Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/SCALIGER (Joseph-Juste)

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Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843
Tome 38 page 196 à 198

SCALIGER (Joseph-Juste)


SCALIGER (Joseph-Juste), l’un des plus célèbres philologues dont s’honore la France, était le dixième enfant de J.-C. Scaliger et d’Audiette de Roques-Lobejac ; il naquit à Agen, le 4 août 1540. On l’envoya commencer ses études à Bordeaux, et il y passa trois ans, ne retirant que peu de fruits des leçons du maître auquel on l’avait confié. Un bruit de peste détermina son père à le rappeler ; et malgré ses travaux nombreux, il se chargea de le diriger dans ses études. Les progrès du jeune Scaliger furent alors très-rapides. A seize ans il avait fait une tragédie latine d’Œdipe, qu’il n’a pas conservée, parce qu’il finit sans doute par en apercevoir les défauts. Après la mort de son père, il vint à Paris étudier le grec sous le célèbre Turnèbe (voy. ce nom) ; mais au bout de deux mois, trouvant qu’il n’allait pas assez site, il entreprit seul la lecture d’Homère, qu’il eut achevée dans vingt et un jours, aidé d’une version latine. Il apprit également seul, et même sans le secours d’aucun dictionnaire (voy. Scaligerana prima, p. 18), l’hébreu, l’arabe (1)[1], le syriaque, le persan, et la plupart des langues de l’Europe. Il se vantait, par la suite, d’en parler treize anciennes ou modernes. Son ardeur pour l’étude était telle qu’il ne dormait que quelques heures chaque nuit, et qu’il passait des journées entières sans prendre presque aucune nourriture. Doué d’ailleurs d’une mémoire prodigieuse et d’une grande pénétration, il se rendit bientôt très-habile dans les lettres, l’histoire, la chronologie et les antiquités. Louis de la Roche-Pozay, depuis ambassadeur de France près la cour de Rome, le choisit en 1563, pour instituteur de ses enfants et lui assigna un traitement honorable. L’année précédente, Scaliger, catéchisé par Viret et Chaudieu (voy. ces noms), avait embrassé la religion réformée ; mais il est probable qu’il ne la professait pas encore ouvertement. Il trouva dans la générosité de son patron les moyens de satisfaire son goût pour les voyages, et visita successivement les principales universités de France et d’Allemagne. Pendant son séjour à Valence, où l’avait attiré la haute réputation de Cujas, il eut l’occasion de voir de Thou, avec lequel il se lia d’une étroite amitié. Il se trouvait à Lausanne quand on y reçut l’avis du massacre de la St-Barthélemy. Cette nouvelle l’obligea de retourner à Genève ; et on s’efforça de l’y retenir par l’offre de la chaire de philosophie ; mais il s’excusa de l’accepter, disant qu’il ne se croyait pas les talents nécessaires pour la remplir dignement. Il revint depuis plusieurs fois dans cette ville ; et on voit par deux lettres de Giphanius (voy. GIFFEN), insérées dans le Sylloge epistolar de Burmann, (t. 2, p. 306), que Scaliger, en 1578, y donna des leçons de philosophie. Il ne resta pas longtemps à Genève, puisqu’on le retrouve dès l’année suivante dans la terre de la Roche-Posay près de Tours, où l’on sait que la plus grande partie de ses ouvrages ont été composés. On peut conjecturer qu’il profita d’un voyage de son patron à Rome pour visiter l’Italie et le royaume de Naples, d’où il rapporta de nombreux fragments d’antiquités et une foule d’Inscriptions, dont il fit présent à Gruter, qui les a publiées dans son Thesaurus. On sait aussi que Scaliger fit un voyage eu Écosse ; mais il n’en reste presque aucune trace dans ses lettres, de sorte qu’on ne peut en déterminer l’époque. Il était depuis plusieurs années tranquille au milieu de ses livres, dans la belle terre de Preuilli, quand il fut invité par les États de