés tous les détails que nous avons donnés sur les perfectionnements apportés par Bauwens, à la suite de l’introduction des machines dites Mull-Jenny, sur le continent. Il est encore auteur de nombreux mémoires imprimés ou manuscrits traitant diverses questions relatives à ses fabrications. La plus grande partie de ses papiers et de ses notes appartiennent aujourd’hui à son petit-neveu, M. Napoléon De Pauw, de Gand, aujourd’hui substitut du procureur du roi à Courtrai.

Un tardif hommage a été rendu à la mémoire de cet homme distingué, par le gouvernement et par l’administration communale de Gand, qui ont baptisé de son nom : le premier, une des locomotives des chemins de fer de l’État ; la seconde, une nouvelle place publique de cette ville. Le projet conçu en 1849, de lui élever une statue, n’a été repris qu’en 1866 ; un nouveau modèle de cette statue, dû à M. Devigne-Quyo, a été provisoirement placé cà la place Liévin Bauwens, bien que le sculpteur Parmentier en ait déjà exécuté un modèle, qui a figuré à l’exposition des produits industriels des Flandres, ouverte en 1849.

Tout ce qui a été écrit sur Liévin Bauwens a été réuni avec l’opuscule dont il est l’auteur, dans une brochure intitulée : Biographie de Liévin Bauwens, recueil des particularités qui concernent la vie et les travaux de ce grand industriel. Gand, 1853, in-8o, portrait (par L. Hebbelynck)[4].

Il existe de lui deux portraits peints par le célèbre Kinson, dont l’un, qui le représente en costume de garde d’ honneur de l’empire, est aujourd’hui conservé dans sa famille. En outre, H.-S. Colley, de Paris, a gravé son portrait au burin. On le trouve aussi dans Chabanes, Album biographique.

Bon de Saint-Genois.

Documents de famille. — Messager des Sciences historiques, 1844, pp. 308-313 et 537-538 ; ibid. 1853, pp. 164-185. — Van Vaernewyck, Historie van Belgis ; appendice. Gand 1829, in-8o,t II. — Piron, Levensbeschryving, p. 20. — Diericx, Mémoires sur la ville de Gand, t. II, p. 488. — Nobiliaire des Pays-Bas, complément, t. I, p. 341. — L’Emancipation, journal de Bruxelles, du 31 décembre 1835.


  1. Annales du Conservatoire des Arts et Métiers et le Mémorial d’Amiens (aoûtt 1865).
  2. Voyez à ce propos le journal anglais le Standart du 30 août 1865 et l’article de Louis Ulbach dans l’Indépendance belge du 10 septembre suivant. A la suite de la polémique engagée à cette occasion, un des fils de Bauwens adressa au Standart du 15 septembre de la même année, une lettre pleine de faits irrécusables et résumant les titres qu’on voudrait vainement contester à son père. (Nobiliaire des Pays-Bas, complément, t. I, p. 341. Gand, 1866.)
  3. Voici ce rapport, communiqué à la séance du conseil municipal de Gand, le 27 pluviôse an XIII :

    « La commission que vous avez nommée pour examiner l’état financier de la ville pendant l’an douze et vous en rendre compte, connaissant combien vous avez à cœur de donner tous vos soins à ce qui peut tendre à augmenter les moyens de prospérité et de splendeur de la ville dont vous êtes les organes et les protecteurs, sachant d’ailleurs qu’il entre dans les attributions de cette commission de vous présenter des vues sur tous les objets d’utilité publique que la commission peut croire propres et tendre à relever l’ancienne magnificence de la grande ville que le conseil municipal est appelé à représenter, s’est pénétrée de ses devoirs et a reconnu que dans une ville aussi commerçante et manufacturière que Gand, tous les soins et toutes les veilles des administrateurs doivent concourir à l’encouragement du commerce, source première de toutes les richesses, et spécialement de celui qui consiste en fabriques et manufactures ; qu’entre les moyens d’encouragement qui sont au pouvoir des administrateurs de la ville, un des plus puissants et des plus efficaces est d’honorer la profession de commerçant dans toutes les occasions, et de témoigner constamment à ces utiles et respectables citoyens, combien la ville leur sait gré de la prospérité et de la splendeur qu’ils répandent dans son sein.

    « Il résulte de ces principes, Messieurs, que lorsqu’un citoyen s’est distingué par l’établissement d’un nouveau genre de fabrique, inconnu avant lui dans cette ville ; que lorsque ce manufacturier n’est parvenu à créer qu’au dépens de ses jours une branche d’industrie nouvelle, non-seulement pour Gand, mais pour l’empire français entier, il s’est acquis un droit formel à la reconnaissance particulière de la ville et que c’est bien lors le moment de témoigner aux commerçants en général, en la personne de ce citoyen vraiment patriote, combien la ville de Gand honore leur profession, et combien elle est orgueilleuse de posséder dans son sein cette quantité d’hommes probes et éclairés qui ne cessent de l’enrichir.

    « Il n’est personne de vous, Messieurs, qui n’ait déjà prononcé le nom de Liévin Bauwens, fabricant manufacturier célèbre, dont la commission entend parler. Le nom de Liévin Bauwens est sur nos lèvres : vous connaissez, tous les services signalés qu’il a rendus à notre patrie et qu’est-il besoin de les énumérer ? La nomenclature en serait trop longue. Qu’il nous suffise donc, Messieurs, de vous rappeler que c’est à M. Liévin Bauwens, que Gand doit ses belles tanneries, qui aujourd’hui rivalisent avec celles d’Angleterre et qui en Angleterre même ont soutenu la concurrence des cuirs, autrefois si renommés, de ce pays ; que c’est encore à ce citoyen patriote que Gand, que la France entière doivent la connaissance et l’établissement de la filature du coton, dite Mull-Jenny, connaisance qui eût couté les jours à cet homme courageux, si malheureusement il eût été saisi à sa sortie d’Angleterre.

    « Tels sont, Messieurs, les titres incontestables à la gratitude de la ville que réunit M. Liévin Bauwens, D’après ces titres si respectables, la commission vous soumet, Messieurs, la question de savoir s’il ne serait pas convenable, en égard aux services majeurs rendus par M. Liévin Bauwens à la ville de Gand, de lui offrir, au nom de la commune, un témoignage particulier de remerciment et de considération pour tous les établissements de commerce dont il a enrichi notre patrie. »

  4. Sa vie si utile a déjà un caractère presque légendaire, qui a paru assez attachant pour qu’un de nos meilleurs acteurs et auteurs dramatiques flamands, M. Ondereet, ait pu, en retraçant les principaux traits de sa carrière, y trouver la matière d’une charmante comédie intitulée : Lieven Bauwens of de oorspronk der katoen spinnery. Un opéra en deux actes, musique de M. Schermers, d’Anvers, paroles de l’auteur de la présente notice, intitule : Le teneur de livre, a également pour sujet notre célèbre compatriote.