Biographie nationale de Belgique/Tome 7/Godefroid III
GODEFROID III, fils et successeur du précédent en 1143, mort en 1190.
Un chroniqueur contemporain , le Sigeberti Auctarium Affligemense , présente le tableau suivant de la situation du Brabant pendant les premières années du règne de Godefroid III. » Une guerre sanglante avait commencé depuis près de vingt ans entre le duc de Louvain Godefroid le Jeune et Walter Bertold. L’enfant Godefroid était encore au berceau. Une multitude de séditieux, appartenant à l’un et l’autre parti, troublaient la paix publique. De là des maux graves et en quelque sorte une contagion qui ravagea les domaines de tous deux. Les cultivateurs, dépouillés de leurs biens et réduits à la misère, abandonnèrent le pays, et la terre, déserte, demeura inculte. On ne voyait partout que destructions, incendies, homicides. Ce fut un pillage général pendant près de vingt années. Enfin, en 1159, pendant la quatrième guerre, Grimberghe succomba :
- Cette antique cité, si longtemps souveraine,
- Tombe, enfin...
Cette forteresse grande et fameuse, qui paraissait pouvoir résister à toute puissance humaine, fut, par un juste jugement de Dieu, livrée aux flammes et détruite de fond en comble. Cet événement eut lieu à la Saint-Remi (1er octobre 1159). Abandonné par le comte de Flandre, son seul appui, le seigneur demanda la paix au duc, mais tardivement. «
Ce passage a servi de base à des traditions qui ont entouré de circonstances romanesques la lutte de la puissante famille des Berthout contre le jeune duc de Brabant. De là est sorti, au xive siècle, un poème flamand , comprenant plus de douze mille vers, qui a été publié, en 1852 , par Serrure et Blommaert, pour la Société des Bibliophiles flamands. Jean Van Boendale, l’auteur des Brabantsche Yeesten, connaissait déjà ces fables et les rapporte de la manière suivante, après avoir parlé du duc Godefroid II : » Son successeur, connu sous le nom de Godefroid III, n’avait qu’un an à la mort de son père. L’empereur Conrad, d’après ce que je trouve, confirma cet enfant dans la seigneurie et le pouvoir que ses pères lui avaient transmis et qu’eux-mêmes, comme on l’a vu plus haut, avaient reçu de l’Empire. Plusieurs seigneurs voisins profitèrent de l’enfance du nouveau prince pour lui ravir une grande partie de ses revenus et de ses domaines. Quelques-uns eurent recours à la force ouverte. De ce nombre furent Walter Berthout, dont les livres exaltent partout la noblesse et les sentiments élevés, et Gérard, seigneur de Grimberghe. Ils détruisirent jusqu’aux fondements le château de Nedelaer, près de Vilvorde, ainsi que ce dernier village et le manoir que le duc y possédait ; ils enlevèrent en même temps le bétail et les objets qui se trouvèrent à leur portée. Un enfant ne pouvait leur résister, mais ses barons se réunirent pour conserver à leur duc ses domaines et son honneur. Ils levèrent des troupes et mirent le siège devant la redoutable forteresse de Grimberghe, la plus grande qui eût jamais existé, comme on peut s’en assurer en examinant la colline qu’elle couvrait. Les barons poussèrent vivement le siège avec toute leur puissance et emportèrent de vive force le château, qui fut détruit de fond en comble et n’a jamais été rebâti. Les barons s’avisèrent de faire porter leur duc dans son berceau sur le champ de bataille. Quand les ennemis s’en aperçurent, ils se troublèrent tellement (ainsi Dieu secourut le jeune prince), qu’ils perdirent courage et s’estimèrent trop heureux de pouvoir se retirer sans livrer bataille. «
Le récit de Van Boendale a été repris, soit par De Dynter, soit par le continuateur de Van Boendale, et développé par eux sous l’influence des détails accumumulés dans le poème ; leur œuvre a été traduite en français par Jean de Kestergat. Beaucoup d’écrivains en ont accepté les principaux détails, mais d’autres : (Butkens, Trophées de Brabant, t. Ier, p. 118, Ernst, Histoire du Limbourg, t. III, p. 104, et les auteurs de Histoire de Bruxelles, t. Ier, p. 40 ; voir aussi l’Histoire des environs de Bruxelles, t. II, p. 167 et suivantes) en ont fait ressortir les impossibilités. Le jeune âge du duc, malgré le témoignage du rédacteur de l’Auctarium, qu’il ne faut probablement pas prendre à la lettre ou dont le texte a pu être interpolé, est inacceptable. En effet, ce prince figure dans un grand nombre de diplômes à partir de 1143 ; en cette même année, en 1148, en 1151, il fait attacher à ses chartes un sceau où il est représenté en chevalier ; dès 1155 (à l’âge de treize ans !) il se marie ; il agit et parle toujours en homme fait , en maître , en prince.
