Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BERGH, Henri, comte DE

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BERGH, Henri, comte DE



*BERGH (Henri, comte DE), homme de guerre, né à Brême en 1573, mort dans les Provinces-Unies en 1638. Il était le septième fils de Guillaume IV, comte de Bergh, et de Marie de Nassau, l’aînée des sœurs du prince d’Orange, Guillaume le Taciturne.

Le comte Guillaume, à l’origine des troubles des Pays-Bas, avait pris parti avec ardeur pour les états insurgés contre l’autorité de Philippe II ; il avait réduit sous leur obéissance tout le comté de Zutphen et plusieurs places importantes de la Gueldre. En recounaissance de ses services, les états de cette proxince, en 1582, l’avaient élu leur gouverneur. Dès qu’il se vit revêtu de cette charge longtemps ambitionnée par lui, — soit, comme le disent plusieurs historiens, qu’il fût excité à abandonner la cause de la révolution par Marie de Nassau, qui ne s’entendait pas avec le prince, son frère, soit que l’appât d’une grande récompense le séduisit, — il entra dans des négociations secrètes avec le prince de Parme, pour lui livrer Arnhem, Venlo et Nimègue. Cette pratique ayant été découverte, il fut mis en prison avec sa femme et plusieurs de ses fils. Relâché par l'intervention du prince d’Orange, il ne fit usage de la liberté qui lui était rendue que pour passer au service du roi d’Espagne. Ses fils suivirent son exemple.

Henri choisit l’arme de la cavalerie. Il avait le grade de capitaine et il se trouvait, avec la compagnie placée sous son commandement, à Weert, lorsque, au mois de novembre 1595, il fut surpris par le comte Maurice de Nassau, qui le fit prisonnier avec tous ses gens ; il obtint sa liberté quelques mois après, moyennant rançon. En 1599, il prit part à l’entreprise que l’amirante d’Aragon fit contre Bommel. En 1601, les archiducs Albert et Isabelle l’envoyèrent à Madrid, avec le prince d’Orange et le comte Christophe d’Oost-Frise, pour féliciter Philippe III et la reine son épouse à l’occasion de la naissance de l’infante Anne, qui était le premier fruit de leur union. Après son retour d’Espagne, il reprit son poste dans les rangs de l’armée qui était opposée au comte Maurice. Tenant garnison à Ruremonde en 1603 avec trois cents cuirassiers, il s’empara du château de Wachtendonck, où il ne put toutefois se maintenir. En 1606, Arabroise Spinola, ayant enlevé Groll aux Hollandais, lui confia le gouvenement de cette place : il la défendit valeureusement contre Maurice, qui essaya de la reprendre. Il ne fut pas aussi heureux l’année suivante : il était dans Erckelem avec un petit nombre de ses gens ; le comte Henri de Nassau, s’en étant approché, et ayant fait sauter, au moyen d’un pétard, la porte de la ville, y entra à l’improviste, et de Bergh tomba entre ses mains ; mais cette fois encore, sa captivité ne fut pas de longue durée. En 1614, il servit dans l’armée que Spinola mena au pays de Juliers, après avoir rétabli, à Aix-la-Chapelle, l’autorité de l’empereur et l’exercice de la religion catholique. En 1616, ayant sous ses ordres six mille fantassins et douze cents chevaux, il s’assura de Dortmund, se saisit de Zoest et de Lipstadt, et ne se retira de ce pays qu’après avoir mis de bonnes garnisons dans toutes les places qu’occupaient les forces de l’archiduc.

