Biographie nationale de Belgique/Tome 3/CHARLES LE TÉMÉRAIRE

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CHARLES surnommé LE TÉMÉRAIRE, duc de Bourgogne, né à Dijon, le 10 novembre 1433, était issu du mariage de Philippe le Bon avec Isabelle de Portugal, fille du roi Jean et de Philippine de Lancastre. Isabelle, dont les deux premiers enfants étaient morts au berceau, voulut, contre l’usage, allaiter elle-même celui qu’elle croyait destiné à perpétuer la maison de Bourgogne. Le jour de son baptême, il fut investi de l’ordre de la Toison d’or et du comté de Charolais, arrière-fief de Bourgogne, acheté par Philippe le Bon. Charles n’avait pas encore accompli sa deuxième année lorsque sa mère partit avec lui pour les Pays-Bas, où s’écoula son enfance. Confié aux soins du seigneur d’Auxy, ce précepteur s’efforça de tempérer la violence naturelle du jeune prince, cette impatience, cette impétuosité qui devait un jour être funeste à l’héritier de tant et de si florissantes provinces. Au surplus, le jeune comte de Charolais, d’après le témoignage d’Olivier de la Marche, « apprenait mieux qu’autre de son âge ; » non seulement il parlait bien le français et le flamand, mais il lisait couramment les auteurs latins ; il aimait aussi la musique et composa même plusieurs chants vantés par ses chroniqueurs. Il manifestait surtout une prédilection singulière pour les romans de chevalerie : les aventures et les exploits des anciens preux éveillaient chez lui une noble émulation et convenaient à son ardente nature. De bonne heure, enfin, il se montra, pour employer des expressions contemporaines, puissant jouteur, puissant archer et puissant joueur de barres ; il aimait passionnément la chasse et se plaisait à combattre le sanglier. Quand il eut atteint sa dix-huitième année, il jouta en public avec le célèbre Jacques de Lalaing. En 1452, il fut atteint d’un coup de pique, dans la bataille livrée près de Gavre, au moment où il accourait au secours de son père. On rapporte que cette lutte contre la puissante commune de Gand donna un nouveau cours à ses idées : il délaissa les romans de chevalerie pour les histoires de Rome.

Par une des clauses du traité d’Arras qui, en 1435, termina la longue et terrible lutte de la Bourgogne et de la France, le comte de Charolais avait été fiancé à Catherine, fille de Charles VII. Cette princesse étant morte avant que le mariage pût être consommé, Philippe le Bon choisit pour son fils une autre princesse française : Isabelle, fille de Charles, duc de Bourbon. Le comte de Charolais, influencé par sa mère, eut préféré la fille du duc d’Yorck. Mais Philippe s’opposa avec violence à un mariage anglais : « Si je savois, dit-il à son fils, que tu fisses ce mariage, je te bouterois hors de mes pays, et tu ne jouirois jamais des seigneuries que je possède. » Charles se soumit ; il épousa Isabelle de Bourbon (1454) et s’attacha fortement à sa femme : pendant les onze années que dura leur union, jamais, dit un chroniqueur, il ne la rompit. Appelé à Ratisbonne, où il voulait conférer avec l’empereur Frédéric et les princes de l’Empire, Philippe le Bon nomma le comte de Charolais son lieutenant général dans ses États de Flandre. Investi du gouvernement (1454-1455), Charles montra dès lors cette fermeté, cette rigidité et cette volonté despotique qui devaient caractériser son règne.

En 1456, le dauphin de France, brouillé avec son père, vint chercher un asile à la cour de Bourgogne. Le comte de Charolais lui témoigna les plus grands égards ; même il le sollicita d’être le parrain de son premier enfant : le dauphin lui donna le nom de Marie. Mais tout changea lorsque le comte s’aperçut que le dauphin cherchait à s’attacher les seigneurs de Croy, favoris du duc et antagonistes avoués de son héritier. Il conçut des soupçons sur la loyauté de son hôte, et son mécontentement fit éclater une scène violente. Philippe exigeant de son héritier qu’il prît pour troisième chambellan le site de Sempy, fils de Jean de Croy, gouverneur du Luxembourg, le comte de Charolais s’emporta. « Je ne me laisserai pas, dit-il à son père, gouverner par les Croy comme vous ; il n’y a que trop longtemps qu’ils font de vous à leur volonté. » Au comble de la fureur, le duc chassa son fils, lui ordonna de quitter ses États, et le poursuivit même l’épée à la main. Retiré à Termonde, Charles finit par écouter les sages conseils du chancelier Raulin : il se réconcilia avec son père, après avoir consenti à renvoyer de sa maison deux serviteurs qui passaient aussi pour avoir beaucoup de pouvoir sur lui. Mais ce ne fut qu’une trève. En 1461, Charles qui, à cette époque, résidait le plus souvent au Quesnoy, revint soudainement à la cour de son père, et, lui ayant demandé audience, porta, devant le conseil, une accusation formelle contre le plus puissant des Croy. Le duc l’interrompit et, se tournant vers son favori, « faites en sorte, dit-il, que mon fils soit content de vous. » Charles retourna au Quesnoy, sans avoir voulu ouïr les explications et les excuses de son adversaire. Avec son assentiment, le comte de Saint-Pol vint trouver Charles VII à Bourges et lui confia le dessein qu’avait le jeune prince de recourir à la force pour mettre le sire de Croy hors de l’hôtel de son père. Il demandait, pour le cas où il faudrait se soustraire au déplaisir de celui-ci, asile à la cour de France, s’offrant de commander l’armée que le roi allait, disait-on, envoyer en Angleterre. Mais Charles VII répondit qu’il ne se prêterait jamais à ce que M. de Charolais usât d’aucune voie de fait dans l’hôtel de son père. Il mourut le 22 juillet, et le dauphin, quittant le château de Genappe, s’achemina vers Reims. Le duc de Bourgogne et son fils le rejoignirent à Avesnes, assistèrent au sacre du nouveau roi, puis l’accompagnèrent à Paris. Le comte de Charolais, après avoir brillé dans les joutes qui suivirent l’avénement de Louis XI, se rendit en Bourgogne, où il n’était plus venu depuis son enfance ; il fit un pélerinage à Saint-Claude, et, lorsqu’il revit à Tours le nouveau roi, celui-ci le fit gouverneur de la Normandie avec une pension de trente-six mille livres.