Hollande, en 1591, à venir occuper à l’académie de Leyde la chaire que la retraite de Juste-Lipse laissait vacante. Scaliger prit le chemin de Leyde en 1393 ; mais ni l’accueil qu’on lui fit, ni les témoignages d’estime que lui prodiguaient les personnages les plus distingués ne purent l’empêcher de regretter les années qu’il avait passées à Preuilli. Placé par l’opinion, avec Juste Lipse et Casaubon, au premier rang dans la république des lettres, il jouissait en paix de la gloire qu’il avait acquise ; mais dans une lettre qu’il écrivit, en 1594, à Jean Dousa (voy. ce nom), sur l’ancienneté de la maison de Scaliger, ajoutant encore aux fables inventées par son père, il prétendit la faire remonter jusqu’à Alain, restaurateur de Vérone, au temps de la fondation de Venise (Epist., p. 9, édition de 1627). Cette lettre, par laquelle il se flattait de réduire ses ennemis au silence, ne fit qu’en accroître le nombre. Scioppius, le plus passionné de tous, n’eut pas de peine à démontrer la fausseté de cette généalogie et y signala cinq cent quatre-vingt-dix-neuf mensonges. Aux injures de ce redoutable adversaire, Scaliger répondit par d’autres injures et mourut en excitant ses amis à le venger. Une hydropisie l’emporta le 21 janvier 1609. Baudius prononça son oraison funèbre ; et les curateurs de l’académie de Leyde consacrèrent à sa mémoire un monument décoré d’une inscription. Scaliger était un très-honnête homme, de mœurs pures et d’un commerce agréable. Il eut pour amis les plus illustres savants de son temps, tels que Juste Lipse, Casaubon, Grotius, Heinsius, les Dupuy, Saumaise, Vossius, Velser, P. Pithou, etc., et il leur communiquait avec empressement le résultat de ses recherches. Quoique zélé protestant, il ne prit aucune part aux querelles religieuses, et il avouait qu’il n’aimait rien de tout ce qui sentait la contreverse. Doux et modeste dans l’intimité, il portait dans la discussion le ton tranchant de son père. Sa vanité se réveillait dès qu’on avait l’air de douter de sa noblesse ; et alors il ne disait plus que des folies. Scaliger est le véritable créateur de la chronologie, perfectionnée par le P. Pétau, qui sut mettre à profit les erreurs comme les découvertes de son devancier. Scaliger a commenté plus ou moins heureusement les ouvrages de Varron (voy. ce nom), de M. Verrius Flaccus, et Pomponius Festus (1)[2] ; Catulle, Tibulle et Properce, Ausone, Manilius (2)[3] ; l’Eglogue de Lucain à Calpurn. Pison (3)[4] ; les Tragédies de Sénèque, Théocrite, Moschus et Bion ; les Dionysiaques de Nonnus ; les Satyres de Perse ; les Vers d’Empédocle ; et les Commentaires de César. On lui doit, en outre, des notes sur le Nouv. Testam. grec, sur la Version latine qu’en a donnée Théodore de Bèze ; sur le traité de Tertullien, Du manteau ; sur le livre d’Hippocrate, des Blessures à la tête, etc. Il a traduit en vers grecs un choix des Epigrammes de Martial, et les Sentences de Publius Syrus et de Caton ; en vers ïambiques latins, la Cassandra de Lycophron, qu’il a, par un tour de force dont lui seul était capable, su rendre non moins inintelligible encore que l’original (voy. LYCOPHRON) ; l’Ajax furieux de Sophocle, et les Epigrammes d’Agathias ; en prose, l’Onciricrition d’Astrampsychus et deux centuries de Proverbes arabes (voy. ERPENIUS). Parmi ses ouvrages, on se contentera de citer : 1e Virgilii Maronis appendix, cum supplemento multorum antehac nunquam excussorum poematum veterum poetarum ; et commentariis, et castigationibus, Lyon, 1572, in-8o de 548 pages. Scaliger dédia ce recueil à Cujas. C’est la première édition des Catalectes, c’est-à-dire des pièces des anciens auteurs qui ne nous sont pas parvenues tout entières. Elles ont été traduites en français par l’abbé de Marolles (voy. ce nom) ;

