Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/SAXE (MAURICE, comte de)

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Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843
Tome 38 page 156 à 161

SAXE (Maurice, comte de)


SAXE (Maurice, comte de), l’un des guerriers les plus illustres du 18e siècle, naquit à Dresde, le 19 octobre 1696. Il était né des amours d’Auguste II, électeur de Saxe, roi de Pologne, et de la comtesse Aurore de Kœnigsmarck, qui était issue d’une des premières familles de Suède. Le jeune Maurice, élevé dans tous les exercices militaires, n’avait pas encore douze ans qu’on le vit arriver à pied au camp des alliés devant Lille. Le roi Auguste servait a ce siège comme volontaire : il confia son fils au comte de Schulembourg, général de ses troupes (voy. SCHULEMBOURG). Maurice fit donc ses premières armes contre la France et dans les mêmes champs où il devait un jour combattre si glorieusement pour elle. L’année suivante (1709), il fut employé au siége de Tournai : il y eut un cheval tué sous lui, et son chapeau fut percé d’une balle. À la bataille de Malplaquet, on vit un enfant de treize ans conserver son sang-froid au milieu du plus effroyable carnage. Le roi Auguste l’envoya servir contre les Suédois, et lui donna le commandement d’un régiment de cavalerie. Ce régiment ayant été détruit, Maurice retourna en Saxe pour le recruter. Quoiqu’il n’eût encore que quinze ans, sa mère profita du retour inopiné de ce fils chéri pour lui faire épouser l’héritière des comtes de Loben, qui était à peu près du même âge. La guerre civile qui se faisait en Pologne appela Maurice dans ce royaume pour y soutenir les droits d’Auguste II contre les confédérés. C’est dans cette campagne que, cerné à l’improviste dans le village de Craknitz, il y fit, à la tête d’une poignée de soldats et de valets, une défense si vigoureuse, qu’elle fut unanimement comparée à celle que Charles XII venait de faire à Bender. Le comte de Saxe ne tarda pas à voir s’accomplir un vœu qu’il formait depuis longtemps : il était dans l’armée qui assiégeait Stralsund, que ce prince célèbre défendait en personne. « J’ai eu enfin la satisfaction, écrivait-il au roi son père, de me trouver face à face avec Charles XII ; je l’ai vu habillé comme un de ses soldats, et se battant plus bravement qu’aucun d’eux. » Maurice revint a Dresde (1716) et trouva sa femme accouchée d’un fils qui ne vécut point ; c’est le seul enfant qu’il ait eu de son mariage. Un ministre tout-puissant s’étant permis une injustice à son égard, Maurice de Saxe alla porter plainte au roi ; mais dans des termes si peu mesurés, qu’il attira sur lui la colère du monarque. Il prit la fuite et ne reparut que lorsque sa mère eut obtenu son pardon ; mais ne pouvant rester en repos, il courut en Hongrie se ranger sous les drapeaux du prince Eugène. Ce grand capitaine assiégeait alors Belgrade. Le comte de Saxe trouva près de lui le comte de Charolais et le prince de Dombes. On croit que c’est dans la société de ces princes français qu’il prit du goût pour leur nation. Revenu de nouveau à Dresde, après la campagne de Turquie, la vie de cour lui devint à charge. Il était extrêmement galant, et la comtesse sa femme extrêmement jalouse. Il partit brusquement pour Paris et fut présenté au duc d’Orléans, régent, par les deux princes qu’il avait connus à l’armée de Hongrie. Le régent lui proposa d’entrer au service de France avec le grade de maréchal de camp (1720). Le jeune comte accepta sous la condition toutefois qu’il irait demander l’agrément du roi son père. Il profita de ce voyage en Saxe pour faire prononcer son divorce, et revint en France, où il prit le commandement du régiment allemand de Greder. Il s’appliqua à dresser ce corps d’après la théorie particulière qui il s’était déjà formée. En même temps, il étudiait les mathématiques et l’attaque des places. Il rechercha la conversation du chevalier Folard. C’est à cette époque que ce tacticien célèbre fit paraître son Commentaire sur Polybe (voy. FOLARD). On relit aujourd’hui avec curiosité ce qu’il y dit du jeune Maurice : « Il