Au mois de février 1462, Charles, se trouvant au Quesnoy, apprit que son père était tombé gravement malade à Bruxelles. Il sa hâta d’accourir, le veilla constamment, passant jusqu’à quatre jours sans se coucher, et, par ce témoignage d’affection filiale, regagna la confiance de Philippe le Bon. Le vieux duc lui en donna une preuve éclatante en autorisant l’arrestation d’un de ses plus grands familiers, Coustain, premier valet de chambre, que le comte de Charolais accusait d’avoir comploté son empoisonnement. Charles le fit mener à Rupelmonde, où il fut jugé et décapité. Mais l’héritier de Philippe n’avait pas encore obtenu l’éloignement des Croy, auxquels il reprochait justement d’être dans la dépendance de Louis XI et de desservir les intérêts de la maison de Bourgogne. En effet, sous leur influence fatale, Philippe avait consenti au rachat par Louis XI des villes de la Somme, qu’il détenait depuis le traité d’Arras. Charles, s’étant retiré à Gorcum, convoqua les États de Flandres à Anvers, tandis que son père les convoquait à Bruges (janvier 1464). Un grand nombre de députés se rendirent à l’appel du comte de Charolais. Il leur révéla que son père, se proposant d’aller combattre les Infidèles, voulait, d’après les suggestions des Croy, remettre ses provinces du Midi au pouvoir du roi de France et sous le gouvernement du comte de Chimai, tandis que les pays de Hollande et de Zélande seraient livrés au roi d’Angleterre ; il conjura les députés de mettre obstacle à ces projets et de le réconcilier avec son père. Par leur intervention, les principaux membres des états réussissent à amener une réconciliation momentanée. Bientôt le comte de Charolais réclame avec plus de véhémence que jamais l’éloignement des puissants favoris (1465), et comme Philippe le Bon résiste encore, l’héritier de la maison de Bourgogne adresse aux principales villes des Pays-Bas un manifeste où il résume énergiquement ses griefs contre les Croy. Il s’empare de fait du gouvernement, arrache à son père le bannissement de ceux qui l’ont dominé si longtemps, et, le 25 avril, devant des représentants de toutes les provinces réunis à Bruxelles sous la présidence du vieux duc, il est solennellement reconnu comme le seul et légitime héritier des états de la maison de Bourgogne.

Disposant des trésors et des forces de ces provinces, alors les plus opulentes de l’Europe, Charles organise la ligue du bien public pour abattre Louis XI. Il avait déjà de terribles griefs contre son ancien hôte de Genappe. Tandis qu’il se trouvait encore à Gorcum, où il faisait travailler à des ouvrages de fortification, on y avait arrêté, par ses ordres, le bâtard de Rubempré, émissaire français qui, soumis à un interrogatoire, avait, par ses réponses confuses, fortifié les soupçons du conseil. Le peuple disait ouvertement que Louis XI avait envoyé Rubempré à Gorcum « pour s’emparer du comte de Charolais ou pour le tuer. » Et Louis XI, si formellement accusé, ne put entièrement se disculper. Le 15 mai, Charles avait pris congé de son père ; le 16 juillet suivant, il attaquait, à Montlhéry, les troupes du roi de France. L’aile droite, qu’il commandait en personne, ayant mis en déroute celle qui lui était opposée, Charles poursuivait les vaincus avec son ardeur habituelle lorsqu’il fut atteint d’un coup d’épée à la gorge et en danger d’être pris. « Monseigneur, lui criait-on, rendez-vous ; ne vous faites pas tuer. » Mais Charles se défendit courageusement jusqu’à ce que ses gens fussent venus le dégager. Les Bourguignons campèrent sur le champ de bataille, puis se dirigèrent vers Paris, où Louis XI s’était enfermé. On rapporte que des canons ayant été pointés sur le logis que le comte de Charolais occupait à Conflans, il ne voulut pas le quitter, quoique les boulets entrassent jusque dans la chambre où il se tenait. Après de rudes escarmouches, interrompues par de courtes trèves, les troupes de Bourgogne passèrent la Seine. Alors Louis XI vint deux fois s’aboucher avec le comte et finit par le satisfaire. Il lui céda les villes de la Somme, pour en jouir sa vie durant, ainsi que son héritier, sauf ensuite la faculté de rachat moyennant 200,000 écus d’or ; Boulogne, Guines, Roye, Péronne et Montdidier lui étaient en outre abandonnés en toute et perpétuelle propriété. Ces concessions, ainsi que les avantages stipulés en faveur des princes français, qui avaient été les alliés du comte de Charolais, furent confirmés dans le traité signé à Conflans, le 30 octobre. Charles, qui venait de perdre sa femme, Isabelle de Bourbon, obtint encore, dit-on, de Louis XI une promesse de mariage entre lui, héritier de Bourgogne, et la fille aînée du roi, qui avait deux ans, avec la Champagne et la Brie pour dot.