Le seul point que l’on pourrait admettre, c’est que le duc était encore fort jeune, qu’il n’avait peut-être que quinze ans environ lors de la mort de son père. C’est pourquoi il ne donne souvent de diplômes qu’accompagné de sa mère Lutgarde, mais il est à remarquer qu’il conserva cette habitude longtemps après avoir atteint sa majorité. L’expression de septennis qu’on lui applique, en 1149, dans l’inscription des anciens fonts baptismaux de l’église Saint-Germain, de Tirlemont, se rapporte donc à la durée de son règne, qui commença en effet en 1142 ; celle de juvenis ou le jeune, qu’on lit dans un de ses diplômes daté de 1164, sert à le distinguer de ses prédécesseurs du même nom.
Ce qui est certain, c’est que le Brabant fut en proie à une longue anarchie et que le jeune prince eut fort à faire pour se défendre. L’Auctarium nous apprend qu’il y eut quatre reprises d’hostilités. Les premières auront sans doute été arrêtées par la mort de Godefroid II, dont les parents et les vassaux auront eu à s’occuper des mesures à prendre pour mettre Godefroid III en possession des domaines paternels et lui assurer le trône ducal, qui lui fut conféré par le roi Conrad, à ce qu’il semble, sans la moindre hésitation. Mais les hostilités doivent alors avoir repris et furent cause, sans doute, qu’en 1142 l’abbaye de Grimberghe fut brûlée.
Une pacification temporaire paraît avoir été provoquée par la prédication de la deuxième croisade, qui eut lieu en 1147. A cette époque, Godefroid III se montre déjà actif et redoutable. Dans une charte, qui est certainement antérieure au 15 mars 1146, il déclare prendre sous sa protection l’abbaye de Tongerloo ; en présence des comtes de Looz, d’Aerschot, de Gueldre, de Duras, il s’en proclame l’avoué en vertu d’un ordre reçu de l’empereur et à la demande de l’abbé et des religieux. En 1147, le 1er avril, il assiste, à Aix-la-Chapelle, au couronnement du jeune roi Henri, fils de Conrad, et, en 1148, il construit dans les prairies au nord de Vilvorde la forteresse de Nedelaer, dont l’emplacement est actuellement occupé par un monticule (de Notelaeren berg), que l’on croit avoir été un tumulus.
Mais bientôt la guerre reprend. Comme toutes les chroniques l’attestent, la Lotharingie, c’est-à-dire le pays entre l’Escaut et le Rhin, est de nouveau livrée à tous les désordres de l’anarchie. L’absence de l’empereur, les tristes résultats de la croisade, rendirent probablement le courage aux hommes violents et audacieux. Godefroid III s’efforça de maintenir la tranquillité. En 1151, il déclare protéger les églises, » afin que la paix et l’abondance, le salut et la victoire règnent dans ses tours « c’est-à-dire dans ses forteresses. En 1154, il s’intitule encore le zélateur de la justice et l’ami des églises de Dieu. N’a-t-il pas, en effet, été reconnu par l’empereur Conrad, lui et tous ceux qui, après lui, posséderaient la seigneurie de Louvain ou le Brabant, comme l’avoué de toutes les églises et personnes ecclésiastiques comprises dans la Lotharingie. L’autorité ducale constituait donc, en vertu d’une délégation formelle du souverain, le refuge auquel devaient recourir , lorsqu’elles étaient menacées ou attaquées, les personnes vouées par leur état à une vie paisible.