faut exercer les troupes à tirer selon la méthode que le comte de Saxe a introduite dans son régiment, méthode dont je fais un très-grand cas, ainsi que de son inventeur, qui est un des plus beaux génies pour la guerre que j’aie connus : ou verra à la première guerre que je ne me trompe point dans ce que j’en pense. » Il faut observer que ceci fut écrit en 1731, c’est-à-dire vingt ans avant que le comte de Saxe eût atteint le sommet des dignités et de la gloire militaires. Maurice semblait avoir renoncé pour toujours à son pays natal, lorsqu’on le vit prendre la route du Nord, sous prétexte d’y faire valoir ses prétentions à des biens qui lui venaient de sa mère. On ne tarda point à apprendre le motif réel de ce voyage. La protection du roi Auguste lui avait fait concevoir l’espérance d’être élu duc de Courlande. Il vit à Mitau la duchesse douairière Anne Iwanowna, fille du czar Pierre le Grand. Cette princesse laissa paraître un penchant fort décidé pour le jeune comte ; elle lui promit de l’épouser s’il parvenait à se faire nommer duc, et elle mit tout en œuvre pour obtenir son élection, qui eut lieu malgré tous les obstacles. Mais il avait des concurrents, et la czarine Catherine Ire se déclara contre lui. Elle donna l’ordre au prince Meutzikoff de l’attaquer dans Mitau. Le comte de Saxe résolut de s’y défendre : ce fut alors que la célèbre actrice Lecouvreur, qui l’aimait, fit le sacrifice de ses pierreries et de ses bijoux pour lui envoyer une somme de quarante mille francs. Le prince Mentzikolf tenta de le faire enlever par surprise : le héros saxon se défendit encore dans son palais, à la Charles XII, comme il le manda à Paris ; et les Russes se retirèrent. Mais ses ennemis lui suscitèrent bientôt d’autres difficultés : la diète de Pologne le somma de comparaître, en vertu de ses droits de suzeraineté. Il s’y refusa fièrement : la diète signa sa proscription. Le nouveau due ne s’en émeut pas : il ordonne à ses sujets de le secourir de leurs personnes et de leurs biens. Le roi son père lui signifie qu’il faut renoncer au duché de Courlande : il répond respectueusement qu’il n’y renoncera pas. Une phrase de cette réponse ne doit pas être omise dans un ouvrage français : « J’occupe un emploi distingué dans les armées du roi très-chrétien, où la lâcheté et la trahison ne souffrent ni interprétation ni déguisement. » Ne trouvant point sur la terre ferme une position où il pût soutenir une attaque régulière, il passe dans la petite île d’Uxmaïs, près Guldingen, et il y amasse des munitions et des vivres. Mais abandonné successivement par tous les siens, et le nombre des Russes grossissant chaque jour, il crut devoir songer à mettre sa personne en sûreté. Il ne rapporta de cette expédition aventureuse que son diplôme d’élection, qu’il conserva toute sa vie, et qu’il ne voulut jamais rendre, quelque séduisantes que fussent les offres qui lui furent faites à ce sujet. Mais à peine de retour en France, la duchesse douairière de Courlande le pressa de revenir près d’elle. Il céda à son invitation (1728), et il feignit quelque temps de répondre à sa tendresse. Une aventure d’un genre comique vint tout à coup détruire les illusions de la princesse. Son infidèle amant avait distingué parmi ses filles d’honneur une jeune personne d’une beauté rare et d’un cœur fort tendre. Il allait la prendre tous les soirs à sa fenêtre, et la faisait rentrer chez elle avant le jour par le même chemin. Une nuit, où il avait tombé beaucoup de neige, il la portait sur ses épaules : il rencontre une vieille femme qui tenait une lanterne ; cette femme s’effraye et crie. Le comte de Saxe veut éteindre la lanterne d’un coup de pied, l’autre pied lui manque ; il tombe avec sa charge par-dessus la vieille, qui redouble ses cris. Le factionnaire accourt, la garde survient, tous les acteurs de cette étrange scène sont reconnus. La duchesse ne veut plus entendre prononcer le nom du perfide Maurice. La suite des événements fit voir ce qu’il avait perdu en perdant le cœur de la duchesse. Elle ne tarda pas à monter sur le trône de Russie (voy. ANNE IWANOWNA), et il est