Après avoir repris possession des villes de la Somme, le comte de Charolais conduisit par Mézière son armée vers le pays de Liége, afin de réduire le petit peuple qui naguère avait osé défier le grand duc d’Occident. Les Liégeois, abandonnés par Louis XI, se soumirent ; le 22 décembre, par un accord signé à Saint-Trond, ils reconnurent Philippe le Bon comme mambour perpétuel et héréditaire de la principauté. L’année suivante (1466), Charles vint camper devant Dinant pour venger un sanglant outrage fait à l’écusson de Bourgogne. Pendant qu’il combattait à Montlhéry, quelques forcenés, portant un mannequin, étaient allés devant les murs de Bouvignes, et là ils avaient crié : « Voyez, c’est le prétendu fils de votre duc !… un vilain bâtard d’Heinsberg, notre évêque, et de votre bonne duchesse !… » Dinant s’étant rendu le 27 août, Charles se montra impitoyable : la ville fut livrée aux flammes et ses habitants tués, noyés, dispersés ! En admettant, comme l’affirment certains historiens, que le comte de Charolais n’ait pas commandé l’incendie, il faut néanmoins attribuer à lui seul le sac de la ville, son anéantissement et la dispersion de ses habitants.

L’année suivante, Philippe le Bon fut, à Bruges, frappé d’apoplexie ; Charles, qui était à Gand, s’empresse d’accourir (15 juin 1467) ; lorsqu’il arrive, il trouve le vieux duc presque sans connaissance. Il se jette à genoux en pleurant. « Mon père, dit-il, donnez-moi votre bénédiction et, si je vous ai offensé, pardonnez-moi. » Le moribond tourna les yeux vers son fils et expira. La douleur de Charles fut profonde et sincère. « Il criait, pleurait, tordait ses mains, dit un chroniqueur, se laissait choir sur sa couche, et ne tenait règle ni mesure. »

Charles avait trente-quatre ans lorsqu’il succéda à Philippe le Bon dans les états de la maison de Bourgogne. D’une taille un peu au dessous de la moyenne, avec des épaules larges et pleines, des membres musculeux et solidement attachés, il était, selon l’expression d’un contemporain, « bel prince et de belle présentation. » Il avait la figure presque ronde, le front grand et des yeux d’une admirable clarté. Il tenait de sa mère une chevelure épaisse et noire et un teint basané. Insensible à la fatigue, il souffrait aussi la faim, la soif, le froid, la chaleur avec la plus grande patience. Il mangeait peu et ne buvait que de l’eau colorée d’un peu de vin. Quoique impétueux et violent, il était réfléchi et son attitude même paraissait méditative, car, en marchant, il avait l’habitude de regarder vers la terre. Il parlait bien, d’abord avec une certaine lenteur et avec quelque embarras ; puis, en s’animant, il devenait éloquent, véhément, foudroyant même. Dans les conseils il se distinguait par une grande pénétration, et, bien que souvent inflexible dans ses opinions, il supportait la contradiction et louait les bonnes raisons qu’on lui opposait. Il était aussi d’un accès facile ; jamais prince, dit Commines, ne donna plus libéralement audience à ses serviteurs et à ses sujets. Loyal, « ferme en son dire, » il se montrait en même temps soupçonneux, défiant et vindicatif, ou, comme on disait alors, « de long souvenir. » Il était économe, mais non avare : il donnait même volontiers, mais non avec une aveugle prodigalité ; et s’il thésaurisait, c’était pour accomplir les grands desseins qu’il avait conçus. Bien différent de Louis XI, il aimait la richesse dans les habits et voulait un cortége imposant. Tel apparaissait le prince ; la physionomie de l’homme de guerre était non moins caractéristique. Chastellain disait du dernier duc de Bourgogne qu’il aimait son armure comme s’il était venu au monde tout cuirassé, comme s’il était « né en fer. » Il menait d’ailleurs ses gens en « vrai duc » ; lui-même les rangeait en bataille, les visitait, les haranguait ; il leur promettait gloire et profit ; il jurait de mourir avec eux. D’un autre côté, pour maintenir la discipline, il se montrait dur, emporté, brutal. Il battait ceux qui n’obéissaient pas sur le champ ; et, dans l’expédition contre Dinant, on l’avait vu tuer de sa main un archer parce qu’il n’était pas venu selon l’ordonnance. C’est ce qui faisait dire plus tard à Olivier de la Marche : « Le duc, mon maître, était tel qu’il voulait que l’on fît ce qu’il commandait, sous peine d’en perdre la tête. » Mais un autre contemporain, Philippe de Commines, confesse que, pendant le temps qu’il avait connu le duc Charles, celui-ci n’était point cruel ; il était sévère, rigide, absolu, parce qu’il voulait réellement commander afin d’affermir sa domination et de triompher de ses ennemis.