Les brigandages étaient néanmoins dans leur plus grande intensité quand, en 1152, la châsse du prieuré de Notre-Dame de Wavre, où étaient renfermées des reliques de la Vierge, fut apportée à Bruxelles, pour y être recouverte d’or et d’argent. On la déposa dans la chapelle (aujourd’hui église) de Saint-Nicolas. Sa présence fut signalée, dit-on, par de nombreux miracles, qui attirèrent une affluence considérable de fidèles. Cette affluence inspira aux religieux d’Afflighem le désir de transporter la châsse dans leur monastère, dont le prieuré de Wavre était une dépendance. Mais le prieur résista, et il fut secondé, si l’on en croit Gillemans, par une intervention surnaturelle ; aucune force humaine ne parvint à soulever la châsse. On la reporta à Wavre, non, en tout cas, sans que cet incident eût provoqué des scènes tumultueuses, pour lesquelles les Bruxellois firent amende honorable aux religieux d’Afflighem, l’année suivante.
Depuis cette époque, la statue de la Vierge est vénérée sous le nom de Notre-Dame de la Paix, parce que, vers la Saint-Jean de 1152, les guerres privées et les séditions qui troublaient la paix cessèrent subitement. Il y eut alors une trêve entre le duc et les seigneurs de Grimberghe. L’abbaye de Grimberghe put sortir de ses ruines, car elle obtint une confirmation des acquisitions faites par ces religieux : en 1153, de Godefroid III ; en 1154, de Walter Berthout, sans que l’un de ces personnages fasse en cette occasion mention de l’autre. Mais la véritable cause du rétablissement de la tranquillité fut l’avènement à l’empire de Frédéric Barberousse, duc de Souabe, dont on connaissait l’indomptable énergie et l’extrême sévérité.
Le nouveau souverain s’empressa d’aller en Italie affermir son autorité et somma alors (le 5 décembre 1154) tout vassal de l’Empire d’assister à son couronnement, puis, en 1156, il prescrivit l’observation d’une paix qui devait durer dix ans. Le monastère de Gembloux lui dut une charte de protection (datée du 28 décembre 1153) et celui de Parc, près de Louvain, un diplôme(du 17 juin 1154), où l’avouerie du monastère est garantie au duc Godefroid. Walter Berthout figure parmi les témoins de ce dernier acte. La paix paraissant assurée, le duc en profita pour se marier. Il épousa, en 1155, Marguerite, sœur d’Henri, duc de Limbourg, qui lui assura de grands avantages, car Henri renonça, de la manière la plus absolue, à l’autorité ducale que la maison de Limbourg disputait depuis un demisiècle à celle de Louvain ; il lui céda l’avouerie du monastère de Saint-Trond, le château de Rode (ou Rolduc), et, pour en jouir après sa mort, la moitié de tous ses biens. A partir de cette époque, l’influence de la maison de Louvain s’établit et se consolide sur les bords du Rhin, où les ducs de Brabant interviennent dans toutes les contestations importantes. Godefroid III était sans doute, à cette époque, en grande faveur à la cour impériale, où l’on se rappelait que son aïeul avait défendu la cause des Hohenstaufen contre Lothaire de Saxe. Le duc avait assisté, le 9 mars 1152, à l´inauguration de Frédéric Barberousse ; le 28 et le 29 décembre de l’année suivante, il se trouva à Trêves et y fut l’un des témoins de la confirmation par Frédéric des privilèges de l’abbaye de Gembloux et de l’église de Cambrai.
Cette situation exceptionnelle nous révèle comment il se trouva assez puissant pourfrapper les Berthout d’un coup terrible. En 1159, pendant la nuit du 1er octobre, il prit d’assaut et détruisit par le feu le château de Grimberghe, qui se trouvait, paraît-il, au hameau de Borght, à l’endroit où existe encore un immense monticule , ancien tumulus connu sous le nom de Berg van Seneca. Les Berthout continuèrent néanmoins la guerre, et Gérard, frère de Walter Berthout, qui se trouvait alors en Palestine, prit et détruisit, en 1159 ou 1160, la forteresse de Nedelaer et la petite ville de Vilvorde. Mais la paix se rétablit enfin. Dès 1162, on voit Walter et Gérard Berthout, dans une grande réunion qui se tint dans le chœur de l’abbaye de Grimberghe, confirmer de nombreuses donations faites aux religieux. En 1170, le duc était réconcilié avec ses turbulents vassaux ; il assista alors aux obsèques du chevalier Guillaume d’Eppeghem, et fut témoin de la charte dans laquelle Gérard Berthout ratifia les legs faits par le défunt à l’abbaye de Grimberghe. Enfin, en 1172, cette dernière renonça aux sujets de plaintes qu’elle élevait contre le duc et contre « leur terre « , c’est-à-dire contre leurs sujets.