Les talents militaires du comte Henri de Bergh lui avaient déjà acquis du renom. A la mort de Bucquoy, Ferdinand II le demanda à Philippe IV, pour le placer à la tête de ses troupes. Philippe accueillit favorablement le désir de l’empereur ; mais l’infante Isabelle lui remontra que la présence du comte était plus que nécessaire aux Pays-Bas, et qu’il était impossible de l’envoyer en Allemagne[1]. En effet la trêve de douze ans était expirée (1621) : Henri de Bergh commandait une partie de l’armée avec laquelle Ambroise Spinola était entré en campagne, et il tenait en ce moment assiégée la ville de Juliers, après s’être rendu maître du château de Rheede. Juliers avait une garnison nombreuse et brave. Le 5 octobre, cinq cents hommes de pied et une compagnie de cavalerie sortirent de la place, en intention de détruire quelques-uns des forts occupés par les troupes royales ; ils avaient déjà pénétré dans les retranchements, lorsque Henri de Bergh accourut avec vingt-cinq de ses soldats, les seuls qu’il eût sous la main, et les attaqua avec une telle impétuosité qu’il les força à la retraite[2] : la place capitula le 22 janvier. La campagne de 1622 fournit à Henri de Bergh les occasions de remporter de nouveaux avantages sur les ennemis : le château de Monterberg et la ville de Goch lui ouvrirent leurs portes, et, dans un engagement de cavalerie, il fit prisonnier le duc de Weimar. L’hiver de 1623 à 1624 fut extrêmement rigoureux ; toutes les rivières des Provinces-Unies étaient gelées : on en voulut profiter à Bruxelles, et Henri de Bergh reçut l’ordre de faire une irruption dans ces provinces. Avec cinq à six mille hommes d’infanterie, un corps nombreux de cavalerie et quelques pièces de canon, il passa le Rhin à Wesel, s’achemina vers l’Yssel, qu’il traversa également, alla se loger à la commanderie de Dieren, près de Duisbourg, et s’avança jusqu’aux faubourgs d’Arnhem, brûlant les villages et les châteaux qui se trouvaient sur son passage : le temps ayant changé alors, il craignit que le dégel ne lui rendit la retraite difficile, et il reprit, pour retourner dans ses quartiers, le même chemin par lequel il était venu. C’était à la fin de février. Lorsque la campagne se fut ouverte, il se saisit de Clèves et de Gennep, qui prétendaient être neutres ; mais il ne put les garder, le comte Maurice de Nassau étant venu les attaquer avec des forces trop supérieures aux siennes pour qu’il essayât de lui livrer bataille. En 1625, il contribua notablement à la conquête de Bréda, en conduisant lui-même les convois de vivres qui du Brabant étaient dirigés sur le camp royal. L’année suivante, il assaillit, près de Vinen, un corps de cavalerie commandé par le comte de Stirum, et, malgré les renforts qui arrivèrent à celui-ci, l’emmena prisonnier ; quatre étendards et mille chevaux tombèrent aussi en son pouvoir. Cette action fit beaucoup de bruit ; l’infante Isabelle en rendit compte au roi en des termes on ne peut plus flatteurs pour le comte de Bergh[3]. Dans la campagne de 1627, le prince d’Orange, Frédéric-Henri, ayant mis le siége devant la ville de Groll, De Bergh fut chargé de la secourir : arrivé en face des assiégeants, il les trouva si bien fortifiés que, de l’avis de tous les chefs de son armée, il ne crut pas pouvoir les attaquer. Il tâcha alors d’intercepter un convoi de vivres qu’ils attendaient ; mais cette entreprise manqua, à cause d’un différend qui s’éleva entre les Espagnols et les Italiens, les uns et les autres prétendant marcher à l’avant-garde[4].

Henri de Bergh occupait la charge de gouverneur et capitaine général de Gueldre depuis 1618 ; il avait été fait, en 1624, membre du conseil de guerre, et, en 1625, conseiller d’État ; il était parvenu au grade de lieutenant général de la cavalerie. En 1626, il renonça à ce dernier titre, pour devenir capitaine général de l’artillerie des Pays-Bas[5].

Au mois de janvier 1628, Spinola étant parti pour Madrid[6], le commandement de l’armée fut donné au comte De Bergh. Il ne se passa rien de notable cette année-là : les Hollandais attendaient, pour faire sortir leurs troupes de leurs cantonnements, qu’on les attaquât, et les Espagnols étaient trop faibles pour prendre l’offensive. Ce furent les premiers qui ouvrirent la campagne de 1629 en venant, au commencement de mai, mettre le siége devant Bois-le-Duc. On n’était pas préparé, à Bruxelles, à s’opposer à cette entreprise, et le comte de Bergh put, seulement le 24 juin, marcher au secours de la place assiégée. L’armée qu’il avait rassemblée était au moins égale en nombre à celle du prince d’Orange ; mais celle-ci était fortement retranchée, et il n’osa pas courir le risque d’une bataille. Diverses tentatives qu’il fit alors pour faire entrer des renforts dans la place étant demeurées infructueuses, il tâcha d’obliger le prince, par une diversion, à lever le siége : il passa l’Yssel, entra dans la Veluwe, ravagea le pays, prit deux forts occupés par les Hollandais, pénétra dans Amersfort ; il se disposait à faire de nouvelles conquêtes lorsqu’on reçut la nouvelle de la surprise de Wesel par le colonel Dieden, gouverneur d’Emerick (19 août). C’était de Wesel que l’armée royale tirait ses vivres : cette perte la força de revenir sur ses pas. Bois-le-Duc, n’ayant pas été secouru, capitula le 14 septembre.

