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Biographie universelle des musiciens/Résumé philosophique de l’histoire de la musique

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Meline, Cans et Compagnie (1p. xxxvii-ccliv).

RÉSUMÉ PHILOSOPHIQUE
de
L’HISTOIRE  DE  LA  MUSIQUE.

Séparateur

Moins il y a d’idées positives dans un art, plus il se prête à la transformation. N’étant pas destiné à reproduire par l’imitation certaines sensations connues, il n’y a point de modèle sur quoi il doive se régler ni à quoi on puisse le comparer. Pour se former une opinion de ses produits, on ne peut trouver qu’en lui-même la règle des jugemens qu’on en porte, et c’est le méconnaître que d’en chercher ailleurs. Telle est la musique. Bien différente de la peinture qui donne pour limite à l’imagination de l’artiste l’obligation d’imiter la nature, et de la poésie qui, dans ses fantaisies les plus audacieuses, ne peut être intelligible que par l’analogie de ses pensées avec de certaines idées générales, la musique ne fait jamais d’impression plus profonde que lorsqu’elle ne ressemble absolument à rien de ce qu’on a entendu ; lorsqu’elle crée à la fois et l’idée principale, et les moyens accessoires qui servent à développer celle-ci.

À vrai dire, la musique est un art d’émotion plutôt que de pensée : c’est en cela qu’elle se distingue des autres arts, qui ne remuent le cœur qu’après avoir frappé l’esprit. Or, les émotions peuvent se produire en nous de tant de manières ; elles sont si dissemblables selon les temps, les nations et les individus, qu’on ne saurait assigner de bornes à l’art qui les fait naître, et que non seulement les formes de cet art peuvent varier à l’infini, mais que le principe même sur lequel il repose peut se présenter sous des aspects très différens à des époques et chez des nations diverses.

De là vient que la poésie, la peinture et l’art statuaire ont reproduit depuis l’antiquité jusqu’à nos jours un certain nombre d’idées principales, moins considérable qu’on ne serait tenté de le croire, et sous des formes plus ou moins analogues ; la musique, au contraire, a varié plus de vingt fois radicalement dans sa constitution et dans ses effets ; elle a été soumise à des multitudes de transformations accessoires qui semblaient en faire autant d’art différens.

Les poèmes d’Homère, d’Hésiode, de Théocrite, de Pindare et d’Anacréon ont enfanté toute la poésie de l’antiquité latine, du moyen âge et des temps modernes ; on en trouve quelque chose dans les productions du génie le plus indépendant. Homère et Virgile vivent encore, même dans les poèmes du Dante : les idées créatrices de celui-ci ont développé les idées de Milton. La tragédie d’Eschyle, d’Euripide et de Sophocle se retrouve en partie dans la tragédie moderne ; Shakespeare lui-même, nonobstant l’originalité de ses conceptions, y a puisé des formes et des idées. Les fables de l’Inde et de la Grèce ont inspiré nos fabulistes. Nos bas-reliefs et nos statues ne diffèrent des produits du ciseau de Phidias ou de Praxitèles que par la supériorité de ceux-ci ; et même, à l’art des peintres grecs, les peintres modernes n’ont guère ajouté que la perspective et le coloris, c’est-à-dire, les modifications de la forme.

Mais qu’y a-t-il de commun entre la musique des Grecs, celle des Hindous, des Chinois, des Arabes, la psalmodie harmonique du moyen âge, le contrepoint des maîtres du seizième siècle et l’art de Beethoven, de Weber et de Rossini ? Chez tous ces peuples, à toutes ces époques, l’art semble n’avoir ni le même principe ni la même destination ; l’échelle même des sons, ce qu’en un mot nous appelons la gamme, a été tour à tour constitué de vingt manières diverses ; l’effet de chacune de ces gammes a été de donner à la musique une puissance particulière, et de lui faire produire des impressions qui n’auraient pu être le résultat d’aucune autre gamme. Avec l’une, l’harmonie est non seulement possible, elle est une nécessité ; avec l’autre, il ne peut y avoir que de la mélodie, et cette mélodie ne peut être que d’une certaine espèce. L’une engendre nécessairement la musique calme et religieuse, l’autre donne naissance aux mélodies expressives et passionnées. L’une place les sons à des distances égales d’une facile perception par leur étendue ; dans l’autre, ces distances sont irrationnelles et excessivement rapprochées. Enfin, l’une est essentiellement monotone, c’est-à-dire d’un seul ton ; dans l’autre, le passage d’un ton à un autre s’établit facilement, et la modulation y est inhérente. Chez de certains peuples, le rythme musical est le produit de la langue ; chez d’autres, il est le fruit même de la constitution de la musique.

De ce qui vient d’être dit, il faut conclure que c’est mal connaître l’essence de la musique que d’en faire un art d’imitation, comme certains écrivains, ou de vouloir assigner des limites à ses transformations, erreur commune à beaucoup de musiciens, ou enfin de lui chercher en dehors d’elle-même des règles pour en juger.

De vives discussions se sont élevées à différentes époques sur la prééminence des anciens et des modernes dans la musique, sur la connaissance que les Grecs et les Latins ont pu avoir de l’harmonie, sur les préférences à accorder aux écoles musicales de l’Allemagne, de la France ou de l’Italie, et sur les avantages ou les défauts de certains systèmes. Dans ces disputes, d’assez mauvais raisonnemens ont été faits en faveur des diverses opinions, parce qu’on a voulu comparer des choses qui n’ont point d’analogie, et parce qu’on n’a pas vu que ce qu’on attaquait ou défendait de part et d’autre était produit nécessairement par un principe ; principe qu’il fallait chercher ou dans la constitution primitive de la gamme, ou dans les modifications successives qui y furent introduites, et qui ont fini par en changer la nature. Avant tout, il fallait chercher quelles doivent être les conséquences de telle ou telle échelle mélodique ; quelles sont les affinités et les rapports des sons qui les composent ; enfin, à quelles limites les combinaisons de ces sons s’arrêtent. Alors seulement on aurait pu se faire une idée nette et de l’art particulier appartenant à chacune de ces échelles, et des circonstances qui ont dirigé les artistes dans leurs travaux ; mais personne n’y a songé. De là vient qu’en général on n’a que des notions fausses de la musique et de son histoire.

Convaincu de la vérité que je viens d’énoncer, je vais essayer de ramener cette histoire à son véritable point de vue, et je me propose de faire connaître les causes réelles des diverses transformations que la musique a éprouvées depuis l’antiquité jusqu’à l’époque actuelle. Dans cet aperçu philosophique, je me trouverai sans doute en opposition sur bien des choses avec les opinions de beaucoup d’écrivains ; mais c’est précisément pour cela que j’ai pris la plume.

L’Inde est aujourd’hui reconnue pour une des parties de la terre qui ont été les plus anciennement occupées, et dont les populations ont le mieux conservé l’empreinte de leur origine antique. Les monumens de l’ancienne mythologie de ces peuples se rencontrent à chaque pas, et ceux de leur littérature sacrée nous instruisent de l’état de leurs arts et de leur civilisation jusque dans les temps les plus reculés. L’Inde et la Chine, qui, dans les mœurs et dans les usages ont peu subi l’influence des révolutions, sont donc les deux pays par lesquels je dois commencer l’aperçu philosophique de l’histoire de la musique.

Rien n’est plus difficile que de se former une idée juste d’une musique dont les élémens sont absolument différens de ceux qui servent de base à la musique qu’on a entendue pendant toute sa vie : les musiciens les plus instruits ont beaucoup de peine à se défendre en pareil cas des préjugés de leur oreille. Un exemple prouvera ce que j’avance.

M. Villoteau, ancien artiste de l’Opéra, était du nombre des savans qui suivirent le général Bonaparte dans l’expédition d’Égypte. Sa destination était de recueillir des renseignemens sur la musique des divers peuples de l’Orient qui habitent en cette contrée. Dès sont arrivée au Caire, il prit un maître de musique arabe qui, suivant la coutume de ces musiciens, faisait consister ses leçons à chanter des airs que son élève devait retenir : car, dans ce pays, l’artiste le plus habile est celui qui sait de routine le plus grand nombre de ces airs. M. Villoteau, qui se proposait de rassembler beaucoup de mélodies originales du pays où il se trouvait, se mit à écrire sous la dictée de son maître ; et remarquant, pendant qu’il notait sa musique, que l’instituteur détonnait de temps en temps, il eut soin de corriger toutes les fautes qui lui semblaient être faites par celui-ci. Son travail terminé, il voulut chanter l’air qu’on venait de lui enseigner, mais l’Arabe l’arrêta dès les premières phrases en lui disant qu’il chantait faux. Là-dessus, grande discussion entre le disciple et le maître, chacun assurant que ses intonations sont inattaquables, et ne pouvant entendre l’autre sans se boucher les oreilles. À la fin, M. Villoteau imagina qu’il pouvait y avoir dans cette dispute quelque cause singulière qui méritait d’être examinée ; il se fit apporter un Eoud, espèce de luth dont le manche est divisé suivant les règles de l’échelle musicale des Arabes ; l’inspection de cet instrument lui fit découvrir, à sa grande surprise, que les élémens de la musique qu’il savait et de celle qu’il voulait apprendre étaient absolument différens. Les intervalles des sons ne se ressemblaient pas, et l’éducation du musicien français le rendait aussi inhabile à saisir ceux des chants de l’Arabie qu’à les exécuter. Le temps, une patience à toute épreuve, et des exercices multipliés finirent par modifier les dispositions de son organe musical, et par le rendre apte à comprendre ces gammes étranges qui avaient d’abord blessé son oreille.

Qu’on juge, d’après cette anecdote, de la situation où se trouve un homme qui n’est que médiocrement musicien, à l’audition d’une musique absolument nouvelle pour lui. Quelle que soit l’attention qu’il y prête, il n’en peut saisir les élémens que d’une manière imparfaite. C’est à cette cause qu’il faut attribuer les contradictions et l’obscurité qui règnent dans ce que les voyageurs ont écrit sur la musique des peuples qu’ils ont visités. William Jones, président de la Société Asiatique de Calcutta, et William Ouseley, savans hommes dont les écrits ont contribué puissamment à nous faire connaître l’Orient, ne sont pas à l’abri de tout reproche à cet égard : ils ont étudié avec une louable persévérance les livres originaux qui traitent de la musique des Hindous, et malgré la difficulté de les entendre, ils en ont assez bien compris les choses les plus importantes ; mais lorsqu’il leur fallut appliquer ce qu’il avaient lu à ce qu’ils entendaient faire par les musiciens hindous, leurs idées se brouillèrent, et ils ne purent éviter des contradictions de plusieurs espèces. Ce n’est pas sans peine que je suis parvenu à discerner dans leurs ouvrages le faux et le vrai. Quoiqu’ils aient dit tous deux que les mélodies de l’Inde ne diffèrent de celle de l’Europe que par leur caractère passionné, on verra par la suite que la constitution de l’échelle musicale qui sert de base à ces mélodies n’est pas moins extraordinaire que celle de la gamme des Arabes.

Ainsi que tous les peuples anciens, les Hindous donnent à la musique une origine divine. Selon eux, Brahma lui-même, ou du moins Sereswati, déesse de la parole, ont inventé cet art, et leur fils Nareda a complété leur ouvrage par l’invention du vina, le plus ancien et le plus singulier de tous les instrumens de l’Inde. Bientôt, quatre systèmes de classification des modes de musique furent imaginés ; chaque royaume de l’Inde ancienne eut le sien. Ces systèmes ou matas avaient chacun une tonalité propre qui donnait naissance à des mélodies d’un caractère particulier. Le plus parfait des matas fut inventé par Bhérat, un des sages de l’antiquité.

Les effets merveilleux que les écrivains de la Grèce ont attribués à leur ancienne musique ne sont rien en comparaison de ceux qui étaient produits par les mélodies antiques de l’Inde. Orphée apprivoisait les animaux féroces aux sons de sa lyre, et les chants d’Amphion bâtissaient des murailles ; mais qu’est-ce que cela auprès de la puissance des ragas composés par le dieu Mahedo, et par sa femme Parbutea ? Au milieu d’un beau jour, Mia-tusine, chanteur fameux du temps de l’empereur Akber, chante un de ces ragas destiné à la nuit, et le pouvoir de la musique est si grand que le soleil disparaît et qu’une obscurité environne le palais, aussi loin que le son de la voix peut s’étendre. Une autre de ces mélodies, le raga d’heepuck, possédait la funeste propriété de consumer le musicien qui la chantait. Ce même empereur Akber, dont il vient d’être parlé, ordonna à l’un de ses musiciens, nommé Naik-Gopaul, de lui faire entendre cette mélodie, étant plongé jusqu’au cou dans la rivière Djemnah : le malheureux obéit ; mais à peine eut-il commencé l’air magique, que des flammes s’élancèrent de son corps et le réduisirent en cendres. Un troisième chant, appelé le Mais mulaar raug, avait le pouvoir de faire tomber d’abondantes pluies ; et l’on cite à ce sujet l’histoire d’une jeune fille qui, exerçant un jour sa voix sur ce raga, attira des nuages de toutes parts, et fit tomber sur les moissons de riz du Bengale une pluis douce et rafraîchissante. De pareilles traditions indiquent l’existence très ancienne d’un art chez un peuple.

La doctrine de l’ancienne musique de l’Inde a été exposée dans des livres écrits dans la langue sacrée, dite sanscrit. Quelques-uns de ces livres ont été conservés jusqu’à l’époque actuelle : c’est dans cette source que sir William Jones[1] et M. Ouseley[2] ont puisé les renseignemens qu’ils ont publiés sur la musique des Hindous. Parmi ces ouvrages, il en est deux qui paraissent remonter à la plus haute antiquité. L’un, sous le titre de Ragavibodha (Doctrine des modes musicaux) a été écrit par Soma, qui fut à la fois chanteur, joueur célèbre de vina, poète élégant et théoricien. L’autre est intitulé Sangita Narayana : il fait partie d’une sorte d’encyclopédie connue sous le titre de Devanagari[3]. La doctrine exposée dans ces deux ouvrages n’est pas identique, car leurs auteurs ont mis des différences assez considérables dans le nombre et dans la forme des modes musicaux. Dans le tableau de ces modes que je vais donner, j’ai essayé de les accorder en ce qui concerne les choses les plus importantes.

Tous les anciens livres sur la musique des Hindous divisent cet art en trois parties appelées gana (chant), vadya (percussion) et nitrya (danse). La première renferme tout ce qui est relatif à l’ordre des sons et au rythme ; la seconde comprend l’art de jouer de tous les instruments ; la troisième est relative à la pantomime, à la danse et à l’art théâtral.

Dans la langue sanscrite, le mot raga, que nous traduisons par mode, signifie exactement une passion, une affection de l’ame : c’est pour cela que Bhérat dit que chaque mode est destiné à éveiller une sensation. Suivant les traditions fabuleuses, au temps de Crishna il y avait seize mille de ces modes : Soma assure qu’il est possible d’en former neuf cent soixante variétés dans l’étendue de l’échelle musicale ; mais il réduit ce nombre à trente-un, qui sont ceux dont le caractère particulier est le plus sensible. Dans le Sangita Narayana, le nombre des modes est aussi fixé à trente-un, mais, ainsi que je l’ai dit, ce livre n’est pas toujours d’accord avec Soma sur le nom et la forme de ces modes. M. Paterson, qui a donné une notice sur la gamme ou échelle musicale des Hindous, dans les Mémoires de la Société Asiatique de Calcutta, fixe le nombre des rayas à six, et celui des modes secondaires ou rauginas à trente. On verra par la suite que cette division est en effet la seule qui soit admissible.

Un mode est une certaine disposition des notes ou des sons dont l’échelle musicale est formée. Comme dans la musique des Européens modernes, le nombre de ces sons est fixé à sept : on les nomme sa, ri, ga, ma, pa, dha, ni. Le nom de la première note d’un mode est swara, c’est-à-dire le son par excellence, comme dans notre musique nous disons tonique. La gamme complète d’un mode est appelée swaragrama. Les noms des notes sa, ri, ga, ma, na, aha, ni, sont abrégées de sardja, richabda, gandhora, madhyama, panchama, dhaivata et nichâda.

Les musiciens hindous divisent leur échelle musicale en vingt-deux parties qui correspondent à peu près à des quarts de ton ; ces vingt-deux parties sont disposées de la manière suivante :


sa,ri,ga,ma,pa,dha,ni,sa.
o
o4324432

Ce tableau nous fait voir une différence importante entre la constitution de l’échelle musicale des Hindous et celle de la gamme des Européens ; car dans la première, l’intervalle est moindre du deuxième son au troisième, et du sixième au septième, que du premier au second, et du cinquième au sixième ; tandis que selon la théorie mathématique, c’est précisément le contraire dans notre gamme Et remarquez que cette différence est si considérable dans la gamme hindoue, que l’oreille d’un homme habitué à notre musique ne pourrait pas en être frappée sans éprouver la sensation la plus pénible. De très légères différences ont lieu dans la justesse absolue des intervalles, eu égard aux affinités variables de la musique européenne, et nous ne les remarquons pas à cause de la petitesse de ces différences ; mais un quart de ton ! Lorsque nous sommes péniblement affectés à l’audition d’un chanteur ou d’un instrumentiste, et que nous nous écrions qu’il chante ou qu’il joue faux, il est bien rare qu’il ait détonné d’un quart de ton. Qu’on juge, d’après cela, de l’effet que produirait sur nous le retour fréquent de l’altération considérable qui se reproduit deux fois dans l’étendue de l’échelle musicale des habitans de l’Inde !

Soma dit que le quart de ton ne peut se rendre d’une manière sensible sur le vina, mais que les différences du nombre des quarts de ton dans les intervalles de l’échelle musicale influent d’une manière très sensible sur le caractère et l’effet de chaque mode Au premier aspect, ces propositions sont contradictoires ; cependant elles n’énoncent rien que de vrai ; car le vina ayant un certain nombre de chevalets sur lesquels les doigts appuient sur les cordes pour varier les intonations, le quart de ton isolé ne peut pas plus s’y faire sentir que sur le manche d’une guitare où le doigt de l’artiste prendrait diverses positions dans l’intérieur d’une case : tous les instruments à touches fixes sont dans le même cas. Mais il n’en est pas moins vrai que les cordes du vina étant accordées d’après la théorie exposée ci-dessus, la différence du nombre des quarts de ton dans la composition des intervalles doit en effet imprimer à chaque mode un caractère particulier.

Les six ragas ou modes principaux appelés par Soma bhairava, malava, sriraga, hindola, dipaca et megha, ne sont pas présentés exactement de la même manière dans le Sangita Narayana. À les considérer avec attention, on ne trouve pas dans tous une différence sensible, et d’autres modes, qui ne sont pas présentés comme principaux par les écrivains hindous, s’offrent cependant à nous sous des formes peu analogues à ceux-ci. Guidé par d’autres principes que les auteurs anglais qui ont essayé de nous faire connaître ces modes, je vais les donner ici dans l’ordre de leurs caractères distinctifs de tonalité. La traduction des syllabes de la musique de l’Inde que je présenterai en notes de la musique moderne, n’est ni ne saurait être d’une exactitude rigoureuse, car il n’est aucun signe dans notre notation qui puisse exprimer des intervalles de trois quarts de ton ; ces signes existassent-ils, nous n’en pourrions tirer aucun avantage, de pareils intervalles étant absolument étrangers aux habitudes de notre sens musical. Ce n’est donc que comme une approximation que je donne la traduction des gammes indiennes.

Les sons qui ont le plus d’analogie avec les notes de la musique des Hindous appelées sa, ri, ga, ma, pa, dha, ni, sont ceux que nous appelons la, si, ut, ré, mi, fa, sol. Ces notes se disposent de la manière suivante dans le mode bhairava :

dha, ni, sa, ri, ga, ma, pa.
fa, sol, la, si, ut, re, mi.

Les syllabes écrites en caractères italiques sont des notes variables dans leur intonation : le chanteur les élève ou abaisse un peu selon le caractère du chant, pour donner une certaine grace à sa mélodie. C’est un effet original qui ne se rencontre que dans la constitution des modes indiens.

Le mode bhairava est, comme on vient de le voir, fondé sur une gamme de fa dont le si serait bécarre. Une pareille gamme est absolument contraire à toutes nos habitudes mélodiques et harmoniques ; car le demi ton que nous avons besoin d’entendre entre la troisième et la quatrième note de toute gamme majeure ne s’y trouve pas, et la note pa, c’est-à-dire la cinquième qui, dans toute gamme européenne, est une note d’aplomb sur laquelle se font les repos de mélodie et d’harmonie, est variable dans le mode bhairava, ou tantôt élevée, tantôt baissée. Remarquons encore que pour compléter la gamme il faudrait répéter dha à l’octave ; or, il n’y aurait point alors de note sensible à cette gamme ; car, suivant la distribution des vingt-deux srutis ou quarts de ton dans l’échelle musicale, il y a quatre quarts de ton entre pa et dha.

Le mode sriraga semble au premier abord avoir plus d’analogie avec notre échelle, car il se présente sous l’aspect d’une gamme du ton d’ut commençant par la cinquième note, ainsi qu’on peut le voir ici :

ni, sa, ri, ga, ma, pa, dha.
sol, la, si, ut, re, mi, fa.

Mais cette ressemblance disparaît bientôt lorsqu’on remarque qu’il y a dans ce mode quatre notes (sol, si, ut, fa) qui sont variables et qui peuvent être alternativement élevées ou abaissées d’un sruti ou quart de ton, suivant le caractère de la mélodie. Le mode malava, qui est composé des mêmes notes, a plus de ressemblance avec notre musique, n’y ayant qu’une seule note, ga ou ut, qui varie d’un quart de ton.

Le mode hindola offre une bizarrerie qui se reproduit dans le cinquième mode principal, et dans plusieurs modes secondaires : cette bizarrerie consiste à n’avoir que cinq notes au lieu de sept. En voici la disposition :

ma, Χ dha, ni, sa, Χ ga.
re, Χ fa, sol, la, Χ ut.

Ici, comme on le voit, il n’y a pas de son mobile, mais dans le mode dipaca, qui est le cinquième principal, il y a une note supprimée et deux variables. Voici sa gamme :

ra, Χ ma, pa, dha, ni, sa.
si, Χ re, mi, fa, sol, la.

Le plus bizarre de tous ces modes à notes supprimées et variables est le mode secondaire mellari, qui est le trente-troisième. Telle en est la disposition qu’il serait à peu près impossible à une intelligence musicale de l’Europe de comprendre la formation d’une mélodie avec les élémens qu’il renferme. Ce mode est trop curieux pour que je n’en donne pas ici la gamme :

dha, Χ sa, ri, Χ ma, pa.
fa, Χ la, si, Χ re, mi.

Le sixième et dernier mode principal, Megha, manque dans le livre de Soma, mais il se trouve dans le Narayana. C’est la gamme de fa avec le si bécarre, comme le mode bhairava, mais sans note variable. L’examen du système de musique des Chinois me fournira l’occasion de revenir sur cette gamme singulière.

Mon intention n’est pas d’analyser ici les trente modes secondaires appelés raciginas : ce soin serait inutile pour le but que je veux atteindre, et ne pourrait que faire naître l’ennui chez le lecteur. Il me suffira de dire que leur examen ne fait pas découvrir ce qui leur a fait donner le nom de modes secondaires, car leurs formes sont aussi originales, aussi significatives que celles des modes principaux. Plusieurs offrent à la vérité des gammes semblables en apparence ; ainsi, suivant la nomenclature de Soma, les modes varati, bhairavi, saindhavi, bengali, malavasri, dhanyasi, vasanti, gonstaizi, romaeri, lelità, cambodi, nettà, zaccà, et désacri, semblent être tous des gammes du ton de la mineur sans note sensible (sol dièse), à l’exception des intervalles de trois quarts de ton qui n’existent pas dans notre musique ; mais un léger examen fait voir que toutes ces gammes diffèrent entre elles par quelque suppression de note ou par la mutation des sons variables ; en sorte que l’effet de l’une est absolument différent de l’effet d’une autre.

Bien que les noms des trente-six modes soient semblables dans le livre de Soma, dans le Sangita Narayana, et dans l’ouvrage d’un écrivain nommé Myrzakhan, néanmoins les formes de ces modes sont très différentes chez ces divers auteurs ; plusieurs gammes de Soma qui ont de l’analogie avec nos gammes mineures, sont majeures dans le Sangita Narayana, et les notes variables sont disposées d’une autre manière ; ce qui augmente beaucoup le nombre des modes.

Certes, si je me sui fait comprendre dans l’exposé que je viens de faire des élémens de la musique des Hindous, le lecteur doit avoir acquis comme moi la conviction qu’un art semblable est tout différent de celui qui chez nous porte le même nom ; qu’en un mot, c’est un autre art. Chez nous la tonalité est tout uniforme, toute régulière : nous n’avons que deux modes, l’un majeur, l’autre mineur : toutes les gammes majeures sont faites sur le même modèle ; toutes les mineures se ressemblent. Dans la musique des Hindous au contraire, les modes, ou si l’on veut, les gammes, sont en grand nombre, et toutes sont différentes par quelque endroit. Enfin nous n’avons que deux intervalles simples d’un son à un autre : ce sont le demi-ton et le ton ; les Hindous en ont un troisième (le trois-quarts-de-ton), dont il nous est impossible de comprendre l’emploi systématique.

Que penser, d’après cela des assertions de William Jones et de M. Ouseley, qui vantent la douceur des mélodies de l’Inde, et qui parlent à plusieurs reprises de l’effet agréable de ces mélodies sur leur oreille ? Sir W. Jones assure qu’il n’a point aperçu de différence sensible entre la tonalité des modes Hindous et celle de la musique européenne ; il cite à ce sujet le témoignage d’un allemand, professeur de musique établi dans l’Inde, qui, ayant accompagné un joueur de vina sur son violon, n’avait pas eu de peine à s’accorder avec lui, et celui d’un Anglais, nommé M. Shore, dont le clavecin avait très bien accompagné la voix d’un chanteur hindou, dans un mode majeur. Il me semble que ces faits ne peuvent s’expliquer que par une altération lente et progressive de l’ancienne conformation des modes de l’ancienne musique indienne. Les communications entre l’Inde et la Perse remontent à l’antiquité ; elles ont pu exercer quelque influence sur l’altération des modes hindous. Dans le conte persan intitulé les quatre Derviches, il est question d’un concert où quatre musiciens sont représentés jouant des préludes sur divers instrumens de musique, dans des modes principaux appelés perdahs, dans des modes moyens (skobahs), et dans des modes secondaires (guskhahs), puis chantant une chanson de Hafiz dans le percha ou mode authentique rast qui est en effet un des modes principaux de la musique des Persans et des Arabes). W. Jones nous apprend qu’un musicien de l’hindoustani, nommé Amin, qui a écrit sur son art, fixe à une époque antérieure au règne de Parriz l’introduction des sept modes principaux de la musique des Persans dans l’Inde. Il fait aussi remarquer que le nom hijeja donné à un mode, dans un livre sanscrit, n’est pas indien, mais persan, et que ce n’est qu’une corruption de hijaz. Il y a donc lieu de croire que l’ancien système de tonalité de la musique des Hindous aura commencé à s’altérer après l’introduction des modes de la musique persane dans l’Inde. D’ailleurs, depuis le seizième siècle, les communications ont été fréquentes entre les habitans de ce pays et les Européens. Les Portugais, les Hollandais, les Français et les Anglais, qui, tour à tour y ont eu des établissemens, y ont exercé une domination plus ou moins étendue ; il y ont introduit leur musique, et pendant trois cents ans ont porté des atteintes plus ou moins grave à l’organisation musicale des Hindous et à l’ancien système de leur tonalité ; en sorte qu’il est vraisemblable que les signes caractéristiques de cette tonalité se sont insensiblement altérés, affaiblis, et ont fini par ne laisser que peu d’analogie entre la musique des Hindous de l’époque actuelle et celle de l’antiquité. S’il en était autrement, si l’accord du vina était autrefois ce qu’il est aujourd’hui, la théorie exposée par Soma et par les autres anciens musiciens serait dépourvue de sens : on ne pourrait la considérer que comme un rêve. Au reste, je ne pense pas que la similitude entre la tonalité actuelle de la musique des Hindous, et celle de la musique européenne soit telle que le dit l’écrivain anglais, et je crois qu’un examen approfondi y ferait encore découvrir d’assez grandes différences.