La seconde partie du règne de Godefroid III est peu connue, ce prince n’ayant eu pour historiens que des écrivains médiocrement affectionnés à la maison de Louvain, comme le prévôt de Mons, Gislebert ou Gilbert. Le duc s’était réconcilié avec le comte de Flandre, qui avait, pendant quelque temps, soutenu les Berthout ; il aida Philippe d’Alsace dans une grande guerre entreprise pour assurer la liberté du commerce aux bouches de l’Escaut, alors infestées par des pirates. Philippe fit prisonnier le comte de Hollande, brûla Beveren, dans le pays de Waes, dont le seigneur avait bravé son autorité, et signa à Bruges, le 27 février 1168, une paix très avantageuse.
Godefroid, duc de Louvain, assista, le 29 décembre 1165, aux cérémonies qui eurent lieu à Aix-la-Chapelle pour la translation des restes de Charlemagne. Ce fut à sa demande que l’archevêque de Cologne, Philippe de Heinsberg, donna au chevalier Gérard d’Eppendorf, au mois de mai 1169, l’avouerie de Cologne, dont les droits furent alors déterminés. Il ne tarda pas à être rappelé des bords du Rhin par ses différends avec le comte de Namur et de Luxembourg, Henri dit l’Aveugle, et avec le comte de Hainaut, Baudouin, surnommé l’Edificateur. Celui-ci était extrêmement mécontent de ce que le seigneur d’Enghien, Hugues, après avoir construit un château à Enghien, l’avait relevé en fief du duché de Brabant ; lorsqu’une rupture éclata entre Godefroid et Henri l’Aveugle, Baudouin et son fils Baudouin réunirent aux Ecaussinnes une armée dans laquelle on comptait sept cents chevaliers et, selon le chroniqueur Gislebert, facilitèrent ainsi la conclusion d’une paix avantageuse pour leur allié.
L’année suivante, le seigneur de Trazegnies fit proclamer un tournoi près du château de ce nom. Le comte de Hainaut, de crainte d’être attaqué par les Brabançons, s’y rendit accompagné de trois mille piétons ; de son côté, le duc Godefroid partit pour la même localité, avec une escorte plus formidable, selon Gislebert, puisqu’elle consistait en trente mille hommes environ. Une chronique brabançonne (où l’on place ce fait en 1171), sans entrer dans plus de détails, nous apprend que tous les bourgeois de Bruxelles en faisaient partie. Lorsque Baudouin eut traversé la haie ou bois de Carnières, il se trouva en présence de ses ennemis, et il eut volontiers battu eu retraite, si un mouvement en arrière ne lui eût paru trop périlleux. Arrivé sur les bords du Piéton (Aqua Pietincialis), il descendit de cheval pour animer davantage les siens et livra à Godefroid (le 13 juillet, selon Lambert de Waterlos ; au mois d’août, selon Gislebert) une bataille dans laquelle il remporta une victoire complète. Tandis que presque aucun de ses soldats ne fut tué ou pris, les Brabançons eurent deux mille hommes tués et six mille environ faits prisonniers. L’exagération de ces chiffres en prouve suffisamment la fausseté. Waterlos remarque que parmi les prisonniers, un grand nombre furent ignominieusement conduits dans d’autres contrées, pour y être vendus, selon toute apparence.
En 1179, Godefroid négocia le mariage de son fils Henri (qui était déjà associé, en 1172, à la dignité ducale) avec Mathilde, héritière du comté de Boulogne, nièce et pupille de Philippe d’Alsace, comte de Flandre. Celui-ci assigna à Mathilde une rente annuelle de quinze cents livres et Godefroid promit de céder immédiatement à son fils les comtés de Bruxelles et d’Aerschot. A partir de cette époque, Henri prit de plus en plus la direction du gouvernement, soit que Godefroid fût fatigué du poids des affaires, soit qu’il eilt reconnu dans son fils une intelligence plus vive, une énergie mieux secondée par la force physique.