L’issue de la campagne de 1629 ne porta pas seulement atteinte à la réputation militaire du comte Henri de Bergh, mais elle fit planer des soupçons sur sa fidélité. Le marquis d’Aytona (voir ce nom) écrivit à Philippe lY que le comte était réputé de tout le monde incapable de conduire une armée et traître déclaré ; que le comte Jean de Nassau et les autres officiers qui l’avaient accompagné dans cette campagne ne parlaient pas autrement de lui[7]. Un religieux hollandais dont le nom ne nous est pas connu, se rendit exprès à Madrid, pour l’accuser auprès du roi d’être en secrète intelligence avec le prince d’Orange, fondant cette accusation sur des faits qui remontaient à plusieurs années et qu’il exposait dans un mémoire détaillé ; ajoutant que ses sœurs qui vivaient avec lui étaient ennemies mortelles des Espagnols ; qu’elles informaient régulièrement le prince d’Orange et le comte de Culembourg de tout ce qu’elles pouvaient apprendre ; qu’on les croyait même pensionnaires des états généraux[8]. Et ce n’était pas seulement parmi les Espagnols qu’on suspectait le comte De Bergh ; le ministre de France à Bruxelles, le sieur Bautru, écrivait, le 11 janvier 1630, au cardinal de Richelieu : « Henry de Bergue est tousjours en mauvaise posture et en estat, selon l’avis des plus intelligens, d’escouter d’autres gens que les Espagnols. Il est homme tenant et avare, vivant plus licentieusement que aucun homme que je connoisse. Il a un bastard, aagé de vingt ans ou environ, qu’il fait héritier de ses grandes richesses, comme pour estre son nepveu, estant sorti de lui et de sa sœur aisnée, qui gouverneroit tout absolument au païs de Gueldre sans sa cadette, qui vit de même façon avec son frère que son autre sœur[9]. On peut conjecturer qu’un homme n’est pas imprenable à ses intérests, qui ne l’a pas esté à des vices de ceste hauteur. Il peut disposer entièrement de la province de Gueldre, et est en estat de n’oser venir à Bruxelles, où le bruit est tout commun qu’on l’arrêteroit. »

Mais, à Bruxelles comme à Madrid, l’embarras était grand sur le parti à prendre à l’égard de Henri de Bergh. L’infante Isabelle ayant, d’après les ordres du roi, consulté là-dessus les marquis d’Aytona et de Mirabel, ces ministres trouvèrent qu’il y avait de fortes raisons de croire que le comte était coupable des trois choses dont on l’accusait, savoir : d’hérésie, d’inceste et d’intelligence avec les ennemis, mais qu’il serait difficile d’en avoir des preuves ; ils considérèrent, d’autre part, sa qualité, ses longues années de services, les charges qu’il occupait, l’autorité absolue qu’il exerçait dans la province de Gueldre ; la condition naturelle du pays, plus porté à détester le châtiment que les délits, surtout quand il procédait d’étrangers et s’exécutait contre un indigène ; enfin la situation des affaires publiques, et ils conclurent qu’il convenait de temporiser jusqu’à ce que les circonstances permissent d’agir autrement[10]. Ce fut le parti qu’adopta l’infante : aussi ayant su, dans l’été de 1630, du marquis de Leganès, que le comte lui avait témoigné la crainte d’être arrêté et privé de la charge de général de l’artillerie, elle manda au marquis de le tranquilliser, de l’assurer de la satisfaction qu’elle avait de sa personne, et de lui dire qu’il ne serait fait aucune nouveauté en ce qui le touchait[11]. Cependant Philippe IV lui retira le commandement de l’artillerie, en le nommant l’un des mestres de camp généraux de l’armée. Quelque temps après, il résolut de l’appeler en Espagne, pour l’y mettre à la tête de toute la cavalerie, et il chargea l’infante de le lui faire savoir[12] ; mais cette princesse s’en abstint, jugeant que le comte n’accepterait pas la situation qu’on lui ofirait dans la Péninsule, et ne voyant pas comment on pourrait l’obliger de l’accepter[13].

