Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/PALSGRAVE (Jean)

La bibliothèque libre.
Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843
Tome 32 page 54 à 56

PALSGRAVE (Jean)


PALSGRAVE (Jean), né à Londres vers 1480, est l’auteur de la plus ancienne grammaire française imprimée que l’on connaisse. Il la publia en anglais, au commencement du 16e siècle. Ce grammairien apprit les éléments des lettres dans sa ville natale, ceux de logique et de philosophie à l’université de Cambridge, et vint ensuite à Paris, où il employa plusieurs années à l’étude des sciences. Il y prit le degré de maître es arts, et se perfectionna tellement dans la connaissance de la langue française, qu’il fut choisi, en 1514, pour l’enseigner à la sœur de Henri VIII, la princesse Marie, qui devait épouser Louis XII. Ce roi étant mort trois mois après son mariage, Palsgrave revint avec la reine en Angleterre, donna des leçons de français à plusieurs seigneurs, obtint un riche bénéfice et fut nommé par Henri VIII l’un de ses chapelains ordinaires. En 1531, il demeura quelque temps à l’université d’Oxford en qualité d’agrégé, après avoir pris le degré de maître es arts comme à Paris, et de plus celui de bachelier en théologie. À cette époque la langue française, quoique bannie des procédures judiciaires en Angleterre depuis 1362, et des actes du parlement depuis le commencement du règne de Henri VII, continuait d’être employée dans les écrits des jurisconsultes, et n’avait point cessé d’être en faveur auprès de la noblesse. Ce ne fut

cependant bientôt qu’un jargon barbare, moitié ancien français, moitié anglais, comme le prouvent des écrits de J. Perkins et de J. Rastall fils, publiés en 1567 et en 1572. Cette décadence s’était opérée dans l’espace d’un siècle ; car le chancelier Fortescue, contemporain de Palsgrave, et qui avait composé en France, en 1463, son ouvrage sur les lois d’Angleterre, prétend, au chapitre 18, que notre langue s’était mieux conservée dans son pays, parce qu’elle était une langue écrite plutôt qu’une langue parlée. Henri VIII et ses ancêtres, ainsi que les seigneurs anglais, étaient dans l’usage de confier à des hommes habiles le soin d’enseigner notre langue. Sous le règne seul de ce roi et ayant l’année 1530, Gyles Dewes, son maître de français, Alex Barclay et Petrus Vallensis, pour mieux s’acquitter d’une semblable commission, composèrent sur la langue française des traités qui sont restés manuscrits. Palsgrave, chargé, de même que Gyles Dewes, par Charles Brandon, duc de Suffolk, d’écrire sur ce sujet, prit pour modèle la grammaire grecque de Théod. Gaza, et profita des travaux de ses devanciers que nous venons de nommer. Son ouvrage, d’abord divisé en deux livres, traitant, l’un de la prononciation, et l’autre des neuf parties du discours, imprimé par R. Pynson, fut offert au duc de Suffolk et à son épouse la reine Marie. Ces augustes protecteurs, dont il instruisait le fils, le duc de Richmond, dans la langue française, l’engagèrent à présenter son livre à Henri VIII. Il est permis de conjecturer que Palsgrave suspendit la distribution ou du moins la vente de ce premier travail pour le rendre plus digne de son souverain par l’addition d’un troisième livre. Celui-ci, qui est le plus considérable, n’offre que le développement du second avec des tables ou dictionnaires des mots de quelques parties du discours. L’ouvrage, précédé d’une dédicace à Henri VIII et augmenté d’une introduction, fut achevé d’imprimer par J. Haukyns, et parut le 18 juillet 1530, sous ce titre : Lesclarcissement de la langue francoyse, compose par maistre Jehan Palsgrave, angloys natif de Londres, et gradue de Paris, avec cette épigraphe Neque luna per noctem, M. D. X.X.X., petit in-fol. goth.r en anglais, de 1134 pages ou 567 feuillets, en deux séries, compris les feuillets des pièces préliminaires. On pourrait croire qu’il y a une lacune à la fin du premier livre, entre les feuillets XXIV et XXXI, et que la signature L manque à la fin du second. Mais M. W. Collins, libraire de Londres, s’est assuré que tous les exemplaires sont semblables. Cet ouvrage est très rare et peu connu en France (1)[1]. Plusieurs biographes et