Le 28 juin 1467, le nouveau souverain fait sa joyeuse entrée à Gand. Le peuple, mécontent d’un impôt qui frappait le blé, se soulève. Accompagné du seigneur de la Gruthuse, Charles se rend sur le marché du vendredi, et, ne pouvait maîtriser sa colère, frappe un artisan du bâton qu’il tenait à la main. « Si vous êtes content de mourir, s’écrie Gruthuse, je ne le suis pas. » Il l’emmène sous les bannières des corporations encore dévouées, puis le fait monter à l’hôtel de ville. Pour apaiser une sédition qui pouvait avoir les plus graves conséquences, Charles promit, mais non sans répugnance, le rétablissement presque complet des priviléges enlevés à la commune de Gand après la journée de Gavre. Des troubles éclatèrent également à Bruxelles, à Anvers, à Malines. Les mécontents favorisaient les prétentions du comte Jean de Nevers, cousin germain du dernier duc de Brabant, mort en 1430. « Voilà, s’écria Charles, ce que me valent les Gantois ! Tous les vilains vont, à leur exemple, se révolter et voudront être les maîtres. Par Saint Georges, il y en aura de cruellement châtiés ! » Mais lorsque, appuyé par la « baronnie » de Brabant, Charles eut mis fin à ces émeutes, il montra plutôt de la clémence que de l’inflexibilité. Un des chefs de la mutinerie de Malines avait été condamné à mort, et l’exécution devait avoir lieu en présence du duc. Celui-ci cria lui-même au bourreau : « Cesse ! débande lui les yeux et lève-le. » La colère de Charles se tourna contre les Liégeois qui, secrètement excités par Louis XI, s’étaient révoltés contre la suzeraineté bourguignonne et tenaient assiégé dans Huy leur évêque, Louis de Bourbon, cousin germain du duc. Celui-ci reconnut bientôt la main qui avait excité ce nouveau soulèvement ; il dit rudement au connétable de Saint-Pol, l’ambassadeur du roi de France : « Je veux savoir une fois si je suis maître ou valet. » Il devint maître. Vainqueur à Brusthem, le 28 octobre 1467, il fait détruire les remparts de Liége et dépouille la commune humiliée de ses priviléges les plus précieux. Il recherche ensuite l’alliance de l’Angleterre pour l’opposer aux continuelles machinations de Louis XI. Le 2 juillet 1468, il épouse à Damme Marguerite d’York, sœur du roi Édouard IV.

Charles, triomphant, était alors, selon des expressions du temps, « prince et duc sans compagnon ; » on voyait en lui le souverain redouté du plus riche peuple et du plus puissant pays de l’Europe centrale. La cour de Bourgogne éclipsait toutes les autres par sa magnificence et son faste. Chastellain et Olivier de la Marche l’ont suffisamment décrite ; bornons-nous à indiquer les habitudes du prince. Chaque matin il assistait à la messe, soit dans sa chapelle, soit dans une église publique, et s’y rendait suivi d’un long cortége. Il dînait toujours en grande cérémonie, entouré de toute sa cour et servi par les plus hauts dignitaires. Le banquet terminé, chacun d’eux prenait place, suivant l’ordre des préséances, sur une rangée de bancs alignés des deux côtés de la salle, et le duc s’asseyait sous un dais dressé sur une estrade élevée de trois degrés au-dessus du parquet et tapissée de drap d’or. Trois fois par semaine l’audience publique avait lieu dans la même salle et en présence des mêmes personnages. Charles y recevait les plaintes de tout venant, sans excepter les plus humbles, faisait lire leurs requêtes tout haut devant lui et signifiait immédiatement sa volonté.

Charles assemblait son armée à Péronne pour porter secours au duc de Bretagne, son allié, qui était attaqué par les troupes de Louis XI, lorsque ce dernier prit une résolution inattendue. Le 9 octobre 1468, il partit lui-même pour Péronne afin de traiter avec son puissant voisin. On sait ce qui advint. Charles, apprenant tout à coup un troisième et plus formidable soulèvement des Liégeois, menaça ouvertement le roi dont la complicité lui paraissait hors de doute. « C’est le roi, s’écria-t-il, qui, par ses ambassadeurs, a excité ces mauvais et cruels gens de Liége. Par Saint Georges ! ils seront cruellement punis, et lui-même aura sujet de s’en repentir. » Il fut sur le point de faire arrêter Louis XI et d’appeler le duc de Guyenne, son frère, au gouvernement du royaume. Philippe de Commines, témoin et acteur de ce mémorable incident, a dépeint en traits ineffaçables la fureur, les angoisses, puis les hésitations du puissant duc de Bourgogne. Enfin il écouta les conseils plus modérés, mais plus perfides, de quelques serviteurs que Louis avait déjà su gagner, se contenta de lui faire signer un nouveau traité plus dur que les précédents et de le contraindre à le suivre dans une nouvelle et décisive expédition contre Liége. Le 15 octobre, Charles et Louis, suivis de l’armée bourguignonne, se mirent en route et arrivèrent le 27 devant Liége, naguère si redoutable, mais qui, actuellement, n’avait plus ni remparts ni artillerie. Le 30, après l’extermination des héros de Franchimont, les Bourguignons, au nombre de quarante mille, pénétrèrent dans la cité de deux côtés à la fois. Presque tous les habitants s’étaient dispersés : les uns s’étaient réfugiés dans les églises ; d’autres avaient cherché un asile dans les Ardennes. Louis, consulté sur le châtiment que méritaient les Liégeois, répondit avec son astuce ordinaire : « Celui qui veut chasser les oiseaux doit brûler leur nid. » Charles suivit ce conseil : Liége eut le sort de Dinant. On a toutefois exagéré le nombre des infortunés qui furent massacrés par les soldats ou jetés dans la Meuse ; un témoin l’estime à quatre ou cinq mille. Il est vrai que la colère du duc de Bourgogne n’était pas encore assouvie : non content d’avoir livré Liége aux flammes, il alla dévaster le pays de Franchimont, après avoir toutefois permis à Louis XI de retourner en France.