très-probable qu’elle y eût fait asseoir le comte de Saxe à côté d’elle. Ayant perdu cette même année la comtesse de Kœnigsmarck sa mère, il reprit le chemin de la France, qui jouissait alors d’une paix profonde. Son inaction lui pesait. On vit avec surprise le duc de Courlande s’occuper de la construction d’une machine qui devait faire remonter les bateaux de Rouen à Paris. Bientôt il alla entreprendre en Saxe des travaux plus dignes de lui : accompagné du chevalier Folard qu’il avait beaucoup vanté au roi son père, il ajouta plusieurs ouvrages aux fortifications de Dresde. Auguste II cessa de vivre à cette époque même (1733) ; le comte de Saxe donna des marques d’une profonde douleur. Le prince royal, son frère consanguin, lui témoigna un attachement sincère et lui fit des offres brillantes. Mais la France s’apprêtait à combattre l’Autriche : Maurice courut à Versailles solliciter du service. Il fut envoyé à l’armée du Rhin, que commandait le maréchal de Berwick : on y voyait cinq princes du sang. Le comte de Saxe se distingua par plusieurs actions d’éclat au siège de Philipsbourg. Quoique revêtu du grade de maréchal de camp, lorsque son régiment était de tranchée, il voulut toujours le commander comme simple colonel. Le prince Eugène s’était avancé pour inquiéter le siège : le Comte de Saxe, chargé d’une reconnaissance, tombe au milieu d’un régiment de hussards et tue de sa main leur commandant, au moment où cet officier lui assénait un coup de sabre qui lui eût ouvert la tête sans la calotte de fer qu’il avait coutume de porter. Les deux campagnes suivantes lui fournirent de nouvelles occasions de se signaler. Nommé lieutenant général à la paix de 1736, il témoigna un vif désir de revoir la Saxe. Son véritable motif était de renouveler ses efforts pour faire valoir ses droits au duché de Courlande, dont il avait la faiblesse de ne pouvoir détacher sa pensée. Déçu encore cette fois, il revint en France et sembla vouloir se consacrer tout entier à l’étude de l’art de la guerre. C’est à cette époque (1738) qu’il retoucha, augmenta et finit l’ouvrage modestement intitulé Mes rêveries, et dont six années auparavant il avait jeté l’ébauche en treize nuits. Le moment arriva d’en faire l’application : la mort de l’empereur Charles VI fut suivie d’un embrasement général. Louis XV envoya en Bohème une année commandée par le maréchal de Belle-Isle. L’aile gauche fut mise sous les ordres du comte de Saxe. Chargé de l’investissement de Prague (1741), au bout de quelques, jours il prit d’assaut cette importante place. Il a tracé de sa propre main tous les détails de cette brillante expédition, dans une lettre adressée à son ami le chevalier Folard. Il y rend une justice éclatante à la valeur et à l’intelligence du brave et modeste Chevert. Aussi humain qu’intrépide, Maurice mit tous ses soins à sauver la ville du pillage. Peu de temps après, il se porte sur Egra et enlève cette forteresse avec la même rapidité. C’est là qu’il reçut la nouvelle que des collatéraux avides allaient lui ravir des biens considérables situés en Livonie, et qui lui revenaient du chef de sa mère. Le roi lui envoie la permission de se rendre à St-Pétersbourg. L’impératrice Elisabeth l’accueille et lui promet justice. Il revole aussitôt sous les drapeaux français et prend le commandement de l’année de Bavière, où il déploya des connaissances profondes. Lorsqu’il reparut à la cour, Louis XV lui adressa les éloges les plus flatteurs et l’autorisa à lever un régiment de uhlans de 1,000 chevaux. Pendant son absence, le prince Charles de Lorraine avait obtenu des avantages si décisifs en Bavière que l’armée française dut se retirer jusqu’en deçà du Rhin : Le maréchal de Noailles chargea le comte de Saxe de la défense de l’Alsace. Ses dispositions prouvèrent qu’elle ne pouvait être confiée à de meilleures mains. Un ordre exprès du roi le manda tout à coup à Versailles : Louis XV lui révéla lui-même l’objet de la mission importante dont il voulait honorer sa valeur. Il s’agissait d’aider le prince Edouard, fils du prétendant, à reconquérir le trône de ses pères. Le comte de Saxe