W. Jones nous a appris lui-même à nous mettre en garde contre ses opinions relatives à la tonalité de la musique des Hindous, par la traduction qu’il a donné en notation européenne d’un air tiré du livre de Soma. De son aveu cet air est dans le mode hindola, qui a quelque analogie avec notre ton de la mineur, sauf la troisième note qui tient le milieu entre ut bécarre et ut dièse, à un quart de ton de distance, et avec la singulière suppression de la deuxième et de la cinquième note, c’est-à-dire de si et de mi. Jones avoue que ces suppressions doivent être faites dans le mode hindola. Cependant, dans la traduction, il supplée à ces notes qui manquent dans l’original, et il écrit l’air en la majeur, avouant toutefois que, pour se conformer à l’expression langoureuse des paroles, on pourrait l’écrire dans le mode mineur. On peut voir à la planche 1re de musique, à la suite de ce résumé, fig. 1, cet air défiguré par W. Jones[4] ; la fig. 2 représente ce même air dans sa forme réelle. Il pourra donner une idée assez juste de l’ancienne musique des Hindous, à l’exception des intervalles altérés d’un quart de ton, dont il est impossible que nous ayons d’autres notions que celle d’un son faux.

Croyons donc Paterson lorsqu’il dit, dans son Mémoire sur l’échelle musicale des Hindous, qu’il y a une difficulté à peu près insurmontable à noter dans notre musique les raugs et rangines (mélodies), parce que notre système ne fournit pas de signes qui puissent exprimer certains intervalles.

En dépit des impressions désagréables que font sur notre oreille les anciennes gammes de la musique de l’Inde, et les mélodies qui en sont le produit, nous pouvons comprendre qu’il y a dans tout cela un principe particulier d’art qui mérite toute notre attention : ce principe est celui d’une expression passionnée qui a besoin d’une multitude d’accens pour tous les genres d’affections. C’est ce que les musiciens hindous ont très bien compris quand ils ont dit que chaque mode est l’expression d’une passion. Toutes ces formes de gammes, ces trois sortes d’intervalles simples, ces sons variables, Cees notes supprimées, étaient autant d’élémens divers d’une langue passionnée qui se multipliaient les uns par les autres. Dans une telle musique, les rapports rationnels des sons étaient nuls ; mais les accens expressifs étaient abondans ; avantage qui devait l’emporter sur toute autre considération chez un peuple fanatique et voluptueux. Gardons-nous donc de comparer cette musique à la nôtre, pour en apprécier les qualités ou les défauts : considérons-la en elle-même, et nous serons convaincus que des hommes étrangers par leur éducation au sentiment de ces rapports exacts, ne pouvaient en comprendre la nécessité, émus qu’ils étaient d’une sensibilité musicale autre que la nôtre.

Faut-il que je dise que des gammes semblables à celles de la musique des Hindous sont absolument inharmoniques ? Non sans doute ; mes lecteurs l’ont déjà deviné. Quels accords pourraient résulter des intervalles bizarres qu’on y rencontre ? Quels enchaînemens d’harmonie pourraient se faire dans ces gammes, privées souvent d’une partie de leurs notes naturelles et altérées dans d’autres ? On conçoit que rien de tout cela n’est possible avec de semblables élémens. Ne nous étonnons donc pas de voir Jones, Ouseley et les autres écrivains qui ont traité de la musique des Hindous, déclarer qu’ils n’ont rien entendu dans l’Inde qui ressemblât à de l’harmonie : cette circonstance seule me confirmerait dans l’opinion où je suis que les anciens modes hindous ne sont pas encore entièrement perdus. Les chanteurs s’accompagnent, il est vrai, avec le vina ; mais cet instrument ne leur sert que pour jouer des ritournelles ou pour charger la mélodie d’ornemens.

On trouve dans l’Inde le plus ancien exemple de notation musicale qui existe vraisemblablement aujourd’hui. Cinq notes de l’échelle des sons y sont représentées par les consonnes du nom de ces notes ; les deux autres le sont par les voyelles brèves a et i. La substitution de voyelles longues aux brèves double la valeur de chaque note ; d’autres signes particuliers servent à représenter des valeurs plus longues encore. Les octaves inférieures ou supérieures de l’échelle, la liaison des notes, l’accélération du mouvement, les agrémens de l’exécution, et le doigté du vina, s’expriment par des petits cercles, des ellipses, des lignes courbes ou droites, horizontales ou verticales, placés de diverses manières. La fin d’un chant est marquée par une fleur de lotos. À l’égard de la mesure et du rhythme, on les détermine par la prosodie poétique. En général la mesure diffère peu de celle de la musique européenne ; il n’en est pas de même du rythme ; celui-ci est soumis à des inégalités qui donnent aux mélodies de l’Inde un caractère original.

La Chine est, après l’Inde, le plus où se trouvent les plus anciennes traditions et les plus vieux monumens des arts et des sciences. Nous connaissons peu la musique des Chinois ; ce que nous en ont appris les missionnaires est insuffisant. Toutefois, le peu de notions que nous en avons acquises nous démontrent que cet art a été fait sur d’autres principes que les nôtres par ce peuple singulier. Nous avons à cet égard le témoignage des Chinois eux-mêmes. Lorsque le P. Amiot leur faisait entendre sur le clavecin et sur la flûte les plus beaux morceaux de la musique de son temps, il remarquait sur la physionomie des hommes les plus éclairés un air d’ennui et de distraction : il ne tarda point à acquérir la preuve que cette musique n’avait en effet aucun charme pour des oreilles chinoises. « Les airs de notre musique, lui dit un lettré, passent de l’oreille au cœur. Nous les sentons, nous les comprenons ; ceux que vous venez de jouer ne font pas sur nous cet effet. Les airs de notre ancienne musique était bien autre chose encore : il suffisait de les entendre pour être ravi de plaisir. Tous nos livres en font un éloge pompeux ; mais ils nous apprennent en même temps que nous avons beaucoup perdu de l’excellente méthode qu’employaient nos ancêtres pour opérer de si merveilleux effets. » Lors de l’ambassade de lord Macartney à la Chine, on lui tint à peu près le même langage après avoir entendu ses musiciens.

On voit que c’est partout le même système : partout l’art est représenté comme ayant opéré des miracles dans l’antiquité, et comme ayant dégénéré ensuite. Le jésuite Amiot ne pouvait juger que des sensations produites en lui par la musique des Chinois modernes, et cette musique n’était pas de nature à lui plaire. Il avait espéré convaincre les Chinois de la supériorité de celle qu’il apportait de l’Europe, et il ne réussit pas plus à opérer leur conversion à cet égard que les Chinois à lui faire aimer leurs mélodies. Chacun resta dans l’opinion qu’il tenait de l’éducation de ses organes.

Il faut rendre justice au missionnaire : il ne négligea rien pour s’instruire de cet art si nouveau pour lui, et il se mit à lire les livres qui traitent de la musique ancienne et moderne des Chinois. Ces livres sont au nombre de soixante-neuf, à quoi il faut ajouter quelques ouvrages qu’Amiot n’a pas connus ou dont il ne parle pas ; entre autres l’encyclopédie littéraire de la Chine, écrite par Ma-Touan-lin en 1319, où tout ce qui est relatif à la musique est traité dans la quinzième section, divisée en quinze livres. Malheureusement l’esprit philosophique manquait au bon jésuite, et ses connaissances dans la théorie de l’art n’étaient pas assez profondes pour le travail qu’il avait entrepris. Il n’est pas certain d’ailleurs qu’il ait bien entendu ce qu’il a lu dans les livres chinois, et il y a lieu de douter qu’il ait lu en effet tous ceux qu’il cite. Quoi qu’il en soit, il envoya d’abord en France la traduction d’un ancien ouvrage de Ly-choang-ty sur la musique, puis il fournit un long mémoire sur le même sujet. Le premier de ces ouvrages paraît être perdu ; le second a été publié dans la collection des Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, etc., des Chinois, par les missionnaires de Peking : il en forme le sixième volume. J’en ai tiré ce que je vais dire de la musique de ce peuple, ne conservant des fastidieuses dissertations d’Amiot que ce qui est incontestable et de quelque importance.

Chez tous les peuples de l’antiquité, la musique a été en honneur à cause de son effet moral ; de là vient que la plupart des législateurs l’ont considérée comme un élément de gouvernement. Cette idée se retrouve dans l’Inde, à la Chine, en Égypte et dans la Grèce. Les Chinois l’ont conservée par tradition. Cette tradition dit : La connaissance des tons et des sons est intimement unie à la science du gouvernement, et celui qui comprend la musique est capable de gouverner[5]. « En effet (dit Ma-touan-lin), la bonne et la mauvaise musique ont une certaine relation à l’ordre et au désordre qui règnent dans l’état. Les trois premières dynasties régnèrent pendant une longue suite d’années, elles firent beaucoup de bien au peuple et le peuple exprima son contentement par la musique. » Le même écrivain dit dans un autre endroit : « L’histoire rapport que lorsque l’empereur des Soui, durant les années K’hai houang (de 581 à 600 de l’ère chrétienne), régla ce qui concernait la musique, il consulta deux sages, Ho-Soui et Wan-pao-tchong, sur ce qu’il convenait de faire ; le sentiment de Ho-Soui fut suivi et celui de Wan-pao-tchong rejeté. Ce dernier, la première fois qu’il entendit la nouvelle musique, s’écria, les larmes aux yeux, que les airs et les sons (les intervalles) étaient efféminés, dépourvus d’harmonie et dignes de mépris, et il prédit que l’empire tomberait bientôt. Mais doit-on dire que si le système de Wan-pao-tchong avait été adopté, la dynastie des Soui aurait été conservée ? certainement non ; mais nous pouvons présumer que, quoique Wan-pao-tchong ne fût pas capable de composer un morceau de musique qui pût sauver les Soui de leur ruine, cependant il avait assez de pénétration pour conjecturer, d’après le genre de musique qu’ils adoptaient, leur chute prochaine, et sous ce rapport, on ne peut lui refuser une intelligence supérieure et miraculeuse qui surpassait celle des autres hommes. »

Ces idées de l’effet moral de la musique et de son influence sur la situation politique des états sont à peu près celles que Platon a exprimées dans sa république et dans plusieurs autres ouvrages : elles sont plus raisonnables qu’on ne le croit communément. Platon, ainsi que les philosophes les plus célèbres de la Chine, considérait la simplicité des mœurs et le calme des passions comme le fondement le plus solide du maintien de la constitution et de la tranquillité d’un royaume ou d’une république : or, il est de certains systèmes de tonalité dans la musique qui ont un caractère calme et religieux et qui donnent naissance à des mélodies douces et dépouillées de passion, comme il en est qui ont pour résultat nécessaire l’expression vive et passionnée, ainsi que je le ferai voir en avançant dans ce résumé philosophique de l’histoire de la musique. À l’audition de la musique d’un peuple, il est donc facile de juger de son état moral, de ses passions, de ses dispositions à un état tranquille ou révolutionnaire, et enfin de la pureté de ses mœurs ou de ses penchans à la mollesse. Quoi qu’on fasse, on ne donnera jamais un caractère véritablement religieux à la musique sans la tonalité austère et sans l’harmonie consonante du plain-chant ; il n’y aura d’expression passionnée et dramatique possible qu’avec une tonalité susceptible de beaucoup de modulations, comme celle de la musique moderne ; enfin, il n’y aura d’accens langoureux, tendres, mous, efféminés, qu’avec une échelle divisée par de petits intervalles, comme les gammes des habitans de la Perse et de l’Arabie, ou avec des multitudes d’intervalles inégaux comme les modes des Hindous. L’inspection de la musique d’un peuple peut donc donner une idée assez juste de son état moral, et Platon et les philosophes chinois n’ont pas été à cet égard dans une erreur aussi grande qu’on pourrait le croire ; seulement ils se sont trompés en ce qu’ils ont considéré comme la cause ce qui n’est originairement que l’effet.

Le merveilleux ne manque jamais dans l’histoire des arts chez les peuples anciens ; les Chinois en ont mis dans l’origine de leur système de musique. Hoang-ty, disent-ils, venait de conquérir l’empire (2776 ans avant l’ère chrétienne) et de mettre sous le joug tous ceux qui s’étaient rangés sous les étendards de son compétiteur Tché-yeou. N’ayant plus d’ennemis à combattre, il s’appliqua à rendre ses sujets heureux. Ce fut vers ce temps qu’il donna ordre à Lyng-lun, l’un des principaux personnages de sa cour, de travailler à régler la musique. Lyng-lun se transporta dans le pays de Si-joung, dont la position est au nord-ouest de la Chine. Là est une haute montagne où croissent de beaux bambous. Chaque bambou est partagé dans sa longueur par plusieurs nœuds qui, séparés les uns des autres, forment un tuyau particulier. Lyng-lun prit un de ces tuyaux, le coupa entre deux nœuds, en ota la moelle, souffla dans le tuyau, et il en sortit un son qui n’était ni plus haut ni plus bas que le ton qu’il prenait lui-même lorsqu’il parlait, sans être affecté d’aucune passion[6]. Non loin de l’endroit où Lyng-lun se trouvait, la source du fleuve Hoang-ho, sortant de la terre en bouillonnant, faisait aussi entendre un son ; or il se trouva que, par un hasard merveilleux, ce sont était précisément à l’unisson de celui que Lyng-lun avait tiré de son tuyau.

Le miracle ne s’arrête pas là, car un Foung-hoang (oiseau qui s’est perdu à la Chine, comme le phénix chez d’autres peuples) vint, accompagné de sa femelle, se percher sur un arbre voisin. Là, le mâle fit entendre des sons dont le plus grave était aussi à l’unisson de celui du tuyau de Lyng-lun et du fleuve Hoang-ho ; successivement il produisit plusieurs autres sons qui formaient entre eux six demi-tons parfaits ; et sa femelle chanta à son tour six demi-tons imparfaits. Lyng-lun n’eut pas plus tôt entendu cette merveille qu’il coupa douze tuyaux (les Chinois ont oublié qu’il en fallait treize) à l’unisson des douze demi-tons fournis par la voix des Foung-hoang, et ravi de sa découverte, il porta ces tuyaux à l’empereur, qui ordonna que les douze demi-tons trouvés d’une manière si miraculeuse seraient la règle de l’échelle musicale. On donna à ces notes de la gamme le nom de lu.

Tous les chefs de dynastie qui se succédèrent à la Chine donnèrent des soins à la musique de leur empire ; mais, suivant les historiens du pays, il y en eut qui, au lieu de contribuer à sa perfection, en altérèrent les principes. Après l’extinction des Hans, des guerres continuelles désolèrent l’empire, et les mœurs des Tartares vinrent se mêler à celles des Chinois. Le pays, divisé en petites souverainetés, ne conserva pas un système de musique uniforme. L’extinction d’une multitude de petites dynasties, et la réunion de toutes les parties de la Chine sous la race des Tang, dans l’année 618 de l’ère chrétienne, firent renaître les règles découvertes par Lyng-lun. Parmi les lettrés qui s’appliquèrent à débrouiller le chaos de l’antiquité, deux savans, Sou-sieou-sun et Tchang-ouen-cheou, s’occupèrent de musique. Ils donnèrent par extrait ce qu’il y avait de meilleur dans les ouvrages des auteurs qui les avaient précédés, et en particulier dans ceux de King-fang, qui vivait vers l’an 58 de l’ère vulgaire, et de Lin-tcheou-kieou, contemporain et ami de Confucius.

Cinq dynasties régnèrent après les Tang dans le court espace de temps compris entre les années 907 et 860. Alors la Chine redevint guerrière, et la musique fut négligée comme les autres arts, ou du moins altérée dans son système fondamental. Les empereurs de la famille des Soung vinrent ensuite réparer les désastres de ces temps de malheur, et s’appliquèrent à rendre à la musique son ancien éclat. Il paraît que depuis lors le système de la gamme n’a plus changé et que l’art a été rétabli dans ses anciens principes.

Le résultat de la conservation perpétuelle d’un système de tonalité ou de la forme de la gamme est l’impossibilité absolue de progrès dans l’art : de là vient que la musique des peuples orientaux, et en particulier des Chinois, est restée à peu près stationnaire depuis bien des siècles, sauf quelques légères modifications qu’il serait assez difficile d’apprécier aujourd’hui. Quant aux regrets exprimés par les philosophes et les lettrés de la Chine sur la perte de la musique ancienne et des miracles qu’elle opérait, il ne faut y voir que cet amour du merveilleux qui existe chez tous les peuples et qui fait croire aveuglément aux choses surnaturelles. Dans la forme de la gamme ou de l’échelle mélodique de la musique chinoise, il n’y a point de variété possible : il y a donc lieu de croire que cette musique est aujourd’hui peu différente de ce qu’elle était autrefois. Il est bien vrai que dans la traduction que M. Klaproth a donnée d’un passage de la préface du livre de Ma-touan-lin, il est dit : « Je parlerai des six mesures, et je finirai par ce qui appartient aux huit tons. Je distinguerai dans chacune de ses particularité le mode Ya ou du grand (c’est-à-dire le mode chinois), le Hou, ou mode étranger, et le Sou ou mode vulgaire ; » mais il n’est pas certain que ces huit tons dont parle l’auteur ne sont pas les huit sons de la gamme complète, car on sait que la plupart des littérateurs écrivent ton pour son lorsqu’il s’agit d’une note quelconque de la gamme. Il y a lieu de croire que dans ce passage le mot ton a été pris dans cette acception, car le P. Amiot dit positivement (Mém. p. 157) que, suivant les Chinois, le ton est un son modifié qui a quelque durée.

La gamme, l’unique gamme de la musique des Chinois est composée de sept sons, auxquels on donne les noms de koung, chang, kio, pien-tché, tché, yu, pieu-koung ; ces noms de notes correspondent aux notes d’une gamme du ton de fa dont le si serait bécarre, comme on le voit dans ce tableau :

koung, chang, kio, pien-tché, tché, yu, pien-koung.
fa,sol,la,si,ut,ré,mi.

Les mots pien-tché et pien-koung indiquent, comme on vient de le voir les deux demi-tons de la gamme ; leur traduction exacte est : qui se résout sur tché, qui se résout sur koung. Il suit de là que ces deux notes sont nécessairement des notes appellatives d’autres notes supérieures, et qu’elles répondent à ce que nous appelons dans notre musique des notes sensibles.

Telle est la force d’appellation de ces notes dans la musique chinoise, que pien-tché et pien-koung ne sont jamais suivies d’autres notes inférieures. En cela, la gamme de la Chine diffère donc essentiellement de la gamme européenne, puisque celle-ci n’a qu’une note sensible, tandis qu’elle en a deux.

Mais ce n’est pas la seule différence qui existe entre cette gamme et la nôtre ; il en est une autre bien plus remarquable dans la distance du troisième son au quatrième, qui, au lieu d’être d’un demi ton, est d’un ton entier, en sorte qu’il n’y a qu’un demi-ton entre la quatrième et la cinquième note. La forme de cette gamme donne à la musique des Chinois un caractère étrange à notre oreille. Cette forme se retrouve dans l’ancienne gamme majeure des mélodies écossaises. Burney a fort bien remarqué cette similitude[7], et le docteur Lind, qui a résidé long-temps à la Chine, affirme que tous les airs qu’il y a entendus ressemblent aux vieilles mélodies écossaises. Il faut cependant remarquer que les Écossais ont aussi une gamme mineure, et que les Chinois ne paraissent point connaître ce mode musical ; il est du moins certain que le P. Amiot ne dit rien de l’existence d’un mode semblable dans la musique chinoise.

Souvent les deux demi-tons pien-tché et pien-koung sont entièrement supprimés ; dans ce cas, la gamme des mélodies n’est composée que de cinq notes fa, sol, la, ut, ré, ce qui leur donne un caractère étrange. Il y a des insrtumens qui n’ont que ces cinq notes.

Il est encore un point par où le système musical des Chinois diffère du système européen ; cette différence consiste dans la division de leur échelle en douze demi-tons égaux : d’où il résulte qu’ils n’admettent point nos classifications de tons et de demi-tons majeurs et mineurs. Une autre conséquence peut encore se déduire de cette égalité des demi-tons dans la gamme des Chinois, c’est qu’il n’y a ni affinité réelle ni répulsion entre les notes de cette gamme ; ce qui paraît impliquer contradiction avec ce que j’ai dit précédemment de l’existence de deux notes sensibles dans l’échelle ; mais il est bon de remarquer que le nom de note sensible ne doit pas être pris ici dans le sens rigoureux que nous y attachons. Les Chinois interdisent à la vérité aux notes pien-tché et pien-koung la faculté de descendre, mais par des principes arbitraires et irrationnels. Je ferai voir dans la suite qu’il ne peut y avoir de note sensible réelle que dans la musique dont l’harmonie est une partie essentiellement constitutive.

Me voici arrivé à cette question de l’harmonie qui se présente tout d’abord à l’esprit d’un Français, d’un Italien, d’un Allemand, aussitôt qu’il s’agit de la musique d’un peuple étranger : car, dans l’état actuel de cet art en Europe, la mélodie ne se conçoit point isolée : la simultanéité des sons nous paraît être une condition nécessaire de l’existence de la musique. L’art tel que nous le concevons forme si bien un tout indivisible, que nous ne comprenons même pas la création d’une mélodie indépendante de son harmonie. J’ai déjà dit, en parlant de la musique des Hindous qu’il n’en est pas de même chez tous les peuples, et que telle peut être la constitution de certaines échelles de sons, que les successions harmoniques n’y soient pas possibles, bien que chacun des sons qui entrent dans la formation de ces échelles puisse entrer dans la composition d’un accord. La gamme des Chinois n’exclut pas absolument la possibilité de l’harmonie, mais tel est l’effet de la disposition de ses tons et demi-tons que la plus grande partie des successions d’harmonie naturelles employées dans la musique européenne ne saurait y trouver place.

Le P. Amiot, après avoir fait une longue et vaine dissertation de mots sur la question de l’existence de l’harmonie dans la musique des Chinois[8], finit par déclarer qu’elle ne s’y trouve pas ; cependant il se met en contradiction avec lui-même dans un autre endroit ; car il dit, en parlant d’un instrument à cordes nommé le kin[9] : « Dans l’accompagnement qui se fait avec le kin, on pince toujours deux cordes en même temps. Dans le kin monté pour les cinq tons, les accords d’en bas se font parce que les Chinois appellent ta-kiuen-keou, c’est-à-dire, par le grand intervalle, qui est la quinte ; et les accords d’en haut se font par le chao-kiuen-keou, c’est-à-dire, par le petit intervalle, qui est la quarte. » Voilà donc, si non de l’harmonie complète, au moins un certain emploi de sons simultanément entendus. Ce n’est pas tout. Les Chinois ont une sorte de petit orgue portatif appelé cheng, composé de treize, de dix-neuf ou même de vingt-quatre tuyaux de bambou. Telle est la disposition de ces tuyaux qu’il ne suffit pas de souffler dans le bec du cheng pour lui faire rendre des sons, car ils sont percés de trous latéraux qu’il faut boucher avec les doigts pour les faire résonner. On comprend donc que l’instrument peut faire entendre simultanément autant de sons qu’il y a de trous bouchés, et l’on serait tenté d’en conclure qu’on peut exécuter une grande variété d’harmonie, au moyen de ce petit orgue ; mais, par l’arrangement des tuyaux extérieurs et intérieurs, il n’est pas possible de faire résonner les tierces majeures qui ne se lient point entre elles. J’ai sous les yeux une note fournie par M. Mund, amateur de musique anglais, qui a voyagé en Chine, qui a fait beaucoup d’observations sur l’art musical dans ce pays, et qui en a rapporté une collection d’instrumens. « Les joueurs de cheng, dit-l, ne font entendre communément que des mélodies ; mais, dans de certains cas fort rares, ils jouent une tierce majeure qui, pour une oreille européenne, n’a aucune analogie avec le ton de la mélodie. Cette tierce parait indiquer le repos de certaines phrases. Par exemple, dans leur singulière gamme de fa avec si bécarre, si le chant procède par les notes fa, la, sol, si, ce dernier si est accompagné de dièse, et cette tierce si dure, si étrange à notre oreille, doit être suivie d’ut sans tierce. Jamais on ne leur entend faire de liaisons d’harmonies, c’est-à-dire de suites d’accords ou d’intervalles. » Les liaisons d’accords ne peuvent se faire, en effet, que là où les notes de l’échelle ont des rapports d’affinité, et l’on a vu que la gamme des Chinois n’est point ainsi faite.

Il résulte de ce qui vient d’être dit que l’harmonie n’est pas inconnue à ce peuple, mais qu’elle ne se présente à son esprit que comme un fait isolé indifférent à l’effet de la musique, et d’un emploi borné à quelques notes fort rares. La plupart des instruments de musique des Chinois démontrent d’ailleurs, par le principe de leur construction, que l’objet principal est chez eux la succession des sons. C’est le pien-king, composé d’une certaine quantité d’équerres de pierre sonore appelée pierre de Yu : ces équerres sont accordées dans l’ordre des sons de l’échelle, et le musicien les frappe alternativement avec un seul petit maillet ; ce sont le chen-king et le soung-king, instrumens du même genre, formés d’une réunion de cloches et de clochettes de diverses dimensions et intonations, et qu’on frappe aussi avec un seul marteau ; c’est le chat ou le tigre de bois de Kieou, qui porte sur son dos vingt-sept chevilles sonores accordées par demi-tons égaux, et qu’on frotte alternativement avec une petite planchette pour en tirer des sons ; c’est le koan-tsèe, espèce de flûte de Pan dont les tuyaux résonnent alternativement ; c’est le siao, instrument du même genre et à tuyaux inégaux ; enfin, c’est le tché, dont les vingt cordes de soie sont mises en vibration l’une après l’autre par une plume. Le yo et le ty, sortes de flûtes traversières dont les Chinois font usage, sont construits de manière que le passage d’une gamme dans la même gamme transposée ne peut même s’opérer sur un seul instrument, et que les musiciens doivent être pourvus d’autant de flûtes qu’il y a de gammes transposées. Le P. Amiot nous apprend que dans un orchestre composé de beaucoup d’instrumens, on voit souvent les musiciens ne donner qu’un ou deux sons, auxquels succèdent ceux des aures instrumens ; et ainsi alternativement. Dans les chants en chœur, toutes les voix sont à l’unisson ou à l’octave.