En 1180, il se trouva en Allemagne, où il assista, le 13 avril, à Geilenhausen, près de Mayence, à la donation que l’empereur Frédéric fit à l’archevêque de Cologne des duchés de Westphalie et d’Angrie, et, le 27 juillet, à Cologne, au traité par lequel l’archevêque et les bourgeois de sa capitale se réconcilièrent. En mai 1182, on le voit encore à la cour impériale ; il était présent lorsque Frédéric Barberousse transmit au comte de Gueldre la possession du palais et du tonlieu de Nimègue, dont il avait dépouillé le comte de Clèves. Vers cette époque, il partit pour la Terre-Sainte, accompagné d’Arnoul de Wezemael, de Louis, avoué de Hesbaie, de Henri de Limai, de Benoît de Santhoven, de Gosuin Hircus ou Boc (le Bouc), de Frison de Glabbeek et d’autres gentilshommes. Se trouvant à Jérusalem, en 1183, il y renouvela la donation par laquelle, en 1162, il avait cédé à l’hôpital de Jérusalem (depuis l’ordre de Malte) l’église Saint-Jacques sur Coudenberg, de Bruxelles, avec toutes ses dépendances et tous ses revenus. Cette cession qui, au surplus, ne fut pas maintenue, prouve que ce fut Godefroid, et non son fils Henri, comme le dit Butkens, qui partit pour l’Orient.
Pendant son absence, une grave contestation surgit entre Henri et Baudouin le Courageux, comte de Hainaut ; il faillit en résulter une guerre sanglante ; mais, grâce à l’intervention du comte de Flandre, on conclut des trêves qui devaient prendre fin au retour de Godefroid et qui cessèrent, en effet, en 1184, à la fête de saint Pierre es liens, au commencement d’août. Ces négociations brouillèrent les comtes de Flandre et de Hainaut. Tandis que celui-ci se liait avec le roi de France, Philippe d’Alsace se concertait avec les ducs Godefroid et Henri, l’archevêque de Cologne et Jacques d’Avesnes, pour opérer en Hainaut une invasion désastreuse. Baudouin s’en vengea en intervenant de nouveau dans une querelle entre le Brabant et le Namurois. Les Brabançons, qui avaient porté la dévastation chez leurs ennemis, se retirèrent à l’approche du comte, celui-ci, à la tête de trois cents chevaliers et de trente mille autres cavaliers et fantassins, étant venu se joindre à l’armée d’Henri l’Aveugle, forte de dix mille hommes environ. Ils laissèrent leur butin dans Gembloux, dont ils confièrent la défense à des troupes choisies, mais la ville fut emportée d’assaut par Baudouin ; elle fut brûlée, un grand nombre de ses défenseurs furent tués et mille d’entre eux faits prisonniers. Les vainqueurs ravagèrent toute la contrée environnante et s’avancèrent jusqu’à Mont-Saint-Guibert , qu’ils livrèrent aussi à l’incendie.
Peu de temps après, Baudouin et Henri l’Aveugle se brouillèrent et la réconciliation qui s’était opérée entre le premier et les deux ducs de Brabant dura peu. La paix toutefois n’était pas troublée, en 1188, lorsque Godefroid, Baudouin et Henri l’Aveugle confirmèrent tous trois la cession de la dime de Trazegnies à l’abbaye de Floreffe. Godefroid intervint encore, en 1190, dans une querelle entre son fils Henri et le comte de Duras, envers qui il se porta garant de l’exécution des promesses qui lui avaient été faites.
Le 10 août de la même année (et non, comme le dit De Dynter, le 21 août 1183), il mourut, après avoir régné avec gloire pendant quarante-huit ans. Il fut enterré, près de sa première femme, dans le chœur de l’église Saint-Pierre, à Louvain, du côté du nord ; mais, comme nous l’apprend un diplôme de l’an 1316, sa tombe primitive fut changée de place, cette année, et elle a disparu par suite des reconstructions que la collégiale de Louvain a subies. Suivant Molanus, l’ancien maître-autel de Saint-Pierre, devant lequel le duc fut alors enterré, se trouvait à l’endroit où, de son temps, on voyait l’autel de Sainte-Catherine et de Sainte- Ontkommene.
