Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/SCALIGER (Jules-César)

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Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843
Tome 38 page 194 à 196

SCALIGER (Jules-César)


SCALIGER (Jules-César), L’un des savants les plus célèbres qui aient paru depuis la renaissance des lettres, quoique doué de grands talents en avait moins encore que de vanité. Pour rehausser son mérite personnel par l’éclat d’une haute naissance, il se fit une généalogie fabuleuse et s’attribua des aventures qu’il est nécessaire de retracer en peu de mots. Prétendant descendre de la Scala, souverains de Verone (en latin Scaligeri, Jules-César se disait le fils de Benoît de la Scala, l’un des plus vaillants capitaines du 15e siècle (1)[1], et de Bérénice, fille, du comte Paris Lodronio. Né en 1484 au château de Riva, sur les bords du lac de Garde, il fut soustrait par sa mère aux perquisitions qu’y firent les Vénitiens pour s’emparer des derniers rejetons de l’antique maison des princes de Vérone. On lui donna pour précepteur le fameux Fra Giocondo (2)[2] (voyez ce nom), duquel il apprit les éléments des langues. Il fut ensuite présenté par son père à l’empereur Maximilien, qui l’admit au nombre de ses pages et le fit élever dans les exercices convenable, à sa haute naissance. Les guerres d’Italie lui fournirent des occasions de signaler sa brillante valeur. Echappé comme par miracle de la bataille de Ravenne, où son père et Tite, son frère aîné, périrent sous ses yeux, il recueillit leurs dépouilles et les fit inhumer à Ferrare. Sa mère succomba bientôt à sa juste douleur. Le duc de Ferrare, son parent, lui assigna une pension suffisante pour soutenir son rang ; mais, tourmenté du désir de recouvrer la seigneurie de Vérone, il imagina de se faire cordelier, dans l’espoir de devenir pape, pour arracher son héritage aux Vénitiens. Fatigué des pratiques minutieuses auxquelles ses supérieurs l’assujettissaient, il ne tarda pas de quitter le cloître pour rentrer dans la carrière des armes ; et ayant obtenu le commandement d’une compagnie de cavalerie au service de France, il se signala dans la guerre du Piémont, tout en étudiant les langues, la philosophie et la médecine. Enfin, cédant aux sollicitations d’Antoine de la Rovère, évêque d’Agen, il consentit à suivre ce prélat dans sa ville épiscopale, où il devait trouver le terme de sa vie aventureuse. Tel est l’incroyable récit de Scaliger ; et telle était l’admiration que ses talents inspiraient à ses contemporains, qu’il n’en est aucun qui se soit avisé de contester ses droits sur la principauté de Vérone. Mais la vérité se fait jour tôt ou tard et finit par percer les nuages dont on a voulu l’envelopper. Indépendamment de Scioppius (voy. ce nom), outre les littérateurs qui se sont occupés de débrouiller la généalogie de Scaliger, on doit distinguer Maffei, dans la Verona illustrata, et Tiraboschi, dans la Storia della letteratura italiana. C’est d’après ces deux écrivains dont la sagesse et l’impartialité sont bien connues, que nous allons présenter au lecteur la vie réelle de notre héros, Jules César était fils de Benoît Bordoni, peintre en miniature et géographe (voy. Bordoni). Il est assez vraisemblable qu’il naquit à Padoue, où son père faisait sa résidence habituelle ; mais Vérone et Venise se disputent l’honneur de lui avoir donné le jour. Il reçut au baptême le nom de Jules ; et ce ne fut que longtemps après qu’il s’avisa d’y joindre celui de César. Après avoir étudié sous Caelius Rhodiginus, à Padoue, et achevé ses cours à l’université de cette ville, il visita la haute Italiedans le dessein d’accroître ses connaissances et de trouver des protecteurs dont la générosité pût suppléer à son défaut de fortune. Accueilli dans les premières maisons de Vérone, Jules Bordoni (c’est le nom qu’il portait alors) put y voir Constance Ranona, femme de César Frégose, qu’il a tant célébré dans ses vers ; mais s’il fut touché des attraits de cette dame, il eut la discrétion de ne point lui découvrir ses sentiments. À la culture des lettres il joignait celle des sciences et pratiquait la Médecine avec quelque succès. Charmé de son mérite, Ant. de la Rovère, évêque d’Agen (1)[3], le choisit pour médecin et l’amena dans cette ville en 1323 Peu de temps après son arrivée, ayant eu l’occasion de voir Andiette de Roques-Lobejac, il la demanda en mariage. Les obstacles qu’il rencontra ne firent qu’accroître sa passion, et il résolut de se fixer en France. Pour pouvoir exercer librement son état, il sollicita des lettres de naturalisation (2)[4], qui lui furent expédiées, en 1528, sous le nom de Jules-César de Lescalle de Rordams (3) ([5]., docteur en médecine. On voit par le changement qu’il avait fait subir à son nom qu’il songeait à s’attribuer une autre origine ; mais il ne savait pas encore qu’il descendait des anciens Scaligeri, ni, comme son fils l’a prétendu depuis, qu’il était comte de Burden. Il reçut, l’année suivante, le prix de son amour en épousant Andiette, qui n’avait que seize ans. Malgré la disproportion d’âge, il vécut heureux avec sa femme, dont il eut beaucoup d’enfants. Doué de talents peu communs et d’une grande ardeur pour l’étude, Scaliger paraît n’avoir cherché dans les lettres qu’un moyen de célébrité, et le trouva bientôt. Les querelles des savants, à peine aperçues aujourd’hui, occupaient alors le petit nombre