Si l’expression passionnée domine dans la musique de l’Inde, c’est le contraire dans les mélodies chinoises : celles-ci, graves, monotones comme le peuple qui les a imaginées, ont je ne sais quoi de vague et d’affadissant pour l’oreille d’un Européen. Quelle que soit la singularité des successions qui résultent de la nature de la gamme, elle ne suffit pas pour dissiper l’impression d’ennui que ces mélodies développent. La musique des Chinois est le produit nécessaire de l’organisation et des mœurs de ce peuple : elle ne peut être bonne que pour lui. Les auteurs de traités de musique cités par Amiot[10] considèrent le calme et la gravité comme une des qualités les plus nécessaires pour la bonne exécution de la musique. L’un de ces auteurs dit, en parlant de l’art de jouer du kin : « Ceux qui veulent en tirer des sons capables de charmer l’oreille, doivent avoir une contenance grave, et un extérieur bien réglé ; ils doivent le pincer légèrement, et le monter sur un ton qui ne soit ni trop haut ni trop bas. » Le prince Tsai-yu, de la dynastie des Ming, qui a écrit un traité de musique, dit aussi, d’après un ancien auteur : « Ceux qui veulent jouer du ché doivent avoir les passions mortifiées, et l’amour de la vertu gravé au fond du cœur ; sans cela ils n’en tireront que des sons stériles qui ne nous toucheront pas. » Je ne crois pas pouvoir mieux faire comprendre ce que peut être une musique basée sur de tels principes, que de donner pour exemples deux des plus célèbres mélodies de la Chine. La première (fig. 3 des planches de musique) est composée dans le système de la gamme complète ; l’autre (fig. 4) n’a que cinq notes. Beaucoup de mélodies chinoises sont composées dans cette gamme tronquée dont on a ôté les deux pien ou demi-tons.

Amiot a gardé le silence sur l’existence d’une notation de la musique à la Chine, comme sur beaucoup d’autres choses importantes ; plusieurs écrivains en ont tiré la conséquence que les Chinois ne connaissent rien de semblable : c’est une erreur qu’il est bon de ne pas laisser subsister. Dans la liste des livres originaux cités par le missionnaire comme ayant été les sources où il a puisé ses renseignemens, il en est plusieurs qui traitent spécialement de la notation usitée pour divers instrumens. M. Klaproth possède un de ces ouvrages : c’est un traité de l’art de jouer du kin, et de la notation de la musique pour cet instrument. Je l’ai examiné avec attention, et j’y ai reconnu que cette notation, bien différente du système hindou, n’est pas prise dans les caractères de la langue chinoise, mais se compose de signes particuliers dont l’ensemble paraît offrir beaucoup de complication. Sans doute le P. Amiot, rebuté par les difficultés d’analyse de ce système de notation, n’aura pu en comprendre le mécanisme et aura cru pouvoir n’en point parler. Cela est d’autant plus vraisemblable que la notation du kin paraît être particulière à cet instrument, et qu’il y a lieu de croire que les Chinois ont d’autres notations pour le cheng et le ché. En présence de ces multitudes d’hiéroglyphes, la patience du missionnaire se sera lassée, et le courage lui aura manqué. Il est douteux que ces mystérieuses notations soient jamais connues des Européens, car le savoir le plus profond dans la langue chinoise est insuffisant pour en débrouiller le chaos. À l’examen du traité de la notation du kin, MM. Klaproth et Abel de Rémusat m’ont déclaré plusieurs fois qu’ils n’y trouvaient aucune analogie avec les signes de l’écriture chinoise et qu’ils n’y comprenaient rien. Le temps m’a manqué pour faire sur cet objet des études qui m’en auraient peut-être fait découvrir le mécanisme.

ANTIQUITÉ.

musique des égyptiens, des hébreux, et des autres peuples de l’orient.

La musique des Hébreux a été l’objet de discussions fort vives entre beaucoup de savans et de littérateurs des dix-septièmes et dix-huitièmes siècles. Ugolini a recueilli dans son Trésor de l’Antiquité sacrée une partie des dissertations qui ont été faites sur ce sujet, et en a formé un très gros volume in-folio. Tant de travaux entrepris par des hommes qui possédaient une érudition profonde semblent promettre des lumières suffisantes pour arriver à une connaissance parfaite de l’art musical des Juifs ; mais, après avoir lu tous ces ouvrages, on acquiert la conviction que leurs auteurs n’ont fait que de véritables logomachies, des dissertations à vide, où la première chose qui manquait était la matière à disserter.

Il ne reste rien du peuple hébreu ; rien qu’un livre sacré, un pays vide de monumens, et des individus épars sur la surface de la terre, sans liens de langage ni de mœurs. Des arts qu’il cultivait autrefois nous ne savons que ce que nous apprennent quelques phrases obscures de la Bible : c’est sur ces phrases, sur de simples mots même, que Mersenne, Kircher, Van Til, Lund, Calmet, Pfeiffer et beaucoup d’autres se sont consumés en doctes élucubrations, pour arriver à la conclusion inévitable qu’ils ne savaient rien de cette musique, et pour mettre à nu la vanité de leurs citations hébraïques et grecques.

Pouvait-il en être autrement ? Non, sans doute ; car non seulement la plupart de ces écrivains manquaient de connaissances suffisantes dans l’art sur lequel ils écrivaient, mais aussi ils s’obstinaient à chercher les matériaux de leurs travaux dans l’écriture sainte, dont les expressions relatives à la musique n’ont point encore de synonymie certaine. Ces auteurs savaient bien que, pendant sa longue captivité en Égypte, le peuple juif avait dû prendre des notions de toutes choses dans ce pays, alors le plus avancé dans la civilisation de tous ceux qu’on connaissait. Car d’imaginer que, dans leurs déserts, ces pâtres arabes eussent déjà des arts quelque peu perfectionnés, et qu’ils les eussent apportés chez les Égyptiens, il n’y a pas moyen. Mais à l’époque où Van Til et Kircher et Mersenne écrivaient, l’Égypte était peu ou plutôt mal connue, et l’on n’en pouvait tirer que fort peu de secours pour la musique des Hébreux. Ils aimèrent mieux se livrer au plaisir des conjectures que d’attendre, de la connaissance des faits mieux observés qu’ils ne l’avaient été jusqu’à eux, des lumières dont d’autres auraient profité. Qu’en est-il arrivé ? c’est que, de tous leurs écrits il n’y a rien, absolument rien dont on puisse se servir pour arriver à la vérité sur la musique de ces anciens peuples.

Diodore de Sicile dit que les Égyptiens méprisaient la musique, et qu’ils la considéraient non seulement comme inutile, mais comme nuisible aux hommes. Quelques historiens venus après Diodore l’ont copié dans cette assertion ; mais le témoignage de ces écrivains est contredit par Hérodote, plus ancien qu’eux, par Platon, et par les biographes de Pythagore, qui nous disent que ce philosophe apprit des prêtres de l’Égypte l’arithmétique, la géométrie et la musique. À défaut d’Hérodote, de Platon et de Pythagore, nous avons acquis la preuve, dans ces derniers temps, que les Égyptiens aimaient la musique et qu’ils en faisaient un fréquent usage, par la multitude d’instrumens qui figurent sur tous leurs temples, par les peintures des tombeaux des rois, et par les instrumens mêmes qui ont été retrouvés dans les hypogées.

Ces monumens nous révèlent un fait non moins certain, non moins intéressant ; c’est que l’art musical devait être dans un état d’avancement chez un peuple qui avait conçut le système de construction des instrumens que nous y remarquons, quelle que fût d’ailleurs la nature de son échelle musicale. On peut affirmer que les Égyptiens avaient porté cette partie de l’art beaucoup plus loin qu’aucun autre peuple de l’antiquité. Ce n’est que dans ces derniers temps qu’on a pu acquérir la conviction de cette vérité, car nos connaissances positives sur l’Égypte n’ont commencé qu’après l’expédition française dans ce pays. Malgré les courageuses recherches de Norden et de Pocoke, voyageurs instruits et consciencieux, nous savions peu de chose concernant cette terre classique ; les vieilles erreurs de Kircher et les érudites conjectures de Jablonski n’étaient pas des obstacles médiocres à l’introduction parmi nous de la science des faits à l’égard du royaume de Sésostris. Il ne fallut pas moins que la gigantesque entreprise de Napoléon pour nous conduire enfin dans une bonne route, et pour nous donner de meilleures notions. Ce n’est pas que l’ouvrage publié par Denon, ni même la grande description de l’Égypte exécutée par les ordres du gouvernement français, soient sur toutes choses d’une exactitude à l’abri de tout reproche ; mais du moins ces relations ont mis à notre portée une quantité considérable de documens d’une haute importance ignorés auparavant, et ont éveillé la curiosité des voyageurs qui, récemment, on complété nos connaissances par des observations plus minutieuses. Si quelque chose peut nous consoler des dévastations que la barbarie européenne est allée porter en Égypte sur des monumens que les siècles avaient respectés, c’est du moins la certitude de posséder à peu près tous les renseignemens que nous pouvions désirer sur les mœurs et les arts d’un peuple singulier qui tient une grande place dans l’histoire.

Aucune analogie n’existe entre les instrumens de musique des anciens habitans de l’Égypte et ceux de l’Inde ou de la Chine ; il suffit de jeter un coup-d’œil sur les sculptures des temples et sur les peintures des tombeaux pour être convaincu que les systèmes de musique de ces contrées avaient pour base des principes tout différens. Tout se réunit, et dans le témoignage des écrivains de l’antiquité, et dans les monumens, pour démontrer que la harpe est originaire de la Syrie et de l’Égypte[11]. Cet instrument apparaît sous diverses formes sur les bas-reliefs qui ornent les temples, dans les peintures, et même dans quelques débris qui ont été retrouvés, encore montés de leurs cordes, dans des tombeaux. Tantôt c’est un trigone ou harpe à trois côtés montée de cordes obliques ; tantôt c’est un corps semi-circulaire dont les cordes sont attachées verticalement ; tantôt, enfin, c’est un corps d’instrument assez semblable à celui de notre harpe, et que des musiciens jouent de la même manière. Le voyageur Bruce avait trouvé la figure d’un de ces derniers instrumens dans un tombeau, et en avait donné un dessin fort inexact reproduit par Burney dans son histoire de la musique[12] ; depuis lors, cette figure et plusieurs autres du même genre ont été représentées d’une manière beaucoup plus satisfaisante dans la Description de l’Égypte.

Porphyre, dans sa lettre à l’Égyptien Ambon, nous a fait connaître le nom générique de ces harpes dans la langue égyptienne : ce nom était teouoini ; l’écrivain grec l’a altéré en l’écrivant tebouni[13]. Ce nom, teouoini était à l’égard des harpes, ce que celui de’’lyre était chez les Grecs : celui-ci s’appliquait également à la cythare, à la chelys, à la sambuque et à plusieurs autres variétés. Les noms particuliers des diverses espèces de harpes de l’Égypte nous sont inconnus. Nous savons seulement que ces instrumens étaient montés de cordes de boyaux, car une harpe en bois, qui fait partie du musée égyptien de Paris, avait encore quelques morceaux de cordes de cette espèce, quand on la trouva dans un hypogée, et on lui a laissé ces fragmens, qui ne diffèrent des cordes modernes que par une dessication excessive qui les fait réduire en poussière quand on les presse entre les doigts. Il paraît que ces cordes étaient faites avec des intestins de chameau ; c’est encore ainsi qu’on les fait dans le pays ; on leur donne le nom de qols.

La lyre à cordes droites se rencontre aussi sur les monumens de l’Égypte ; les instrumens de cette espèce qu’on y voit sont montés de trois ou de quatre cordes. Au-delà de la première cataracte du Nil, habite une population qu’on appelle Barâbras ou Berbères, qui a conservé la lyre antique montée de cinq cordes, dont elle se sert pour accompagner le chant. Des individus de cette tribu vont souvent au Caire pour y servir en qualité de domestiques, et ils y portent toujours leur instrument favori. Cette lyre des Barâbras est appelée kesser ; les Éthiopiens lui donnent le nom de kissar, et les habitans de la basse Égypte la nomment qytarah Barbaryeh, c’est-à-dire, cithare des Barâbras. Doit-on conclure que l’existence de la lyre en Égypte, qu’elle est originaire de ce pays, d’où elle aurait passé en Grèce, ou bien que les Grecs en sont les inventeurs ? j’avoue que je penche pour cette dernière opinion, et je crois que les instrumens dépourvus de manche et à cordes droites sont originaires de l’Occident comme ceux qui ont des tables d’harmonie et des cordes obliques le sont de l’Orient. Cette question n’est pas aussi frivole qu’on pourrait le croire, car elle tient à tout un système de musique, comme je le ferai voir par la suite. Quant aux origines fabuleuses, elle ne manquent pas à la lyre : Homère en attribue l’invention au Mercure grec ; Apollodore en fait inventeur le Mercure égyptien ou trimégiste. Suivant ce dernier écrivain, le dieu se promenant sur les bords du Nil, après que le fleuve fut rentré dans son lit, heurta du pied contre une tortue qui était restée sur la terre, qui s’y était desséchée, et dont les fibres devenues sonores résonnèrent dans ce choc. Mercure, étonné du phénomène, prit dans ses mains cet instrument naturel et le perfectionna. Chez tous les peuples, ce sont les dieux qui ont fait don de la musique aux humains, et cet art est le seul qui ait une origine céleste.

Un autre instrument d’une forme et d’un usage remarquables appartient à l’Égypte et à la Syrie : c’est celui qui est désigné dans les versions grecques et latines de la Bible sous le nom de psaltérion. Sa forme est celle d’une harpe trigone renversée sur une caisse sonore, et montée de cordes obliques de métal ou de boyaux qu’on frappait avec de légères baguettes. Ptolémée, mathématicien célèbre et écrivain grec sur la musique, né à Naucratès, dans le Delta, et qui vivait à Peluse dans le deuxième siècle de l’ère chrétienne, a donné dans ses Élémens harmoniques la figure de cet instrument, dont il s’est servi pour la démonstration des rapports arithmétiques des sons par les longueurs des cordes. Il lui donna le non de canon[14] : les Arabes appellent encore les variétés du psaltérion du nom générique de qanon. C’est ce même instrument qui, transporté en Europe par les Croisés, au moyen âge, est devenu le type de l’épinette, du clavecin et des autres instrumens à cordes et à clavier. Dans une ordonnance du mois de mai 1364 qui fait connaître les noms et l’emploi des musiciens ou ménestrels de la chambre du roi de France Charles v, on voit que l’un d’eux, nommé Jean Tonet de Rains (Reims), jouait du demi-canon. Ce demi-canon est la petite espèce désignée aujourd’hui par les Arabes sous le nom de santir, ou pisantir, et quelquefois, par contraction, psantir. De ces noms, les Grecs ont fait psalterion, et les écrivains du moyen âge saltérion, saltère et psaltère. Au chapitre des ménestrels de l’ordonnance sur le règlement de l’hôtel de Louis x, roi de France, datée de 1315, on trouve un Leborne, joueur de psaltérion. Les Qobtes, descendans des anciens habitans de l’Égypte, appellent encore pipsalterion un instrument polycopie propre à accompagner la voix.

Les sculptures qui décorent les temples de l’Égypte, les peintures des tombeaux, et les fouilles entreprises depuis vingt-cinq ou trente ans, ont fait connaître l’existence d’un troisième instrument qui appartient aux Égyptiens, aux Arabes et à différens peuples de l’Asie : cet instrument, dont la caisse sonore est surmontée d’un manche, est aujourd’hui connu en Égypte sous le nom d’eoud. Bien que borné à un petit nombre de cordes, cet instrument démontre, aussi bien que les harpes de diverses formes et le psaltérion, l’existence d’une échelle musicale étendue chez les Égyptiens, et le fréquent usage qu’on en faisait ; car il offrait la possibilité de varier les intonations des cordes par les diverses positions des doigts sur le manche. Aucun instrument de ce genre n’a existé chez les Grecs ni chez les Romains : je ferai voir plus loin que l’absence de cet instrument, et en général de ceux qui sont montés de beaucoup de cordes dans la haute antiquité grecque et romaine, était la conséquence nécessaire d’un système de musique tout différent de celui des Égyptiens et des autres peuples orientaux.

les Égyptiens avaient aussi diverses sortes de flûtes, parmi lesquelles on en remarquait une semblable à notre flûte traversière, ainsi que des sistres, instrument de percussion qui différait des crotales des autres peuples en ce qu’il était composé de plusieurs tiges métalliques, de diverses longueurs, qui rendaient des sons différens lorsqu’on les frappait en agitant tout l’instrument. Je ne crois pas devoir entrer dans plus de détails sur ces flûtes ni sur ces sistres, parce qu’ils sont de peu d’importance à l’égard du système de musique des Égyptiens.

Nous savons par Athénée que l’hydraule ou orgue hydraulique fut inventé sous le règne de Ptolémée Évergètes par Ctésibius d’Alexandrie. Les renseignemens donnés par le mathématicien Héron ne sont pas assez clairs pour nous faire comprendre ce que pouvait être cet instrument, ni de quelle manière l’eau servait à l’émission du son. Au reste cela est de peu d’importance à l’égard des connaissances musicales des Égyptiens ; car, après la conquête de leur pays par Alexandre et sous la domination de ses successeurs, les habitans de l’Égypte perdirent une partie de leurs arts originaux : les Grecs commencèrent alors l’œuvre de leur dégénération.

J’ai dit qu’avant les récentes découvertes faites en Égypte dans les derniers temps, il était à peu près impossible de se former une idée juste de la musique des Égyptiens, et conséquemment de celle des Hébreux : aujourd’hui, cela est devenu beaucoup plus facile. Je ne consulterai donc ni les traducteurs ni les commentateurs de la Bible pour savoir ce qu’étaient les instrumens désignés dans la langue des Juifs par les noms de kinnor, nebel, minnim, michol et schelasim ; je ne croirai pas plus ceux qui me diront que le premier appartenait à une harpe, que ceux qui m’assureront que son nom indiquait une cythare, un luth, un violon, et ainsi des autres ; car, à défaut de renseignemens exacts et de monumens, la fantaisie seule pouvait faire adopter l’un de ces instrumens plutôt que l’autre. Tout ce que nous savons, c’est que kinnor était chez les Juifs un nom générique comme teouôini ou tebouni chez les Égyptiens ; il désignait en général un instrument de l’espèce des harpes. Quant au Nobel, on ne peut douter que ce nom a désigné le trigone à cordes obliques, et qu’il a été l’équivalent du nablum des Syriens et des Phéniciens[15]. Mais là se bornent nos connaissances sur la nature des instrumens hébreux : pour en savoir davantage, nous sommes obligés d’examiner ce qu’étaient les instrumens chez les Égyptiens, et ce qu’ils sont encore aujourd’hui ; car les Juifs ont tout appris des Égyptiens. L’historien hébreu Philon, et Clément d’Alexandrie ne mettent pas en doute que Moïse n’eût appris la musique en Égypte. Ainsi, nous ne pouvons douter que le psaltérion et un instrument du genre du luth n’aient été en usage chez les Juifs, puisqu’ils se rencontrent sur tous les monumens de l’Égypte, et que la plupart des peuples de l’Orient s’en servent encore ; mais que l’instrument à manche ait été le schelasim, comme Prinz l’affirme dans son histoire de la musique ; que magrepha ou migrepha ait désigné, suivant l’opinion de quelques autres écrivains, le psaltérion, c’est ce que nous ne savons pas, ce que nous ne pourrons jamais savoir, n’ayant pour nous instruire que la Bible, qui ne s’explique pas et qui n’indique que des noms.

À l’égard des traducteurs et des commentateurs qui ont rendu le mot hébreu ugabh par celui d’orgue, et qui ont parlé de l’existence du violon chez les Juifs, je dirai d’abord qu’il n’y a aucune trace sur les monumens de l’Égypte de quelque chose qui ressemble au premier de ces instrumens, et que les conjectures qu’on peut faire à ce sujet n’ont aucune espèce de valeur. Je ferai remarquer ensuite qu’on ne trouve rien dans l’antiquité qui puisse faire croire à l’existence du violon ni d’aucun instrument à archet chez les peuples orientaux. L’archet est originaire du Nord et de l’Occident : si on le trouve aujourd’hui chez les Arabes et dans la Perse, c’est que les Francs en ont doté l’Orient, comme ils en ont rapporté le luth et le psaltérion. Je ferai voir tout cela dans la suite.

Si je me suis étendu longuement sur les instrumens de l’Égypte, de la Judée, et de l’Arabie, c’est que je n’avais que ce moyen pour faire comprendre ce qui me reste à dire du système général de la musique des peuples qui habitaient et qui habitent encore ces contrées. Tous ces instrumens sont montés d’un grand nombre de cordes ; ils indiquent donc l’usage habituel d’une échelle musicale étendue, et vraisemblablement aussi d’intervalles plus petits que ceux qui divisent la gamme des Européens. Ce trait est caractéristique dans la musique de l’Orient, et particulièrement dans celle des Égyptiens et des Arabes : mais ce n’est que par induction que nous pouvons parvenir à une connaissance approximative de l’ancien état de cette musique. Parmi la multitude de débris que les explorations récentes de l’Égypte ont fait tomber dans nos mains, il ne s’est trouvé malheureusement aucuns fragmens de manuscrits qui eussent la musique pour objet. Pas une mélodie n’a échappé aux ravages du temps ; mais il y a tant d’analogie entre les formes des anciens instrumens et l’état actuel de la musique, sur le sol arrosé par le Nil, qu’il n’y a peut-être pas de témérité à dire que le système ancien vit encore dans le moderne.

Au milieu de l’Égypte existe une tribu, reste malheureux et presque ignoré des anciens habitans de ce pays : cette tribu est celle des Qobtes. Dans sa langue on a retrouvé récemment la langue des Égyptiens de l’antiquité, et l’on a pu, à l’aide des élémens qu’on y a puisés, expliquer les monumens tracés sur les papyrus en écriture démotique ou populaire, bien que celle-ci diffère essentiellement par sa forme des caractères qobtes, dont l’analogie avec ceux de la langue grecque est sensible. Or, si le peuple originaire de l’Égypte a conservé, après tant de siècles, sa langue primitive, malgré le mélange des populations étrangères au pays et la longue domination de celles-ci, n’est-il pas présumable que ce même peuple a aussi gardé le système de sa musique antique ? Il ne s’agit ici, il est vrai, que d’une simple conjecture ; mais j’espère pouvoir lui donner quelque poids par les observations qui vont suivre.

Quiconque a voyagé en Orient et a eu occasion d’entendre exécuter de la musique par des chanteurs arabes, persans ou arméniens, ou bien qui a assisté au service divin dans les monastères des chrétiens grecs, dans les églises des Qobtes ou dans les synagogues des Juifs ; quiconque, enfin, à défaut d’audition, a lu avec attention l’ouvrage de M. Villoteau sur l’état actuel de la musique en Égypte, aura remarqué sans doute la multitude d’ornemens dont les mélodies sacrées ou profanes sont surchargées chez tous ces peuples. Ces ornemens embrassent en général une échelle étendue, et font passer avec rapidité la voix du grave à l’aigu et de l’aigu au grave, ce qui, au premier aspect, et abstraction faite des circonstances de tonalité et de division des intervalles de la gamme, donne à toute la musique orientale un caractère distinctif assez étrange pour l’oreille d’un Européen.

Ces ornemens, dont les peuples de l’Orient font usage dans leur musique, ne ressemblent pas à ceux de la musique moderne qu’on entend sur les théâtres de France ou d’Italie : ceux-ci ont par eux-mêmes une certaine forme mélodique qui se substitue à la forme simple, sans altérer le mouvement ni la mesure, et les chanteurs qui en sont les plus prodigues ne les introduisent dans le chant qu’à de certains passages et dans des positions presque convenues. Il n’en est pas de même à l’égard des musiciens de l’Arabie, de la Perse, de l’Égypte ou de la Syrie ; car ceux-ci ne passent pas une note de la mélodie sans y ajouter de petits tremblement de voix qui leur sont particuliers, des trilles, des groupes, des fragmens de gammes chromatiques ascendantes ou descendantes, de telle sorte qu’il est presque impossible de reconnaître sous cet amas de notes la mélodie primitive ; ou plutôt, il n’y a point de mélodie primitive indépendante de ces ornemens, ceux-ci faisant nécessairement partie de toute espèce de chant. Il suit de là qu’une seule phrase se prolonge quelquefois au delà de toutes les bornes raisonnables, et qu’une seule syllabe est soutenue pendant plusieurs minutes pour donner le temps au gosier du chanteur de s’exercer. C’est ainsi que les Qobtes emploient plus de vingt minutes à chanter une seule fois le mot alleluia : d’où l’on peut comprendre que leurs offices religieux doivent être d’une longueur excessive. Telle est la fatigue qu’ils en éprouvent que n’ayant pas la permission de s’asseoir ni de s’agenouiller pendant toute la durée de l’office divin, il leur serait impossible de se soutenir debout, s’ils n’avaient la précaution de poser sous leur aisselle une longue béquille nommée e’kas[16]. Platon nous apprend quelles prêtres d’Égypte chantaient des hymnes sur les sept voyelles en l’honneur d’Osiris : le chant des Qobtes paraît être une dérivation de ces hymnes de l’antiquité.

De l’usage constant d’un chant excessivement orné est résulté, comme une nécessité impérieuse, un système de notation de la musique absolument différent chez les peuples orientaux de ce qu’il a été en occident chez les peuples de l’antiquité et de ce qu’il est chez les modernes. Chez ceux-ci, la mélodie étant ordinairement simple, il a fallu des signes pour représenter chaque son, parce que chacun de ces sons est d’une perception facile et offre un des élémens de la phrase ; chez les peuples de l’Orient, au contraire, le son isolé passe à l’ouïe avec tant de rapidité qu’il n’en est pas remarqué, et qu’il se confond avec d’autres sons dans de certains groupes dont l’oreille est affectée comme si c’étaient des formes simples. Une telle musique a donc moins besoin de signes destinés à exprimer des sons isolés qu’elle n’en a d’une notation propre à représenter des collections de sons ; car ces sons collectifs s’offrent à l’esprit comme autant de faits sonores qu’il y a entre eux de modes d’agrégation. C’est en effet ce qu’on remarque chez les moines grecs de l’Égypte, de la Palestine et de la Syrie, chez les Arméniens et chez les Juifs orientaux. Je prie le lecteur de m’accorder ici toute son attention, car il s’agit d’un fait historique d’une assez grande importance, que je crois avoir découvert et pour lequel je vais me trouver en opposition non seulement avec tout ce qu’on a écrit cette manière depuis des siècles, mais même avec les traditions répandues dans toute l’église grecque de l’Orient et de l’Occident.