part pour Dunkerque ; mais à peine y est-il arrivé qu’une horrible tempête détruit une partie de son escadre : les restes en sont bloqués par une flotte anglaise. Maurice retourne à Versailles pour demander au roi de nouveaux ordres. Le monarque lui remet le bâton de maréchal de France (mars 1743). La guerre allait prendre un caractère plus imposant. Louis XV annonça son intention de se porter lui-même en Flandre, à la tête de 80,000 hommes. Le maréchal de Saxe reçut le commandement de la gauche de cette armée, destinée à couvrir les siéges que devait entreprendre le maréchal de Noailles sous les yeux du roi. Ce fut dans cette campagne de 1744 que Maurice commença à donner aux partis volants une importance inusitée. Trente-neuf jours avaient suffi pour soumettre les places de Menin, Ypres, la Knoke et Furnes, quand le roi apprit que le prince Charles était entré en Alsace. Il vola en personne au secours de cette province, et fut arrêté à Metz par la maladie cruelle qui faillit causer sa mort. Le maréchal de Saxe, laissé seul en Flandre, se retrancha derrière la Lys et, malgré les efforts d’un ennemi trois fois plus nombreux, il ne quitta point son quartier général de Courtrai. Il tint constamment les alliés en échec et conserva toutes les conquêtes qui avaient signalé l’ouverture de la campagne. Le maréchal en rendit la fin non moins belle aux yeux des gens du métier. Louis XV déclara qu’il se rendrait de nouveau à l’armée des Pays-Bas avec le Dauphin. Le commandement suprême fut donné au maréchal de Saxe ; mais dans quel moment lui était décerné cet honneur ! L’hydropisie minait ses forces ; mais rien n’était capable de l’arrêter dans une circonstance aussi importante pour sa gloire. Voltaire rapporte que l’ayant vu au moment de son départ, et lui ayant témoigné l’inquiétude que lui donnait la faiblesse de sa santé, le maréchal lui répondit : « Il ne s’agit pas de vivre, mais de partir. » Maurice, arrivé à Valenciennes le 15 avril 1745, se vit réduit, dès le 18, à recourir à la ponction. Le chef de son état-major, le matin même de l’opération, travailla pendant cinq heures avec lui et ne s’aperçut pas de la moindre altération sur son visage. Son activité n’en souffrit pas davantage. Dès le 30 du même mois, la tranchée était ouverte devant Tournai. Cependant l’envie s’agitait déjà autour du héros. Des officiers supérieurs osèrent dire que son mal influait sur son esprit. Le roi le sut, et le vengea d’une manière éclatante : « Monsieur le maréchal, lui dit-il devant tous les généraux de l’armée, en vous confiant le commandement de mes troupes, j’ai entendu que tout le monde vous obéit ; je serai le premier à en donner l’exemple. » Maurice ne pouvait plus dissimuler le dépérissement de sa santé. Il se vit obligé de se faire traîner dans une carriole d’osier, et ne monta à cheval que lorsqu’il entendit le canon des alliés qui s’approchaient pour faire lever le siège. La bataille de Fontenoy a été cent fois décrite ; on n’en retracera donc point ici les détails. Mais cent fois aussi on a reproché au maréchal de Saxe les charges de cavalerie si nombreuses, si décousues et si meurtrières qu’il ordonna contre la colonne anglaise, sans l’entamer. Il est aussi curieux qu’équitable d’entendre ce grand capitaine répondre lui-même à ce reproche :

« (1)[1] Tant que l’ennemi n’avait pas pris
« Fontenoy, ses succès dans le centre lui étaient
« désavantageux, parce qu’il manquait d’un point d’appui. Plus il marchait en avant, plus il exposait ses troupes à être prises en flanc par les Français, qu’il laissait derrière lui. Il était donc essentiel de le contenir par des charges réitérées, qui donnaient d’ailleurs le temps de disposer l’attaque générale, dont dépendait la victoire (2)[2]. »