de trompettes que la renommée avait à sa disposition. Scaliger, encore inconnu, débuta par attaquer Érasme, qui s’était moqué de l’affectation de quelques savants d’Italie à n’employer que les termes de Cicéron, et, dans deux harangues, il l’accabla des plus grossières invectives. Érasme ne daigna pas répondre à la première (1)[6] et ne vit pas la seconde. Notre athlète voulut ensuite se mesurer contre Cardan, dont la réputation lui portait ombrage, et il fit paraître une critique de son Traité de la subtilité, plus fourni d’injures que de raisons. Le bruit de la mort de Cardan s’étant répandu dans le même temps, il imagina que ce savant était mort de chagrin et ne manqua pas de se faire un mérite de sa sensibilité, en témoignant un extrême regret d’avoir remporté une victoire qui coûtait un si grand homme à la république des lettres. Précédemment, il avait témoigné le même repentir de sa conduite à l’égard d’Érasme, et dès qu’il l’avait su mort, s’était empressé d’en faire l’éloge dans les termes les plus pompeux. En 1541, César Frégose fut assassiné par les émissaires de l’Empereur, et sa veuve, la belle Constance Rangona, vint avec ses enfants et Matt. Bandello, leur précepteur (voy. BANDELLO), chercher un asile près d’Hector Frégose, son beau-frère, administrateur du diocèse d’Agen pour le temporel. Quoique la divine Rangana ne soit plus jeune, sa vue ranima la passion mal éteinte de Scaliger, âgé lui-même de près de soixante ans, et il célébra les charmes et l’esprit de la belle Italienne, sous le nom de Thaumantia Merveille, dans une foule de vers trop loués ou trop dépréciés. mais qui paraissent dictés par un sentiment vrai. Reçut-il le prix de son amour ? C’est ce qu’affirme Coupé (Soirées littéraires, t. 15, p. 142), d’après quelques expressions équivoques de Scaliger, trop vain pour qu’on doive le croire légèrement (2)[7]. Quoi qu’il en soit, sa passion ne ralentit point son ardeur pour l’étude. Poète médiocre, mais le premier prosateur de son temps, il contribua beaucoup à ramener les écrivains à l’observation des règles grammaticales, et il les obligea de rendre leur style plus clair, plus élégant et plus poli. Il rendit un service important à la botanique en montrant la nécessité d’abandonner la classification des plantes par leurs propriétés et d’en adopter une fondée sur leurs formes et leurs caractères distinctifs. Il avait formé un herbier des plantes de la Guienne et des Pyrénées ; et son fils assure qu’il en faisait venir à grands frais des pays étrangers, et qu’il les peignait avec des couleurs vives ; mais il abandonna ce travail après avoir lu l’ouvrage de Fuchs De natura stirpium. Voulant persuader qu’il avait passé sa jeunesse dans les armées, il aimait à parler de ses exploits guerriers et affectait les airs et le ton d’un capitan. Exagéré dans ses éloges comme dans ses critiques, il disait qu’il aimerait mieux avoir fait l’ode d’Horace qui commence par ces mots : Quem tu Melpomene semel (ode 3, I. 4 que d’être roi d’Aragon. On accourait pour l’entendre de toutes les parties de la France, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Malgré sa causticité naturelle et les emportements auxquels il se livrait toutes les fois que son amour-propre était intéressé dans la discussion, il était réellement bon et se montrait aussi généreux que son peu de fortune pouvait le lui permettre. On l’a soupçonné d’avoir eu quelques penchant pour les opinions des novateurs ; mais il est certain qu’il mourut dans la foi catholique le 21 octobre 1558, à l’âge de 75 ans. Ses restes furent ensevelis dans l’église des augustins d’Agen avec cette épitaphe : Jul. Caesaris Scaligeri quod fuit. Les hommes les plus distingués conservèrent longtemps la plus haute vénération pour sa mémoire. Le judicieux de Thou dit que l’antiquité n’a pas un seul personnage qui lui soit supérieur, et que le siècle n’offre pas son égal. Juste Lipse l’associe à Homère. Hippocrate et Aristote, et le nomme le miracle et la gloire de son siècle. Maintenant que ses talents et ses services, mieux appréciés, ont fixé la véritable place de Scaliger, il conserve encore de nombreux partisans. L’académie d’Agen, en 1806, proposa son éloge : M. Briquet remporta le prix, L’un des concurrents, M. Mermet, a fait imprimer son discours à la suite des Observations sur Boileau, Paris, 1809, in-12. Scaliger joignait à un esprit actif et pénétrant beaucoup de mémoire et une vaste érudition, quoiqu’il n’eût qu’une connaissance superficielle de la littérature grecque. Il écrivait purement et avec élégance ; mais il était trop souvent déclamateur, et il manquait de goût ; par exemple ; il mettait les tragédies qui portent le nom de Sénèque au-dessus de celles d’Euripide ; dans la satire, il préférait Juvénal à Horace, et il ne trouvait dans les poésies de Catulle que des bassesses et des trivialités. Il partagea d’ailleurs toutes les erreurs de son siècle en physique et en philosophie ; et il ne fut vraiment supérieur que comme grammairien. Outre des notes sur le Traité des plantes de Théophraste (1)[8] et sur celui qui porte le nom d’Aristote, la traduction latine de l’Histoire des animaux, d’Aristote, publiée par Maussac, Toulouse, 1619, in-folio, et conservée dans l’édition de J.-G. Schneider, Leipsick, 1811, 4 vol, in-8o ; et une version latine, avec des notes, du livre des Insomnies d’Hippocrate, Lyon, 1538, in-8o, on a de Scaliger :