D’autres pensées agitaient, en effet, en ce moment l’esprit de Henri de Bergh : il ne songeait à rien moins qu’à renverser le gouvernement espagnol dans les Pays-Bas, et il avait trouvé, pour le seconder dans cette entreprise, un homme revêtu, comme lui, d’un des postes les plus élevés de l’État, comme lui avide de biens, et qui, de plus, étant perdu de dettes, avait besoin d’une révolution pour refaire sa fortune : nous avons nommé René de Renesse, comte de Warfusée, l’un des chefs des finances. Les circonstances paraissaient favorables aux vues des deux conspirateurs : l’incapacité des ministres et des généraux espagnols, les désastres qui en étaient résultés depuis le départ d’Ambroise Spinola, excitaient dans le pays un mécontentement universel[14].

Pour le succès de la conspiration, il fallait pouvoir compter sur les Provinces-Unies et sur la France. Après en avoir obtenu l’agrément du prince d’Orange, Warfusée, au commencement d’avril 1632, se rendit en secret à la Haye. Il passa huit jours dans cette résidence, caché à tous les yeux, conférant chaque jour avec le prince, en présence de l’ambassadeur de France, De Baugy, et du conseiller pensionnaire de Hollande, Adrien Pauw. Les offres qu’il fit en son nom et en celui du comte de Bergh furent les suivantes : moyennant l’assistance des états généraux et du roi très-chrétien, ils se chargeaient de soulever la plupart des provinces des Pays-Bas contre les Espagnols. Ceux-ci chassés, le Brabant, le Limbourg, la Gueldre, la Flandre, la seigneurie de Malines seraient annexés aux Provinces-Unies, en conservant leur religion et leurs priviléges ; le prince d’Orange serait investi de la dignité de gouverneur, capitaine et amiral général de l’Union ; les états généraux se tiendraient à la Haye ; le conseil d’État serait renforcé de membres à nommer par les nouvelles provinces ; les états généraux contracteraient une alliance étroite et perpétuelle avec le roi très-chrétien contre l’Espagne et la maison d’Autriche. De son côté, la France serait mise en possession du duché de Luxembourg, des comtés d’Artois, de Hainaut, de Namur, des châtellenies de Lille, Douai et Orchies, de Cambrai et du Cambrésis. Les deux chefs de la conspiration, on le pense bien, en disposant ainsi des plus belles provinces de l’Europe, ne négligeaient pas le soin de leurs intérêts. Bergh demandait la charge de maréchal de France, l’ordre du Saint-Esprit, cent mille écus en argent comptant, les deniers nécessaires pour la levée et la solde de deux mille chevaux ; vingt mille philippus de pension, sa vie durant, réversibles, pour la moitié, sur la tête de sa femme ; le gouvernement du Luxembourg ; la vente et dépouille, à son profit, de deux mille bonniers de bois à prendre dans les forêts de la province de Namur ; la jouissance de la moitié des salines de Bourgogne ; la terre de Fleurus, au pays de Namur, et la terre de Nast, au pays de Hainaut, en propre pour lui et les siens. Les exigences de Warfusée n’étaient guère moins grandes que celles de son complice. Les conspirateurs avaient songé aussi au cardinal de Richelieu, dont l’influence toute-puissante pouvait décider du succès de la négociation : ce prince de l’Église aurait eu la terre du Quesnoy avec tous les villages en dépendants et la forêt de Mormal, c’est-à-dire un revenu d’au moins cent mille francs par an ; de plus, il lui aurait été facile de se faire nommer coadjuteur de l’archevêque de Cambrai, prélat qui était avancé en âge, et de devenir ainsi, dans peu de temps, archevêque, duc et prince de Cambrai et de Cambrésis[15].

Ces communications parurent au prince d’Orange et au pensionnaire de Hollande d’une telle gravité qu’ils jugèrent nécessaire que M. De Baugy allât lui-même en rendre compte au cardinal de Richelieu. En attendant que les intentions de la cour de France fussent connues, Frédéric-Henri prit ses mesures pour entrer en campagne, et le pensionnaire de Hollande fit tenir à Warfusée l’argent qu’il avait demandé pour lui et pour le comte De Bergh. Cet argent lui parvint à Venlo, où il s’était arrêté, à son retour de la Haye, afin d’instruire De Bergh des résultats de sa négociation[16].