Le 15 janvier 1469, dans une assemblée solennelle présidée à Bruxelles par le duc de Bourgogne, les Gantois, repentants de leur dernière sédition ou plutôt terrifiés depuis la ruine de Liége, vinrent faire amende honorable. Charles fit lacérer la grande charte qui contenait les libertés de Gand, puis il dit aux députés : « Si vous tenez vos promesses, si vous voulez être nos bonnes gens et enfants, vous pouvez obtenir notre grâce, et nous vous serons un bon prince. » Quoique rude, impitoyable justicier, Charles n’avait pas encore perdu toute popularité : il était sans morgue avec les gens de la classe inférieure, et, qui le croira aujourd’hui ? on vantait son bon cœur. Le duc se trouvait encore en Brabant lorsque son beau-frère, Édouard IV, ayant été contraint de sortir d’Angleterre, vint chercher un asile en Hollande : Charles, qui le recueillit honorablement, allait favoriser de tout son pouvoir la restauration de son principal allié. Mais déjà Louis XI, en voyant tomber Édouard IV, avait lancé un nouveau défi au duc de Bourgogne. Il avait convoqué à Tours (1470) une assemblée de notables qui cassa le traité de Péronne et ajourna Charles de Bourgogne à comparaître devant le parlement de Paris. Le duc se rendait à la messe dans une église de Gand lorsqu’un huissier du roi vint lui présenter la citation ; pour toute réponse, il le fit jeter en prison et fouetter. Ce fut alors que, à l’exemple de Louis XI, lequel possédait déjà une troupe permanente, il conçut le projet de lever mille lances (cinq mille cavaliers), qui serviraient aussi toute l’année. Les états de Flandre, requis de voter les subsides nécessaires à cet effet, adressèrent à leur souverain des représentations très-respectueuses. Mais celui-ci ne voulut rien entendre ; il repoussa leurs doléances avec une hauteur inouie. S’adressant aux députés qui étaient venus le trouver à Middelbourg, il les apostropha en ces termes : « Vous Flamands, avec vos dures têtes, vous avez toujours méprisé ou haï vos princes ; s’ils étaient faibles, vous les méprisiez ; s’ils étaient puissants, vous les haïssiez. J’aime mieux être haï que méprisé. Gardez vous de rien entreprendre sur ma haulteur et seigneurie, car je suis assez puissant pour vous résister. Ce serait l’histoire du pot de fer et du pot de terre. » En janvier 1471, les troupes françaises occupèrent Saint-Quentin, Roye, Montdidier, Amiens. Mais bientôt le duc de Bourgogne, ayant rassemblé son armée à Lille, vint s’établir sur la rive gauche de la Somme. Une trève de trois mois, conclue à sa demande, facilita l’organisation d’un complot qui menaçait Louis XI d’une déchéance. Il s’agissait, en effet, de le remplacer par le duc de Guyenne ; d’assurer au duc de Bourgogne la Champagne et l’île de France ; à Édouard IV, qui venait de reconquérir sa couronne sur les Lancastriens, la Normandie et la Guyenne ; enfin d’ériger les autres fiefs en principautés féodales indépendantes. Mais la mort soudaine du duc de Guyenne rompit la ligue. Charles, désappointé, se jeta sur la Normandie. À Nesles, voulant venger son héraut égorgé par les francs-archers, il autorisa d’horribles représailles. « J’ai de bons bouchers dans mon armée », disait-il, en voyant les cadavres qui couvraient les dalles de l’église. Ce fut dans cette trsite expédition (1472) qu’il fut surnommé le Terrible.

