Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/AGATHON (d’Athènes)

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Texte établi par Michaud, A. Thoisnier Desplaces (Tome 1p. 217-218).

AGATHON (d’Athènes), l’un des premiers poëtes dramatiques du siècle de Périclès, partagea la faveur des Athéniens avec Euripide, dont il fut l’émule et l’ami. Jeune encore, il remporta le prix du concours tragique, et ce fut pour célébrer les succès de sa muse qu’il donna dans sa maison ce fameux banquet où se trouvèrent réunis Socrate, Alcibiade, Aristophane, Phèdre, et qui a fourni à Platon le sujet et le titre d’un de ses dialogues. La beauté d’Agathon était proverbiale chez les Grecs ; Socrate lui-même ne l’appelait que le bel Agathon. Aristophane confirme cet éloge, mais il lance en même temps les traits les plus sanglants contre ses mœurs efféminées et ses débauches. Dans les Thesmophories, les femmes, irritées des déclamations d’Euripide contre leur sexe, vont se réunir dans le temple de Cérès et Proserpine pour délibérer sur les moyens de perdre leur ennemi. Euripide, effrayé, prie Agathon de se déguiser en femme, de se glisser dans le thesmophorion, où son sexe ne court aucun risque d’être reconnu, et de prendre sa défense. Au moment où Agathon parait sur la scène, Mnésilochus l’apostrophe ainsi : « D’où vient cet efféminé ? quelle « est sa patrie ? son vêtement ? Que signifie cette vie « désordonnée ? cet instrument de musique avec cette « robe couleur de safran ? cette lyre avec ce réseau ? « cette fiole de gymnase avec cette ceinture ? Quel « étrange contraste ! comment allier une épée avec un « miroir ? Toi-même, jeune enfant, qui es-tu ? un « homme ? Mais où en est la preuve ? le manteau ? « l’épaisse chaussure ? Serais-tu femme ? alors où est « ta gorge ? Eh bien, tu te tais ? Au reste, si tu refuses « de le dire toi-même, ta voix te fait assez connaître. « — Mon costume, répond le poëte, est conforme aux « pensées qui m’occupent : un poëte doit prendre le « ton des sujets qu’il traite. Ses pièces roulent-elles « sur des femmes, sa personne doit reproduire leurs « habitudes et leurs mœurs. » Ses pièces ne nous sont pas parvenues ; il ne nous en reste que des titres et de courts fragments, conservés par Aristote et Athénée : nous ne savons si l’on doit beaucoup regretter cette perte. La poésie d’Agathon portait l’empreinte fidèle de son caractère ; tous les témoignages sont unanimes à cet égard. Avec lui le drame descend de cette hauteur idéale où l’avaient porté le génie de Sophocle et d’Eschyle ; la muse tragique, uniquement préoccupée du désir d’émouvoir et de flatter les sens, achève d’oublier ces accents mâles et graves, ce ton élevé et ferme, ces élans sublimes que lui inspiraient, dans sa jeunesse et dans sa virilité, la religion, le patriotisme et l’amour de la vertu. Au reste, cette dégradation de l’art était la conséquence inévitable de la dégradation des mœurs et des caractères : la génération sensuelle, corrompue, sceptique, polie, frivole et vaniteuse, qui avait, remplacé la génération héroïque représentée par Miltiade, Aristide et Thémistocle, avait, dans Euripide, dans Agathon, deux interprètes fidèles et agréables de ses mœurs, de ses sentiments et de ses idées. Les pièces d’Agathon devaient justifier l’accusation que Platon porte contre les poëtes tragiques, quand il dit « qu’ils livrent l’homme à l’empire des pas« sions ; » un l’amour sensuel et voluptueux en était le sujet ordinaire et principal : « Quelle douce et voluptueuse « mélodie, s’écrie Aristophane, plus tendre « et plus lascive que tous les baisers ! Tous mes « sens ont tressailli de plaisir. » Telles étaient les impressions que laissaient dans l’âme les vers de l’ami d’Euripide. Formé à l’école des sophistes, il prodiguait les maximes et les subtilités. Le discours que Platon lui met à la bouche, dans le Banquet, est rempli d’ornements apprêtés, d’antithèses et de jeux de mots. À l’exemple d’Euripide, il cherchait à engager l’art dans des voies nouvelles ; ce fut lui qui, le premier, choisit ses sujets en dehors des traditions mythologiques, et donna à ses personnages des noms imaginés. « Il existe, dit Aristote (Poétique, « liv. 7), des pièces où pas un mot n’est « connu, comme dans la tragédie d’Agathon qu’il « a appelée la Fleur, et elles ne laissent pas de faire « plaisir. » Plus loin, l’auteur de la Poétique lui reproche d’avoir manqué à la simplicité de l’action dramatique, en faisant de la tragédie un tissu épique, c’est-à-dire un tissu de plusieurs fables. Ce fut sans doute pour se justifier d’avoir multiplié dans ses cadres les événements étranges et extraordinaires, qu’il inventa cette maxime : « Il se passe chez les hommes bien des choses invraisemblables. » À ses yeux, la perfection de l’art consistait dans la vivacité et la vérité de l’imitation. C’est ainsi qu’à toutes les époques de décadence on a vu se former des écoles réalistes qui pensent répondre a tout avec ce seul argument : cela est dans la nature. Aristophane, avec son ingénieuse et spirituelle bouffonnerie, se moque, en plusieurs endroits, des ressorts compliqués et des moyens tout matériels auxquels ce poëte avait recours pour exciter l’intérêt ou la curiosité, et amener le pathétique ; dans les Fêtes de Cérès, il annonce ainsi sa présence sur la scène : « Agathon s’avance dans sa machine. » Une altération plus grave que lui attribue Aristote, et qui a, plus que toutes les autres, contribué à précipiter l’art tragique sur la pente ou l’avait placé Euripide, c’est d’avoir rendu le chœur entièrement étranger à l’action, en donnant le premier l’exemple, de ne plus composer de chants exprès pour ses pièces, mais d’emprunter à d’autres ouvrages des morceaux de poésie sans rapport avec le sujet du drame, et de les insérer dans les entractes, « comme si nous prenions aujourd’hui des chansons de l’opéra pour faire les intermèdes du Cid[1]. » Grotius a rassemblé, dans son Recueil de fragments des tragiques et comiques grecs dont les ouvrages sont perdus, quelques vers d’Agathon, qu’il a recueillis dans Aristote et dans Athénée. C. W-r.


  1. Dacier, Remarques sur le Poétique d’Aristote.