2e Stromateus proverbio rum graecorum, Paris, 1593, in-4o. Cette édition ne contient que le texte ; celle qui parut l’année suivante, in-8o, est accompagnée d’une version latine en vers par Scaliger. Ces proverbes ont été réimprimés dans le Recueil d’André Schott (voy. ce nom, et avec les Poésies de Scaliger (voy. ci-dessous ;

3e Cyclometrica elementa duo ; nec non Mesolabium, Leyde, 1591, in-fol. Il se flattait d’avoir découvert la quadrature du cercle ; mais il fut réfuté vivement par Viète, Adr. Romain et le P. Clavius (voy. Montucla, Histoire de la quadrature, p. 222) ;

4e Epistola de vetustate et splendore gentis Scaligerae et vita Julii C. Scaligeri ; accedunt J.-C. Scaligeri oratio in luctu filioli Auderti, nec non diversorum testimonia de gente Scaligera et de J.-C Scaligero, ibid., 1594, in-4o : c’est cet opuscule, monument déplorable de la vanité de l’auteur, qui troubla la paix dont il jouissait. Scioppius le réfuta dans le Scaliger hypobolimoeus (voy. SCIOPPIUS), où il prouve que le véritable nom de Jules-César Scaliger est Bordoni. Joseph Scaliger lui répliqua par Confutatio stultissimae Burdonum fabulae, Leyde, 1608, in-12 ; et fit paraître cette réponse, sous le nom de J. R. (Jean Rutgersius), l’un de ses élèves ;

5e Opus de emeadatione temporum ; accesserunt veterum Graecorum fragmenta selecta, cum notis, Paris, 1583 ; Leyde, 1598, in-fol. L’édition de Genève, 1609, in-fol., donnée sur les manuscrits de l’auteur, est la meilleure et la seule qui soit encore recherchée. Cet ouvrage est le premier dans lequel les véritables principes de la science chronologique soient exposés et discutés. Aussi, malgré les nombreuses erreurs que le P. Pétau a reprochées à Scaliger, il n’en a pas moins la gloire d’avoir débrouillé cette partie si importante de l’histoire.

6e Thesaurus temporum, complectens Eusebii Pamphili Chronicon, latine, S. Hieronymo interprete ; cum ipsius chronici fragmentis graecis antehoc non editis, et auctores omnes derelicta ab Eusebio continuantes, edente J.-J. Scaligero, qui notas et castigationes in Eusebium, necnon isagogicorum chronologiae canonum libros tres adjecit, ibid., 1609, in-fol ; nouvelle édition augmentée, Amsterdam. 1658, 2 vol. in-fol., par les soins d’Alexandre More ;

7e Elenchus utriusque orationis chronologicae Dav. Paroei, ibid., 1607, in-4o. Dans cette réponse à la critique que Pareus avait faite de quelques-unes de ses supputations chronologiques, il le traita d’une manière si méprisante, que le pauvre professeur n’osa pas lui répliquer ;

8e Elenchus trihaeresii Nicol. Serarii ; item Serarii delirium fanaticum quo Essenos monachos christianos fuisse contendit, Franeker, 1605, in-8o ; Arnheim, 1619, in-4o, et Delft, 1703, dans un Recueil de J. Trigland ;

