Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BOUTS, Thierri (le vieux)

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*BOUTS (Thierri), peintre célèbre, né à Harlem en 1391(?), mort en 1475, quelquefois appelé Thierri de Harlem et quelquefois aussi, mais mal à propos, Thierri Stuerbout. Thierri Bouts, en flamand ou hollandais, Dieric ou Dirk Bouts, l’un des meilleurs peintres de l’école flamande-hollandaise du XVe siècle, peut être considéré comme appartenant à notre pays, car ce fut en Belgique qu’il passa au moins les vingt-cinq dernières années de sa vie et qu’il exécuta ses principales œuvres. Dans l’histoire des arts il a toujours été connu, jusqu’à notre temps, sous le nom de Thierri de Harlem, que lui donnent Guicciardin, Lampsonius et Van Mander, qui a le mérite de nous révéler son lieu de naissance. Cette désignation fut employée de son vivant même, et son nom patronymique n’a pas encore été retrouvé dans des actes étrangers à Louvain, tandis que plusieurs actes de cette espèce nous parlent d’un Thierri de Harlem, qui figure, en 1462, parmi les membres de la confrérie de la Sainte-Croix dans l’église de Saint-Jacques sur Caudenberg, à Bruxelles, qui fut affilié à la communauté des chanoines réguliers de Rouge-Cloître, et déposa, le 15 décembre 1467, dans une enquête ouverte à charge de deux magistrats de la ville de Bruxelles. À cette dernière époque, il avait, d’après sa propre déclaration, atteint l’âge de soixante-seize ans; il serait donc né en 1391.

Dans la Chronique de Delft, et dans l’inventaire des tableaux de Marguerite d’Autriche, notre artiste apparaît sous le nom de Dirk ou Thierri, de même qu’on désignait simplement Jean van Eyck sous le nom de Jean et Vander Weyden, sous celui de Roger. La Couronne Margaritique de Lemaire le qualifie de Thierri de Louvain, dénomination qui se justifie par le long séjour de l’artiste dans cette ville, où il se maria, devint le peintre de la commune et mourut. On en a voulu conclure qu’il y était né; mais il est aujourd’hui établi que Bouts était étranger à Louvain, puisqu’il n’y avait pas de parents; on sait d’ailleurs qu’il n’était pas Brabançon d’origine. Une confusion de noms, qui paraît assez ancienne, a fait donner à Bouts le nom de Stuerbout, qui doit être réservé à deux artistes louvanistes ses contemporains, artistes d’une moindre valeur, mais qui méritent cependant une mention honorable : Hubert Stuerbout et son fils Gilles. Ce point est désormais hors de contestation. Le savant Molanus a également induit en erreur les érudits, en donnant la date de 1470 pour l’époque de la mort de Bouts et en attribuant à son fils aîné, Thierri, l’exécution des tableaux de l’église Saint-Pierre, de Louvain. Sauf ces deux indications, dont l’auteur de cet article a prouvé la fausseté, le passage de l’Histoire de Louvain de Molanus où il est parlé de Bouts est curieux et intéressant.

On sait peu de chose de la première partie de la vie de Bouts. A Harlem, il habitait dans la Kruysstrate, près de la Maison des Orphelins, et il y peignit, notamment, l’Histoire de saint Bavon, tableau qui ornait le couvent des chanoines réguliers et offrait la représentation de plusieurs sites des environs de la ville. On peut encore lui attribuer le Saint Christophe, qui fut exécuté, en 1428, pour l’église de Sainte-Ursule, de Delft, par un peintre nommé Thierri.

Vers l’année 1445, Bouts alla habiter Louvain. Il paraît y être arrivé dans un état plus voisin de la gêne que de l’aisance car, dans une phrase de son testament, il ne mentionne comme provenant de ses parents qu’une tasse ou gobelet d’argent, qu’il légua à ses iils et qui avait sans doute été emporté par lui dans ses voyages. Il conquit bientôt une position honorable, en s’alliant avec une riche famille de la bourgeoisie : les Vander Bruggen dits Mettengelde. Sa femme, Catherine, fille de Henri Vander Bruggen et de Catherine van Dieven, ayant perdu ses parents, partagea leur patrimoine avec son frère et sa sœur, le 17 décembre 1460, et eut dans son lot une grande maison située rue des Frères Mineurs (aujourd’hui des Récollets) et dont remplacement est occupé, depuis l’année 1865, par une église d’architecture romane, que la Compagnie de Jésus a fait bâtir.