Godefroid avait été marié deux fois. De sa première femme, Marguerite de Limbourg, qui mourut en 1172, il eut deux fils : Henri Ier, son successeur, et Albert, archidiacre, puis évèque de Liège, assassiné près de Reims, en 1192. Godefroid prit pour seconde femme Imaine, sœur de Gérard, comte de Looz, ce qui l’obligea plusieurs fois à intervenir dans les querelles de son beau-frère avec l’évèque de Liège. En 1180, mécontent de ce que l’abbé de Saint-Trond eût pris le parti du prélat contre Gérard, il interdit tout commerce entre ses Etats et les domaines abbatiaux. De sa deuxième union vinrent deux enfants : Guillaume, tige des seigneurs de Perwez et de Ruysbroeck, et Godefroid de Louvain, qui passa une grande partie de sa vie en Angleterre. Devenue veuve, Imaine se retira à Munster-Bilsen, où elle devint abbesse, puis elle prit l’habit de Citeaux et fut la première supérieure du couvent de Sainte-Catherine, d’Eisenach, fondé vers 1214, par Herman, landgrave de Thuringe. Sa mort arriva le 4 juin, mais on ne sait en quelle année.
Les circonstances du gouvernement intérieur de Godefroid III sont peu connues et on ne possède guère de détails sur son caractère. Le chroniqueur Gilbert l’appelle un homme bon, homo benignus. Ses actes ne portent souvent pas de date et, par contre, rappellent quelquefois, dans leur souscription, des faits mémorables, comme l’incendie du château de Grimberghe, le siège de Milan, celui d’Alexandrie de la Paille.
Godefroid III vit s’augmenter considérablement les possessions territoriales de sa race. Son alliance avec Marguerite de Limbourg lui assura des possessions très considérables entre la Meuse et le Rhin, entre autres à Lommersheim. Il fut, pour autant qu’on le sache, le premier duc auquel les archevêques de Mayence assignèrent une redevance annuelle consistant en cinquante charretées de vin, tenue d’eux en fief. La mort sans postérité d’Arnoul, comte d’Aerschot, fit tomber entre ses mains le patrimoine de ce guerrier, qui, en 1147, conduisit un grand nombre de croisés anglais, belges et allemands sur les bords du Tage, où ils aidèrent les Portugais à conquérir sur les Sarrasins la ville de Lisbonne. Le château d’Enghien, comme on l’a dit plus haut, devint aussi un fief brabançon, et tout ce que les Duras possédaient à Jodoigne, Perwez, Melin, etc., et qui formait déjà un fief du duché, fut réuni au domaine après une courte lutte entre Gilles, comte de Duras, et le duc Henri. Enfin Godefroid posséda encore, on ne sait à quel titre, des biens en Flandre, du côté de Selzaete, biens qui passèrent ensuite à Philippe d’Alsace.
Godefroid III compta parmi ses vassaux un très grand nombre de princes, de barons, de chevaliers, qui le secondèrent dans ses luttes contre quelques-uns de ses voisins ; toutefois, il ne nous est resté aucune disposition de son temps qui ait modifié l’organisation féodale en Brabant. La rébellion des Berthout constitue un fait important, mais dont l’histoire officielle n’est pas suffisamment connue. Il règne aussi beaucoup d’obscurité au sujet des rapports du duc avec ses boursceoisies. Tout autorise à croire que Godefroid se montra favorable au développement des villes. Les Bruxellois, que l’on considérait déjà à cette époque comme des » hommes à la tète dure et obstinés dans leurs sentiments « , virent leurs échevins intervenir, en 1179, au contrat de mariage du duc Henri Ier. A Louvain, dont le premier mur d’enceinte date de 1161 et où le château ducal fat reconstruit, en 1177, Godefroid III affecta de dater ses chartes d’une publica curia, c’est-à-dire d’un plaid tenu ouvertement. Anvers était florissant et libre : un acte de l’an 1186 parle d’un échange conclu par la » république anversoise tout entière « , et une charte de Philippe d’Alsace atteste l’existence d’une keure (electio), servant de base aux décisions des échevins de cette ville.