le Oratio pro Cicerone contra D. Erasmum, Paris, P. Vidoue, 1531, in-8o, ré-imprimé à la suite de ses Hymnes et Poésies sacrées, Cologne, 1600, et avec des notes de Melchior Adam, Heidelberg, 1618, in-8o. Le second discours fut imprimé par le même P. Vidoue à la fin de l’année 1536, mais sous la date de 1537. On assure que J.-C. Scaliger fit tout ce qu’il put pour les supprimer, sans y réussir. Ils ont été réimprimés sous ce titre : Adversus D. Erasmum orationes duae, eloquentiae Romanae vindices, cum auctoris opusculis, Toulouse, 1621, in-4o ; ce volume est rare, sans être recherché.

2e De comicis dimensionibus, Lyon, 1539, in-8o de 56 pages ; édition très-rare. Cette dissertation, qu’on retrouve à la tête de l’édition de Térence, Paris, 1552, in-fol., a été insérée dans le tome 8 du Thesaur. antiquit. graecar., avec quelques fragments tirés de la poétique de Scaliger sur le théàtre des anciens.

3e De causis linguae latinae libri XIII, ibid., 1540, in-4o ; Genève, 1580, in-8o. C’est le premier ouvrage de grammaire qui soit écrit d’une manière philosophique. Fr. Sanchez compléta le travail de Scaliger dans sa Minerve (voy. F. SANCHEZ).