À la fin de mai, l’armée des Provinces-Unies se trouva toute rassemblée à Nimègue. Suivant ce qui avait été convenu avec les deux comtes, Frédéric-Henri envoya des détachements pour assiéger Venlo, Ruremonde et Straelen, qui capitulèrent presque sans coup férir. De Bergh avait refusé de lui livrer ces places, ne voulant pas donner l’éveil prématurément sur sa connivence avec les ennemis ; mais il les lui livra, en effet, par ses intrigues secrètes et par l’inaction dans laquelle il demeura avec les troupes placées sous son commandement. Aussitôt après leur reddition, il partit pour Liége, où il se fit recevoir dans le métier des cloutiers, afin d’y acquérir le droit de bourgeoisie.

C’était là, pour les esprits clairvoyants, un indice certain du coup qu’il préparait. Le 10 juin, Frédéric-Henri avait investi Maestricht ; le 18 Henri de Bergh fit paraître une proclamation où, en sa qualité de mestre de camp général, il appelait les officiers et les soldats de toute nation, les espagnols exceptés, à venir servir sous sa charge, les assurant qu’ils seraient payés avec exactitude et tout autrement traités qu’ils ne l’avaient été jusque-là ; promettant le grade de capitaines, avec le pouvoir de choisir leurs officiers, aux lieutenants qui amèneraient deux cents hommes à pied ou cent chevaux. Il envoya cette proclamation aux états des provinces et aux magistrats, des principales villes des Pays-Bas catholiques ; il l’adressa aussi à l’infante Isabelle. Aux états et aux magistrats il exposait les sujets de mécontentement que lui avaient donnés les Espagnols : il se plaignait qu’on eût réduit les garnisons des places de son gouvernement, et que par là on l’eût mis dans l’impossibilité de défendre celles-ci ; il alléguait le mauvais traitement qu’il avait reçu en récompense de quarante années de fidèles services rendus au roi. Il disait que les Espagnols lui voulaient « mal de mort », ayant fait tirer sur son portrait qui était dans une des rues de Bruxelles, et ayant empêché qu’on ne lui remît la lettre par laquelle le roi lui offrait le commandement de la cavalerie en Espagne. Il exprimait, après cela, l’espoir que les provinces et les villes contribueraient volontiers à l’accomplissement de son dessein qui ne tendait qu’à leur faire obtenir une bonne paix ; qu’elles se dégoûteraient du mauvais gouvernement des Espagnols, et que partant elles trouveraient convenir, pour le plus grand bien et repos du pays, de prendre un autre pied sous le gouvernement de la sérénissime infante. Il donnait à entendre, en terminant, que « des rois et princes » étaient disposés à coopérer avec leurs forces au succès de son entreprise[17]. A l’infante il faisait aussi ses plaintes de la manière dont il avait été traité ; de ce que, pour lui ravir l’honneur, on avait dégarni les places de son gouvernement, de la mauvaise administration du pays : « C’est une chose honteuse, lui disait-il, qu’il faille que des étrangers espagnols fassent la loi aux seigneurs naturels du pays ; il n’est pas possible de supporter que ces arrogants et superbes possèdent les principales charges de la Flandre, et que la propre noblesse en soit éloignée et tout à fait exclue. Leur insolence est venue à un tel point qu’ils tiennent à présent le pied sur la gorge, non-seulement de la noblesse, mais encore sur celle de tout le pauvre peuple, le sang duquel ils sucent pour s’enrichir et augmenter leurs trésors et richesses. » Il lui rappelait que les Espagnols étaient la seule cause de la continuation de la guerre, qui entraînait la ruine totale du pays, le mépris de la religion catholique et l’accroissement des Provinces-Unies. « Je sais bien, ajoutait-il, que Vostre Altèze n’est nullement cause de ces désordres, et qu’elle souhaiteroit, aussi bien que moi, que les choses allassent d’un autre air et d’une meilleure façon. Il seroit à propos, pour la conservation de vostre autorité, que les Pays-Bas changeassent de gouvernement et que les Espagnols, quittant l’administration, la laissassent entre les mains de Vostre Altèze Sérénissime[18]. » Quant à lui, voyant tous ses soins et toutes ses bonnes intentions si mal récompensées, il avait pris le parti, pour fuir la persécution et se soustraire à la tyrannie, de se retirer dans la ville de Liége, où il attendrait du ciel les moyens de faire réussir les bons desseins et les justes désirs qu’il avait pour l’utilité et la conservation du pays[19].