Saint-Jean de Damas, ou Damscène, l’un des pères de l’église, qui vécut dans le huitième siècle, est considéré dans toute l’église grecque de l’Orient comme le restaurateur du chant de cette église, et comme l’auteur d’un grand nombre d’hymne qu’on chante encore. Mais ce n’était point assez de la portion de gloire qui paraît lui appartenir à cet égard, plusieurs auteurs ont aussi supposé qu’il fut l’inventeur de la notation singulière qui est en usage parmi les chrétiens grecs orientaux. Il est certain qu’au nombre des traités du chant de l’église grecque qu’on trouve en manuscrit dans l’Orient, il en est un qui semble fort ancien et qui porte le nom de Jean Damascène ; mais dans l’explication des signes employés pour la notation de ce chant, il n’y a pas un mot qui puisse faire croire que le saint en soit l’inventeur. Nul doute que, trouvant dans la musique grecque une notation toute faite et d’un usage facile, il ne l’eût adoptée, si cette notation eût répondu à la nature des mélodies dont on faisait usage dans les églises et dans les monastères grecs de l’Égypte, de la Syrie et de la Palestine ; mais la notation grecque, destinée à représenter une musique simple et rhythmée, pouvait s’appliquer à ces mélodies orientales, surchargées d’ornemens. Ainsi que je l’ai dit, ces ornemens du chant sont un type de l’Orient, tandis que le chant simple et syllabique appartient à l’Occident. Il fallait donc aux peuples orientaux une notation de groupes de sons, comme il en fallait une de sons isolés aux Grecs et aux Romains. Or, par cela même que la notation par groupes de sons était une nécessité pour la musique de l’église grecque de l’Égypte et de la Syrie, il n’est pas vraisemblable que cette notation n’ait pris naissance qu’au huitième siècle, ni que ce soit un moine de ce temps qui l’ait inventée. Je ne doute point qu’elle a appartenu à l’antique Égypte, et j’ai pour garant de mon opinion la similitude des signes de cette notation, attribuée faussement à saint Jean de Damas, avec ceux de l’écriture démotique ou populaire des anciens Égyptiens. Cette similitude a échappé aux recherches de touts les historiens de la musique : elle est assez curieuse pour que j’en donne ici quelques aperçus.

Dans le système de la notation du chant de l’église grecque, il n’y a pas de notes proprement dites, c’est-à-dire de signes destinés à représenter tel ou tel son d’une gamme ; car les Grecs ne connaissent pas de diapason fixe, ou de son modèle auquel se rapportent les autres. Il est vrai qu’il y a un point de départ pour tous les chants qui peut être considéré comme la note principale de toute espèce de chant, et d’après lequel tous les mouvemens de la voix se règlent ; mais le chanteur prend ce son où bon lui semble, en raison de la gravité ou de l’élévation de sa voix.

Le sont qui sert de point de départ dans une mélodie ; celui qui, comme le disent tous les écrivains grecs, est le commencement, le milieu et la fin de toute musique, se représente par un signe qu’on nomme ison. Or, le signe de ce son est d’une ressemblance exacte avec celui de l’ancienne écriture démotique de l’Égypte qui répond au delta des Grecs. Le signe oligon, qui exprime une ascension de la voix de l’intervalle d’un ton, en commençant par l’ison, est l’un des caractères de la lettre N, en écriture démotique. L’oxeia, signe de l’ascension d’un son supérieur à l’ison, n’est autre que l’un des caractères de la lettre R dans la même écriture. Le kouphisma, signe du mouvement du troisième son au quatrième, est l’un des caractères de la lettre B. Le petasthe, ascension du quatrième au cinquième sont, se retrouve dans plusieurs caractères de la lettre T de l’alphabet démotique. Le pelasthon, exprimant le mouvement ascendant du cinquième au sixième son, est exactement l’un des nombreux caractères qui, dans les papyrus, répondent au sigma des Grecs ; le double kentama, ou double esprit, qui se combine avec beaucoup de signes de l’écriture démotique, exprime l’ascension du sixième au septième. Le signe du mouvement ascendant de tierce est le kentama simple, qui est un fragment des caractères correspondans dans l’écriture démotique à l’éta, à l’iota et au sigma grec. Le mouvement de la voix descendant de l’ison ou tonique à la tierce inférieure s’exprime par l’aporrhoë qui, dans cette écriture répond à E ; le signe du mouvement descendant du même son à la quinte inférieure était l’un des caractères de B.

Ces divers signes se combinent de plusieurs manières, ou, comme il est dit dans les papadike (Traités du chant de l’église grecque), se composent pour exprimer d’autres mouvemens de la voix. La multiplicité des signes composés pour exprimer le même mouvement ou intervalle n’est qu’apparente : chacune de ces compositions indique un genre d’ornement différent ajouté à l’intervalle radical des sons principaux. Tantôt c’est un fragment de trille, tantôt un groupe, tantôt enfin un traînement de la voix avec un certain tremblement qui ne se rencontre que dans la musique des prêtres grecs, des Juifs et des Arméniens. Ces différences n’ont point été saisies par M. Villoteau dans son travail, d’ailleurs excellent, sur la musique de l’église grecque ; mais elles ont été expliquées d’une manière assez nette par M. Chrisantes de Madyte, professeur de musique grecque à Constantinople, dans le troisième chapitre de son Introduction à la théorie et à la pratique de la musique ecclésiastique[17] ; et aussi dans le septième chapitre du même ouvrage.

L’analogie des signes qui servent à mesurer la valeur des sons de la musique ecclésiastique grecque avec les caractères de l’ancienne écriture démotique des Égyptiens, n’est pas moins remarquable. Ces signes, qu’on appelle muets ou grandes hypostases, sont le paraklétiké, semblable à plusieurs caractère correspondans à P ; le ligisma, l’une des lettres qui ont la valeur du kappa grec ; le kilisma, autre caractère qui répond au kappa ; le gorgon, autre caractère qui répond à la valeur du kappa ; l’argon, semblable à l’un des caractères qui répondent à T ; le pegerma, exactement semblable à l’un des caractères de l’I ; enfin, les signes hémiphonon et hemiphthoron ne sont autres que la fleur du lotos diversement tournée. Les autres grands signes du rhythme et de la mesure des sons se composent des caractères dont il a été parlé précédemment, diversement combinés et tournés[18].

Après cette analyse sommaire du système de notation de la musique ecclésiastique grecque, et la comparaison de ses signes avec ceux de l’écriture démotique des anciens Égyptiens, est-il permis de douter que cette notation fut celle de ce peuple de l’antiquité, et que Jean Damascène n’en est pas l’inventeur ? je ne le pense pas. Chez les Grecs, chez les Romains, les caractères de l’alphabet, disposés de diverses manières, servaient pour la notation de la musique ; il en fut de même pendant une partie du moyen âge. Les livres des chant des églises d’Éthiopie et des prêtres de l’Abyssinie sont encore notés aujourd’hui avec les caractères de la langue amara, et l’usage de ces livres notés paraît remonter aux premiers temps de la chrétienté : pourquoi donc les Égyptiens de l’antiquité n’auraient-ils pas aussi fait usage des riches variétés de leur alphabet démotique pour noter leurs mélodies ? Pourquoi cette notation ne se serait-elle pas conservée dans la musique des premiers chrétiens orientaux ? d’ailleurs, puisqu’il est démontré que Jean de Damas n’a point inventé les signes de la notation musicale de l’église grecque, quelle apparence y a-t-il qu’au huitième siècle, alors que l’ancien alphabet démotique de l’Égypte avait disparu pour faire place à l’alphabet qobte, dérivé du grec ; quelle apparence, dis-je, qu’il ait été rechercher d’une manière arbitraire, dans une écriture oubliée, les signes d’une notation qui aurait été inconnue jusqu’alors ? Nul doute, selon moi, que cette notation s’était conservée, et qu’elle avait été introduite dans le chant de l’église grecque long-temps avant lui.

Et remarquez l’importance de la découverte de cette ancienne notation. De ce qu’elle ne peut s’appliquer qu’à une musique surchargée de mouvemens de voix et d’ornemens, il suit nécessairement que la musique actuelle de l’église grecque, et de quelques peuples de l’Afrique, nous donne une idée exacte de ce qu’était l’ancienne musique de l’Égypte. Dans l’exécution de leurs chants sacrés, les prêtres grecs, les Qobtes, les Éthiopiens, les Arméniens, les Juifs, parcourent souvent avec rapidité une grande étendue de sons ; cela coïncide avec la forme des instrumens de musique qu’on voit sur les monumens de l’antiquité égyptienne. Toute la musique de l’Afrique et d’une partie de l’Asie tire son origine de cette antiquité, et en a conservé le caractère : écoutez le chant arabe, le chant du faqyr, la mélodie qui s’exhale du haut des minarets pour la convocation des Musulmans, c’est toujours le même système d’accentuation et de vocalisation ; système qui se conserve encore dans son caractère primitif, et qui paraît inhérent à ces vieilles contrées. On verra plus loin comment, oubliant leur propre musique encore rude et grossière, les Croisés rapportèrent de la Palestine et de la Syrie dans notre Europe cet art si nouveau, si séduisant pour leur oreille, et quels furent les effets qui résultèrent de son introduction dans les chants de l’église latine et dans les mélodies des Trouvères.

J’ai dit que la musique des Hébreux est née en Égypte : il en est une preuve qui n’a pas été remarquée, parce que personne n’a songé à l’origine antique de la notation de la musique ecclésiastique des Grecs ; cette preuve se trouve dans la ressemblance remarquable de la plupart des accens musicaux des Juifs orientaux avec les signes de cette notation. Ces accens, sont bien différens de ceux du chant en usage dans les synagogues de l’Europe.

Remarquons d’abord qu’ils n’ont aucune analogie avec les caractères de l’écriture hébraïque ; tandis qu’ils en ont une très sensible avec quelques uns de ceux de l’écriture démotique de l’ancienne Égypte. Par exemple, le maygaf, signe de jonction de deux sons, est exactement le même signe que l’oligon de la musique de l’église grecque et que l’un des caractère répondant à la lettre N de l’écriture égyptienne ; l’accent tebyr, ou brisé, a la forme d’un des caractères de L dans la même écriture ; Dargha (degré) est la même chose que l’aporrhoé de la notation grecque et que l’E égyptien ; le pazer (semeur) est le pelaston de la musique grecque et l’un des caractères de S retourné ; pachta (extenseur), qui est un accent de durée des sons, a la même forme que apté, signe de valeur des sons dans la notation de l’église grecque, et que l’un des caractères de M dans l’alphabet démotique des Égyptiens ; jetyb (retourné) est un des caractères de D du même alphabet ; zagef ghadol, émission puissante de la voix dans une grande étendue de sons, est un des caractères de T ; enfin, telicha ghedola, talcha et qarne farah sont évidemment des fragmens et des compositions de la fleur de lotos, comme les signes des tons et de leurs mutations dans la musique ecclésiastique grecque.

Que si nous jetons les yeux sur la notation musicale des Arméniens, nous remarquerons aussi que les signes de cette notation n’ont point d’analogie avec les caractères de l’écriture arménienne, tandis qu’il y en a une sensible avec ceux de l’alphabet démotique de l’antique Égypte, avec les signes de la notation ecclésiastique grecque et avec les accens musicaux des Juifs d’Orient. Un certain patriarche arménien, nommé Mesrop, passe pour avoir trouvé d’une manière miraculeuse, au quatrième siècle, et ces signes et les chants qu’ils expriment ; mais tout cela sort de la source commune. Si quelques différences se font remarquer dans la musique des peuples dont je viens de parler, elles tiennent au mode d’exécution plutôt qu’à l’esprit de l’art : cet esprit est uniforme, et malgré les altérations partielles de quelques signes des notations diverses, celles-ci, concourant au même objet, laissent toutes apercevoir le type commun. Il y aurait lieu d’être étonné que toutes ces analogies eussent échappé aux investigations des historiens de la musique, si les connaissances que nous avons acquises sur l’ancienne Égypte ne dataient d’hier.

Nous pouvons, par induction, connaître le caractère général de l’ancienne musique des Égyptiens et des Hébreux, ainsi que le système de la notation de cette musique ; les monumens nous éclairent sur les formes, les usages de leurs instrumens, et la composition de leurs concerts ; mais nous sommes dans une ignorance complète à l’égard de l’échelle musicale de ces peuples et de tout ce qui concernait leur tonalité. Car il ne faut pas croire que les huit modes du chant de l’église grecque nous donnent une idée de cette tonalité. Il est vraisemblable que ces modes ont été formulés à l’imitation des anciens modes grecs, mais avec quelque altération dans leur caractère primitif. Peut-être cette application des formules de l’ancienne musique grecque à la mélodie des anciens Égyptiens est-elle la part réelle que saint Jean Damascène a eue dans la réforme du chant de l’église grecque : quoi qu’il en soit, il est certain que les noms de ces modes sont grecs (dorien, Lydie, phrygien, mixolydien, etc., etc.).

S’il reste encore aujourd’hui quelque trace de l’ancienne tonalité de la musique égyptienne, c’est sans doute dans la mélodie des Qobtes qu’il faut les chercher, ainsi que dans les trois modes de la musique Éthiopienne. La tonalité de ces deux genres de musique a beaucoup d’analogie : si l’effet en est différent, c’est à cause du mode d’exécution. Les prêtres abyssins ont une certaine vivacité d’intelligence et d’organisation physique qui se faire remarquer dans tout ce qu’ils font ; tandis que les Qobtes, tristes et malheureux débris d’un peuple dégénéré par un long esclavage, portent dans toutes leurs actions une lenteur, une nonchalance assoupissantes. Suivant les traditions de l’église éthiopienne, saint Yared, vénéré dans le pays, aurait trouvé d’une manière miraculeuse et par l’inspiration du saint Esprit, les trois modes de la musique. C’est l’histoire de Mesrop et du chant arménien ; c’est celle de toutes choses chez les peuples de l’Orient. Ces trois modes ont un caractère uniforme ; ils ressemblent à notre mode mineur dont on aurait retranché la note sensible. Ils ne diffèrent entre eux que par leur degré d’élévation et par l’étendue de leur échelle. Ainsi, quoique le mode guez réponde à notre ton de la mineur, et que le mode ezel soit en sol mineur, les mélodies de celui-ci embrassent une plus grande étendue et s’élèvent plus haut. Les Qobtes ont dix tons ou modes dont ils savent discerner les différences ; mais, à l’oreille d’un européen, toutes ces différences se confondent dans une seule mélodie. Le mode mineur y domine, mais quelquefois le mode majeur s’y introduit d’une manière arbitraire, en apparence, et la voix s’élevant peu à peu semble réunir plusieurs tons ensemble. Que si, après qu’une mélodie est achevée, on en demande une d’un autre ton à un chanteur qobte, celle qu’il fera entendre produira exactement la même sensation que la première à l’oreille de l’étranger, mais non pas à la sienne.

Au reste, il est bien d’autres choses en quoi se manifeste la différence d’organisation qui existe entre les Européens et les divers peuples dont il vient d’être parlé, à l’égard de la musique. Qui croirait, par exemple, que le nasillement est considéré comme une beauté du chant par les prêtres grecs, par les Arabes, et par les habitans de la Syrie ? c’est cependant un fait don M. Villoteau s’est assuré lorsqu’il faisait en Égypte des recherches sur les systèmes de la musique de l’Orient. Le maître qu’il avait pris, pour apprendre le chant de l’église grecque, était un vieux prêtre à la voix maigre et tremblante, qui chantait du nez avec une sorte d’affectation et d’importance. Déjà l’élève avait remarqué ce nasillement chez tous les chanteurs qu’il avait entendus au Caire et dans les autres villes de l’Égypte, ce qu’il considérait comme le résultat de l’organisation physique de ces individus. Il était alors bien éloigné de croire que cet accent fût recherché par les Égyptiens avec autant de soin que nous en mettons à l’éviter. Bientôt il acquit la preuve que ce qui lui semblait si ridicule était une des plus grandes beautés du chant oriental ; car le vieux prêtre exigeait toujours qu’il l’imitât en cela. Il s’ensuivit des scènes fort plaisantes où le maître se courrouçait de ce que son élève riait d’une si belle chose.

Les Éthiopiens ont sur les beautés et les solennités du chant des idées qui ne sont pas moins singulières. Dans leurs livres d’offices, chaque mélodie est notée en trois modes différens ; le mode le plus bas avec peu d’ornemens est pour les jour de simple férie ; aux fêtes moyennes, leur voix s’élève et les ornemens deviennent plus fréquens ; aux grandes solennités, les prêtres s’égosillent et multiplient à l’infini les broderies du chant, persuadés que la musique est d’autant plus belle que la voix est plus haute. Dans l’Abyssinie pendant qu’on exécute ces chants, on ne cesse de battre à la porte des églises sur une grande quantité de timbales qui font un bruit effroyable, et, au dedans du temple, les prêtres et le peuple exécutent des danses tumultueuses qui dont partie des cérémonies du culte. Il est facile de comprendre quel doit être l’effet du chant au milieu de ce vacarme.

L’harmonie a-t-elle été l’une des parties constitutives de la musique des anciens habitans de l’Égypte ? Pour résoudre cette question, il faudrait avoir une connaissance exacte de la composition de l’échelle musicale et du système de tonalité de ce peuple ; car les affinités harmoniques des sons dépendent de leur succession, et vice versa. Toutefois, à défaut de renseignemens positifs, je pense qu’il est permis de se prononcer pour la négative si l’on considère l’ignorance de l’emploi simultané des sons où étaient tous les peuples qui habitaient en Égypte, à l’époque où l’armée française en fit la conquête. On a vu, dans ce qui précède, que le caractère général de l’art musical s’est conservé dans cette partie de l’Orient tel qu’il était dans l’antiquité ; il y a donc lieu de croire qu’une partie si importante de cet art qu’est l’harmonie ne se serait pas absolument anéantie si elle eût existé autrefois. Ce n’est pas seulement l’ignorance de l’harmonie qu’on remarque chez les Arabes, les Grecs, les Éthiopiens et les Juifs ; c’est incapacité absolue d’en comprendre les effets, par suite de leur éducation. La réunion harmonieuse des instrumens dans la musique militaire des régimens français, loin de charmer leur oreille, leur était importune. Il est vrai que les peintures des tombeaux et les sculptures des temples de l’Égypte nous font voir des harpistes qui jouent de leurs instrumens avec les deux mains, ce qui semble indiquer l’emploi simultané des sons ; mais j’ai déjà fait observer que le système mélodique embrassait une grande étendue de sons, et qu’il était chargé d’ornemens de tous genres ; en sorte qu’il est possible que l’emploi des deux mains ait été nécessaire pour de simples mélodies. D’ailleurs, il se peut aussi que les égyptiens aient fait usage de l’antiphonie, c’est-à-dire de l’exécution des chants à l’octave : ce genre d’harmonie qui, je le ferai voir, a été connu des Grecs et des Romains, résulte naturellement de la réunion des voix de femmes et d’hommes : les peuples de l’Orient de nos jours l’emploient, même dans leurs concerts d’instrumens.

Pour achever de donner à mes lecteurs des notions de la musique des peuples orientaux, il me reste à exposer le système de cet art chez les Arabes et chez les Persans. Je réunirai ce que j’ai à dire de ces peuples, parce que l’analogie de la musique de l’un et de l’autre est telle qu’il serait difficile d’y remarquer quelque différence, si le mode d’exécution ne faisait sentir, dans la musique persane, une certaine douceur qui manque à l’arabe, et qui est le résultat d’une civilisation plus avancée.

L’histoire de la musique arabe a ses merveilles et ses miracles, comme celle de cet art chez tous les peuples anciens. De célèbres musiciens arrivent inconnus à la cour des sultans et des khalifes ; ils prennent un luth, excitent à leur gré toutes les passions dans l’ame de ceux qui les écoutent, les plongent dans le sommeil, disparaissent mystérieusement comme ils sont venus, et ne sont reconnus après leur départ, que par leur nom qu’ils ont écrit sur le manche de leur instrument. Tel est l’enthousiasme des peuples de l’Orient pour la musique, que pour donner une idée de sa puissance, ils ont eu tous recours aux fictions. Cependant, par une contradiction manifeste, la profession de musicien est considérée comme infame parmi les Arabes.

Après le système indien, celui des Arabes est le plus singulier, le moins rationnel qui existe sous le rapport de la formation de l’échelle musicale et de la tonalité. J’ai dit quelle impression dit à l’oreille d’un érudit musicien français le chant d’un Arabe, et comme il découvrit la cause de la sensation désagréable que ce chant lui faisait éprouver : la division de l’échelle des sons étai sans analogie avec celle dont il avait l’habitude. Cette échelle, si bizarre pour nous, si naturelle à l’oreille des habitans d’une grande partie de l’Afrique et de l’Asie, est divisée par tiers de ton, de telle sorte qu’au lieu de renfermer treize sons dans l’étendue de l’octave, elle en admet dix-huit. Dans la notation de cette échelle, M. Villoteau a essayé de représenter la position des notes par des dièses et des bémols tronqués ; mais ces signes, ou tous ceux dont il se fût servi n’auraient pu nous faire comprendre les véritables intonations de ces notes distantes par tiers de ton, car ces intonations ne tombent pas sous notre sens musical. La succession dans la mélodie de ces petits intervalles ne produit, à la première audition, d’autre effet sur l’oreille des Européens que celui d’un traînement de la voix ; les broderies multipliées, les trilles fréquens, et les petits tremblement du gosier des chanteurs, joints au nasillement dont ils font un usage continuel, complètent une musique faite pour déchirer notre oreille et pour charmer la leur.

Les principes de la musique arabe sont d’une complication effrayante : les auteurs des traités originaux que nous avons ne paraissent pas en avoir eu des idées bien nettes. Conformément au génie et aux habitudes du peuple pour qui ils écrivaient, ces auteurs affectent, dans leur style, de certaines formes emblématiques qui jettent beaucoup d’obscurité sur leur doctrine. Le langage figuré est presque constamment celui dont ils se servent, et ce langage se retrouve jusqu’aux titres mêmes de leurs ouvrages. L’un est l’arbre couvert de fleurs, dont les calices renferment les principes de l’art musical ; l’autre, la mer des sons, où vogue le vaisseau de la mélodie. Les gammes sont des circulations ; les notes, des maisons. « La méthode que suivent les Arabes dans l’enseignement de la mélodie (dit M. Villoteau[19]), n’est pas meilleure que celle qu’ils ont adoptée pour la démonstration de leur système musical. Le style, en partie figuré, en partie simple, de leur langage technique, nuit beaucoup à la clarté des idées, qui d’ailleurs sont noyées dans un océan de mots inutiles. »

Le diagramme général des sons de la musique arabe se divise en quatre-vingt-quatre gammes, dont les formes sont déterminées suivant les règles de certains modes appelés en général magâmât, qui sont au nombre de douze, et qui répondent aux signes du zodiaque. On désigne ces modes par les noms de rast, zenklâ, o’châq, hogâz, eraq, abouseylyk, zyrafkend, rahâony, bouzourk, isfahân, hozeyny et nâoua.

Le génie oriental se fait apercevoir dans les moindres détails de ce système. « Le rast (dit un écrivain arabe), le senklâ et l’o’châq sont d’un tempérament chaud et sec ; ils répondent à l’élément du feu et à l’humeur de la bile ; en particulier, le rast appartient au signe du bélier, le zenklâ à celui du lion, l’o’châq à celui du sagittaire. L’eraq, l’hogâz et l’abouseylyk ont le tempérament chaud et humide : ils correspondent à l’élément de l’air et à l’humeur du sang ; l’erâq appartient aux gémeaux, l’hogâz à la balance, et l’abouseylyk au verseau. Le zyrafkend, le rahâony et le bouzourk ont le tempérament froid et humide, et répondent ç l’élément de l’eau et à l’humeur du flegme ; le zyrafkend appartient à l’écrevisse, le rahâony au scorpion, et le bouzourk aux poissons. L’isfâhan, l’hzeyny et le nâoua ont le tempérament sec et froid : ils répondent à l’élément terreux (poudreux) et à l’humeur noire, et l’isfâhan à appartient au signe du taureau, l’hzeyny à la vierge et le nâoua au capricorne. »

Semblable au système de tonalité des Hindous, sous le rapport de la variété, celui des Arabes est de nature à faire comprendre jusqu’où peut aller la différence d’organisation musicale entre les peuples divers. Les douze modes de ce système se divisent chacun en treize gammes ou circulations. Toutes ces circulations répondent à notre gamme de la, mais dans un ordre de succession tel que toutes les notes intermédiaires entre la et son octave supérieure se présentent tour à tour dans un état d’altération qui résulte de la division de l’échelle par tiers de ton, à l’exception de la quarte supérieure (), qui est immuable comme les deux notes des extrémités de la gamme. Telle est quelquefois la bizarrerie des associations successives des sons de ces gammes, que l’oreille européenne la plus dure ne pourrait les entendre sans en être déchirée ; et pourtant un Arabe y éprouve un vif plaisir. Pour donner une idée de la variété de ces gammes de la, j’en citerai quelques-unes.

Dans les douze premières gammes du mode o’chaq, la, si, ré et la (octave supérieure) sont justes comme dans la gamme de la de la musique européenne ; ut est élevé de deux tiers de ton, et mi, fa, sol sont tantôt justes et tantôt baissés de deux tiers ou d’un tiers de ton, ou haussés des mêmes quantités ; en sorte qu’on trouve quelquefois dans la même gamme une note plus basse que si elle était bémolisée, à côté d’une autre qui est plus haute que si elle était diésée. La treizième gamme a les cinq premières notes semblables à une gamme de la mineur, le fa est élevé de deux tiers de ton, et les deux dernières notes (sol, la) sont justes comme celles d’une gamme de la qui n’aurait pas de note sensible.

Dans les onze premières gammes du mode nâoua, les quatre premières notes sont semblables à celles de notre gamme de la mineur, et les trois notes suivantes sont alternativement élevées ou baissées d’un ou de deux tiers de ton. Les deux dernières gammes de ce mode et les dix premières du mode abouseylyk diffèrent de celles-là en ce que le si est baissé d’un tiers de ton.

Il y a de ces gammes où si est baissé d’un tiers de ton pendant que ut est élevé de la même quantité ; d’autres, où mi est baissé d’un tiers de ton tandis que fa est élevé de deux tiers ; d’autres, enfin, où l’on trouve à la fois sol bécarre, et sol élevé d’un tiers ou de deux tiers de ton.