4e Exotericarum exercitationum liber quintus decimus de subtilitate ad Hieronym. Cardanum, Paris, 1557, in-4o de 952 pages ; Bâle, 1560, in-fol., et réimprimé plusieurs fois, format in-8o. En désignant ce livre comme le quinzième, Scaliger espérait persuader qu’il en avait déjà composé quatorze sur d’autres matières d’érudition. Ce trait manque à la Charlatanerie des savants, par Meneke (voy. ce nom) ; au surplus, il ne se montre pas dans cet ouvrage meilleur physicien que Cardan. Suivant Naudé, Scaliger a commis plus de fautes qu’il n’en a repris dans le livre de son adversaire, dont la réponse se fit trop attendre pour qu’il mit se repentir de s’être attribué trop tôt la victoire ; d’autres savants ont jugé ce livre moins sévèrement (voy. GOCLENIUS).

5e Poetices lib. VII, Lyon, 1561, in-fol. ; Leyde, 1581, in-8o ; Heidelberg, 1607, même format. Cet ouvrage, longtemps désiré, est le plus savant qu’on eût encore vu dans ce genre. On y trouve une foule de remarques grammaticales et philologiques qui supposent une étude approfondie des auteurs anciens ; mais point de vues nouvelles, point de ces idées fécondes et ingénieuses qui plaisent tant au lecteur.

6e Poëmata in duas partes divisa (Genève), 1574, in-8o ; Heidelberg, Commelin, 1600, in-8o. « Il n’est guère, suivant Ménage, de plus méchant livre ; il s’y trouve à peine quatre ou cinq épigrammes qui puissent passer à la montre. » Huet va plus loin encore : « Par ses poésies, brutes et informes, dit-il, Scaliger a déshonoré le Parnasse : » (Huetiana, p. 11.) Coupé cependant, en porte un jugement favorable et pense qu’elles mériteraient d’être traduites entièrement (voy. Soirées littéraires, t. 15, p. 135). Les Poésies sacrées ont été publiées séparément, Cologne, 1600, avec quelques épigrammes du P. Frusius (voy. FREUX) contre les hérétiques, accusés de les avoir défigurées pour faire suspecter les véritables sentiments de l’auteur.

7e Epistolae et orationes, Leyde, 1600, in-8o ; Schelhorn a recueilli dans ses Amoeninates litterariae, t. 6 et 8, seize nouvelles lettres de Scaliger, qui roulent toutes sur ses débats avec Erasme. La Vie de Scaliger, par son fils, imprimée à Leyde, 1594, in-4o, et recueillie par Bates dans ses Vitae selector virorum, n’est presque qu’un tissu de fables. Son portrait se trouve dans la bibliothèque de Boissard. Outre les auteurs cités, on peut consulter Teissier et Niceron, t. 23.

W―s.


  1. (1) On a remarqué que ce grand capitaine n’est cité par aucun historien.
  2. (2) Scaliger ignorait même l’ordre auquel appartenait Fra Giocondo ; et il est très-probable qu’il ne l’avait jamais vu.
  3. (1) Ant. de la Rovère occupa le siège d’Agen depuis 1518 jusqu`en 1538. Voy. le Gallia christiana.
  4. (2) Ces lettres sont imprimées dans le Dictionnaire de Bayle, au mot Vérone.
  5. 3) Probablement par une faute du copiste, pour Borduis, comme Lamonnoye le remarque très-judicieusement dans ses additions au Menagiana, t. 2, p. 327
  6. (1) Il attend ma réponse, dit Érasme, et il prépare déjà une autre invective ; mais je n’ai pas encore lu son livre ; je n’ai fait que le parcourir, Lettre 372, éd. de Leyde, 1703,
  7. (2) M. Mermet suppose que Scaliger était veuf lorsqu’il devint amoureux de Constance Rangona, mais il est certain que sa femme lui a survécu. Quant à la belle Constance, elle était déjà sur le retour de l’âge quand elle vint habiter Agen, puisque Janna Frégose, le cadet de ses enfants était dans les ordres et devint évêque de cette ville en 1566. Voy. le Clergé de France, par Dutems, t. 3, p. 285.
  8. (1) Quoique Scaliger n’ait fait des notes que sur le traité des plantes de Théophraste, Coupé prétend que ce précieux commentaire dut être fort utile à la Bruyère, qui en a fait tant d’usage. (Soirées littér., t. 15, p. 131)