Depuis cette époque, il ne cessa de vivre « l’épée ou poing, » ne dissimulant plus ses vastes projets. « Je sais par lui-même, nous dit Olivier de la Marche, qu’il ne voulait être le sujet de personne, mais se faire si grand et si puissant qu’il put être conducteur des autres. » En d’autres termes, il ne se proposait pas seulement de briser les derniers liens qui le rattachaient à la France ; il ne voulait même pas se contenter de former une puissance compacte, un royaume nouveau des États successivement réunis par ses prédécesseurs et qu’il devait encore accroître : il aspirait à la dignité impériale. Oui, il désirait de s’élever au-dessus de ce roi de France qui, pour parler comme un chroniqueur, avait toujours la dent sur lui. « Je l’ay empris, disait sa divise, bien en aviegne ! » Déjà, par un traité conclu en 1469, Charles avait acquis du duc Sigismond d’Autriche le landgraviat d’Alsace et le comté de Ferrette. En 1473, il accomplit la conquête de la Gueldre. Le 30 septembre de cette année, il arrivait à Trèves, où l’attendait l’empereur Frédéric III. Depuis 1470 il était question du mariage de l’héritière de Bourgogne avec l’archiduc Maximilien d’Autriche. Charles ne refusait pas son consentement, mais à la condition d’être élu roi des Romains : il arriverait ainsi au trône impérial, soit à la mort de Frédéric III, soit plus tôt, par le bon plaisir de celui-ci, et alors il ferait à son tour nommer son beau-fils héritier présomptif de l’Empire. Ce projet ne souriait point à Frédéric : il inclinait, lui, à ériger les états de Bourgogne en royaume, avec la réserve que la couronne qu’il donnerait au duc serait considérée comme un fief impérial. Les négociations se prolongèrent en ce sens jusqu’à ce qu’il fût enfin décidé que le couronnement de Charles aurait lieu, le 25 novembre, dans l’église de Saint-Maximin. Mais la veille l’empereur quitta clandestinement Trèves. Il avait cédé à la jalousie, au mécontentement des électeurs dont quelques-uns étaient présents et dont d’autres avaient leurs représentants près de lui ; et ce mécontentement était encore excité par des agents de Louis XI et par les violentes protestations des villes libres du pays rhénan, lesquelles redoutaient la domination bourguignonne. On assure cependant que, si le duc se fût prêté de bonne grâce à accorder sa fille avant la cérémonie du couronnement, l’empereur eût regardé l’opposition des électeurs et du roi de France comme un piége et qu’il eût passé outre. Charles supporta sans colère l’échec qu’il venait d’éprouver ; après avoir passé l’après-midi du 25 à donner des audiences, il quitta Trèves vers le soir. L’empereur lui avait envoyé un de ses chambellans pour l’assurer que son départ avait été motivé par des affaires urgentes et que l’arrangement discuté entre eux n’était qu’ajourné. Mais ce projet, destiné à consacrer et à perpétuer la grandeur de la maison de Bourgogne, ne devait jamais se réaliser. Charles allait être entraîné dans une lutte où il trouva, avec sa ruine, une fin lamentable.

D’après les consciencieuses recherches d’un historien moderne, le duc de Bourgogne, qui tenait à édifier son royaume de Gaule belgique, ne fut ni l’instigateur ni le provocateur de l’imprudente guerre de Suisse : il prouva même, par une ambassade solennelle envoyée dans les cantons, qu’il ne demandait qu’à vivre en paix avec ceux-ci. Charles ayant formellement refusé de sanctionner ou de favoriser les projets de l’Autriche contre les ligues Suisses, l’archiduc Sigismond renonce à l’alliance bourguignonne, et, grâce aux machinations du roi de France, parvient à s’unir lui-même aux confédérés. La tyrannie exercée sur l’Alsace par Pierre de Hagenbach, lieutenant de Charles, est l’occasion ou le prétexte de ce profond changement. Le peuple se soulève, l’archiduc Sigismond reprend possession du pays ; le représentant du duc de Bourgogne est arrêté, jugé par un tribunal extraordinaire, et décapité. Charles lance alors une proclamation par laquelle il interdit toute relation et tout commerce entre ses propres sujets et ceux de l’Autriche et des cités alliées. Il ne se borne point à mettre des troupes sous le commandement d’Étienne de Hagenbach, qui brûlait de venger son frère ; il vient lui-même s’établir dans une position qui devait, dans son opinion, assurer le succès de ses opérations sur le haut Rhin. Comme le pape l’avait prié de surveiller l’archevêché de Cologne, où Bernard de Bavière, parent de la maison de Bourgogne, trouvait un compétiteur redoutable, Charles saisit ce prétexte pour venir assiéger Neuss, que défendait Herman de Hesse, l’adversaire du prince bavarois. Tandis que, au mois de juillet 1474, l’armée bourguignonne campait devant Neuss, la haute Alsace, où commandait Étienne de Hagenbach et le comte de Blamont, était livrée à des bandes moins disciplinées. La dévastation de ce pays ami accroît l’irritation des Suisses, qu’avaient déjà offensés les empiétements de l’ancien landvogt. Les ligues acceptent l’alliance offensive et défensive, que leur propose Louis XI ; puis, au mois d’octobre, adressent une lettre de défi au duc de Bourgogne. Bientôt la Franche-Comté est envahie, pendant que les Français ravagent impunément les campagnes de la Picardie, de l’Artois et du Hainaut. Charles s’obstinait devant Neuss, dont la reddition lui aurait livré Cologne et tout le pays rhénan. Enfin, l’armée de l’empire, commandée par Frédéric III en personne, apparaît et vient camper en face des Bourguignons. Mais, au lieu de livrer bataille, on conclut un accommodement : au mois de juin 1475, Charles repasse le Rhin. Le 12 juillet, il adresse aux états de Flandre, réunis à Bruges, une admonestation encore plus véhémente que celle de 1470. Il accuse les Flamands d’avoir, par leur économie sordide et leur tiédeur, fait échouer l’entreprise contre Neuss ; dur et menaçant envers le clergé et la noblesse, il traite plus rudement encore les représentants de la bourgeoisie, qu’il appelle injurieusement mangeurs des bonnes villes. Le 14 juillet, il était à Calais, où le roi d’Angleterre avait débarqué un corps de troupes. Mais Édouard IV ne tarde point à subir aussi l’influence de Louis XI : il accepte, dit-on, une pension de 60,000 écus par an, et des dons secrets sont, en outre, répartis entre ses principaux officiers. Charles, délaissé par les Anglais, conclut lui-même avec la France une trève de neuf ans, qui est signée, le 13 septembre, au château de Soleure, entre Luxembourg et Montmédy.