Toutes les voix se sont réunies pour reconnaître le prodigieux effet des quatre pièces de gros calibre sur cette formidable colonne anglaise ; mais on n’est pas aussi bien d’accord sur le nom de celui qui donna l’heureuse idée de les employer (3)[3]. Voltaire et d’autres écrivains n’ont rien négligé pour en faire honneur au duc de Richelieu, qui tenait lui-même cette idée, a-t-on dit, du comte de Lally, si célèbre par sa fin tragique (voy. LALLY). Dès que la victoire fut assurée, le roi remercia le maréchal dans les termes les plus flatteurs et lui fit l’honneur de l’embrasser, en le pressant d’aller prendre quelque repos. Maurice en avait un besoin extrême : pendant toute la bataille, il avait tenu une balle de plomb dans sa bouche pour apaiser l’ardeur de sa soif, que l’hydropisie ne lui permettait pas de satisfaire. Louis XV lui donna pour le récompenser la jouissance du château de Chambord, avec quarante mille francs de revenu sur le domaine. Malgré son état de souffrance, le maréchal ne quitta point l’armée. Il termina cette brillante campagne par la prise d’Ath, et feignit de prendre ses quartiers d’hiver à Gand ; mais déjà il méditait un grand projet : c’était de s’emparer de la capitale des Pays-Bas par un coup de main hardi. Il se met en marche : personne, dans son armée même, ne soupçonnait où il la conduisait ; il fond tout à coup sur Bruxelles et l’attaque avec tant de vigueur, qu’au bout de quelques jours il force la place à se rendre. La capitulation fut signée par le prince de Kaunitz, qui joua plus tard un si grand rôle. Le vainqueur fut mandé à Versailles : depuis son camp jusque-là, sa route fut un triomphe continuel (1)[4]. Le roi et toute la famille royale le comblèrent de témoignages d’affection et d’estime. Quand il vint à l’Opéra, l’actrice qui, dans le prologue, jouait le rôle de la Victoire, lui offrit sa couronne, au milieu des transports du public. Avant de repartir pour l’armée, le maréchal de Saxe fut déclaré Français par des lettres de naturalité, Louis XV étant arrivé à Bruxelles le 4 mai 1746, le maréchal ouvrit aussitôt la campagne. Son plan était vaste : il voulait rejeter les alliés sur la rive droite de la Meuse, où le défaut de vivres devait les éloigner de Namur. L’armée que commandait le prince de Conti ayant été fondue dans la sienne, il exécuta de grandes et savantes manœuvres qui eurent tout l’effet désiré. Elles sont encore d’autant plus admirées des militaires qu’aucun général avant lui n’avait pu réussir à déposter son adversaire de la Méhagne. Cédant toujours le terrain a l’approche des Français, les alliés se déterminèrent enfin à les attendre dans l’excellente position de Rocoux, près de Liège. Le maréchal résolut de les en débusquer encore ; mais il ne se dissimulait pas les difficultés de l’entreprise. On peut en juger par l’ordre suivant qu’il envoya aux commandants des divisions : « Que les attaques réussissent ou non, les troupes resteront dans la position où la nuit les trouvera, pour recommencer au jour à se porter sur l’ennemi. » Quelques heures suffirent pour assurer la victoire (11 octobre 1746) : elle fut complète (2)[5]. Les alliés perdirent 8,000 hommes et 50 pièces de canon. Ils allèrent se retrancher sous le canon de Maestricht. Le vainqueur, après avoir pourvu à la sûreté de ses quartiers d’hiver, se rendit à la cour, qui était alors à Fontainebleau. Le roi le nomma maréchal général de ses armées : Turenne seul avait porté ce titre. Le mariage du Dauphin avec une princesse de Saxe jeta à cette époque mène, un nouveau lustre sur le héros saxon : il était, frère naturel d’Auguste III, père de la nouvelle Dauphine. Le retour de Louis XV à Bruxelles fut la signal de la campagne de 1747. En attendant l’arrivée du monarque, le maréchal de Saxe avait employé son aile gauche, sous les ordres du comte de Luwendahl, à occuper la Flandre hollandaise. Quant à lui, son objet principal était de forcer l’ennemi à lui abandonner les approches de Maestricht, dont il méditait la conquête. Une bataille devenait inévitable : elle eut lieu (2 juillet) à Laufeld. Les nombreuses difficultés du terrain la rendirent opiniâtre et meurtrière. Le maréchal se fit voir au milieu du plus grand feu. Il triompha enfin de la résistance du duc de Cumberland ; c’était la troisième grande bataille rangée qu’il gagnait sur ce prince, dans l’espace de deux ans. Peu de jours après ce nouveau triomphe, il écrivit une lettre très-détaillée au roi de Prusse Frédéric