Il était absolument impossible qu’une musique basée sur de telles gammes ne fût pas inharmonique : aussi l’harmonie est-elle inconnue aux Arabes. Leurs concerts sont souvent formés de plusieurs instrumens ; mais ceux-ci jouent l’air à l’unisson ou à l’octave, à l’exception d’une sorte de basse qui n’est montée que d’une seule corde, et sur laquelle le musicien frotte l’archet à vide pendant que les autres instrumens jouent l’air, de manière à produire à peu près l’effet du bourdon d’une vielle. Dans la musique militaire, des hautbois criards sont réunies à des trompettes et à des multitudes de tambours, de timbales et de timbales ; mais on n’entend, dans cette musique, que l’air, joué par les hautbois, quelques sons éclatans poussés par les trompettes au hasard et qui s’accordent comme ils peuvent avec le reste, et par-dessus tout domine le bruit des tambours, des timbales et des cimbales qui frappent tous dans des rythmes différens. En parlant de l’effet de cette musique, M. Villoteau s’exprime ainsi : « Le nombre des timbales et des tambours de diverses proportions est si considérable, produit un si grand tintamare, l’éclat des timbales est si étourdissant, le son aigre et perçant des hautbois appelés zamir vibre si vivement en l’air, celui des trompettes est si déchirant, que le plus bruyant et le plus tumultueux charivari qu’on puisse imaginer ne donnerait encore qu’une faible idée de l’effet général qui résulte de cet ensemble[20]. » Inhabile à comprendre l’effet harmonieux des accords de la musique européenne, l’oreille des peuples orientaux en est plus tourmentée que satisfaite. « Les Égyptiens n’aiment point notre musique (dit M. Villoteau et trouvent la leur délicieuse. » J’ai connu, à Paris, un Arabe qui aimait passionnément la Marseillaise, et qui me demandait souvent de lui jouer cet air sur le piano ; mais lorsque j’essayais de le jouer avec son harmonie, il arrêtait ma main gauche en me disant : Non, pas cet air-là ; l’autre seulement. Ma basse était pour son oreille un second air qui l’empêchait d’entendre la Marseillaise. Tel est l’effet de l’éducation sur les organes.

Il n’est pas douteux que le système de musique exposé par les auteurs arabes ne remonte à la plus haute antiquité. L’état des connaissances peut varier chez un tel peuple, mais non le principe de ces connaissances ; ce système n’est celui d’aucun peuple de l’antiquité ; ce n’est donc point par imitation qu’il s’est introduit dans l’Arabie, et ce n’est pas non plus par succession de temps qu’il a pu parvenir à l’état que j’ai essayé de faire connaître. Un semblable système ne pouvait qu’être le résultat d’une seule et unique combinaison ; une époque s’est présentée où il semble que ce système aurait pu être modifié : ce fut celle où les doctrines des philosophes de la Grèce s’introduisirent parmi les Arabes, par l’influence de l’école d’Alexandrie ; mais on ne voit pas que les musiciens arabes aient rien pris de la musique des Grecs, et l’on conçoit qu’avec leur organisation ils ne pouvaient en rien faire.

Ce n’est pas à dire toutefois que la pratique de l’art a toujours été au même degré de perfection relative chez les Arabes : il y a lieu de croire que l’époque la plus brillante de leur musique fut antérieure à l’établissement du khâlifat. Mahomet proscrivit ensuite cet art dans son Qoran ; néanmoins on le cultiva avec passion à la brillante cour des khalifes, et ce ne fut que postérieurement aux dernières croisades que la théorie commença à se perdre et que les musiciens n’apprirent plus l’art que par routine. Tel est l’état d’ignorance où sont ces musiciens, nommés Alâtyeh, qu’il n’en est pas un en Égypte, en Syrie et dans toute l’Arabie qui possède les premières notions de la théorie de son art. Leur savoir se borne à quelques chansons qu’ils ont apprises de routine, et au jeu fort imparfait de quelques instrumens ; lorsqu’ils chantent, on ne peut distinguer ni la tonalité ni la modulation sous les broderies extravagantes dont ils surchargent leurs mélodies ; eux-mêmes sont incapables de répondre aux questions qu’on leur fait à cet égard.

Au reste, il serait difficile qu’il apprissent les airs qu’ils chantent, et qu’ils jouassent autrement que par routine ; car il n’y a, et il paraît n’y avoir jamais eu de notation musicale chez les Arabes. Cette absence de notation n’est pas une des singularités les moins remarquables de la musique de ce peuple. Parmi les traités manuscrits que les anciens théoriciens nous ont laissés, on n’en trouve aucune trace, et tous les musiciens qui furent interrogés sur ce sujet, au Caire, par M. Villoteau, lui dirent qu’ils ne connaissaient rien de semblable. Ils ne comprenaient pas même qu’il fût possible de représenter des sons par des signes. Le premier qui vit le musicien français noter un air qu’il avait chanté, et qui acquit la conviction que l’air était réellement écrit de manière à pouvoir être exécuté par quelqu’un qui ne l’aurait point entendu, celui-là, dis-je, s’écria à plusieurs reprises : quelle merveille ! quelle merveille ! Il parla de ce miracle à ses confrères, qui voulurent s’assurer du fait : lorsqu’ils ne purent en douter, la conclusion, digne d’un peuple ignorant et superstitieux, fut qu’on ne pouvait arriver à un semblable résultat par des moyens naturels, et qu’il y entrait de la magie.

Les instrumens de musique dont se servent aujourd’hui les Arabes, bien qu’ils soient d’une construction grossière et négligée, décèlent dans les principes d’après lesquels ils ont été établis, un certain avancement de l’art. L’eoud, et diverses variétés des instrumens à manche et à cordes pincées, tirent leur origine de l’Égypte et de l’Arabie. Les cordes métalliques dont ces instrumens sont montés, et la plume qui sert à les pincer appartiennent aussi aux Égyptiens et aux Arabes. Transportés en Europe par les Sarrasins, ces instrumens sont devenus l’origine de tous ceux du même genre dont les musiciens ont fait usage en Espagne, en France et en Italie. Ainsi l’eoud est devenu le luth, qui à son tour s’est diversifié dans l’archiluth, le théorbe et la mandore ; le kissar a donné naissance à la guitare, et les tanbours nous ont donné la mandoline et la colascione des Napolitains : l’application qu’on fit de la mécanique au système de cordes pincées de ces instrumens, vers la fin du treizième siècle, nous a donné le clavecin et l’épinette. Le qanon, dont la caisse sonore est un triangle tronqué au sommet, est un instrument monté d’un grand nombre de cordes dont plusieurs sont accordées à l’unisson pour chaque note ; on les fait résonner en les frappant avec deux baguettes légères et flexibles, terminées à l’une des extrémités par une espèce de tête arrondie. C’est cet instrument qui, ayant été introduit en Europe par les Croisés, a pris le nom de tympanon. Long-temps après, on en fit le clavicorde en y appliquant la mécanique. Tout porte à croire aussi que le zamr des Arabes, aux sons rauques et criards, est devenu le hautbois européen, après qu’on l’eut transporté chez nous de la Syrie ou de l’Égypte. Il est bien singulier que toutes ces origines aient échappé aux investigations des nombreux historiens de la musique.

Si nous avons beaucoup emprunté à l’Orient pour le goût des ornemens de la mélodie et pour les instrumens de musique, par compensation, nous lui avons fait connaître le système des instrumens à archet ; car l’archet est originaire de l’Occident. Après avoir passé de l’Italie dans la Grèce, la viole a été transportée dans l’Asie mineure, puis dans la Perse et dans l’Arabie. Elle y est devenue la kemangeh roumy, dont on a fait ensuite diverses variétés, en leur donnant un caractère oriental. Le rebâb, imitation grossière du même système, a été long-temps après rapporté en Europe par les Croisés, y a pris le nom de rubebbe, et enfin est devenu le violon rustique appelé rebec, après avoir subi diverses modifications dans sa forme, la matière dont il était composé, et le nombre de cordes dont il était monté.

Je crois ne pouvoir mieux faire, pour compléter les notions que j’ai données du caractère général de la musique de l’Orient, que de renvoyer aux exemples de quelques morceaux de cette musique, placés à la suite de ce résumé de l’histoire de l’art. On les trouveras sous les nos 3, 4, 5, 6.

La nécessité de faire comprendre les différences du système de tonalité de ces morceaux et de celui de la musique européenne, a fait employer dans leur notation des demi dièses et des demi bémols pour certaines notes. Ces signes ne donneront sans doute qu’une idée fort imparfaite de l’intonation des notes ; mais il en eût été de même, quels qu’eussent été les signes dont on se fût servi. Quoi qu’on fasse, il n’y a que l’exemple chanté qui puisse donner, à une intelligence musicale de l’Europe, une idée exacte d’une musique basée sur l’échelle musicale divisée par tiers de ton.


ANTIQUITÉ. — CONTINUATION.

musique des grecs et des romains.


Qu’un peuple sensible, doué d’une vive imagination, ait aimé la musique et qu’il l’ait cultivée avec succès, c’est ce qui ne peut être mis en doute, surtout si des monumens de poésie, d’éloquence, d’architecture et de sculpture, nous révèlent l’excellence de l’organisation physique et morale de ce peuple. Les écrivains de l’antiquité ne nous eussent-ils point transmis des récits emphatiques des merveilles opérées par la musique des Grecs, nous serions donc portés à croire que les Grecs ont été fort habiles dans cet art.

Malheureusement, il ne nous est rien parvenu de cette musique qui opérait tant de miracles ; ou plutôt, le peu que nous en avons ne nous semble pas justifier les éloges qu’on lui a donnés. D’ailleurs, si les antiquités de l’Égypte nous font connaître l’existence en ce pays d’un système instrumental étendu, riche et varié, les monumens de la Grèce ne nous présentent que de pauvres lyres à six ou sept cordes, sans manche ni touches pour en varier les intonations, ou des flûtes si imparfaites qu’il en fallait changer pour passer d’un ton à un autre. Point de luth, de guitare, ni rien de semblable ; point d’instrumens à archet, point d’instrumens polycordes tels que les harpes et le psaltérion. Quelques auteurs grecs des temps de décadence font, il est vrai, mention d’instrumens de ce genre, et parlent de la lyre de Phénicie, du symicon, qui avait trente-cinq cordes, et de l’épigone, qui en avait quarante ; mais après les conquêtes d’Alexandre, il s’introduisit dans la Grèce des instrumens de l’Orient, qui y furent toujours si peu connus, d’un usage si rare et si mal approprié au système musical du pays, que la plupart des auteurs qui en ont parlé se contredisent et paraissent n’en avoir eu que des notions très vagues[21]


D’autre part, à l’exception de quelques passages obscurs de philosophes ou de poètes qui ont donné la torture aux commentateurs, rien n’indique l’existence de l’harmonie chez les Grecs dans les traités de musique qui nous restent d’eux.

De ces faits, qui semblent être en contradiction avec les prodiges attribués aux effets de la musique des Grecs, avec ce que nous savons de la sensibilité artistique de ce peuple, et surtout avec la perfection qu’il avait portée dans d’autres arts, sont résultées de vives discussions entre des musiciens modernes qui ne comprenaient de la musique que ce que leur éducation leur en avait appris, et des érudits qui entendaient moins encore la question, mais qui avaient pour eux des autorités respectables. Chacun raisonnait dans l’hypothèse que la musique ne peut avoir qu’un objet, qu’un principe, qu’une forme, et personne ne s’avisait que les modes d’action de cet art sur l’espèce humaine sont en nombre infini. Certes, la musique a exercé une grande puissance sur les Grecs aux beaux jours de la gloire d’Athènes ! Mais quel était son principe ? comment agissait-elle ? et quelles étaient les disposition des hommes qui se passionnaient pour ses effets ? Personne n’a songé à rien de tout cela ; en sorte qu’après avoir lu toutes les dissertations qu’on a écrites sur la musique des Grecs (elles sont en grand nombre), on en est encore à se demander ce qu’elle était en réalité. J’espère dissiper quelques doutes à cet égard, en procédant d’autre manière qu’on n’a fait jusqu’à ce jour. Avant de passer à l’examen du système musical des Grecs, je crois nécessaire de citer quelques exemples de ce qu’on a appelé les prodiges de la musique de ce peuple de l’antiquité, et de dire quelque chose de l’opinion qu’il avait de la destination de cet art.

Je ne mettrai pas au nombre des prodiges opérés par la musique les murs de Troie élevés aux accens de la lyre d’Amphion, ni les animaux féroces adoucis par les chants d’Orphée : de telles fictions prouvent seulement le goût passionné des Grecs pour la musique, et l’idée qu’ils avaient de sa puissance. Ce que j’ai à rapporter appartient aux temps historiques, et les faits ont pour garans les écrivains les plus graves et les plus célèbres de la Grèce.

Une sédition violente éclate à Lacédémone ; Terpandre, le plus renommé des citharèdes de son temps, se jette dans la place publique, et par ses chants, parvient à calmer le peuple. De nos jours, ce n’est point ainsi qu’on dissipe les émeutes.

Les Athéniens, fatigués de la guerre qu’ils faisaient depuis long-temps aux habitans de Mégare pour la possession de Salamine, firent une loi qui défendait, sous peine de la vie, de proposer jamais la conquête de cette île. Solon, qui n’approuvait pas la résolution qu’on avait prise à cet égard, feignit d’avoir perdu la raison, et, dans une assemblée du peuple, il prit la place du crieur public et se mit à chanter une élégie de cent vers, où il exhortait ses compatriotes à ne point renoncer à une conquête qui leur avait déjà coûté de grands sacrifices. Ses accens émurent l’assemblée au point que la loi fut immédiatement rapportée, et que les Athéniens, sous la conduite de Solon, triomphèrent de leurs ennemis et s’emparèrent de Salamine qui, depuis lors, resta sous leur domination. Cette histoire a pour garans Pausanias[22], Diogène-Laërce, Polyen[23] et quelques autres.

Un jeune homme, échauffé par le vin et furieux de ce qu’une femme qu’il aimait lui préférait un rival, excité d’ailleurs par les sons d’une flûte dont on jouait dans le mode phrygien, voulait mettre le feu à la maison de sa maîtresse ; Pythagore, que le hasard avait amené près du lieu de cette scène, ordonna à la femme qui jouait de la flûte de passer au mode dorien et de jouer dans le rhythme spondaïque, rhythme doux et harmonieux ; l’effet de ce changement fut subit, et la colère du jaloux fut à l’instant calmée[24]. Galien cite une histoire à peu près semblable. Des jeunes gens ivres et rendus furieux par une joueuse de flûte qui les excitait par un air du mode phrygien, se portaient à toutes sortes d’excès ; le musicien Damon les rendit à la raison en faisant changer de mode[25].

On connaît l’anecdote citée par Plutarque[26] sur le musicien Antigenide qui, dans un repas, sut si bien exciter l’ardeur belliqueuse d’Alexandre, que ce guerrier se jeta sur ses armes ; il se disposait à charger les convives lorsque l’artiste le calma par un autre genre de musique.

Rien, ce me semble, ne peut mieux faire comprendre la haute opinion des Grecs en faveur de la puissance de la musique, qu’un passage de Polybe relatif à la destruction de la ville de Cynaïthe par les Étoliens, pour les punir de leur férocité. Assurément, il n’est rien de moins poétique que le génie de cet historien, et personne ne sera tenté de l’accuser d’avoir voulu donner un intérêt romanesque aux événemens qu’il rapporte. Écrivain grave et sévère, il dit avec simplicité ce qu’il sait et des événemens et des causes qui les ont fait naître. Je crois devoir donner ici la traduction du passage dont il s’agit :

« Si nous considérons l’estime dont les Arcadiens jouissent parmi les Grecs, non seulement par la douceur de leurs mœurs, leurs inclinations bienfaisantes, et leur humanité pour les étrangers, mais encore pour leur piété envers les Dieux, il ne sera peut-être pas inutile d’examiner en peu de mots, à propos de la férocité des Cynaïthiens, comment il est possible, qu’étant incontestablement Arcadiens d’origine, ils se soient rendus si différens des autres Grecs de ce temps-là, par leur cruauté et par leurs crimes. Je crois que c’est pour avoir été les seuls, parmi les Arcadiens, qui se sont écartés des louables institutions de leurs ancêtres, fondées sur la nécessité de la musique pour tous ceux qui habitent l’Arcadie.
« L’étude de la musique est utile à tout le monde : aux Arcadiens elle est impérieusement nécessaire. Car on ne doit point adopter l’opinion d’Éphore qui, au commencement de ses écrits, avance cette assertion indigne de lui, que la musique ne s’est introduite parmi les hommes que pour les tromper, et pour les séduire par une sorte de magie. Il ne faut pas non plus se persuader que ce soit sans raison que les anciens peuples de Crète et de Lacédémone ont préféré l’usage de la musique rhythmique de la flûte à celui de la trompette, ni que les Arcadiens, bien que très austères dans leurs mœurs, y ont donné, lors de la fondation de leur république, une si grande importance à la musique, que non seulement ils enseignent cet art aux enfans, mais qu’ils contraignent même les jeunes gens de s’y appliquer jusqu’à l’âge de trente ans[27] ».

Plus loin, Polybe dit encore : « Nous avons rapporté toutes ces choses, premièrement afin qu’aucune ville ne s’avise de blâmer les coutumes des Arcadiens, ou que quelqu’un des peuples de l’Arcadie, sur la fausse opinion que la musique n’est parmi eux qu’un amusement frivole, ne vienne à négliger cette partie de leurs institutions. En second lieu, pour engager les Cynaïthiens à donner la préférence à la musique, si jamais les Dieux leur inspirent le désir de s’appliquer aux arts qui rendent les peuples meilleurs ; car c’est le seul moyen qu’ils aient pour se dépouiller de leur ancienne férocité[28]. »

Les antagonistes des érudits, par prévention ou par ignorance de la musique des Grecs, ont trouvé plus facile de nier les faits qui viennent d’être rapportés que d’en expliquer le sens à leurs adversaires : mais nier n’est pas répondre. C’était aux Grecs que s’adressaient les écrivains de qui nous tenons ces anecdotes ; aux Grecs qui pouvaient juger par eux-mêmes de la puissance des effets de leur musique, et conséquemment à qui l’on n’aurait pu en imposer. Il me semble que cette seule observation est de nature à dissiper tous les doutes à cet égard, et que la réalité des effets obtenus par les artistes de la Grèce ne saurait être attaquée par de solides argumens. Au lieu d’entrer dans une oiseuse contestation, cherchons donc en quoi consistait un art évidemment très différent de celui qui est à notre usage, et dont la puissance sur les masses était peut-être moins limitée.

De telles recherches, il est vrai, sont entourées de difficultés fort épineuses ; au premier aspect on serait tenté de les croire insurmontables ; mais, pour en triompher, il suffit d’en poser les diverses questions avec clarté, et de faire voir que les erreurs de tous ceux qui les ont agitées sont venues de ce qu’ils n’ont pas eu ce soin.

Et d’abord, je ferai remarquer que, par un hasard fâcheux, aucun des traités de musique écrits par des artistes grecs n’est parvenu jusqu’à nous. Nous ne possédons rien, ou du moins presque rien de relatif à la pratique de cet art ; les ouvrages que nous avons sont théoriques ou plutôt dogmatiques : ils sont dus à des philosophes, des grammairiens ou des mathématiciens, par un seul à un musicien de profession ; ce qui est sans doute un obstacle considérable à ce que nous acquérions une connaissance positive de la musique grecque. Les hommes de génie qui ont inventé ou perfectionné les diverses parties de la musique grecque n’ont point écrit sur cet art, et paraissent même avoir livré souvent leurs compositions aux traditions populaires au lieu de les écrire. Toute poésie était chantée par ces musiciens : or, le chant qu’ils y appliquaient était de deux espèces ; l’une, traditionnelle, se composait d’airs appelés nômes, qui appartenaient chacun à une circonstance ou à une cérémonie quelconque, et qui étaient devenus populaires ; l’autre, souvent improvisée, n’était guère qu’une déclamation très accentuée et rhythmée qui servait aux poètes pour la récitation de leurs odes, de leurs dithyrambes et de leurs poèmes. S’il était nécessaire que je prouvasse mon opinion à l’égard de cette dernière espèce de chant qui était l’objet des concours dans les jeux publics, je le ferais en disant que parmi les nombreux manuscrits qui nous ont transmis les hymnes connues sous le nom d’Orphée, celles de Callimaque, les odes d’Anacréon, et toutes les poésies lyriques de Pindare, il ne s’en est pas trouvé un seul qui portât les moindres traces de la notation musicale de Grecs. Trois misérables fragmens, l’un d’une hymne à Calliope, par un poète nommé Denis ; le second, d’une hymne à Apollon, dont l’auteur est inconnu ; le dernier, d’une hymne à Némésis, par Mésadomès, poète qui vivait dans les temps de décadence, sous l’empereur Justinien, sont tout ce qui nous reste du chant authentique de la musique grecque.

À l’égard des traités de pratique qui auraient pu nous fournir des exemples de cette musique, j’ai dit tout à l’heure qu’ils sont perdus pour nous : peut-être ne serions-nous guère plus instruits si les livres d’Aristoclès et d’Héraclide du Pont sur les principes de la musique, ceux d’Aristias et de Hieronyme sur la cithare et les citharèdes, ceux d’Euphranor et d’Architas sur les flûtes, et enfin celui d’Éphippe sur l’art d’accorder ces instrumens ne se fussent pas perdus ; car il y a lieu de croire que ces ouvrages contenaient plus de considérations de théorie que d’exemples de pratique, bien qu’ils eussent été écrits par des artistes. Les Grecs n’enseignaient pas les arts comme nous le faisons : ils chantaient, jouaient de la flûte ou de la cithare devant leurs élèves, puis ils leur faisaient imiter ce qu’ils venaient de faire. Quand ces élèves étaient devenus habiles, on leur enseignait la notation et les principes théoriques de leur art. Un passage du dialogue de Plutarque sur la musique ne laisse aucun doute à cet égard[29]. J’ai lu quelque part que les Grecs n’avaient aucune idée de ce que nous appelons les principes du dessin : un peintre présentait à son élève des couleurs, des pinceaux, et lui mettait sous les yeux un vase, une fleur, un enfant ; dès la première leçon, il fallait imiter ce qu’on voyait sous le rapport de la forme et de la couleur. Un sculpteur en usait de même. C’est peut-être à cette habitude de voir la nature et d’en chercher l’imitation dès les premiers essais, qu’il faut attribuer cette douce mollesse, cet abandon qu’on remarque dans les statues des anciens, et qui est si rare parmi les ouvrages de nos sculpteurs.

Nul doute que ce ne soit à l’enseignement par la méthode pratique et traditionnelle en usage parmi les Grecs, que nous devons attribuer le silence gardé par leurs écrivains sur les parties de la musique que nous considérons comme les plus importantes, au moins sous le rapport des effets de l’art. Dans leurs ouvrages, tout est spéculatif ou historique. Ce que nous y apprenons de plus utile est relatif à la construction de l’échelle des sons, au système de tonalité et à la notation. Mais avant d’entrer dans quelques détails concernant ces auteurs et leurs écrits, il est bon que je dise quelque chose de l’histoire sommaire de l’art.

J’ai dit que tous les peuples anciens donnent à la musique une origine céleste, et que chacun d’eux a fait honneur de son invention à ses dieux. Les Grecs, avec leur sensuelle théogonie, ne pouvaient manquer de faire intervenir l’Olympe dans la création d’un art qui faisait leurs délices, et même de donner à ses divinités les petites passions des artistes. Minerve invente la flûte simple ; elle en joue devant Junon et Vénus, qui se moquent des efforts qu’elle fait pour souffler dans cet instrument. Piquée de ces railleries, la déesse se regarde dans le cristal d’une fontaine pendant qu’elle embouche sa flûte ; elle y remarque la bouffissure de ses joues, et, de dépit, jette loin d’elle l’instrument qui trouble la régularité des traits de son visage. Le dieu des jardins, Pan, est à la poursuite de Syringe, qui se soustrait par la fuite à ses entreprises amoureuses. La nymphe arrive sur les bords du fleuve Ladon ; arrêtée dans sa course, elle implore le secours des Naïades qui la changent en roseaux. Pan, au désespoir, coupe ces roseaux d’inégales longueurs, et en fait la flûte connue sous son nom, ou sous celui de sa maîtresse. Ainsi que dans la fable égyptienne, le Mercure grec invente la lyre à trois cordes ; il la donne à Apollon qui la perfectionne et qui s’en sert pour accompagner sa voix divine. Les mêmes fables nous montrent Apollon vain de son savoir en musique comme aurait pu l’être un simple mortel, et rempli d’un amour propre irritable qui lui fit faire un acte d’horrible cruauté. Hyagnis, poète-musicien qui, suivant la chronique de Paros, vivait à Célènes, ville de Phrygie, 1506 ans avant l’ère chrétienne[30], avait inventé le mode phrygien, la flûte propre à jouer dans ce mode, et avait composé des nomes ou airs sacrés en l’honneur de la mère des dieux. Plutarque[31] dit que Hyagnis fut le plus ancien joueur de flûte ; d’autres auteurs prétendent que ce fut son fils Marsyas[32] qui, le premier, joua de cet instrument, et qu’ayant trouvé la flûte de Minerve, il apprit à s’en servir avec une habileté qui fut la cause de sa mort. Ayant rencontré Apollon à Nyse, séjour de Bacchus, il osa le défier à un concours de la flûte contre la lyre ; vaincu par le dieu, celui-ci le fit écorcher vif. Hérodote dit que, de son temps, on voyait encore dans un temple la peau du pauvre Marsyas : de tout temps les peuples ont aimé les reliques et n’en ont pas manqué.

Si nous sortons des fictions de la fable, nous trouvons qu’Olympe fut le premier musicien qui enseigna aux Grecs à jouer des instrumens à cordes. Il était de Mysie, et paraît avoir donné son nom à la montagne célèbre de ce pays. Non moins habile sur la flûte que sur la lyre, il avait appris de Marsyas à jouer de cet instrument. Aristote et Platon ont fait de pompeux éloges de ce musicien ; le philosophe de Stagyre assure que, de l’aveu de tout le monde, les airs d’Olympe excitaient dans l’âme des mouvemens d’enthousiasme. Ces airs ou nomes avaient beaucoup de célébrité dans toutes les parties de la Grèce ; les plus remarquables étaient ceux qu’on appelait Polycéphale et Des chars[33]. Olympe était poète distingué autant que musicien habile. Il avait écrit des élégies, des chants plaintifs, des cantiques funèbres ; entre autres, une complainte sur la mort de Python, dans le mode lydien. Il paraît que la musique de flûte qu’il avait mise sur la poésie de ces morceaux prêtait quelque peu au ridicule, car Aristophane, qui a donné des éloges à Olympe, mais qui ne pouvait se résoudre à perdre l’occasion de faire une plaisanterie, fait dire à deux personnages d’une de ses comédies : Lamentons-nous et pleurons comme deux flûtes qui jouent un air d’Olympe ; puis ils se mettent à prononcer ensemble un vers ïambe composé de la syllabe μύ répétée douze fois avec l’accent grave et circonflexe alternativement, ce qui forme un miaulement plaintif fort plaisant. Aristophane, dans ce passage, fait allusion au mode lydien, dont le caractère était plaintif, et dont Olympe le premier fit usage dans l’air élégiaque qu’il composa sur la mort de Python[34]. Olympe passe pour avoir été l’inventeur d’un des genres de la musique grecque, appelé enharmonique. Les deux autres genres, auxquels on avait donné les noms de diatonique et chromatique, existaient déjà.