Isabelle, après avoir pris l’avis de ses ministres, résolut d’envoyer aux états copie de la lettre qu’elle venait de recevoir du comte De Bergh et de son manifeste : « Par ces pièces, leur écrivit-elle, vous pourrez facilement cognoistre les mauvais desseings qu’il doibt avoir de longtemps tenuz caches et maintenant fait à un coup esclore en la conjuncture présente des affaires et du siége que les rebelles ont osé mettre devant la ville de Maestricht : ce qu’ils n’eussent vraisemblablement présumé d’attenter, s’ils n’eussent été asseurez que ledict comte les seconderoit, ensuyte des traictez et trames qu’ilz doibvent avoir eues avecq luy ou les siens. » Elle leur déclarait qu’elle n’en concevait aucune crainte et n’en avait aucune arrière-pensée, bien convaincue qu’ils demeureraient fermes dans leur obéissance au roi comme dans leur attachement à la religion catholique, et « qu’ils se trouveroient plus asseurez dans une vraie et stable union avec leur prince légitime et naturel, qu’en la paix, en apparence spécieuse, mais en soy trompeuse, que ledict comte leur vouloit faire espérer[20]. »

L’événement prouva qu’en offrant, à la Haye, de faire révolter l’armée et le peuple des Pays-Bas, De Bergh et Warfusée avaient trop présumé d’eux et de leur influence. Pas un régiment, pas une compagnie, ne répondit à l’appel du premier, et la nation, quoiqu’elle eût bien des motifs de ne pas aimer le gouvernement espagnol, se montra peu disposée à suivre dans leur rébellion des hommes dont la cupidité et l’ambition étaient les seuls mobiles. Tous les corps d’états répondirent à la lettre de l’infante en exprimant leur indignation de la conduite du comte De Bergh, et en protestant que le roi pouvait compter sur leurs sentiments de fidélité.

L’infante n’avait pas attendu ces réponses pour ordonner au procureur général près le grand conseil de Malines de poursuivre l’auteur du manifeste du 18 juin : le 5 juillet, cette cour souveraine décréta De Bergh d’ajournement et de prise de corps. Le conseil d’Espagne était d’avis que, le comte étant une fois déclaré traitre, on machinât sa mort par quelque moyen que ce fût[21]. Lorsqu’on examina, à Bruxelles, s’il convenait de mettre sa tête à prix, le conseil privé se prononça contre « cette démonstration extraordinaire, d’autant qu’elle n’avoit esté pratiquée de longtemps et ne se pratiquoit encore, outre que, comme ledict comte s’en aigriroit davantage, il se pourroit porter à user du mesme moyen contre tel qu’il voudroit choisir du pays[22]. »

Cependant Henri de Bergh avait dû s’éloigner de Liége, l’infante ayant fait sentir au conseil privé du prince, aux trois états, aux échevins et aux bourgmestres que la résidence en leur ville d’un homme qui fomentait la rébellion dans les États du roi d’Espagne était incompatible avec la neutralité que les traités leur imposaient[23]. Il se retira à Aix-la-Chapelle, d’où il se rendit à sa terre de Montfort ; sa suite était peu nombreuse. Ce fut à Montfort qu’il apprit les poursuites intentées contre lui. Il écrivit à l’infante, pour la supplier de ne prendre aucune résolution préjudiciable à sa réputation avant qu’il eût pu répondre sur les points dont on le chargeait, car il ne croyait avoir rien fait contre le service du roi et de Son Altesse, son manifeste n’ayant eu d’autre but que de donner à entendre aux états les moyens qui leur étaient offerts de parvenir à une bonne paix. « Si, ce nonobstant, ajoutait-il, l’on voudroit procéder contre moi par voye de rigeur, sans prendre regard à ce que dessus et aux fidels services que, depuis quarante ans en çà, je ay rendu à la couronne de Espangne, je prie Vostre Altèze Sérénissime, avecq toute submission possible, vouloir estre servie de ne prendre de mauvaise part que je seray contrainct, en tel cas, de me retirer en des places là où que ma personne pourrat estre asseurée, car jusques astheur je m’ay tenu en des places neutres[24]. »