Des concessions nouvelles vinrent hâter les progrès que le tiers état avait faits en Brabant. De concert avec le roi Conrad, Godefroid établit dans le bourg de Mont-Saint-Guibert une foire ou marché ; vers l’année 1159, le duc confirma cette concession en octroyant aux bourgeois une exemption complète du droit de morte-main. En 1160, les lois et les coutumes de Louvain furent données au village de Frasnes, où l’abbaye d’Afflighem avait un prieuré, et à celui de Baisy, que le même monastère venait de prendre à ferme de celui de Saint-Hubert, en Ardenne.Le 3 août 1168, le duc confirma aux bourgeois de Tirlemont leurs privilèges et, en particulier, la liberté civile, c’est-à-dire la libre disposition de leurs biens, de telle sorte qu’après la mort de l’un des deux conjoints, son avoir était partagé entre le survivant et les héritiers directs du défunt, sans que le duc pût profiter de l’occasion pour leur extorquer de l’argent. En 1187, afin de permettre à la ville de Gembloux de se relever de ses ruines, Godefroid III et son fils en renouvelèrent formellement les franchises et y abolirent de nouveau pour les bourgeois la morte-main, qui, supprimée une première fois, avait été rétablie abusivement. Enfin, le premier de ces princes ouvrit une nouvelle ère de prospérité pour la Campine septentrionale en y fondant, aux lieux où l’on ne voyait que le village d’Orthen, entouré de bois, une ville qu’il gratifia de grandes libertés et qui prit le nom de Bois-le-Duc (en flamand ’s Hertogenbosch, en latin Silva ducis). Le souvenir de ce fait important a été conservé par le chronogramme : GodefrIdVs dVX de sILVa jeCIt oppidVM, qui rappelle l’année 1184.
Faut-il s’étonner si les ducs de Brabant comptèrent dans les pays voisins de nombreux partisans de leur politique? Non. On s’explique facilement pourquoi les bourgeois de Nivelles, voyant leur ville livrée à l’anarchie parce que l’abbesse y laissait vacant l’emploi de maire, appelèrent, pour remédiera cette triste situation, le duc, leur avoué, qui institua dans cette ville, pour la seconde fois, une paix d’après laquelle tous les habitants seraient jugés. Plusieurs documents, par malheur tous sans date, mais qui doivent appartenir à la seconde moitié du xiie siècle, constatent l’existence à Nivelles d’une commune jurée, qui y était en lutte avec le clergé au sujet de ses droits.
Les chartes en faveur des monastères et d’autres établissements religieux ne sont pas moins nombreuses du temps de Godefroid III que du temps de Godefroid Ier. Il est à remarquer, toutefois, que le duc usurpa plus d’une fois des biens appartenant au clergé ; c’est ainsi qu’après s’être saisi une première fois du domaine de Littoyen, propriété du prieuré de Meerssen, il s’en empara une seconde fois, en 1158, le garda deux ans, et ne le restitua que sur l’ordre formel de l’empereur et à l’invitation de l’archevêque de Cologne et de l’évêque de Liège. Il fallut également un bref du pape Alexandre III (daté du 15 août 1168 ou 1169) pour qu’il restituât aux hospitaliers de Jérusalem un bien appelé Bechehem, situé dans le diocèse de Liège.
Mais, en général, Godefroid III se montra très bienveillant pour les ecclésiastiques. C’est de son temps (en 1147) que date la fondation de la célèbre abbaye de Villers, de l’ordre de Cîteaux ; c’estalors aussi(en 1173), que le prieuré de Vlierbeek devint une abbaye indépendante decelle d’Afflighem. Les habitants des domaines de plusieurs corporations religieuses furent déclarés exempts d’exactions de toute espèce, entre autres les sujets du chapitre de Saint-Gomar, de Lierre ; ceux de l’abbaye d’Afflighem, ceux du monastère de Forêt, etc. Dans d’autres occasions, Godefroid réprima les torts que quelques-uns de ses vassaux causèrent aux abbayes.
Il ne faut pas omettre de constater que le Brabant ne fut pas exempt de discordes religieuses. L’hérésie des Cathares y compta plus d’un adhérent, entre autres le prêtre Jonas, qui disputa à l’abbé de Jette, Hildebrand, la possession de l’autel de Petit-Heembeek et Neder-Heembeek, et fut condamné comme hérétique dans un synode tenu de 1153 à 1156. Quelques années après, lorsque la papauté et l’empire entrèrent en lutte, le duo resta attaché à la cause des Hohenstaufen, et le clergé se partagea longtemps entre les antipapes protégés par Frédéric Barberousse et les chefs légitimes de la catholicité.
Sigeberti Auctarium Affligemense. — Gisleberti chronica Hannoniœ. — Butkens, Trophées de Brabant, t. I, p 118 et suivantes. — Ernst, Histoire du Limbourg, t. III. — Henne et Wauters, Histoire de Bruxelles, t. I, p. 35. — Wauters, Histoire des environs de Bruxelles, t. II, et Libertés communales, t. II, p 504, 518, etc.