Après Olympe, un des anciens artistes qui contribuèrent le plus aux progrès de la musique fut Thalétas qui, à la fois poète et musicien, inventa plusieurs rhythmes poétiques et musicaux. Il était contemporain de Lycurgue. Puis vint Archiloque, génie fécond, élevé, que ses contemporains estimèrent presque à l’égal d’Homère pour ses poésies, et qui ne se fit pas moins admirer par ses talens dans la musique. Archiloque vécut environ 700 ans avant l’ère chrétienne. Plutarque a fourni des renseignemens sur ses inventions poétiques et musicales. On lui doit principalement des méthodes pour accompagner sur les instrumens divers genres de poésies, entre autres les vers ïambiques qui étaient quelquefois déclamés pendant qu’on jouait de la flûte ou de la cithare, et quelquefois chantés. Archiloque fut aussi l’inventeur du passage d’un rhythme musical dans un autre, et d’un genre nouveau de modulation.

L’établissement de jeux publics où la Grèce entière était assemblée et dans lesquels les artistes venaient se disputer des prix de poésie, de flûte, de cithare et de chant, firent éclore une multitude de poètes et de musiciens : chacun d’eux se distingua par quelque invention, par quelque perfectionnement ajouté aux diverses parties de l’art. Ainsi, Minnerme, joueur de flûte et poète élégiaque, se fit remarquer par l’invention du vers pentamètre et par le rhythme musical de ce vers ; Xénodame et Pratinas composèrent les plus célèbres hyporchèmes qu’on entendît dans la Grèce : c’étaient des airs de danse qui étaient à la fois chantés et joués par les instrumens ; Philammon, Mésomède et Polymneste inventèrent des airs ou nomes qui étaient écoutés avec enthousiasme ; Terpandre, qui effaça tous ses rivaux, obtint quatre fois aux jeux pythiques le prix du jeu de la cithare. Le premier, il arrangea des airs pour être joués sur cet instrument sans qu’on fût obligé de le joindre à la voix ; mais il ne put hasarder cette nouveauté qu’après avoir ajouté deux ou trois cordes (le nombre n’est pas exactement connu) à celles dont l’instrument était monté auparavant. L’audace de son génie se manifesta, dans cette circonstance, par deux vers qui nous ont été conservés par Euclide et par Strabon : Pour moi (dit-il), prenant désormais en aversion un chant qui ne roule que sur quatre sons, je chanterai de nouveaux hymnes sur la lyre à sept cordes. Les éphores le punirent à Lacédémone de l’enthousiasme de la Grèce pour cette innovation, car ils le condamnèrent à l’amende pour avoir voulu changer l’ancienne musique, et le privèrent de sa lyre qui fut pendue à un clou. La sévérité des magistrats Spartiates n’empêcha point que l’invention de Terpandre se répandît ; Cépion, son élève, la propagea, et la lyre à sept cordes fut bientôt d’un usage général. Terpandre était de Lesbos ; beaucoup de Lesbiens se distinguèrent après lui comme cytharèdes aux jeux publics ; le dernier de ces Lesbiens fut Periclète.

Après Terpandre, le plus célèbre musicien-poète de la Grèce fut Lnsus d’Hermione, qui vivait environ quatre cent soixante-dix ans avant l’ère chrétienne. Il fut, dit-on, l’inventeur de la poésie et de la musique dithyrambique, qui était accompagnée sur la flûte, dans le mode phrygien : quelques auteurs attribuent cette invention à un certain Arion de Mithymne. La plupart des grands musiciens de la Grèce étaient poètes, et les progrès de la musique étaient presque toujours liés à ceux de la poésie. Cette union intime de la poésie et de la musique chez les Grecs, au temps le plus beau de leur gloire dans la culture des arts, et lorsque ces arts n’avaient pas encore reçu l’empreinte du goût oriental, se fait aussi remarquer dans les travaux de Timothée de Milet. Ce musicien-poète, qui vivait environ trois cents ans après Terpandre, voulut, comme lui, faire produire des modulations plus variées au chant de la poésie en portant jusqu’à onze le nombre des cordes de la cythare : depuis Terpandre, ce nombre était fixé à sept. Audacieux comme l’avait été le citharède de Lesbos, Timothée devait éprouver le même sort que lui : lorsqu’il parut avec sa lyre nouvelle devant les éphores de Lacédémone, ces terribles magistrats le blâmèrent publiquement, et, par un décret que Boèce nous a transmis dans le dur et guttural dialecte de la Laconie, ils le condamnèrent à supprimer les quatre cordes qu’il avait ajoutées à l’ancienne cithare. Au temps de Pausanias on voyait encore à Sparte un édifice nommé skias, à la voûte duquel la lyre de Timothée avait été suspendue. Dans le décret qui condamnait ce musicien-poète, il est dit qu’à l’ancienne musique du genre diatonique, il en avait substitué une remplie de modulations dans le genre chromatique, et que dans le chant de son poème sur l’accouchement de Sémèle, il avait imité, d’une manière indécente, les cris d’une femme en proie aux douleurs de l’enfantement.

Les innovations de Timothée appartiennent à une époque où les relations de la Grèce avec l’Orient devinrent plus fréquentes. Alors commença une altération sensible du caractère original de la musique des Grecs. Timothée préludait à cette altération par un système de chant plus modulé, par une étendue plus grande de l’échelle des sons de la lyre ; mais ce fut surtout Phrynis, l’un des plus habiles citharèdes de l’antiquité, qui rendit sensible le changement introduit dans la musique grecque. Phrynis fut aussi un de ces Lesbiens qui se distinguèrent aux concours des jeux publics : il était de Mitylène, capitale de l’île de Lesbos. Émule de Timothée, il ne put être vaincu que par lui. Celui-ci nous a transmis le souvenir de sa victoire par deux vers conservés par Plutarque : c’est à lui-même qu’étaient adressés ces vers où il dit : « Que tu étais heureux, Timothée, lorsque tu entendais le héraut publier à haute voix : Timothée de Milet a vaincu le fils de Cabon[35], ce joueur de cithare dans le goût ionien[36]. »

Ces vers qui n’ont, au premier abord, qu’un intérêt médiocre, nous fournissent pourtant une indication de haute importance, en nous apprenant que Phrynis était un joueur de cithare dans le goût ionien. La position d’une partie des îles de l’Ionie avait fait naître entre elles et l’Orient des communications fréquentes, et y avait fait pénétrer le goût des ornemens multipliés qui distingue toute musique orientale, ainsi que les divisions de l’échelle musicale par des intervalles très petits. De là vient que tous les écrivains de l’ancienne Grèce parlent toujours de la musique ionienne comme d’une musique efféminée et chargée de fredons. Les érudits qui ont traduit ou commenté ces auteurs dans les temps modernes n’ont rien compris à tout cela, parce qu’ils ne connaissaient point la musique orientale. Avec ce que nous savons de cette musique, il n’y a plus rien d’obscur dans les passages des auteurs grecs qui concernent Phrynis et Timothée. Voici quelques-uns de ces passages :

Aristophane, dans sa comédie des Nuées, fait ainsi parler la Justice sur l’éducation des jeunes gens : « Ils allaient ensemble chez le joueur de cithare…, où ils apprenaient à chanter l’hymne de la redoutable Pallas, ou quelque autre cantique, entonnant les sons conformément à l’harmonie (l’arrangement des sons) qu’ils tenaient de leurs ancêtres. Si quelqu’un d’entre eux s’avisait de chanter d’une manière bouffonne, ou de mêler dans son chant quelque inflexion de voix semblable à celles qui règnent aujourd’hui dans les airs de Phrynis, on le châtiait sévèrement[37]. »

Plutarque nous a conservé des vers d’une comédie de Phérécrate, où il fait parler la Musique en ces termes : « Mais, Phrynis, par l’abus de je ne sais quels roulemens qui lui sont particuliers, et voulant trouver dans le nombre de sept cordes douze harmonies différentes, m’a totalement corrompue[38]. » Plus loin, la Musique ajoute : « Mais il fallait un Timothée, ma chère, pour me mettre au tombeau, après m’avoir honteusement déchirée. — Quel est donc ce Timothée ? — C’est ce roux, ce Milésien qui, par mille outrages nouveaux, et surtout par ses fredons extravagans, a surpassé tous ceux dont je me plains. »

Phrynis et Timothée furent donc les premiers musiciens-poètes qui altérèrent le caractère de l’ancienne musique grecque, et qui commencèrent à y introduire des ornemens étrangers qu’ils avaient pris dans la musique de l’Orient. Cette transformation de l’art eut lieu environ quatre cent cinquante ans avant l’ère chrétienne. S’il pouvait y avoir quelque doute à l’égard de l’origine orientale de ces ornemens, il me semble qu’ils seraient dissipés par un passage d’Aristophane, cité par Plutarque et tiré d’une comédie qui n’est pas venue jusqu’à nous. Dans ce fragment, où il s’agit d’un musicien nommé Philoxène, la Musique s’exprime ainsi : « C’est lui qui, me rendant plus lâche, plus molle et plus flexible qu’un chou, m’a entièrement remplie de fredons discordans, trop aigus, et qui n’ont rien que de profane et de licencieux. » Aristophane exprime le genre des ornemens, des fredons introduits dans la musique par le mot niglaros[39], mot grec qui, suivant le lexique d’Hésychius, signifie des ornemens superflus dans le jeu des instrumens[40]. Or, dans le lexique onomastique de Pollux[41], on voit que niglaros était une petite flûte égyptienne. Il me semble que l’analogie est ici frappante, et qu’elle fait voir jusqu’à l’évidence que les ornemens dont se surchargea la musique grecque, au temps de Timothée, de Phrynis et de Philoxène, avaient été empruntés à la musique des peuples de l’Orient, et particulièrement aux Égyptiens, chez qui beaucoup de philosophes, de poètes et d’artistes grecs avaient voyagé. Avec ces ornemens s’introduisirent les instrumens polycordes, indispensables pour l’exécution d’un genre de musique qui embrassait une échelle de sons beaucoup plus étendue que celle pour laquelle l’ancienne lyre des Grecs avait été faite.

Après les conquêtes d’Alexandre et l’établissement de ses successeurs en Égypte, le caractère primitif de la musique des Grecs se perdit chaque jour davantage et celui de la musique orientale devint de plus en plus dominant. Tels ont été les progrès de cette révolution de l’art, qu’au huitième siècle, ces ornemens avaient passé dans le chant de l’église, que saint Jean de Damas, réformateur de ce chant, n’y trouva rien à changer sous ce rapport, et qu’il est encore aujourd’hui tel qu’il était alors. Les chants populaires de la Grèce sont aussi surchargés de ces ornemens, et ce n’est que par le caractère rhythmique de la poésie qu’on distingue des différences entre ces chants et ceux de la Perse et de l’Arabie.

Deux époques essentiellement différentes doivent donc être distinguées dans l’histoire de l’art musical des Grecs : l’une, qui s’étend depuis l’expédition des Argonautes jusqu’au milieu du cinquième siècle avant l’ère chrétienne, et qui renferme un espace d’environ huit cent cinquante ans, appartient à la musique simple et tire son origine de l’Occident ; l’autre, qui commence vers l’année 1140 de l’ère attique, ou −4270 de la période julienne, et qui se développe jusqu’à nous, conduit par degré la musique primitive depuis la dégénération jusqu’à la transformation complète en musique du système oriental. C’est pour n’avoir pas fait cette distinction que les historiens de la musique n’ont pu concilier les contradictions apparentes qui se rencontrent chez les écrivains de l’antiquité, et qu’ils ont fait tant de dissertations à vide. Par l’exposé historique que je viens de faire, je crois n’avoir laissé de doutes ni sur l’existence de ces deux époques, ni sur les différences qui distinguent les deux systèmes de musique. Le second nous est connu : il me reste à faire voir ce qu’était exactement le premier. C’est à celui-ci qu’appartiennent les prodiges attribués à la musique des Grecs.

Alors que des multitudes d’inventeurs brillaient dans la Grèce et faisaient marcher de concert et les progrès de la musique et ceux de la poésie, on paraît avoir peu réfléchi et encore moins écrit sur la théorie de l’art. Pythagore semble avoir été un des premiers qui tournèrent leurs pensées vers les spéculations de cette théorie. Dire en quoi consistèrent précisément ses travaux serait difficile, car il ne reste de ce grand homme que des traditions plus ou moins incertaines. Il n’a rien écrit, et les ouvrages qu’on a attribués aux premiers pythagoriciens, c’est-à-dire à ses disciples immédiats, sont depuis long temps considérés comme apocryphes. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que Pythagore fût un de ces hommes rares qui naissent pour éclairer leur siècle et lui imprimer une salutaire impulsion. Il avait beaucoup voyagé, et conséquemment beaucoup appris ; rentré dans sa patrie, il fonda l’école de philosophie qui est connue sous le nom d’école d’Italie, parce qu’il donna ses leçons à Crotone. Il y révéla à ses disciples les vérités sublimes que ses méditations lui avaient apprises. L’une des plus fécondes et des plus vastes idées qu’il conçut fut celle d’une harmonie générale, soumise aux plus exactes proportions dans toutes les parties de l’univers. C’est cette pensée de la nécessité absolue de proportions et de relations de nombres qui le conduisit, en particularisant ce qu’il avait d’abord généralisé, à la découverte, qui lui est généralement attribuée, des proportions arithmétiques des intervalles des sons, et de leur valeur numérique. Nichomaque de Gérase est, je crois, le plus ancien auteur qui a parlé de cette découverte. Voici l’histoire qu’il rapporte à ce sujet, dans son Manuel d’Arithmétique :

Pythagore, dit-il, passait devant l’atelier d’un forgeron ; il remarqua que les marteaux, en frappant l’enclume, faisaient entendre la quarte, la quinte et l’octave. Frappé de cette circonstance, il fit peser les marteaux, et reconnut que leur poids était dans les rapports de trois à quatre, de deux à trois, et de un à deux, qui sont précisément ceux de ces intervalles des sons. Il en déduisit les autres proportions des intervalles, et forma de tous ceux qui sont compris dans l’octave un système complet. J’ai fait voir, dans un article de la Revue musicale, que cette histoire n’est qu’une fable ridicule ; car non seulement la réalité de l’expérience est fort douteuse, mais fût-elle démontrée, les poids des marteaux n’auraient pu fournir aucun moyen de l’analyser, car ce n’étaient pas eux qui vibraient, mais l’enclume.

Quoi qu’il en soit de cette anecdote, il est certain que le système des rapports arithmétiques des sons s’établit dans la Grèce, et que l’honneur en fut attribué au philosophe de Samos, vers le milieu du quatrième siècle avant l’ère chrétienne. Cette doctrine était celle de beaucoup de musiciens, lorsque Aristoxène de Tarente vint l’attaquer, et osa nier la réalité des proportions des intervalles. Les règles immuables de ces proportions avaient conduit Pythagore à reconnaître l’existence de deux sortes de tons, dont l’un, plus grand, est dans le rapport de 8 à 9, et dont l’autre, plus petit, est dans celui de 9 à 10. Aristoxène, qui avait appris dans l’école d’Aristote, son maître, à considérer les sens comme l’origine de toutes les idées, et comme les fondemens de toutes les sciences, assura que les intervalles proportionnels étaient de pure invention, que l’oreille seule juge des rapports des sons, et qu’elle n’admet que ceux qui font tous les tons égaux entre eux. La dispute qui éclata alors entre les partisans de Pythagore et ceux d’Arîstoxène sur les droits du calcul ou sur ceux de l’oreille, pour l’appréciation des intervalles musicaux, cette dispute, dis-je, dure encore, et l’on n’a pas fait un pas vers la vérité depuis plus de deux mille ans. On reproduit aujourd’hui les objections qu’on faisait alors, et l’on ne s’entend pas mieux sur les conclusions qu’on en tire. Les bases de toute la musique moderne sont pourtant dans cette question : qu’on juge d’après cela de la solidité de savoir de ceux qui ont fait l’art et la science !

Aristoxène, dont je viens de parler, est le plus ancien écrivain grec dont un traité sur la musique est parvenu jusqu’à nous. Parmi les musiciens qui l’ont précédé, on connaît beaucoup de noms d’inventeurs dans la pratique ; fort peu de théoriciens. Cela vient sans doute de ce qu’on réfléchit peu sur les arts aux temps où l’imagination est active : les recherches spéculatives commencent alors que l’invention perd de sa fécondité. Jamais cette transformation des facultés humaines ne fut plus sensible que chez les Grecs. Jusqu’au temps d’Aristoxène les créations de formes et de rhythmes dans la poésie lyrique et dans la musique se succèdent avec une rapidité qui tient du prodige ; mais à l’époque où vécut ce philosophe, il semble que tout ait été fini pour l’imagination des poètes et des musiciens, et que l’invasion de l’art étranger ait anéanti l’art original. Or, c’est précisément à cette époque que commence l’ère de la théorie, de l’histoire et de la littérature de la musique.

J’ai déjà dit que ce qui nous reste des écrivains grecs sur la musique est en général dogmatique et peu propre à nous donner des notions des effets de l’art. Cette observation s’applique surtout au traité des Élémens harmoniques d’Aristoxène, ouvrage écrit avec peu de clarté, et que l’ignorance des copistes a rempli de désordre et de transpositions. Nous n’y pouvons puiser de lumières que sur la constitution du système de tonalité et sur l’échelle des sons ; sous ce rapport même il est inférieur à un autre ouvrage écrit par Aristide-Quintillien, long-temps après la mort d’Aristoxène. Dans celui-ci la méthode est lucide partout, et l’on y peut trouver des renseignemens plus précis et mieux exposés sur le système musical des Grecs que dans aucun autre ouvrage du même genre. C’est ici le lieu de présenter un aperçu de ce système.

Dans l’origine de la musique grecque, l’échelle des sons n’en renfermait que quatre, et le mode d’arrangement de ces sons était unique ; il s’appelait le mode phrygien. Les Grecs faisaient remonter l’invention de ce mode au temps de Hyagnis, environ mille cinq cent dix ans avant l’ère chrétienne.

Les quatre sons du mode phrygien répondaient aux quatre notes que nous appelons mi, fa, sol, la. Plus tard, ainsi que je l’ai dit, les modes dorien et lydien furent inventés. Les sons du mode dorien répondaient aux notes de la musique moderne mi, fa dièse, sol, la ; ceux du mode lydien à mi, fa dièse, sol dièse, la. Dans ces trois modes, les quatre sons formaient ce qu’on appelait un tétracorde, c’est-à-dire une succession de quatre cordes, parce que les quatre cordes de la lyre ou de la cithare étaient accordées à l’unisson des quatre notes de l’un ou de l’autre mode, suivant que les chants que ces instrumens devaient accompagner étaient dans les modes phrygien, dorien ou lydien.

La disposition des sons dans chaque mode présentait un caractère distinctif qui imprimait aux mélodies de ce mode un effet qui ne pouvait se confondre avec celui des mélodies d’un autre mode. Dans le phrygien, le demi-ton était entre la première note et la deuxième ; dans le dorien, il était entre la deuxième et la troisième ; dans le lydien, entre la troisième et la quatrième. Le mode dorien répondait à la première partie d’une gamme mineure, et le lydien à la première partie d’une gamme majeure ; quant au mode phrygien, il n’a pas d’équivalent dans la gamme de notre musique, mais il a été conservé dans celle du quatrième ton du plain-chant de l’église romaine.

On aurait peine à croire que la musique d’un peuple sensible et avancé dans la culture des autres arts fut bornée à un si petit nombre de sons pendant un long période de plus de neuf cents ans, si le témoignage de beaucoup d’auteurs anciens ne nous garantissait l’exactitude du fait, et si Terpandre, qui le premier porta l’échelle des sons jusqu’à sept, n’avait dit, dans les deux vers que j’ai déjà cités :

Pour moi, prenant désormais en aversion un chant qui ne roule que sur quatre sons, je chanterai de nouvelles hymnes sur la lyre à sept cordes.

Il ne faut pas dissimuler pourtant un passage de dialogue sur la musique de Plutarque, où il est dit qu’Olympe avait fait usage de l’heptacorde ; mais cet Olympe n’était vraisemblablement pas l’ancien, et d’ailleurs, il se peut que l’échelle de sept sons ait été connue avant Terpandre, et qu’il ait été le premier à en répandre l’usage. Le jugement des éphores, conservé dans la chronique de Paros, et les vers qu’on vient de voir ne laissent aucun doute sur ce dernier point.

Nul doute que les Grecs ne se soient renfermés dans une échelle de sons si bornée que parce qu’ils ne considéraient la musique que comme un mode essentiel d’accentuation de la poésie. Ils crurent d’abord qu’il était naturel de renfermer cette accentuation dans l’intervalle d’une quarte ; plus tard, les musiciens cherchèrent la variété dans les modulations de la voix et étendirent l’échelle des sons à sept, huit, et même un plus grand nombre de notes. Dans l’origine, le chant était aussi borné à un mode : c’était le phrygien, ou le dorien, ou le lydien ; mais ensuite on apprit à passer d’un mode à l’autre, et l’accentuation musicale acquit, par cette sorte de mutation de mode, une expression plus vive, plus passionnée.

Pour se représenter l’effet de la musique appliquée à la poésie, lorsqu’elle était bornée aux premiers tétracordes des trois modes primitifs, il faut se souvenir de la puissance, de la richesse et de la variété des rhythmes de la poésie grecque. Cette belle poésie, qui par son accent et la force de ses rhythmes était une suave mélodie, n’avait besoin que d’être soutenue par des accens plus musicaux que ceux de la simple parole. Que d’artifices dans le mélange des modes et dans les mutations de rhythmes qui furent successivement inventés ! que d’effet pour l’oreille d’un Grec !

Quelle était donc la destination de la lyre ? quelle était l’utilité de la flûte, lorsque ces instrumens accompagnaient la voix du poète ou de l’orateur ? Le musicien qui en jouait se bornait à donner l’intonation au chanteur d’après de certaines règles, afin d’empêcher la voix de monter ou de descendre, ou pour lui fournir, lorsqu’il en était temps, un accent pathétique. Réduite à un si petit nombre de cordes qu’on pinçait une à une, avec une sorte de crochet appelé plectre, la cithare ou la lyre ne pouvait briller comme un instrument d’accompagnement ; ce n’était qu’un indicateur. Il en était de même de la flûte, et nous savons que lorsque le chanteur voulait changer de mode, il fallait qu’il prît un autre instrument. Chanter des vers sur la lyre, suivant l’expression poétique, c’était se donner soi-même ou se faire donner par un musicien les intonations des accens poétiques. Lorsqu’on voulut donner plus d’effet et de variété à ces accens, en sortant des bornes du tétracorde, il fallut ajouter des cordes à la lyre, changer les dimensions des flûtes et augmenter le nombre de leurs trous.

M. Villoteau a retrouvé dans la manière dont un Cheykh accentuait le premier chapitre du Qoran, ce chant poétique tel qu’il devait être en usage chez les Grecs. Il l’a noté avec soin, séduit qu’il était par la mélodie de ce genre de déclamation chantée. C’est un morceau curieux que je crois propre à faire comprendre ce que je viens de dire concernant la musique appliquée à la poésie ; on le trouvera à la fin de ce résumé (fig. 7).

Pour n’avoir plus à revenir sur l’usage réel des instrumens dans l’antiquité grecque et romaine, et pour achever de démontrer que ces instrumens, lorsqu’ils accompagnaient le chant, n’avaient d’autre emploi que de faire entendre, de temps en temps, aux poètes, aux orateurs et aux acteurs comiques ou tragiques les principales intonations de l’accent poétique, oratoire ou déclamatoire, qu’il me soit permis de citer deux faits dont l’autorité me semble irrécusable. Le premier nous est fourni par Valère Maxime, qui dit, en parlant de l’éloquence de Caïus Gracchus : « Chaque fois qu’il haranguait le peuple, il avait derrière lui un esclave habile dans la musique, qui, sans être aperçu, formulait les modes de son débit par le son d’une flûte d’ivoire, les faisant tantôt plus élevés et animés, tantôt les rappelant à un ton plus modéré, selon le besoin ; car la chaleur et la véhémence de l’action ne laissaient pas assez d’attention à Gracchus pour qu’il se réglât si bien lui-même[42]. »

N’est-il pas évident que le soin de cacher l’esclave de Gracchus eût été inutile si cet esclave avait fait entendre sans cesse le son de sa flûte ? D’ailleurs, le moyen de jouer toute une harangue sur la flûte pendant qu’on la prononce avec chaleur et véhémence ? ou plutôt le moyen d’être véhément si l’on était obligé de se régler sans cesse sur le son d’une flûte et conséquemment de l’écouter constamment ? Nul doute que profitant des repos, des finales de phrases, l’esclave faisait entendre le son qu’il convenait de prendre pour modèle de l’intonation de la voix.

Voici l’autre fait : il n’est pas moins remarquable, et son autorité n’est pas moins concluante. Je le tire des titres des comédies de Térence, où l’on trouve et le genre des flûtes qui servaient à guider les acteurs, et le nom du musicien qui avait réglé les modes de la déclamation. Par exemple, au titre de l’Andrienne, on lit : Flaccus, fils de Claudius, en a composé (de l’Andrienne) les modes pour des flûtes inégales, droites et gauches[43]. Certes, on ne peut croire que le son de la flûte se fit entendre pendant tout le temps où les acteurs parlaient, car le jeu continuel de cet instrument n’aurait pas été moins fatigant pour l’auditoire que contraire aux heureuses inspirations des acteurs. D’ailleurs, pour peu qu’on y songe, on comprend que dans la rapidité du débit, il aurait été à peu près impossible que l’acteur saisît les intonations de chaque mot qui lui auraient été dictées par le musicien ; l’attention qu’il aurait été obligé d’y donner ne lui aurait pas permis de penser à la scène, à ses gestes, aux mouvemens de ses interlocuteurs. Et puis, le son de la flûte aurait toujours été en désaccord avec celui de sa voix, car ce son aurait dû précéder de quelques instans l’imitation qu’il en aurait dû faire.

Ces considérations me semblent ne pas laisser de doute sur l’usage réel de la flûte et de la cythare dans l’accompagnement du chant poétique, du débit oratoire et de la déclamation. Cet accompagnement se bornait à l’indication, par des sons isolés, du changement d’accent de la voix qui ne chantait pas d’un son soutenu, comme celui de notre musique, mais qui était beaucoup plus accentuée et modulée que notre simple déclamation. Cela fait comprendre comment avec les modes primitifs bornés à quatre notes, on a pu chanter la poésie, et l’accompagner avec le jeu des instrumens. Ainsi s’expliquent, de la manière la plus simple et la plus naturelle, des faits qui n’ont été que mystère et contradiction pour tous ceux qui jusqu’à ce jour ont écrit sur la musique des Grecs.