9e Opuscula varia antehac edita, nunc vero multis partibus aucta, Paris, 1610, in-4o. Isaac Casaubon est l’éditeur de ce recueil, qui fut réimprimé à Francfort, 1612, in-8o. On trouve le détail des pièces qu’il renferme dans les Mémoires du P. Niceron, t. 23, p. 311 et suivantes. Les principales sont les Re'marques de Scaliger sur le commentaire de Melch. Guilandinus touchant le papyrus (voy. GUILLANDINUS) ; la Notice des Gaules, avec des notes sur les noms des villes citées par César ; une Dissertation sur les langues de l’Europe, les dialectes de la France et la différence que l’on met dans la prononciation de certaines lettres, et l’Explication d’une médaille d’argent de Constantin le Grand. Ce volume est terminé par trois morceaux écrits en français : Discours de la jonction des mers, du dessèchement des marais et de la réparation des rivières pour les rendre navigables ; Discours sur quelques particularités de la milice romaine ; et Lettres touchant l’explication de quelques médailles ;

10e De oequinoctorum anticipatione diatriba, Paris, 1613, in-4o ;

11e Poemata omnia, Leyde, 1615. in-8o. Cette édition fut donnée, par Scriverius. La Monnoye a pris la peine de noter les fautes de quantité, les barbarismes et les solécismes échappés à Scaliger dans ses vers grecs (voy. le Menagiana, t. 1, p. 325-33, édition de 1713 ;

12e De re nummaria dissertatio, liber posthumus, ibid. 1616, in-8o ;

13e Epistolae omnes quae reperiri potuerunt, nunc primum collectae ac editae, Leyde, 1627, in-8o. D. Heinsius, l’éditeur, a fait précéder ce volume de la fameuse lettre à Dousa : De gente Scaligera. On trouve dans ces lettres des particularités et des détails intéressants. Jacques de Reves a publié les Epitres françaises de personnages illustres à Scaliger, Harderwyck, 1624, in-8o, rare ;

14e Scaligerana prima - Scaligerana secunda. Ce sont deux recueils de traits d’érudition, de remarques, de J. Scaliger, et des jugements qu’il portait des grands écrivains de l’antiquité. L’orgueil, l’arrogance et le venin d’un pédant outré y règnent depuis la première feuille jusqu’à la dernière. Il y a des endroits faibles en matière d’érudition, et plusieurs manquent de réflexion. C’est le jugement que Vigneul-Marville d’Argonne porte de ces deux recueils ; mais on doit remarquer que Scaliger a moins de tort que ceux qui ont cru dignes de l’impression les moindres mots qui lui échappaient dans l’abandon de l’amitié et de la conversation. La meilleure édition des Scaligerana est celle qu’a donnée Desmaiseaux, Amsterdam, 1740, avec le Thuana, etc. (voy. DESMAISEAUX). On trouvera de curieux détails sur cette compilation, ses auteurs et ses éditeurs, dans le Répertoire de bibliographies spéciales de Peignot, p. 252-256. Outre les Mémoires de Niceron, on peut consulter Teissier, Chaufepié et les Eloges de Perrault ; M. Nisard a publié en 1832, Paris, in-8o ; le Triumvirat littéraire au 16e siècle : Juste Lipse, J. Scaliger, et Isaac Casaubon. Le portrait de Joseph Scaliger a été gravé par Edelinck, in-fol.

W―s.


  1. (1) Le manuscrit autographe du dictionnaire arabe que Scaliger avait composé pour son usage, sous le titre de Thesaurus linguae arabicae, se conserve à la bibliothèque de Goettingue (voy. Tyhsen, Neus Repertorium, 1791, t. 3, p. 256, 280). Il a servi de base à celui de Rapheleng (voy. ce nom).
  2. (1) J. Scaliger prétendait que Melch. Guilandin n’avait semé des bruits injurieux à sa maison que pour se venger de quelques traits qu’il lui avait lancés dans ses Notes sur Festus.
  3. (2) « Je n’ai, dit Huet, écrit sur Marcile que pour faire voir que dans ses trois éditions de ce poète Scaliger a entassé fautes sur fautes et ignorances sur ignorances. » (Huetiana, p. 13.)
  4. (3) Paulmier de Gretemesnil vengea Lucain des injures de Scaliger père et fils (voy. PAULMIER).