bibliographes se sont trompés dans sa description ; c’est ce qui nous a obligé d’entrer dans d’assez longs détails. Il faut ajouter aux sept exemplaires cités par Dibdin, et dont il indique les possesseurs Ames’s typogr., antiq’., t. 3, p. 367), celui de lord Haddington, pair écossais, et celui de la bibliothèque Mazarine, à Paris. On découvre une grande sagacité dans les remarques du grammairien qui entreprit, quoique étranger, de débrouiller le chaos de notre langue encore dans l’enfance : il en a perçu le génie, les formes et les avantages, et a fait preuve de goût en prenant ses exemples non-seulement dans un manuscrit du roman de la Rose, dont les éditeurs, suivant lui, n’avaient point assez conservé l’originalité, mais encore dans les écrits d’Alain Chartier, de le Maire de Belges et de Melin de St-Gelais. Geoffroy Tory avait indiqué déjà, en 1526, sans que Palsgrave en eût connaissance, ces trois derniers auteurs parmi un grand nombre d’autres actuellement oubliés, à celui qui entreprendrait de rassembler les règles de notre langue, qu’il regrettait de voir se dénaturer de jour en jour. Le premier livre sur la prononciation est curieux, mais moins complet que ce qu’ont écrit vers ce temps Jacq. Dubois et Théod. de Bèze. Quoique Palsgrave se pique d’enseigner à prononcer comme les habitants des pays situés entre la Seine et la Loire, on s’aperçoit qu’il figure de temps en temps une prononciation anglo-normande et romane ancienne. C’était sans doute un reste de la prononciation usitée dans les siècles précédents. Indépendamment de plusieurs causes de même nature, Henri III, comme on sait, avait possédé la Normandie et la Guienne, et avait épousé Eléonore de Provence, qui, avec les nobles de sa suite, apporta à la cour d’Angleterre la langue provençale, qui avait été la plus polie des langues modernes. Il faut ajouter que Palsgrave avait eu communication d’une introduction à la manière de prononcer et d’écrire le français, manuscrit d’Alexandre Barclay, et d’un autre ouvrage analogue écrit plus de cent ans avant l’Eclaircissement. L’auteur de ce dernier manuscrit peut, dit Palsgrave, avoir eu connaissance d’autres écrits composés dans le temps où il était ordonné d’apprendre aux enfants le français en même temps que l’anglais, ce qui indiquerait une époque voisine de la conquête. L’orthographe des anciens statuts du parlement atteste encore le mélange qui a existé des deux prononciations anglo-normande et romane ancienne. La figure de l’accent aigu a été employée pour la première fois par Palsgrave et non par Jacq. Dubois (voy. MEIGRET). Palsgrave reprend la prononciation des Parisiens, qui disaient déjà comme du temps de Th. de Bèze, en 1584, Pazisiens, Mazie. La prononciation du mot chaise a seule prévalu ; on disait autrefois chaicre. Il y a encore dans ce premier livre un renseignement utile pour l’histoire de notre langue. Avant la publication de l’Eclaircissement, et par conséquent plus de dix ans avant la fameuse ordonnance de François Ier, Palsgrave nous apprend qu’on n’était admis à remplir aucune charge si l’on ne savait la langue française. Elle avait déjà triomphé des patois wallon, picard, liégeois, ardennois et autres, qui tous, dit Palsgrave, conservaient beaucoup de la prononciation du wallon ou roman. Ce triomphe était dû principalement à ce que beaucoup de traductions d’auteurs latins et quelques-unes d’auteurs grecs, entreprises par les ordres de nos rois depuis Charles V jusqu’à François Ier, avaient été écrites ou imprimées dans la langue parlée entre la Seine et la Loire, et que Palsgrave appelle la langue française parfaite. On doit s’attendre à trouver dans cette grammaire un grand nombre de locutions barbares, beaucoup de diffusion ; mais les tables ou dictionnaires du troisième livre peuvent être encore utiles aux lexicographes pour déterminer