Il est pourtant une objection qu’on pourra me faire et qui n’est pas sans importance : c’est qu’alors même que la musique grecque n’avait pour base que les modes primitifs réduits à quatre notes, il y avait des airs ou nomes en l’honneur des dieux qui étaient connus de toute la Grèce, et qui, non seulement étaient chantés dans les temples, mais qu’on avait même arrangés pour être joués sur la flûte ou sur la cithare seules : je l’ai dit plus haut, en parlant des inventions de quelques musiciens. Mais ces airs ne furent pas la partie de la musique des Grecs à quoi l’on attribue les prodiges dont il est parlé par les écrivains de l’antiquité ; leur caractère grave et monotone était semblable à celui de notre plain-chant, sauf la différence de l’échelle plus étendue de celui-ci. Un nome grec était donc à peu près ce que sont le pange linguâ, le veni creator, l’ave maris stella de nos antiphonaires. Cela est si vrai, que ce furent ces mêmes nomes dont se servit long-temps après saint Ambroise, lorsqu’il jeta les premiers fondemens du chant de l’église latine, ainsi que je le ferai voir plus loin.

Pour le dire en passant, c’est quelque chose de plaisant que l’erreur des savans qui ont pris trois fragmens de ces nomes, retrouvés dans des manuscrits, pour des monumens propres à nous donner des notions justes de la musique des Grecs, et qui, sur cette supposition, ont accumulé de faux et misérables raisonnemens, pour ou contre la réalité des effets de cette musique. Ces fragmens appartiennent tous au mode lydien, qui répondait à notre ton de mi majeur, sans note sensible. Ils sont d’un temps où le système de l’échelle avait reçu tout son développement. J’ai cru qu’il était nécessaire que je donnasse un de ces fragmens comme un spécimen de cette espèce d’airs qu’on appelait des nomes. C’est un hymne à Apollon. On le trouvera à la fin de ce résumé sous le n° 8.

Je reviens à l’exposé du système de la tonalité grecque ; après ce qui vient d’être dit, il me sera facile d’en faire comprendre les développemens.

Que ce soit Olympe ou Terpandre qui étendirent l’échelle des trois modes, depuis le tétracorde jusqu’à l’heptacorde, il est certain que les Grecs passèrent tout à coup de l’un à l’autre système, et que les instrumens furent modifiés d’après ce changement. L’addition de trois sons au tétracorde primitif, pour en former l’heptacorde, se fit quelquefois au-dessous, quelquefois au-dessus de ce tétracorde, dans l’un ou l’autre des trois modes phrygien, dorien et lydien. Lorsque l’addition était faite au-dessous, on donnait à l’heptacorde le nom de système grave, si cette addition avait lieu au-dessus, le système s’appelait aigu. Au moyen de la répétition de la quatrième note, les Grecs formèrent deux tétracordes dans chaque heptacorde, grave ou aigu. Cette division en deux systèmes ne se fit pas immédiatement après qu’on eut imaginé d’ajouter trois notes à chacun des anciens modes, car l’addition ne fut faite d’abord qu’à l’aigu ; en sorte que l’échelle se trouva composée de sept notes qui correspondaient, dans le mode phrygien, à mi, fa, sol, la, si bémol, ut,  ; dans le mode dorien, à mi, fa dièse, sol, la, si, ut,  ; et dans le mode lydien, à mi, fa dièse, sol dièse, la, si, ut dièse, . Dans les échelles de ces trois modes, les Grecs donnèrent les noms de hypate à la note la plus grave, parhypate à la seconde, lychanos à la troisième, mèse à la quatrième, trite à la suivante, paranète à l’avant-dernière, et nète à la dernière[44]. Lorsque l’échelle fut étendue jusqu’à huit notes, elle prit le nom d’octacorde ; on donna celui de paramèse, à la note supérieure à la mèse, et celle-ci fut suivie de la trite, de la paranète et de la nète.

L’idée de l’addition facultative au-dessus ou au-dessous de l’ancien tétracorde, et de la division de l’échelle en deux systèmes grave et aigu, produisit par le fait une échelle de dix sons divisés en trois tétracordes, au moyen de la répétition de deux notes. Le tétracorde le plus grave composé, dans le mode phrygien, des notes correspondantes à si, ut, re, mi, s’appela tétracorde hypaton, c’est-à-dire tétracorde grave ; le suivant, composé des notes mi, fa, sol, la, prit le nom de tétracorde meson, c’est-à-dire du milieu ; enfin, le troisième et dernier eut celui de tétracorde synemmenon, ou supérieur. Au-dessous de l’échelle de dix sons, une note fut ensuite ajoutée ; on lui donna le nom de proslambanomenos, mot grec qui signifie précisément ajouté. De cette manière, l’échelle fut composée de onze notes. Il y a lieu de croire que ces additions sont dues à Timothée, et que ce sont elles qui ont été cause de la rigueur des magistrats de Sparte envers lui.

Si le système général des sons avait toujours été borné à onze notes, la musique des Grecs aurait été susceptible de beaucoup moins de variété que celle des peuples orientaux, leurs contemporains, nonobstant les différences de constitution des trois modes phrygien, dorien et lydien ; mais des modes nouveaux s’introduisirent peu à peu dans cette musique sous les noms de modes ionien, éolien et mixolydien. La forme de ces modes nouveaux varia plusieurs fois. D’abord ils n’offrirent point de gammes complètes, mais insensiblement ils prirent une forme analogue à celle des autres modes dont ils étendirent un peu le système. Toutefois, il n’y eut d’augmentation remarquable dans l’étendue du système général de la musique grecque que lorsqu’on eut imaginé la transposition de chaque mode, de telle sorte que ces modes se divisèrent en mode médiaire, qui était le mode dans son ton primitif, en mode grave, ou transposé à une quarte au-dessous, qui, à cause de cette transposition recevait l’épithète de hypo (inférieur), et en mode aigu, ou transposé à une quarte au-dessus du médiaire, et auquel on ajoutait l’épithète de hyper (supérieur). Ainsi, le mode hypo-dorien commençant par la proslambanomène ou ajoutée, avait l’étendue d’une octave et une quarte, et contenait les notes la (entre les premières lignes de la clef de fa), si, ut, , mi, fa, sol, la, si bémol, ut et  ; puis par un artifice qu’on appelait disjonction, on recommençait la gamme à la mèse qui répondait au la supérieur, et l’on continuait l’échelle dans l’étendue d’une autre octave. De cette manière, l’échelle du mode hypo-dorien renfermait une étendue de deux octaves divisée en cinq tétracordes qu’on appelait hypaton, meson, synemmenon, diezeugmenon et hyperboléon. Les noms de toutes les notes renfermées dans ces deux octaves du ton de la mineur, sans note sensible, étaient : proslambanomène, hypate-hypaton, parhypate-hypaton, lichanos-hypaton, hypate-meson, parhypate-meson, lichanos-meson, mèse, paramèse, trite diezeugmenon, paranète diezeugmenon, nète diezeugmenon, trite hyperboléon, paranète hyperboléon et nète hyperboléon. Le mode médiaire ou dorien, qui commençait par l’ajoutée (, de la clef de fa), répondait au ton de mineur de la musique moderne sans note sensible, était divisé de la même manière, en cinq tétracordes, et les noms de ses notes étaient les mêmes que ceux du mode hypo-dorien. Le mode hyper-dorien commençait à l’ajoutée (sol, entre les lignes supérieures de la clef de fa), et répondait à notre ton de sol mineur. Son étendue était aussi de deux octaves, et ses divisions étaient les mêmes qu’aux deux autres modes.

En opérant de la même manière sur les cinq modes dorien, phrygien, ionien, éolien et lydien, les Grecs portèrent l’étendue de leur système général, au commencement de l’ère chrétienne, jusqu’à trois octaves et une seconde (depuis la grave de la voix de basse jusqu’au si aigu de la voix de femme), et le nombre de leurs modes, naturels et transposés, s’élève à quinze.

Quelques phrases obscures d’anciens écrivains ont fait croire à plusieurs auteurs que dans la plus haute antiquité, les Grecs ont fait usage d’une échelle divisée par intervalles très petits qui auraient constitué un genre de musique auquel on aurait donné le nom d’enharmonique ; et d’après le sens attribué aux passages de ces écrivains, ce genre, très compliqué, et d’une exécution difficile, aurait précédé l’emploi du genre simple appelé diatonique. Ce fait est en contradiction manifeste avec ce que j’ai rapporté de l’histoire de l’invention des modes, de l’augmentation progressive de leur étendue, et des idées que les Grecs se formaient de l’art et de son but. Il n’est pas moins contraire à la marche de l’esprit humain d’aller du composé au simple, au lieu de passer de celui-ci au composé ; enfin, c’est méconnaître l’histoire des relations de la Grèce avec l’Orient que de prétendre que l’emploi des petits intervalles n’a point passé de l’Égypte et de l’Asie dans l’Occident après que les historiens et les philosophes grecs eurent voyagé dans ces contrées, et surtout après les conquêtes d’Alexandre. La forme primitive des instrumens de musique des Grecs, et le petit nombre de cordes dont ils étaient montés, démontre même jusqu’à l’évidence que, dans les temps reculés, ce peuple ne fit usage que du genre diatonique, c’est-à-dire du genre simple dont le système vient d’être développé.

En réalité, le genre enharmonique ne fut employé à aucune époque dans la musique grecque[45] ; et le chromatique, qui procède par demi-tons dans la mélodie, fut le seul qui se mêla quelquefois au diatonique, après que Pythagore l’eut introduit en Italie, au retour de son voyage en Égypte. Je dis que le genre chromatique se mêla quelquefois au diatonique, parce qu’il n’y a pas eu chez les Grecs plus que chez les Européens modernes de musique disposée dans le genre chromatique seul ; car une telle musique ne saurait exister, n’y ayant point de succession mélodique possible avec les seuls élémens d’une échelle musicale qui ne procéderait que par demi-tons.

Mais, si la musique grecque avait ce point de contact avec la nôtre, nonobstant les différences essentielles qui résultaient de la forme de ces modes, elle était soumise à un système particulier d’altération dans le nombre des cordes de ces modes, qui lui donnait un caractère absolument étranger à celui de la musique moderne. Je veux parler de la faculté qu’avait le musicien de retrancher, dans sa composition, la troisième corde (lichanos) du premier tétracorde de chaque mode, et de la deuxième (paramèse) ou de la troisième (trite) du second tétracorde. Aristoxène et Plutarque nous fournissent sur ces retranchemens des détails qui ne laissent point de doute sur leur réalité[46] et sur leur effet. Nous apprenons d’eux que les plus anciens musiciens de la Grèce, tels qu’Olympe et ses contemporains, usaient de ces retranchemens des notes caractéristiques de la mélodie pour varier le coloris de la musique, et qu’en ôtant de leur place ces cordes, ils les élevaient ou les abaissaient d’un quart de ton. De là venait qu’on donnait à ces cordes le nom de cordes mobiles, et aux autres celui de cordes stables. Les gammes qui résultaient de telles mutations étaient fort étranges. Par exemple, celle du mode lydien se présentait sous cette forme :

mi, fa dièse, sol, x, si, x, ut dièse, ré, mi.

Plus tard, on retrancha l’altération du quart de ton, mais la suppression de la corde naturelle au mode n’en resta pas moins constante. C’est ce qui résulte évidemment d’un passage d’Aristoxène, où l’on voit que le retranchement se faisait encore de son temps. « Il existe (dit-il) aussi une certaine mélopée privée du lichanos diatonique qui, loin d’être mauvaise, est excellente, ce qui d’abord ne paraît pas évident à quelques-uns de ceux qui cultivent maintenant l’art de la musique, mais qui leur semblera tel que nous le disons, s’ils ne s’occupent de ces choses qu’après avoir suffisamment tudié les premières et les secondes (mélopées) des anciens modes[47]. »

La gamme réduite comme le dit Aristoxène dans ce passage, se présentait sous cette forme, dans le mode lydien :

mi, fa dièse, x, la, x, ut dièse, ré, mi.

Les cordes mobiles n’étaient pas les mêmes dans tous les modes.

L’examen attentif des échelles des différens modes, entières ou incomplètes, fait découvrir sans peine les défauts d’analogie qu’il y a entre ces gammes et celles des deux modes de la musique moderne : aucune de ces échelles mélodiques ne répondait ni à notre gamme du mode majeur, ni à celle du mode mineur. En effet, l’heptacorde ou gamme des sept notes de la lyre phrygienne du système aigu était mi, fa, sol, la, si bémol, ut, , en sorte que les demi-tons de cet heptacorde sont placés entre le premier son et le deuxième, entre le quatrième et le cinquième ; disposition inconnue dans notre musique. L’heptacorde du mode dorien était : mi, fa dièse, sol, la, si, ut, . Ici, il y avait analogie avec la tonalité fixée au moyen âge et qui est connue sous le nom de tonalité du plain-chant : c’est l’intermédiaire entre la tonalité antique et la moderne. À l’égard de l’heptacorde du mode lydien, sa forme était celle-ci : mi, fa dièse, sol dièse, la, si, ut dièse, . Ici toute analogie disparaît soit avec les gammes des modes du plain-chant, soit avec celles de la musique actuelle. Il est facile de comprendre que si l’on joint à ces disparités le retranchement d’une ou deux notes de l’heptacorde, notes variables en raison du mode primitif ou transposé, l’analogie de la tonalité antique et de la moderne s’affaiblit de plus en plus.

La variété des formes mélodiques était la conséquence nécessaire d’un système de tonalité tel que celui qui vient d’être exposé ; car, indépendamment des trois types d’échelles primitives appelées phrygienne, dorienne et lydienne, qui avaient chacun un caractère particulier, les mutations de certaines cordes dans chaque mode avaient pour effet de donner aux mélodies des multitudes d’aspects différens, abstraction faite des innombrables diversités que le rhythme y introduisait d’ailleurs. Or, l’éducation manquant à notre oreille, pour apprécier à leur juste valeur les élémens d’une musique si différente de la nôtre, il était à peu près impossible que les auteurs qui ont traité de la musique des Grecs, sans avoir pris en considération ces différences de constitution et d’éducation des organes, ne tombassent pas continuellement dans le faux en essayant leurs perpétuelles comparaisons de cette musique avec celle des temps modernes.

À ne considérer les mélodies de l’ancienne Grèce que sous le rapport de la constitution de la gamme et sous celui de la succession des sons, que de difficultés n’y a-t-il pas à nous placer dans les circonstances où se trouvaient les Grecs pour saisir aussi bien qu’eux, et de la même manière, les lois de cette succession ? Si l’on veut avoir une idée de ces difficultés, il suffit de jeter un coup-d’œil sur l’un des fragmens de nomes ou d’airs sacrés qui sont parvenus jusqu’à nous. J’ai dit que ces fragmens ne sont point de nature à faire connaître la musique des Grecs, parce que l’effet de cette musique dépendait souvent du sujet de la poésie, de l’accent improvisé du musicien qui la chantait, de l’harmonie rhythmique des vers, du mélange heureux de cette harmonie avec le rhythme propre de la musique, enfin des circonstances où étaient placés le musicien et l’auditoire ; mais ces mêmes fragmens peuvent du moins nous fournir des exemples de l’enchaînement mélodique des sons, suivant le système de la tonalité grecque. Parmi eux, je choisis l’hymne de Denys à Apollon, comme étant celui dont le chant offre le moins d’étrangeté. Ce chant est écrit dans le mode lydien. Publié d’abord par Vincent Galilée avec les autres morceaux qui nous restent de l’ancienne musique grecque, dans son Dialogue de la musique ancienne et moderne (Florence, 1581, in-folio), puis copié par Bottrigari dans son Melone (Ferrare, 1602, in-4°), avec des multitudes de fautes d’impression, et enfin donné d’après un autre manuscrit, avec des remarques d’Edmond Chihmead, à la fin de l’édition grecque des poésies d’Aratus (Oxford, 1672, in-8°), ce morceau a été défiguré dans ces divers ouvrages, quant à la forme tonale de la mélodie. Depuis lors Burette a donné, d’après un manuscrit de la Bibliothèque du Roi, de Paris, une édition plus correcte de ces mélodies, en ce qui concerne la tonalité[48] ; mais il a eu la malheureuse idée de rhythmer le chant de l’hymne à Apollon d’après la seule prosodie, en l’absence des signes du rhythme musical, et de rapporter ce rhythme à la mesure ternaire de la musique moderne. Il a été copié en cela par Laborde et quelques autres historiens, qui ne voient jamais que de la musique moderne lorsqu’ils s’occupent de l’antiquité[49]. Puis est venu Bonesi qui, dans son Traité de la mesure (p. 138), a conservé la quantité indiquée par Burette, mais l’a appliquée à la mesure à deux temps, et de plus a complètement altéré la mélodie. De tous les auteurs qui ont publié le fragment dont il s’agit, Marcello est le seul qui l’a donné tel qu’il est dans les manuscrits, sauf quelques altérations qui appartiennent peut-être à l’ancien copiste. Je donne ici ce morceau (voyez les exemples de musique) d’après le manuscrit de la Bibliothèque du Roi, coté 2-458, in-folio[50]. Il me paraît plus correct et plus conforme au caractère de la tonalité lydienne que tous ceux d’après lesquels cet hymne a été publié, bien que la mélodie des six premiers vers y manque, comme dans tous les autres manuscrits, et que la fin n’y soit pas, tandis qu’elle se trouve dans ce que Marcello nous a fait connaître[51]. J’ai suppléé cette fin par l’exemple de cet auteur.

Examinons avec attention ce singulier fragment pour y découvrir l’analogie de sa tonalité avec celle de notre musique : nous ne tarderons pas à acquérir la conviction que nos efforts sont vains. La première ligne nous indique bien notre ton de fa dièse mineur, mais, dès la seconde ligne, le sentiment de ce ton disparaît, et la finale de cette phrase mélodique ne nous fournit plus aucune indication positive d’un ton quelconque. Le vague augmente encore à la troisième ligne dont les trois dernières notes sont complètement étrangères aux tons de la ou de majeurs que semblent indiquer les premières. Quant à la suite, la tonalité y flotte sans cesse de manière à ne nous laisser jamais le sentiment d’un ton permanent, ou d’une modulation enchaînée de tons analogues.

Ici se présente le moment opportun pour examiner la question de l’existence de l’harmonie dans la musique grecque ; question qui a long-temps divisé les savans, et qu’on agite encore parfois dans la persuasion qu’une musique ne saurait être bonne si elle ne satisfait à cette condition. Je ne ferai pas l’analyse de la querelle littéraire élevée à ce sujet, parce que ces choses seront examinées dans le Dictionnaire aux articles des savans et des artistes qui en ont traité. C’est dans la nature même des choses que je veux essayer de pénétrer, sans égard pour les diverses opinions qui ont été émises, quel que soit d’ailleurs le mérite de ceux qui ont pris part à la querelle.

J’ai dit (p. lxxxv) qu’à l’exception d’un petit nombre de passages obscurs de philosophes ou de poètes, rien n’indique l’existence de l’harmonie chez les Grecs dans les traités de musique qui nous restent d’eux. C’est un premier point qu’il faut démontrer. Le mot harmonie n’a pas chez les Grecs le sens restreint que nous lui donnons dans la musique moderne : ils ne s’en servent que pour exprimer l’arrangement des sons qui se succèdent, en sorte que ce mot n’a pas dans leur langue d’autre acception que celui de mélodie dans la nôtre. Ainsi, parmi les traités de musique des écrivains grecs que nous possédons, aucun ne nous fournit la moindre indication de l’existence de sons simultanés ou d’accords dans cette musique ; cependant celui d’Aristoxène a pour titre : Élémens de l’harmonie, ceux d’Euclide et de Gaudence le philosophe sont intitulés : Introduction à l’harmonie, celui de Nichomaque porte le nom de Manuel d’harmonie, et celui de Ptolémée a pour titre : Les harmoniques.

Un autre auteur, celui peut-être de tous les écrivains grecs dont le livre a pour nous le plus d’importance, Aristide Quintillien (voyez ce nom au Dictionnaire) ne laisse aucun doute sur la signification que les Grecs attribuaient au mot harmonie :
« Toute la science harmonique (dit-il) se divise en sept parties : la première traite des sons ; la seconde, des intervalles ; la troisième, des systèmes ; la quatrième, des genres ; la cinquième, des tons ; la sixième, des mutations (cordes mobiles), et la septième de la mélopée (du chant)[52]. » On voit que dans tout cela il n’est pas question des accords, ou de la réunion simultanée des sons.

Lucien nous fournit aussi une indication précise du sens qu’on attachait de son temps au mot harmonie ; voici comment il s’exprime : « Chaque espèce d’harmonie doit garder son propre caractère ; la phrygienne, son enthousiasme ; la lydienne, son ton bachique ; la dorienne, sa gravité, et l’ionienne, sa gaieté[53]. »

À l’égard d’un passage du Traité des lois, de Platon[54], d’un endroit d’Aristote[55], de deux vers d’Horace[56], et de quelques autres passages qu’on a allégués en faveur de l’existence de l’harmonie simultanée dans la musique des Grecs, je n’en discuterai pas ici la valeur, parce qu’un tel examen m’entraînerait hors des bornes de ce résumé ; je me contenterai de renvoyer à la dissertation de Burette sur la symphonie des anciens[57], où ce savant a donné des explications fort raisonnables de ces passages, bien qu’il n’ait pas aperçu tous les argumens qui militaient en faveur de son opinion.

Il est une objection qu’on n’a point faite, et qui, peut-être, aurait pu faire subsister le doute sur la question de l’emploi des accords de plusieurs sons simultanés dans la musique des Grecs ; c’est que nous ne possédons presque rien de relatif à la pratique de l’art, et que tous les traités de musique que les écrivains de la Grèce nous ont transmis sont dogmatiques, et relatifs seulement à la formation des systèmes, au rhythme et à la notation. Cette objection, que je me hâte de faire pour qu’on ne me l’oppose pas plus tard, m’oblige à abandonner les preuves d’érudition pour en chercher de plus concluantes dans la nature même de la musique des Grecs.

Deux mots de la langue grecque expriment l’accord des sons ; l’un est homophonie, qui indique l’unisson, l’accord homogène de deux sons semblables, ou d’un plus grand nombre. Un chœur de voix analogues, d’hommes ou de femmes, dans lequel tout le monde chantait la même mélodie, était homophone. L’autre mot était antiphonie. L’antiphonie était l’accord des voix d’espèces différentes à l’octave. Un chœur composé d’une réunion de voix d’hommes et de femmes chantant une même mélodie, était naturellement antiphone.

Lorsque les instrumens polycordes commencèrent à s’introduire de l’Orient dans la Grèce, plusieurs cordes de ces instrumens, et particulièrement de celui qu’on appelait magadis, étaient accordées à l’unisson ou à l’octave ; de là vient qu’on appela ensuite magadiser l’action d’accorder des voix ou des instrumens ensemble, mais seulement à l’unisson ou à l’octave. Nous avons la preuve, par un problème d’Aristote, qu’aucun autre intervalle appartenant à l’espèce que nous appelons des consonnances ne s’accordait, ou ne s’employait dans l’accord simultané. Ce philosophe dit même qu’il n’y avait que l’octave qui se magadisait, et qu’aucun autre intervalle consonnant ne se jouait ni ne se chantait en concert (Probl., sect. 19, n° 18). La symphonie, le concert, l’harmonie enfin, consistait donc chez les Grecs à jouer ou à chanter à l’unisson et à l’octave.

Supposons, maintenant, qu’en l’absence de ces renseignemens fournis par l’antiquité elle-même, nous fussions obligés de découvrir dans le peu qui nous reste de la mélodie grecque si elle a été faite pour former un tout avec une harmonie quelconque : je crois que nous n’arriverions pas moins à une conclusion négative. Jetons les yeux sur le fragment de l’hymne de Denys à Apollon. Cet hymne est un de ces nomes ou airs sacrés qui étaient populaires et que tout le monde chantait : on sait que ces airs étaient, à cause de cela, d’une modulation plus simple et plus facile que les morceaux de vive inspiration destinés aux artistes. Cela est si vrai que toute l’étendue de la voix, depuis la note la plus basse jusqu’à la plus haute, ne sort pas des bornes d’une sixte majeure dans l’hymne dont il s’agit. La simplicité relative du chant est comme on sait la condition la plus favorable à l’harmonie ; cependant ici les successions mélodiques sont tourmentées de telle sorte qu’il serait à peu près impossible d’y ajouter de l’harmonie sans affecter l’oreille du retour fréquent de relations désagréables. D’ailleurs, telle était la construction des instrumens grecs qu’aucun d’eux n’aurait pu fournir un nombre assez considérable de sons différens pour former des harmonies complètes sur chaque note essentielle de la mélodie de cet hymne.

Peut-être objectera-t-on que cette harmonie pouvait n’être qu’un simple accompagnement à la tierce : plusieurs auteurs ont en effet pensé que tel pouvait être le système d’accords employés par les anciens, et Burette lui-même s’est rangé de cet avis ; mais il a judicieusement fait remarquer que si l’usage d’une telle harmonie s’est établi parmi les Grecs, ce n’a pu être qu’à une époque postérieure à celle où vivait Aristote, puisque ce philosophe dit en termes précis que l’octave était le seul accord qu’on connût de son temps. Or, il ne faut pas oublier que la plupart des grands effets attribués à la musique des Grecs ont précédé la mort d’Aristote ; qu’une transformation s’est opérée dans cet art après que les conquêtes d’Alexandre eurent mis en relation constante la Grèce avec l’Orient ; que la conséquence de ces faits incontestables est que le principe de la puissance de la musique grecque était indépendant de l’harmonie, et que si jamais quelques misérables accords de tierce se sont introduits dans cette musique, ce n’a été que d’une manière si peu remarquable, si peu dépendante du système de l’art, que de tous les écrivains qui ont traité spécialement de la musique, ou qui en ont parlé par occasion et qui, tous, datent de temps postérieurs à la mort d’Aristote, il n’en est pas un qui ait dit quelque chose de cette harmonie. N’oublions pas, enfin, que l’harmonie ne saurait exister dans la musique comme accessoire ; il faut qu’elle en soit un des principes constitutifs, ou qu’elle n’y entre point. On verra plus loin que lorsqu’elle commença à prendre une forme, vers le milieu du treizième siècle, elle devint la dominatrice de l’art, conséquence inévitable de sa manifestation au sens musical de l’homme.

Il demeure donc démontré (du moins je le crois) que le principe actif de la musique grecque était purement mélodique, et que ce principe ne recueillait aucun accroissement de force d’un accompagnement harmonique quelconque. Mais il reste à découvrir quel pouvait être l’objet essentiel de cette mélodie ; quel était son mode d’action principal. Car, d’imaginer qu’il y avait assez de charme dans la succession des sons pour opérer sur la vive imagination des Grecs de si profondes impressions que celles qu’on attribue à leur musique, il n’y a pas moyen. On sait, par des autorités irrécusables, que le seul changement de mode suffisait pour faire passer dans l’ame des impressions diverses : c’est un fait contre lequel je ne veux élever aucun doute ; mais, en considérant que le rhythme était la partie la plus active de la musique grecque, et que tout homme était alors sensible à son harmonie, je suis conduit à penser qu’il y avait des rhythmes attribués à chaque mode, en raison du caractère plus ou moins grave, plus ou moins passionné qu’on leur avait reconnu. Quelques explications sur la nature de ces rhythmes me paraissent nécessaires pour donner du poids à ma conjecture.