Quelque temps après, il partit pour la Haye, où il fut bien accueilli, malgré l’avortement de son entreprise et le peu de succès des levées que les états généraux avaient tenté de faire sous son nom. Lorsque, au mois de mars 1633, l’archevêque de Malines et le duc d’Arschot vinrent, dans cette résidence, poursuivre la négociation de paix entamée entre les états généraux belges et les états généraux des Provinces-Unies, Henri de Bergh alla les trouver, et leur déclara qu’il renonçait au service du roi d’Espagne[25]. Au mois de novembre suivant, d’autres députés belges qui continuaient la même négociation furent fort surpris de le voir entrer chez eux sans s’être fait annoncer : l’objet de sa visite était de leur dire qu’il ne méconnaissait point les bienfaits qu’il avait reçus du roi et de l’infante, mais qu’il avait été contraint de se retirer en Hollande, pour sauver sa vie et son honneur ; qu’il n’avait néanmoins fait serment aux états des Provinces-Unies ni accepté d’eux aucune charge ; qu’on ne devait donc pas procéder contre lui en toute rigueur, comme on prétendait le faire et même mettre sa tête à prix ; que, si on le faisait, il soudoierait lui-même des gens pour attenter à la vie des principaux ministres du roi ; qu’alors aussi il se mettrait au service des Provinces-Unies et ferait le pis qu’il pourrait.

Le gouvernement de l’infante, à la vérité, depuis qu’il avait déféré De Bergh au grand conseil, ne cessait de presser son jugement et sa condamnation. Mais ce tribunal souverain se montra peu disposé, pour complaire aux ministres, à passer par-dessus les formes judiciaires, et ce fut seulement le 13 mars 1634 qu’il déclara Henri de Bergh « atteint et convaincu du crime de lèse-majesté au premier chef, pour cas de rébellion, sédition et trahison par lui commis contre Sa Majesté et son État, et, comme tel, déchu et privé de tous états, honneurs et dignités, et, pour réparation desdits crimes, le condamna d’être conduit sur un échafaud et y avoir la tête tranchée : déclarant tous et chacun ses biens confisqués au profit de Sa Majesté. » La terre de Montfort, en Gueldre, avait été engagée à Henri de Bergh en 1623 ; la même sentence révoqua cette concession « , à cause de l’ingratitude par lui commise, contre la teneur, fin et intention des lettrès patentes d’engagère. »

Les états généraux, pour le dédommager de ce qu’il perdait aux Pays-Bas catholiques, lui donnèrent, dans leur armée, une charge équivalente à celle qu’il avait eue au service du roi d’Espagne ; de plus, il obtint d’eux la jouissance du marquisat de Berg-op-Zoom. Il s’empara, quelque temps après, de la petite ville de S’Heerenbergh, et s’y fit reconnaître pour héritier de sa nièce décédée, fille de son frère Herman. Il mourut, comme nous l’avons dit, en 1638.

Henri de Bergh avait été marié deux fois. Il avait épousé : 1° en 1612, Marguerite de Witthem, dont il eut Marie-Élisabeth, mariée à Itel-Frédéric, prince de Hohenzollern-Hechingen ; 2° en 1629 ou 1630, Hiéronyme-Catherine, comtesse de Spauer, qui le rendit père de cinq filles : Amélie-Lucie, mariée avec Pâris-Jacques, comte de Truchsess de Zeyll ; Isabelle-Catherine, mariée avec Jean, comte de Hohen-Rechberg ; Marie-Agnès et Anne-Caroline, religieuses ; Julienne, mariée, en premières noces, avec Bernard, comte de Wittgenstein, et, en deuxièmes noces, avec Charles-Eugène de Croy, seigneur de Mylendonck. Il laissa aussi un bâtard[26], Herman-Frédéric, dont il est parlé plus haut, à qui il légua une partie de ses biens. Celui-ci, en 1641, fut revêtu par les états généraux de la même charge qu’ils avaient conférée à son père.

Gachard.

Archives du royaume, collections de l’audience, de la secrétairerie d’État espagnole et du grand conseil de Malines. — Bibliothèque royale, MS. no 16149, Copia de las cartas que el marqués d’Aytona escrivió à Su Magestad desde Flándes. — Archives des affaires étrangères, à Paris, reg. intitulés Pays-Bas, 1628 et 1629 ; Pays-Bas, 1630-1633 ; Hollande, 1631-1632 ; Hollande, 1633. — Mémoires guerriers de ce qui s’est passé aux Pays-Bas, de 1600 à 1606, par Charles-Alexandre, duc de Croy, in-4o, 1642. — De Thou, Histoire universelle. — Van Meteren, Histoire des Pays-Bas. — Mémoires de Frédéric-Henri, prince d’Orange, in-4o, 1733. — Histoire générale des Provinces-Unies, in-4o, t. VI et VII. — Van Loon, Histoire métallique des Pays-Bas, t. I et II — Conspiration de la noblesse belge contre l’Espagne en 1632, par Théodore Juste ; in-8o. 1851. — Actes des états généraux de 1632, t. II ; in-4o, 1866. — Chalmot, Biographisch woordenboek der Nederlanden, t. II. — Vander Aa, Biographisch woordenboek der Nederlanden, t. II.