C’est là que Thierri exécuta les quatre tableaux qui nous sont restés de lui. C’est là aussi qu’il peignit ce triptyque offrant l’effigie du Sauveur et celles de saint Pierre et de saint Paul, avec une inscription latine dont Van Mander nous a conservé le sens : « L’an du Seigneur 1462, Thierri, né à Harlem, m’a fait à Louvain. Puisse-t-il obtenir le repos éternel. » Bouts exécuta ensuite le Martyre de saint Erasme et la Cène, que l’on admire encore dans l’église Saint- Pierre. L’œil exercé d’un marchand, M. Nieuwenhuys, y reconnut l’une des productions de Bouts, longtemps avant que l’on ne trouvât la quittance donnée, en 1468, à la confrérie du Saint-Sacrement, pour la Cène, par le peintre, qui la signe : Dieric Bouts. Cette Cène était jadis garnie de quatre volets, dont deux, La première célébration de la Pâque et Le prophète Élie nourri par un ange dans le désert, se trouvent au Musée de Berlin, et dont les deux autres : Abraham et Melchisedech et les Juifs recueillant la manne, appartiennent à la Pinacothèque de Munich.

Les magistrats de Louvain, après avoir conféré à Bouts le titre de peintre de la commune, lui commandèrent, le 20 mai 1468 et pour la somme de cinq cents florins deux peintures, dont la première devait se composer de quatre parties, de vingt-six pieds de long sur douze de large, et dont la dernière représentait le Jugement dernier et formait un triptyque de six pieds de haut sur quatre de large. Cette seconde production, qui fut achevée en 1472, a disparu. Quant à la première, Thierri n’en exécuta que la moitié environ. Elle fut commencée en 1470 et, pendant qu’il y travaillait, l’artiste reçut la visite des magistrats de Louvain qui lui offrirent, en témoignage de leur satisfaction, un cadeau en vin de la valeur de quatre-vingt-seize placques. A sa mort, le grand polyptyque n’était pas terminé;en 1480, la ville, voulant savoir ce qu’elle devait aux fils de l’artiste, fit venir du couvent de Rouge-Cloître « un des peintres les plus notables du pays, » Hugues Vander Goes. Après un examen attentif, cet artiste décida que la ville était tenue de payer trois cent six florins et trente-six placques pour le Jugement dernier et pour les deux fractions, l’une terminée, l’autre presque achevée, de la grande composition.

Après avoir longtemps orné l’hôtel de ville de Louvain, les deux tableaux furent vendus en 1827, au roi des Pays-Bas, pour la somme de dix mille florins. Rachetés par le gouvernement belge, en janvier 1861, pour vingt-huit mille francs, ils forment aujourd’hui l’un des plus beaux ornements de la galerie dite gothique au Musée de Bruxelles. On y voit :sur le premier tableau, l’exécution d’un comte injustement accusé par la (prétendue) femme de l’empereur Othon; sur le second, la veuve de ce malheureux demandant justice à l’empereur.

Devenu veuf vers 1472, Thierri se remaria à une bouchère, Élisabeth van Voshem ou Van Vossem, mais il ne vécut avec elle que quelques années, car il mourut entre le 30 avril et le 25 août 1475, probablement le 6 mai 1475, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans (et non pas en 1400, à l’âge de soixante-quinze ans, comme le dit Molanus). Il avait testé le 17 avril, par un acte passé dans sa maison même, devant le notaire Jean Amelen, et dont les termes attestent la parfaite entente qui régnait entre Thierri et Élisabeth. Le peintre choisit pour lieu de sa sépulture l’église du couvent des Frères Mineurs de Louvain, près de la tombe de sa première femme. Il laissa à Élisabeth van Vossem tous ses tableaux achevés et complets, tous les immeubles et créances dont il n’avait pas disposé, et certaines catégories de meubles. Élisabeth van Vossem continua à habiter l’habitation de son mari, auquel elle survécut de longues années;elle ne mourut que vers 1517.