Croyant s’être assuré désormais de la neutralité de Louis XI, Charles tourne ses forces contre René II, duc de Lorraine, qui naguère lui avait envoyé, au camp de Neuss, un héraut, chargé de jeter à ses pieds le gantelet ensanglanté, signe d’une guerre à outrance. Trois mois lui suffisent pour arracher la Lorraine à René de Vaudemont, qui l’avait héritée du duc Nicolas, son cousin. Le 29 novembre, les Bourguignons sont maîtres de Nancy. Si Charles le Téméraire s’était en quelque sorte fixé dans cette précieuse conquête, qui rattachait aux Pays-Bas le duché de Bourgogne, quelle autre perspective s’ouvrait pour lui et ses descendants !

Mais il ne pouvait pardonner aux Suisses leur intervention armée ; à son tour il prit l’offensive en se faisant le protecteur de la duchesse de Savoie, dont la principale ville venait d’être mise à rançon. Après avoir rassemblé son armée à Toul (janvier 1476), il s’empare de la forteresse de Granson et, le 2 mars, livre aux Suisses une bataille dont l’issue fut désastreuse pour lui. Charles, qui a vainement tenté de rallier ses troupes, s’éloigne enfin et, accompagné seulement de cinq de ses serviteurs, atteint le bourg de Jougne, dans les gorges du Jura. Nous le trouvons ensuite à Lausanne, où il fut gravement malade, où il tomba même dans un état voisin de la démence, tant il avait ressenti l’humiliation de la terrible défaite de Granson. Il parut enfin se ranimer et ne songea plus, selon ses propres expressions, qu’à réhabiliter l’honneur de ses armes. L’ambassadeur du duc de Milan l’engageait à temporiser et à tâcher de vaincre les Suisses par la ruse et la lassitude. Il répondit qu’il était obligé de précipiter les choses parce que sa présence était devenue nécessaire en Picardie et dans les Pays-Bas. « Quand même, ajouta-t-il, les Suisses eussent fait des propositions d’accommodement, je n’y aurais point prêté l’oreille ; et celui qui m’en parlerait, fut-il mon meilleur ami, je le tiendrais pour ennemi, car j’ai fait vœu à Dieu, à Notre Dame et à Saint Georges de vaincre les Suisses ou de perdre la vie dans le combat. » Après deux mois de séjour à Lausanne, il est parvenu à rassembler autour de lui de nouvelles troupes dont il évalue l’effectif à 30,000 hommes. Le 9 mai, il les passe en revue, inspectant lui-même et faisant passer devant lui chaque compagnie à mesure qu’elle sortait de l’enceinte du camp. En voyant un grand nombre de gens de guerre sous les armes, il s’était senti tout à fait guéri. En vain Mathias Corvin, roi de Hongrie et de Bohême, l’adjurait-il aussi de ne point poursuivre la guerre contre les Suisses : il ne voulut rien entendre. Le 27 mai, il quitte Lausanne ; le 10 juin il met le siége devant Morat et, le 22, il essuie une nouvelle défaite, plus funeste encore que celle de Granson. Escorté de trois mille cavaliers, Charles prend, avec la duchesse de Savoie, la route de Saint-Claude, d’où il se rend à Besançon, et de là au château de Rivière (en Franche-Comté). Moins abattu qu’après Granson, il presse la réorganisation de ses troupes : il a le pressentiment de nouveaux dangers. En effet, Louis XI obtenait des Suisses et du duc René qu’ils ne déposeraient pas les armes avant d’avoir consommé la ruine du duc de Bourgogne.

Au commencement du mois d’octobre, René II rentre triomphant dans Nancy. Mais Charles ne veut point se dessaisir de ce pays Lorrain dont la possession peut seule assurer la cohésion et la grandeur de ses États. Le 22 octobre, les Bourguignons reparaissent devant Nancy et bloquent étroitement la ville. Le siége durait depuis deux mois lorsque René, qui était allé réclamer le secours de ses alliés, revient avec douze mille Suisses ou Allemands. Louis XI ne s’était pas contenté de l’aider « de gens et d’argent ; » il faisait en outre avancer huit cents lances de ses ordonnances pour cerner le duc de Bourgogne. L’odieuse trahison du fameux Nicolas de Montfort, dit comte de Campo-Basso, qui passa avec toute sa cavalerie à l’ennemi, fut comme le prélude et le signal d’un dernier et effroyable désastre. Charles lui-même en avait le pressentiment lorsque, dans la matinée du 5 janvier 1477, voulant mettre son casque, le lion doré qui en formait le cimier se détacha et tomba ; il dit tristement : Hoc est signum Dei. Quelques heures plus tard, les Bourguignons étaient vaincus pour la troisième fois, et leur prince, criblé de blessures, après avoir héroïquement combattu, disparaissait dans les glaçons dont était couvert l’étang de Saint-Jean.