II. Le généralissime des armées françaises lui met sous les yeux toutes ses opérations, comme à un grand connaisseur dont il ose espérer l’approbation. Cette lettre est un monument. On y voit que le maréchal donne comme une chose tout à fait neuve les charges en fourrageurs qu’il fit exécuter dans cette dernière bataille par sa cavalerie, pour enfoncer l’infanterie ennemie, ce qui lui réussit complètement (1)[6]. La brillante prise de Berg-op-Zoom acheva de consterner les ennemis de la France ; ils firent des ouvertures de paix. Le maréchal de Saxe jugea que rien n’avancerait plus les négociations que de nouveaux succès ; en conséquence, il forma le projet d’attaquer Maestricht, seule place importante qui restât aux alliés sur la rive gauche de la Meuse. Mais il fallait passer ce fleuve pour opérer l’investissement, et l’entreprise offrait de grandes difficultés. Les instructions du maréchal à Lowendahl et à St-Germain attestent qu’il les avait toutes prévues. Après les plus habiles manœuvres, Maestricht est investi sur les deux rives, dès les premiers jours d’avril. La tranchée est ouverte sur-le-champ, et 120 bouches à feu foudroient la place. Peu de jours suffirent pour la réduire : la garnison, forte de 24 bataillons, en sort avec les honneurs de la guerre. Le lendemain, l’armistice est proclamé dans les deux armées. La paix étant définitivement conclue à Aix-la-Chapelle, le conquérant des Pays-Bas put enfin songer à se délasser de ses fatigues. Le roi lui permit de faire venir à Chambord son régiment de cavalerie légère ; et il lui concéda en toute propriété l’île de Tabago. Le maréchal se disposait à y envoyer des colons, lorsque l’Angleterre et la Hollande s’opposèrent fortement à cet établissement : il y renonça donc. Il mit à profit les loisirs de la paix pour se rendre à Berlin, afin d’y connaître personnellement le roi de Prusse. Frédéric lui fit un accueil des plus distingués (1749), et voulut même qu’on lui rendit les honneurs de prince souverain. « J’ai vu, écrivait-il à Voltaire, le héros de la France, le Turenne du siècle de Louis XV. Je me suis instruit par ses discours dans l’art de la guerre. Ce général parait être le professeur de tous les généraux de l’Europe. » Frédéric II lui a encore rendu hommage dans plusieurs passages de ses écrits, principalement dans l’Histoire de mon temps, où il a donné un aperçu des opérations de Maurice de Saxe. Le maréchal revint en France l’année suivante : il y menait la vie la plus conforme à ses goûts. Le roi lui avait fait construire à Chambord des casernes pour son régiment de uhlans. Cette troupe y était assujettie au service comme dans une place de guerre. Six canons et seize drapeaux qu’il avait enlevés aux ennemis de la France ornaient la cour et le vestibule du château. Les jours du héros étaient partagés entre les manœuvres, la chasse, la musique, et une foule d’essais mécaniques qui avaient tous un but d’utilité générale. Il faisait d’assez fréquents voyages à la Grange et aux Pipes, deux maisons de campagne qu’il possédait près de Paris. Sa santé s’était bien rétablie ; tout lui promettait encore un grand nombre d’années, lorsqu’une fièvre putride l’enleva, le 30 novembre 1750, à l’âge de 54 ans. Il mourut avec la fermeté qu’il avait tant de fois montrée dans les combats. Dès que le roi le sut en danger, il lui envoya Sénac, son premier médecin. « Docteur, lui dit le maréchal au moment d’expirer, la vie n’est qu’un songe ; le mien a été beau, mais il est court. » L’opinion s’était accréditée dans l’armée que le maréchal avait été tué en duel par le prince de Conti. On donnait pour motif de la querelle le ressentiment qu’avait conservé le prince du désagrément qu’il éprouva dans la campagne de 1746, où le roi lui avait ôté son commandement pour faire passer son corps d’armée sous les ordres du maréchal. Louis XV se montra vivement touché de la mort d’un guerrier qui avait jeté sur son règne un si grand éclat ; et la reine Marie Leczinska dit avec beaucoup d’à-propos qu’il était bien triste de ne pouvoir chanter un De profundis pour un homme qui avait fait chanter tant de