Thierri avait eu de son premier mariage quatre enfants : deux fils, Thierri et Albert, et deux filles, Catherine et Gertrude. Celles-ci prirent l’habit dans le couvent de Dommele, près d’Eyndhoven et durent se contenter d’une redevance annuelle de dix muids de seigle et de quelques meubles. Les immeubles que Thierri avait acquis en commun avec sa première femme et les meubles dont il n’avait pas autrement disposé furent laissés par lui à ses fils, à qui il légua également la coupe d’argent qu’il avait héritée de ses parents, ses créances à charge de la ville de Louvain, les objets qui lui servaient à peindre et ses tableaux inachevés. Les filles de Thierri vivaient encore en 1516; ses fils, qui partagèrent ce qu’il leur avait laissé, le 22 juin 1476, furent l’un et l’autre peintres, et font plus loin le sujet d’un article biographique.

Dans la collection de portraits de peintres du graveur Cock, Thierri prend place entre Vander Weyden et Bernard van Orley. « L’artiste y a une physionomie sérieuse jusqu’à la tristesse. C’est le visage d’un homme qui vit de contemplation et de rêverie : des joues creuses, des pommettes saillantes, d’épais sourcis, de grands yeux, un nez très-fort et une bouche large. Son front prononcé est couvert d’une forêt de cheveux sans souplesse. Il porte une ample houppelande, dont les collets et les manches sont fourrés de pelleterie. » Le portrait de Thierri était jadis appendu dans l’église des Récollets de Louvain, avec celui de ses deux fils; la gravure de Cock en constitue sans doute une reproduction.

Lemaire des Belges place Thierri de Louvain à côté de Van Eyck et de Vander Goes. Marguerite d’Autriche rechercha ses œuvres, et Lampsonius, après l’avoir signalé à Guicciardin, lui consacra ces quatre vers, qu’on lit au bas de son portrait :

Theodoro Harlemio pictori.

Huc et ades,Theudore, tuam quoque Belgica semper
Laude nihil ficta tollet ad astra manum;
Ipsa tuis, rerum genitrix, expressa figuris

Te natura sibidum timet arte parem.

Ces éloges sont mérités. Digne élève de Van Eyck, qu’il connut sans doute dans sa jeunesse, Thierri marcha sur les traces de son glorieux maître. La beauté de son coloris, la finesse de sa touche, le soin avec lequel il traite les accessoires le rapprochent de Memling, mais ses personnages, aux formes grêles et allongées, sont loin des créations de Vander Weyden, si pleines de vigueur et d’expression, et des charmantes figures dues à Memling. Notre Bouts peut revendiquer l’honneur d’avoir inventé la peinture de paysages (claruit inventor in discribendo rure, dit Molanus), et, en effet, les plus vieux peintres de Harlem ne disaient-il pas, du temps de Van Mander, que la meilleure manière de retracer les champs avait été découverte dans leur ville. Ce fut donc Bouts qui ouvrit cette longue liste des paysagistes belges et hollandais, de ces hommes qui, par la création de leurs œuvres, inspirent ou entretiennent l’amour des beautés de la nature. Peu de peintres peuvent mieux être étudiés, car il nous est resté de lui quatre œuvres capitales, dont il est impossible de lui dénier la paternité.

On lui en attribue encore plusieurs autres et notamment : 1° Deux compositions provenant de la riche abbaye de Saint-Bertin, et qui ont été exécutées vers l’année 1456; ces panneaux, dont les bénédictins Martene et Durand disent qu’ils n’ont pas de prix et que Rubens voulut les acquérir en les couvrant de pièces d’or, passaient pour être de Memlinc et sont aujoud’hui dans le palais du prince Frédéric d’Orange, à la Haye. — 2° La Sybille de Tibur prédisant à Auguste la naissance du Sauveur, chez M. Schöff-Brentano, à Francfort; etc. Un nouvel examen permettra d’opérer un triage définitif de ce qui appartient à Bouts d’avec ce qui doit être restitué à ses fils ou à ses élèves, qui imitèrent sans doute sa manière et surtout les défauts qui y sont inhérents.

Bouts parait n’être pas resté étranger aux premiers essais de gravure faits en Belgique; mais, à ce sujet, on en est réduit, jusqu’à présent, à de simples conjectures.

Alph. Wauters.