Pendant deux jours on ignora ce qu’il était devenu : on supposait qu’il avait péri dans le combat, mais on n’osait encore l’affirmer. Le mardi 7 janvier, au milieu des morts qui étaient à demi enfoncés dans l’étang de Saint-Jean, des officiers de René de Lorraine continuaient à chercher le cadavre du dernier duc de Bourgogne. Un page, qui disait avoir vu tuer le duc, son maître, les conduisit à l’endroit où le combat avait été le plus âpre. Ils y découvrirent le corps du prince, dépouillé, la tête enfoncée dans la glace. « Mais, dit un ancien annaliste, il ne fut pas difficile de le reconnaître à la longueur de sa barbe et de ses ongles ; d’ailleurs il lui manquait les dents de la mâchoire supérieure qu’il s’était cassées dans une chute, étant jeune ; il avait au cou la cicatrice du coup d’épée reçu à la bataille de Montlhéry ; ses médecins le reconnurent à une brûlure qu’il avait sur le dos et à l’ongle d’un pied qui lui entrait dans la chair. À voir ces signes, René ne put douter de la mort du duc, son ennemi ; il fit rapporter le corps dans une maison de Nancy, où on le mit sur un lit de parade. » Une croix de Bourgogne en pierre indique encore la place où avait été retrouvée la dépouille de l’infortuné prince. Le 12 janvier, celle-ci fut inhumée dans l’église Saint-Georges, à Nancy, où elle devait demeurer pendant soixante-treize ans. René fit ériger dans cette église un mausolée sur lequel le duc de Bourgogne était représenté les mains jointes, l’épée au côté, la couronne en tête. Vers la fin de son règne, Charles-Quint obtint de sa nièce Christine de Danemark, duchesse régente de Lorraine, l’autorisation de faire transporter de Nancy à Bruges les ossements de son bisaïeul. Cette translation, à laquelle présida le roi d’armes de l’ordre de la Toison d’Or, se fit, en 1550, avec une pompe extraordinaire. À Bruges, magistrats, noblesse, clergé, conduisirent processionnellement le cercueil du dernier duc de Bourgogne devant le grand autel de l’église Notre-Dame, à droite de la tombe de la duchesse Marie. Ce fut là même que, par l’ordre de Philippe II, fut érigée à la mémoire de Charles, duc de Bourgogne, comte de Flandre, etc., une riche tombe d’airain doré, sur laquelle on le représenta « en armes, avec manteau et chapeau ducal. » Ce magnifique ouvrage fut commencé en 1558. Quant au tombeau érigé dans l’église Saint-Georges de Nancy, il y fut conservé jusqu’en 1717. On le détruisit à cette époque ; mais les Lorrains ne perdirent point le souvenir du terrible duc. Dans l’ancien palais ducal de Nancy, ils montrent encore aujourd’hui la tente de Charles, composée de sept pièces d’œuvre, merveilleux travail des tapissiers de Flandre. Elle est signalée, dans le Musée lorrain, par l’inscription suivante :

Tente de Charles le Téméraire
Prise par les Lorrains à la bataille de Nancy (5 janvier 1477),
Conservée deux cent cinquante ans au garde-meuble de la couronne,
remise par le duc François II aux habitants de sa capitale
lors du départ de la dynastie de Lorraine (1737),
placée à l’ancien hôtel de ville jusqu’à sa démolition,
recueillie par la cour souveraine en 1751 et rendue, en 1861,
par délibération unanime de la cour impériale, à la ville de Nancy,
qui l’a déposée au Musée historique lorrain
pour en être le monument d’honneur.

Dans l’église des Cordeliers, élevée par René II, en commémoration de sa victoire, on remarque, dans la célèbre chapelle ronde, sépulture des ducs de Lorraine, une autre inscription également intéressante :

À Charles, surnommé le Hardi, duc de Bourgogne, comte de Flandre, etc., lige, par sa fille, de l’auguste et royale maison d’Autriche heureusement régnante — Vaincu dans ses entreprises contre Nancy, il succomba sous le fer lorrain en 1477. — À ce guerrier, René, duc de Lorraine et de Bar, roi de Sicile, etc., avait jadis élevé un magnifique mausolée dans la basilique collégiale de Saint-Georges. Transporté à Bruges en 1550, le corps du père fut déposé dans le tombeau de sa fille ; ses entrailles et les dépouilles triomphales, qui n’ont point péri, sont conservées dans cette sépulture des ducs de Lorraine, l’an 1743.

Th. Juste.

Chastelain. — Olivier de la Marche. — Philippe de Commines. — Barante. — Histoire générale et particulière de Bourgogne, par dom Plancher (Dijon, 1748). — John Foster Kirk, History of Charles the Bold (Londres, 1867-1868), 3 vol. — Frédéric de Gingins La Sarra, Dépêches des ambassadeurs milanais sur les compagnes de Charles le Hardi, duc de Bourgogne, de 1474 à 1477 (Genève, 1858), 2 vol. in-8o. — Guillaume, Histoire de l’organisation militaire sous les ducs de Bourgogne. — Th. Juste, Les tombeaux des ducs de Bourgogne. etc.