  1. La persona del conde Henrique es mas que necessaria para lo de aqui, y de toda impossíbilidad el poderle embiar á Alemaña….. (Lettre du 28 octobre 1621.)
  2. Lettre du comte de Bergh à l’infante Isabelle, du 6 octobre 1621.
  3. Lettre du 14 octobre 1626.
  4. Lettre de l’infante Isabelle à Philippe IV, du 23 août 1627.
  5. Lettre de l’infante au roi, du 27 août 1626.
  6. Nous avons dit, t. I, p. 389, sur la foi de plusieurs historiens, que Spinola avait été appelé à Madrid par Philippe IV. Des lettres de l’infante Isabelle et du roi dont nous avons eu connaissance depuis, nous autorisent à affirmer aujourd’hui que ce fut l’infante qui, avec l’autorisation de son neveu, envoya Spinola en Espagne.
  7. El conde Henrrique es tenido de todos communmente par incapaz para governar tanta máquina y por traidor declarado, que con este lenguaxe hablan dél el conde Juan de Nassau y los demàs personajes y capitanes que le un assistido en esta campaña.
  8. Lettre de Philippe IV à l’infante Isabelle, du 8 janvier 1630.
  9. Dans le mémoire du religieux dont il est parlé plus haut, on lit : « Le comte aime ses deux sœurs d’un amour sans mesure, et l’opinion commune est qu’il a eu d’elles ses deux bâtards. Les apparecces en sont grandes. D’abord, jamais il n’a voulu donner à connaitre la mère de ces deux enfants ; seulement il dit que leur mère est une comtesse et aussi noble que lui ; ensuite ses sœurs aiment les enfants au-dessus de tout, etc. »
  10. Lettre de l’infante Isabelle à Philippe IV, du 9 mars 1630.
  11. Lettre de l’infante au roi, du 27 juillet 1630.
  12. Lettre du 17 janvier 1632.
  13. El conde Henrrique no ay aparencia que accepte la merced que V. Md le ha hecho, ni se le puede obligar á ello por muchas consideraciones. (Lettre d’Isabelle à Philippe IV, du 30 avril 1632.)
  14. Voy. t. I, pp. 390 et 689.
  15. Tous ces détails, que les historiens belges et hollandais ont ignorés, sont tirés de pièces officielles conservées aux Archives des affaires étrangères, à Paris.
  16. On lit, dans les lettres d’ajournement et de prise de corps décernées par le grand conseil de Malines contre Warfusée, le 24 novembre 1632 : « Peu après son retour d’Hollande, en ont esté amenés quelques tonnelets pleins d’argent en un bateau conduit par gens de nos ennemis el par un des officiers principaux dudiet comte de Warfusée jusques à Venlo, sans que lediet bateau fût visité par les gens tenant et gardant les passages de nostre part, et ce sous l’autorité d’un acte donné par lediet comte, etc. »
  17. Lettres datées du 18 juin.
  18. De Bergh trompait ici l’infante. Suivant le plan qui fut communiqué au prince d’Orange et au cardinal de Richelieu, après qu’on se serait saisi de tous les ministres espagnols, on « aurait prié l’infante de ne se plus mêler du gouvernement. »
  19. Lettre du 18 juin.
  20. Lettre du 25 juin 1632.
  21. En declarando par traydor al conde Henrrique, se puede maquinar su muerte y hazelle malar de qualquiera manera que sea… (Lettre de Philippe IV à l’infante Isabelle, du 16 juillet 1632.)
  22. Consulte du 30 septembre 1633.
  23. Lettres du 26 juin 1632.
  24. Lettre écrite de Montfort, le 31 juillet 1632. (Autographe.)
  25. Lettre de M. de Baugy, ambassadeur de France à la Haye, du 30 mai 1633.
  26. On a vu que, d’après le mémoire du religieux hollandais qui se rendit à Madrid en 1629, il avait eu deux bâtards. Nous ne trouvons nulle part de renseignements sur le second.