Te Deum. Le culte luthérien, que professa toujours le maréchal de Saxe, empêcha qu’il eut une sépulture à St-Denis à côté de Turenne ; et le même obstacle ne permit pas qu’il fût décoré du cordon du St-Esprit. Louis XV lui fit du moins ériger, dans le temple de St-Thomas (1)[7], à Strasbourg, un magnifique mausolée qui est le chef-d’œuvre de Pigalle. Mais quel hommage plus éclatant fut jamais rendu à la mémoire de ce héros que celui de ces grenadiers français qui, partant pour l’armée, allèrent aiguiser leurs sabres sur sa tombe ? Le maréchal de Saxe était d’une taille élevée ; il avait les yeux bleus, le regard noble et martial. Un sourire agréable et gracieux corrigeait la rudesse qu’un teint basané et des sourcils noirs et épais auraient pu donner à sa physionomie. Sa force extraordinaire est devenue proverbiale : il partageait en deux un fer de cheval, et même un écu de six francs. Du plus gros clou il faisait un tire-bouchon, sans employer d’autre instrument que ses propres doigts. Courant un jour les rues de Londres à pied, il fut insulté par un des plus redoutables boxeurs ; il le saisit par un bras et le lança dans un tombereau de boue qui passait. Le peuple le couvrit d’applaudissements. Son cœur était humain, quoique son abord fût quelquefois sévère et brusque. Un lieutenant général lui proposait un jour un coup de main qui ne devait, disait-il, coûter qu’une vingtaine de grenadiers. « Une vingtaine de grenadiers ! s’écria le maréchal indigné ; passe encore si c’était des lieutenants généraux ! » Il aimait les femmes à l’excès : cependant il ne leur sacrifia jamais sa gloire. Elevé au milieu des camps, il n’avait pas eu le loisir de faire des études solides ; mais il devait à la lecture des connaissances très-variées : ses lettres et ses écrits en sont une preuve irrécusable. Il serait difficile, néanmoins, de dire à quel titre l’académie française voulait lui offrir un de ses fauteuils. Lui-même eut le bon esprit d’en être plus étonné que personne : et la lettre par laquelle il déclina cet honneur inattendu pouvait attester, par son orthographe, que le nouvel académicien eût rendu peu de services à la langue : « Ils veule me fere de la Cadémie ; sela miret comme une bage à un chas. » Après sa mort, cette compagnie littéraire proposa du moins son éloge pour un de ses prix annuels. Le prix fut gagné par Thomas, qui a assez bien apprécié le mérite réel de son héros (1)[8]. Le baron d’Espagnac, mort gouverneur des Invalides, et qui avait été attaché à l’état-major du maréchal de Saxe pendant toutes ses campagnes, en a donné une histoire qui pèche par l’excès contraire. Le style en est peu soigné, mais les faits y abondent, et ils sont décrits avec toute la précision que l’on pouvait attendre d’un témoin oculaire. Au reste, le maréchal a laissé lui-même un ouvrage où il se peint souvent au naturel ; ce sont ses Rêveries, 1757, 5 vol. in-4o, fig., traduit en anglais (voy. FAWCET). Ce serait abuser étrangement que de croire que l’auteur ajoutât foi lui-même à toutes ses assertions. On l’aurait souvent fort embarrassé, dit le prince de Ligne, si on l’eût pris eu mot. Il avait puisé une partie de cette théorie dans les entretiens du chevalier Folard, ardent zélateur de l’antiquité, qui prenait au pied de la lettre le mot fameux de Végèse : Deus legionem invenit. Mais, au milieu de toutes les Rêveries du maréchal de Saxe, les hommes du métier reconnaîtront toujours à certains traits un génie vraiment militaire. C’est ainsi, par exemple, que, devançant les temps, il déclare que l’enrôlement légal de toute la jeunesse d’un État est l’unique moyen d’obtenir des armées réellement nationales et à l’abri de la désertion. Tout ce qu’il conseille pour l’entretien de la santé du soldat fait autant d’honneur à son humanité qu’à la diversité de ses connaissances. On conserve à la bibliothèque de Strasbourg des lettres autographes du maréchal de Saxe (1)[9]. Pour les relations de ses campagnes. (voyez l’article ESPAGNAC). Le livre de M. Ed. de la Barre Duparcq : Maurice de Saxe. Biographie et maximes, Paris. 1851, in-8o. mérite d’être consulté.