la signification des mots anciens. M. Jamieson en a profité pour son dictionnaire étymologique écossais, Edimbourg, 1808, 2 vol. in-4o. A l’époque où Palsgrave écrivait, et où l’on pouvait croire comme lui à l’influence du nombre ternaire sur la prononciation des mots, sur la construction des phrases, il était impossible de mieux réussir : le temps n’était pas encore venu d’avoir une bonne grammaire : la langue n’était point fixée ; et Jacques Dubois, qui publia en latin la sienne, qu’il regardait comme la première, laisse aussi beaucoup à désirer. Nulla, dit-il, quod sciam, de sermonis gallici proprietate, scripta in hune usque diem aut vidi, aut a quoquam visa audivi (Jac. Sylvii in Ling. Gall. Isagoge, p. 119, Paris, R. Estienne, in-4o, publié le 7 des ides de janvier 1531, c’est-à-dire six mois après la grammaire de Palsgrave). Au surplus, cette priorité est un hommage rendu à notre littérature, qui, de l’aveu même de nos voisins, a beaucoup contribué dans le 15e siècle à polir et à enrichir leur langue. C’est une chose assez remarquable, pour le dire en passant, que la première grammaire française connue et la grammaire de Levizac, regardée généralement comme l’une des meilleures de celles que nous possédons actuellement, aient été composées de l’autre côté de la Manche et pour l’usage des Anglais. En comparant les deux méthodes de Palsgrave et de Jacq. Dubois, on trouve que celui-ci n’a point traité, comme son prédécesseur, de l’article dans un chapitre séparé, et qu’il a calqué ses règles sur celles de la langue latine, moins analogue que la grecque avec les formes de la nôtre. On a cru trop longtemps en France que la langue latine était seule propre à faire connaître les principes du français. Ce ne fut que plus d’un siècle après ces deux grammairiens, et lorsque de nombreux essais eurent été publiés, que les solitaires de Port-Royal, et Wallis avant eux, purent donner à leur nation une grammaire raisonnée. Palsgrave annonce dans plusieurs endroits de son ouvrage un vocabulaire français pour traduire nos auteurs, et un livre de proverbes, qui ni l’un ni l’autre n’ont été imprimés. Quelques bibliographes parlent d’un recueil de ses lettres latines qui n’a point été imprimé non plus. Il a seulement publié, outre sa grammaire, une traduction ou paraphase mot à mot en anglais d’une pièce composée en latin, sur le sujet de l’Enfant prodigue, par G. Fullonius ou le Foulon, et représentée en 1529, devant les bourgeois de la Haye ; elle est intitulée The Comedye of Acolastus, 1540, in-8o (voy. FOULON). Ce volume, fort rare, est tellement recherché des bibliophiles anglais, qu’il s’est adjugé, dans des ventes faites à Londres, à des prix équivalant de 300 à 600 fr. Palsgrave mourut vers 1554.

B-R j.


  1. (1) Une réimpression du livre de Palsgrave, accompagnée d’une introduction étendue, fait partie des Documents inédite publiés par le ministre de l’instruction publique ; elle a paru en 1850 et forme 1 volume in-4o de 1136 pages. On y a joint un autre ouvrage de la même époque et du même genre, l’Introduction à la lecture et à la connaissance de la langue française, écrite en anglais par Gilles Dewes (du Guet), et dont on ne connaît que deux ou trois exemplaires (Londres, sans date, vers 1532). M. Magnin avait fait, au nom du comité des publications historiques, un rapport intéressant sur le projet de réimprimer le travail de Palsgrave (voy. le Journal des savants, février 1849), et M. Wey, dans son Histoire des variations de la langue française, a donné de longs détails sur l’Esclarcissement. Ce livre est d’autant plus curieux qu’il contient de nombreuses citations puisées dans les anciens écrivains français, tels que Froissart, Alain Chartier, Guillaume Alexis, Gaston Phœbus. Il ne descend pas plus bas qu’Octavien de St-Gelais, qu’il affectionne particulièrement. BR-T.