S-v-s.


  1. (1) Entretien du marchal de Saxe avec le baron d’Espagnac, son historien, t. 2, p. 59 et 60.
  2. (2) Cette explication, donnée longtemps après l’événement, est loin de pouvoir satisfaire à toutes les objections. D’abord ces charges ne furent pas même ordonnées par le maréchal, mais par les chefs de corps qui les firent exécuter spontanément, sans ensemble, et lorsqu’il n’y avait réellement pour eux pas autre chose à aire que de fuir en désordre, ou d’attaquer ainsi avec gloire, mais sans espoir de succès. L’attaque définitive qui, après tant de pertes et de revers, fit enfin changer la fortune, ne fut également ordonnée et conduite que par des chefs de corps ou par des commandants de division. Ainsi l’on peut dire, exactement, que la victoire, dans cette journée mémorable, fut principalement due à l’intelligence et au courage du officiers et des soldats ; mais les militaires savent combien de pareils mouvements, contraires à la discipline et au bon ordre, peuvent amener de résultats fâcheux. Il faut bien convenir que Louis XV contribua à cette victoire autant qu’il pouvait le faire par son courage et par sa persévérance à rester avec son fils au milieu du danger, qui était certainement très-grand, et que le maréehal de Saxe voyait bien lorsqu’il le fit prier, à plusieurs reprises, de repasser l’Escaut, dans le même moment où il donnait des ordres pour qu’on évacuât le village d’Antoing. Si l’un de ces deux mouvements eût été exécuté, il est certain que la bataille était perdue sans ressource. Le centre de l’armée française avait été enfoncé ; ses deux ailes étaient sans appui, avec une rivière et une garnison ennemie derrière elle. La faute plus considérable commise en cette journée était de n’avoir pas suffisamment garni le centre de la position. Si l’ennemi avait attaqué sur ses ailes, dans le bois de Barri, à Fontenoy et à Antoing, avec la même vigueur qu’il le fit au centre, tout était perdu dès le premier choc. Mais il faut dire que le maréchal de Saxe était dans un état de maladie et de souffrance tel qu’il lui fut impossible de veiller à tout, et que, hors d’état de parcourir d’avance le champ de bataille, il n’avait pu faire les dispositions en conséquence de cet examen nécessaire. M-n j.
  3. (3) Des militaires qui ont vécu dans l’intimité du maréchal de Saxe et écrit sous ses yeux. se contentent de dire que ce fut un capitaine au régiment de Touraine, nommé Isnard, qui indiqua où étaient ces quatre pièces, et qu’elles furent amenées sur le terrain pue le chevalier de Montazet, aide-major de l’infanterie.
  4. (1) Lorsqu’aux barrières de la capitale il fit arrêter ses équipages, les employés des fermes refusèrent de les visiter, et le chef de poste lui dit ce mot souvent cité : « Monseigneur, les lauriers ne payent point. »
  5. (2) C’est cette bataille qui fut annoncée la veille, au spectacle du camp, par un couplet de Favart, qui se trouve dans tous les mémoires du temps (voy. l’article FAVART et celui de sa femme).
  6. (1) Les charges en fourrageurs ont pu obtenir alors quelques succès ; mais Frédéric II n’en a jamais fait usage ; et depuis ce temps nous ne voyons pas qu’aucun autre général les ait adoptées. M-n. j.
  7. (1) Ce temple était devenu pendant les premières guerres de la révolution un magasin de fourrages, et le monument du maréchal de Saxe fut préservé des destructions révolutionnaires par l’honnête garde-magasin, qui sut le dérober à tous les yeux en le tenant toujours couvert de foin.
  8. (1) Ce fut en 1759 que Thomas remporta ce prix. C’était non-seulement son début dans la carrière oratoire, c’était la première fois que l’académie avait proposé pote sujet de prix un éloge ; en place des lieux communs de morale.
  9. (1) Le général Grimoard a publié des lettres et mémoires choisis parmi les papiers originaux du maréchal de Saxe, depuis 1733 jusqu’en 1750, Paris, 1794, 5 vol. in-8o.