Le charme de l’harmonie poétique de la langue grecque est tel, que lorsque cette poésie passe par la bouche d’un habitant de l’Attique, elle sonne à l’oreille comme une véritable musique ; musique d’autant plus séduisante que le caractère en est varié par des multitudes de combinaisons d’un effet très différent. Disons un mot de son mécanisme.

Dans nos langues modernes, il y a des syllabes de durées diverses que nous appelons longues et brèves ; mais les longues sont plus ou moins longues, les brèves plus ou moins brèves, selon les habitudes de celui qui les prononce, sans que l’oreille soit précisément affectée d’une sensation agréable ou déplaisante : la sensation, quand elle existe, a quelque chose de vague et d’indéterminé qui se refuse à l’analyse.

Il n’en était point ainsi des langues de l’antiquité, et surtout de la langue grecque. Dans celle-ci, la valeur relative des syllabes longues et brèves était si bien déterminée, que la durée de la longue était exactement le double de la durée de la brève, et que celle-ci ayant pour valeur une certaine division de la mesure musicale qu’on appelle temps, l’autre devait avoir en durée deux de ces temps. La règle de la valeur relative des syllabes et l’application de cette règle à la prononciation des mots composaient une sorte de science qu’on appelait la prosodie.

De la combinaison des syllabes longues et brèves, on avait formé de certaines formules qu’on désignait généralement par le nom de pieds poétiques. Ces pieds poétiques, qui entraient comme élémens dans la composition des vers en quantité déterminée, donnaient à ceux-ci plus ou moins de rapidité ou de lenteur, en raison du nombre de temps qui formaient leur structure. Les règles de la construction des pieds poétiques et de leur arrangement dans les vers d’espèces diverses, composaient ce qu’on appelait la doctrine de la quantité.

Il y avait des pieds poétiques de deux syllabes ; d’autres de trois. Dans l’un, les syllabes étaient brèves, longues dans un autre, alternativement longues et brèves dans un troisième, ou brèves et longues, ou composé d’une longue suivie de deux brèves, etc. Chacun de ces pieds se distinguait par un nom particulier : ainsi, celui qui était composé de deux brèves s’appelait le pyrrique ; le spondée avait deux longues ; l’ïambe, une brève suivie d’une longue ; le trochée, une longue suivie d’une brève ; le dactyle, une longue suivie de deux brèves ; l’anapeste, deux brèves suivies d’une longue ; le tribraque avait trois brèves ; le molosse, trois longues, etc.

La valeur de temps de ces diverses combinaisons se marquait par des mouvemens de levé et de frappé ; le premier de ces mouvemens s’appelait arsis (élévation) ; le second, thesis (position).

La combinaison des pieds poétiques dans les vers est quelquefois régulière, à l’égard de la mesure musicale, et quelquefois irrégulière. Par exemple, dans les hexamètres nommés alcmanien et grand archiloquien, ainsi que dans le dactyle tétramètre, le dactyle composé d’une longue et deux brèves se présente dans un ordre régulier ; la mesure de ces vers est binaire, c’est-à-dire à deux temps égaux. Le vers ïambique trimètre est composé de ïambes purs, où la brève et la longue alternent dans une disposition uniforme. La mesure de ce vers est ternaire, et peut se représenter musicalement par trois temps égaux. À l’égard de la combinaison irrégulière, sous le rapport de la mesure musicale, mais très régulière quant au rhythme poétique, on la trouve dans le vers ïambique tétramètre, dans le scazon ou trimètre boiteux, et dans beaucoup d’autres. Le ïambique tétramètre est composé du spondée, pied poétique de deux longues, et de l’ïambe, autre pied poétique d’une brève suivie d’une longue, et ces deux pieds sont disposés dans un ordre alternatif, en sorte que la mesure musicale de ce vers est alternativement à deux temps doubles et à trois. Les Grecs et les Latins appelaient cette proportion rhythmique de deux à trois sesquialtère. Dans le scazon, le vers commençait et finissait par un spondée, et les quatre autres pieds du vers étaient des ïambes, d’où il suit que la mesure du commencement et de la fin du vers était à deux temps, et le reste à trois.

Indépendamment de ces rhythmes mêlés de proportions binaires et ternaires, il y en avait qui ne pouvaient se mesurer que par cinq temps, sorte de bizarrerie qui ne tombe pas sous notre sens musical, et qu’on a quelquefois essayée sans succès dans la musique moderne. Tels étaient ceux où l’on faisait entrer comme élémens le bacchien, composé d’une brève et de deux longues, l’antibacchien, formé de deux longues suivies d’une brève, et enfin l’amphimacre, où la brève était placée entre deux longues.

Il y avait des vers qui manquaient d’un temps simple ou double, c’est-à-dire d’une brève ou d’une longue, pour avoir la mesure nécessaire au rhythme ; on les appelait catalectiques. Les temps de ces valeurs se suppléaient par des silences de durée égale, ou bien, le musicien qui accompagnait le chanteur avec la lyre ou la flûte, ou qui s’accompagnait lui-même, remplissait cet intervalle de temps par une note de valeur égale au temps qui manquait. Cet emploi de la lyre et de la flûte me paraît avoir été, dans les beaux temps des arts grecs, le seul qu’on en a fait après celui de l’indication de l’intonation pour régler la voix des chanteurs[58].

D’après les explications qui viennent d’être données du mécanisme du système rhythmique des Grecs, il me semble qu’il est facile de nous former une idée de la différence qui existait entre ce système et celui de notre rhythme musical. Tel était le rhythme poétique de ce peuple, telle était l’harmonie de ses ingénieuses combinaisons, telle était enfin la puissance de ce rhythme sur la sensibilité des oreilles accoutumées à l’entendre dans toutes ses modifications, qu’il absorbait le sentiment de la mesure purement musicale, et que la régularité de celle-ci ne se présentait pas comme une nécessité à l’esprit d’un Grec. Dans la musique européenne actuelle, au contraire, lorsqu’elle est jointe à la poésie, le sentiment de la mesure musicale absorbe celui du rhythme poétique, parce que celui-ci est très faible, le mécanisme de la quantité n’y entrant que par le nombre syllabique et par la césure. Cette différence me paraît fondamentale et me semble confirmer d’une manière inattaquable ce que j’ai dit précédemment, savoir : que, sous le nom de musique, les Grecs entendaient un autre art que celui auquel nous donnons ce nom.

S’il faut prouver que le sentiment du rhythme poétique dominait la musique grecque, et qu’il faisait même la base de la musique instrumentale ; s’il faut enfin démontrer que la nécessité de faire sentir ce rhythme l’emportait sur toute autre considération, et même sur la succession mélodique des sons, je ferai remarquer d’abord ces permutations de nombre, si fréquentes chez les poètes lyriques de la Grèce ; permutations dont l’effet était de rompre sans cesse la régularité de la mesure musicale ; permutations qui seraient insupportables à l’oreille d’un musicien de nos jours, et qui faisaient les délices des Grecs. Je dirai ensuite que c’était si bien à ce rhythme que s’attachait l’attention des habitans de l’ancienne Grèce, dans leur poésie chantée et même dans leur musique instrumentale, que les batteurs de mesure, appelés podopsophes, à cause du bruit de leurs pieds, avaient l’habitude de frapper le plancher de la scène avec des sandales de bois garnies de fer, en y joignant le bruit des mains frappées l’une dans l’autre. Pour la danse, on marquait la mesure avec des coquilles et des ossemens d’animaux qu’on frappait l’un contre l’autre, à peu près comme on fait aujourd’hui des castagnettes. Tout ce bruit, bien qu’il dût à peu près anéantir les mélodies jouées par de faibles instrumens, était agréable à l’oreille des Grecs, parce qu’il marquait le rhythme, et que ce rhythme était pour eux la partie la plus importante de la musique. Chez nous, au contraire, où le rhythme est faible et la mesure forte, chez nous, où les formes mélodiques, les combinaisons harmoniques, la variété des modulations et le mélange des sonorités composent à l’audition un plaisir délicat et complexe, non seulement on ne veut pas entendre le bruit du bâton de mesure, mais les gestes mêmes du chef d’orchestre qui en marque les temps sont souvent importuns.

D’après ce qui vient d’être dit des rhythmes divers de la poésie grecque, il est facile de comprendre qu’ils donnaient aux vers plus ou moins de rapidité ou de lenteur, de douceur ou de force, et qu’il en résultait souvent des images pittoresques. Le mode musical devait être en rapport avec le rhythme poétique. Si celui-ci était grave et majestueux, le mode l’était aussi, et le dorien était celui qu’on choisissait ; s’il était âpre, véhément, on se servait du mode phrygien ; s’il était doux et moelleux, on avait recours à l’éolien, et ainsi des autres. Tel était le secret de cette puissance des modes dont parlent les écrivains de l’antiquité, et que les modernes ont niée n’ayant pu la comprendre.

Il ne me reste qu’à dire quelques mots du système de notation de la musique des Grecs pour finir cette partie de mon résumé historique.

Plusieurs auteurs et notamment Alypius, sophiste de l’école d’Alexandrie, ont laissé des livres où sont exposées les diverses classifications des signes qui servaient à noter la musique grecque. Les lettres de l’alphabet grec, soit entières, soit tronquées, droites ou couchées, dans une position directe ou retournée, composent cette notation, dont l’invention est communément attribuée à Pythagore. Toutefois, s’il est vrai que ce philosophe a eu quelque part à l’arrangement de ces signes, il n’a fait que les modifier, car un des écrivains grecs sur la musique dont nous possédons les écrits, Aristide Quintillien, nous a fait connaître une très ancienne notation qui était en usage parmi les Grecs long-temps avant la naissance de Pythagore. On peut lire sur ce sujet de curieuses dissertations de M. Perne, dans la Revue musicale.

Au premier aspect, la nomenclature des signes dont Alypius a fait connaître les combinaisons pour tous les modes, cette nomenclature, dis-je, paraît offrir une complication effrayante. Burette a porté à seize cent vingt le nombre de ces signes destinés à représenter les sons. Mais M. Perne a fait remarquer que ce nombre si considérable renferme les signes du genre chromatique qui n’a jamais été réellement usité dans la musique des Grecs ; que de tous les modes, au nombre de quinze, il n’y en avait que trois dont on se servît, et même que le mode lydien diatonique avait fini par être à peu près seul en usage ; enfin que les signes de la notation instrumentale et vocale étaient différens, en sorte qu’un joueur de flûte ou de cythare n’était point obligé d’apprendre les signes de la notation vocale, et réciproquement pour un chanteur. Il conclut de là qu’en réunissant même les deux systèmes de notation vocale et instrumentale, la connaissance des quinze paires de notes du mode lydien était suffisante à un musicien pour l’usage habituel, et que c’est à tort qu’on a porté à seize cent vingt le nombre des signes de la notation grecque. Il me semble que M. Perne a trop insisté sur ce point ; car de ce qu’un chanteur ou un joueur d’instrumens n’auront besoin, pour lire la musique écrite dans un seul mode, que de connaître la signification d’un petit nombre de signes, il ne suit pas qu’un musicien instruit ne doive les connaître tous s’il veut approfondir son art en toutes ses parties ; or, il faut bien avouer que c’est une quantité effrayante que celle de seize cent vingt signes destinés à représenter des sons. C’est d’ailleurs une singulière preuve de cette simplicité du système de notation de la musique grecque que d’affirmer qu’il y avait quinze cent quatre-vingt-dix signes inutiles sur le nombre de seize cent vingt que nous a fait connaître Alypius.

Il est une remarque qui a échappé à Burette et aux historiens de la musique, dans leur critique de la notation grecque : c’est que l’embarras de cette notation résulte moins encore du nombre des signes que des diverses significations de ceux qui ont une même forme ; significations qui sont multipliées dans les différens modes, et dans leurs transpositions, de manière à jeter la plus grande confusion dans la mémoire des musiciens. Peut-être dira-t-on qu’il en est à peu près de même à l’égard des notes de la musique moderne, qui changent de nom en raison de la clef qui règle la musique ; mais cette objection aurait peu de solidité, car, dans notre musique, la note de la clef étant connue, toutes les autres le sont, tandis que la régularité des dispositions n’existent pas dans la notation grecque, chaque son se trouvant représenté tantôt par un signe, tantôt par un autre, tantôt par un troisième, etc. On voit qu’un tel système ne peut être vanté pour sa simplicité.

La plupart des auteurs qui ont traité du rhythme de la musique de l’antiquité, et Burette lui-même, ont dit que les Grecs n’avaient pour exprimer la mesure de ce rhythme que deux lettres (alpha et bêta), dont l’une représentait la brève et l’autre la longue : c’est une erreur dans laquelle Gaforio n’est pas tombé ; car, dans son Traité de la Musique pratique, il a fait connaître cinq signes de mesure musicale qui servaient à marquer les combinaisons du temps chez les anciens, sans indiquer toutefois où il avait acquis la connaissance de ces signes. Un livre inédit d’un auteur anonyme du quatrième siècle, dont Meibomius a indiqué l’existence dans la préface de son édition grecque et latine du Traité de Musique de Bacchius le vieux, et que M. Perne a fait connaître par une notice lue à l’Institut de France, ce livre, dis-je, qui est un traité du rhythme de l’ancienne musique grecque, a confirmé la réalité des signes dont Gaforio avait parlé, en y ajoutant quatre signes de silence qui se combinaient avec ceux de la durée des sons. En cette partie de leur notation, les Grecs avaient mis la simplicité qui manque aux signes des sons pour les divers modes, car tel est le mécanisme de ces combinaisons que les neuf signes dont il vient d’être parlé suffisent pour représenter toutes les valeurs de durée ainsi que tous les silences qui peuvent entrer comme élémens dans le rhythme poétique et musical. Ces signes sont, pour la valeur des notes, des lignes horizontales simples et doubles, d’autres lignes formant un angle de 90 degrés, le pi et l’èta renversés ; pour le silence, le lambda simple ou accompagné de traits horizontaux, l’angle et le pi surmontés ou souscrits par l’accent grave.

Les auteurs qui nous ont transmis des traités originaux de la musique des Grecs dans la langue de ce peuple sont au nombre de dix-sept. Le plus ancien de tous est Aristoxène ; puis viennent Euclide, dont les deux opuscules sont attribués à un certain Clèonide, dans quelques manuscrits ; Plutarque, Nicomaque, Alypius, Gaudence, Bacchius le vieux, Aristide-Quintillien, Ptolémée, Porphyre, Théon de Smyrne, Psellus, Manuel Brienne, l’anonyme qui a traité du rhythme, Georges Pachymères, Barlaam, et Joseph Racondyt. Les écrits de ces quatre derniers n’ont pas encore été publiés. Je ne joins pas à ces auteurs Philodème, dont l’ouvrage a été découvert dans les ruines d’Herculanum, parce qu’il a fait plutôt une satire contre la musique qu’un traité de cet art. Il faut ajouter à ces noms ceux d’Aristote, d’Athénée qui, dans son Banquet des Savons, nous a fourni de précieux documens historiques sur la musique ; de Pausanias, dont la description de la Grèce renferme d’utiles renseignemens sur quelques musiciens de l’antiquité, et enfin de Pollux et d’Hesychius, qui, dans leurs lexiques, ont aussi traité de quelques objets relatifs à la musique. On trouvera, dans la Biographie universelle des Musiciens, des renseignemens sur ces auteurs et sur leurs ouvrages.

Les monumens historiques qui pourraient nous fournir quelques notions de l’art musical dans l’antique Latium et dans l’Étrurie n’existent plus. On sait maintenant que ces vases élégans, connus long-temps sous le nom de vases étrusques, sont de travail grec. Les instrumens de musique qu’on voit représentés sur ces vases ne peuvent donc nous fournir aucuns renseignemens sur l’art dans les temps les plus anciens de l’Italie. Ce n’est que par induction qu’il nous est permis de présumer que cet art a été peu différent chez les Latins de ce qu’il était chez les Grecs. Les relations fréquentes de l’Italie moyenne avec Rome, de celle-ci avec la grande Grèce (le royaume de Naples), avec la Sicile et avec les îles de l’Ionie, dès la plus haute antiquité, ont dû donner à la musique des Étrusques et des Latins un caractère et des principes à peu près semblables à ceux de la musique des Hellènes.

À l’égard des Romains, la constitution militaire de leur république avait fait d’eux un peuple féroce peu disposé à goûter les douceurs d’un art dont les accens ne remuent que les ames sensibles. On chantait, on jouait de la lyre et de la flûte au pied du Pausilyppe et sur les bords de l’Arno ; mais les rives du Tibre n’étaient point hospitalières aux musiciens. Le nom d’aucun artiste de ce genre n’est parvenu jusqu’à nous avant le temps des Scipions, et celui de Flaccus, régulateur de la déclamation des comédies de Térence, est le premier que l’histoire nous révèle. Après la conquête de la Grèce et d’une partie de l’Orient, les vainqueurs transportèrent à Rome les arts et les artistes des peuples vaincus ; non qu’ils en connussent le prix, mais parce qu’ils les considéraient comme des dépouilles et des trophées de victoire. Ce fut sous le consulat de Manlius que commencèrent les concerts d’instrumens dans les jeux du cirque. Jules César, vaste intelligence née pour tout connaître et pour apprécier tout ce qui est beau, montra pour la musique un goût passionné que n’avaient pas ses compatriotes : il assembla près de lui des multitudes de musiciens ; Suétone porte à dix ou douze mille le nombre de ceux qui, de son temps, vivaient à Rome.

Alternativement protégés, bannis et rappelés par Auguste, Tibère et Caligula, les musiciens n’existèrent jamais à Rome que comme une vile peuplade qui servait aux plaisirs de la multitude, mais qu’on méprisait : bien différens en cela de ce qu’ils avaient été aux beaux temps de la Grèce, où l’art et les artistes étaient en honneur, où toute la population cultivait cet art comme un présent des dieux, où on l’enseignait comme la première des sciences dans les écoles publiques, où les philosophes en recommandaient l’étude comme d’une chose utile au bonheur des hommes. C’est sans doute à cette différence dans la manière de considérer la musique qu’il faut attribuer l’ignorance où nous sommes des circonstances relatives aux progrès de cet art chez les Romains. Pas un écrivain latin sur la musique n’est cité antérieurement aux temps de décadence. La musique qu’on cultivait à Rome était grecque ; les musiciens, Grecs ; les théoriciens, Grecs ; enfin, c’étaient aussi des Grecs qui fabriquaient les instrumens. Même au cinquième siècle, après que l’empire fut devenu la proie des barbares, c’étaient encore les principes de la musique grecque qui étaient exposés par Boèce, infortuné ministre d’un roi goth, dans un ouvrage remarquable par une excellente méthode d’analyse, et par une pureté de langage à peu près inconnue au temps où vivait l’auteur. Malgré la longue domination des Romains dans le royaume de Naples, les traités de musique qu’on a trouvés parmi les manuscrits d’Herculanum étaient en langue grecque ; enfin, aucunes traces d’un art romain n’existent, si ce n’est dans une notation que Boèce nous a fait connaître.

Il paraît qu’aucun système de notation musicale n’était connu des Romains avant que les musiciens grecs eussent porté le leur en Italie. Dire jusqu’à quel point on poussa à Rome la connaissance de ce système étranger, c’est ce qui n’est pas possible. Tout porte à croire que le mécanisme de cette notation parut difficile, et qu’il se trouva quelque Romain qui imagina d’en faire disparaître toute la complication en y substituant quinze lettres de l’alphabet latin (depuis A jusqu’à R) ; mais on ignore à quelle époque et de quelle manière se fit cette substitution. Boèce, à qui nous devons la connaissance de cette notation latine, n’entre à ce sujet dans aucuns détails. J.-J. Rousseau a cru que Boèce lui-même en était l’inventeur ; mais il n’y a rien dans le livre de cet auteur qui autorise une telle conjecture.

Dès les quatrième et cinquième siècles de l’ère chrétienne, deux écrivains avaient pourtant écrit en latin sur la musique ; mais tous deux étaient nés en Afrique et avaient fait leurs études à Carthage. Le premier est ce célèbre père de l’église connu sous le nom d’Augustin. Son livre, ouvrage de sa jeunesse et peu digne de lui, est particulièrement un traité du rhythme écrit d’une manière obscure. C’est d’ailleurs un ouvrage tout entier conforme aux principes des Grecs. Il en est de même de la partie musicale d’une espèce d’encyclopédie écrite par Martianus Capella. Le traité de musique qui forme le neuvième livre de cette encyclopédie par ordre de matières, est uniquement relatif à la musique grecque[59].

L’identité qui existait à l’égard du système, entre la musique des Romains et celle des Grecs, se trouvait dans les formes des instrumens et dans leur usage. Tout ce que nous voyons sur les bas-reliefs de Rome, dans les peintures de Pompeïa et d’Herculanum, et même dans les instrumens qu’on y a découverts, et qui sont au musée de Portici, nous offre des ressemblances parfaites avec ce qu’on voit sur les vases grecs et avec les descriptions qui se trouvent dans Athénée, Pausanias, Pollux et quelques autres écrivains de la Grèce.

La translation du siège de l’empire à Byzance, par Constantin, porta un coup mortel aux arts de Rome. Déjà la décadence était sensible alors que se fit cette translation ; mais elle fut bien plus rapide après ce grand événement, qui exerça d’ailleurs une si funeste influence sur le sort de l’Europe. La dégénération progressive des Romains avait préparé l’asservissement de l’Italie. Le dernier des Romains avait été Ætius, vainqueur d’Attila dans les plaines catalauniques. Après lui les hordes de barbares qui inondèrent l’empire d’Occident eurent plutôt à marcher qu’à combattre pour établir leur domination : tout périt dans leurs dévastations, et la fuite fut le seul moyen de salut qui resta aux artistes et aux savans. Athènes, Constantinople, Alexandrie leur offrirent des asiles restés paisibles jusque là ; ils y reprirent le cours de leurs travaux.

Ces faits expliquent la rapide décadence de la musique dans l’empire d’occident à une époque où le même art était encore cultivé avec succès par les Grecs. La plupart des écrits originaux que nous possédons sur la musique de ceux-ci appartiennent précisément à ce temps de la dégénération de l’art en Italie. Mais ici se présente une considération très importante qui a échappé à tous les historiens de la musique : la voici. Les nations scythes et slaves, qui pendant plus de trois siècles firent irruption dans l’empire romain, ces Vandales, ces Goths, ces Lombards, qui semèrent partout la désolation, portèrent une atteinte mortelle à la musique grecque cultivée dans cet empire ; mais ces peuples eux-mêmes avaient une musique dont la constitution était toute différente de celle des peuples vaincus par eux. Dans cette musique, il se trouvait quelques rudimens d’harmonie et un système particulier de notation qui, par une fusion lente se mêlèrent aux restes de l’ancienne musique grecque et produisirent à la fin les élémens de l’art que nous cultivons aujourd’hui. Je donnerai tout à l’heure des éclaircissemens sur tout cela. Or, tandis que par l’effet même des atteintes portées à l’ancienne musique de l’Occident, un art nouveau se créait, les Grecs, à l’abri de ces perturbations, conservaient leur système sinon intact, au moins peu modifié dans ses parties essentielles, et n’admettaient d’innovations que dans le mode d’exécution de leurs mélodies. Cette époque de crise d’un côté et de stabilité de l’autre me paraît digne de toute l’attention des esprits observateurs.


ANTIQUITÉ. — CONTINUATION.

musique des peuples septentrionaux.


Les plus anciennes traditions ont fait considérer les nations qui habitaient les parties septentrionales de l’Europe dans les temps historiques les plus reculés comme étant originairement sorties de l’Orient, c’est-à-dire de la Perse ; mais la plus grande obscurité règne sur l’époque où ces migrations auraient eu lieu. Elle doit remonter au-delà des révolutions dont le souvenir nous a été conservé par l’histoire. Sans doute il a fallu des circonstances extraordinaires pour déterminer des tribus entières à quitter d’heureuses contrées pour aller habiter sur un sol inculte, couvert de forêts, de marécages, et placé sous un ciel rigoureux. Cette marche est inverse de celle qu’on a vu suivre long-temps après par ces peuplades des pays septentrionaux, car elles quittèrent alors leurs rudes climats pour en chercher de plus doux, et pendant près de quatre cents ans, des multitudes sauvages sortirent de leurs forêts et de leurs marais du Nord, se poussant mutuellement contre le colosse romain qui résistait en vain à leurs efforts, et qui finit par succomber.

Au premier aspect, ces peuples, originaires, dit-on, de l’Orient, sembleraient avoir dû conserver le système des arts de leur pays primitif ; pourtant il n’en fut point ainsi ; car s’il est vrai, comme l’affirment quelques écrivains d’après des raisonnemens qui paraissent plausibles ; s’il est vrai, dis-je, que leur musique est restée dans les formes qu’elle avait aux temps les plus anciens, on doit en conclure que ces formes ont été instituées originairement d’une manière très différente des formes de la musique orientale. Il faut donc que des circonstances extraordinaires aient influé sur ces formes antiques de la musique des peuples septentrionaux, si peu semblables aux systèmes orientaux, ou que la formation de ceux-ci soit antérieure aux émigrations des habitans primitifs de la Perse et de l’Inde.

Quoi qu’il en soit, je vais essayer de faire voir en quoi différait l’ancienne musique du nord des autres systèmes dont il a été parlé jusqu’ici.

Dans ce qu’on vient de lire, il n’est parlé des peuples septentrionaux que collectivement ; ce n’est pas à dire pourtant que tous aient eu le même système de musique : des différences assez considérables s’y faisaient remarquer ; mais ces divers genres de musique avaient de certaines analogies qui m’ont déterminé à les réunir dans un même article.

Les Vandales, ancêtres des Polonais, les Goths, dont les Suédois tirent leur origine, les Scandinaves, anciens habitans du Danemarck, les Scythes, aujourd’hui connus sous les noms de Russes, de Cosaques et de Tatars, ont laissé chez leurs descendans d’anciennes traditions musicales qui, bien qu’altérées peut-être par le temps, conservent encore un caractère d’originalité, une empreinte locale, un cachet de mœurs sauvages qu’il est impossible de méconnaître. Beaucoup d’antiquaires se sont occupés de recueillir les anciens chants nationaux de ces peuples ; tous s’accordent à reconnaître leur origine antique. L’accent de ces chants, surtout de ceux dont l’antiquité paraît incontestable, cet accent, dis-je, est triste ; leur mouvement est lent. C’est le gémissement de l’esclave. Il est remarquable que chez tous ces peuples, l’échelle musicale semble être faite pour le mode mineur. Le mouvement vif et le mode majeur n’apparaissent guère dans leur musique que pour la danse et les chants de guerre.

De tous les peuples que je viens de citer, les Scythes sont le plus ancien. Leur nom est lié à l’histoire de la Grèce. C’est par eux que je crois devoir commencer l’examen de la musique native du Nord.

Si l’on fait un sérieux examen des anciens airs originaux des paysans russes, deux choses attireront surtout l’attention de l’observateur : l’une est la forme de l’échelle musicale ; l’autre, la cadence qui se présente presque toujours d’une manière uniforme et régulière. Pour faire comprendre ce que j’ai à dire à cet égard, je ne puis mieux faire que de donner pour exemple un de ces airs, sorte de type qui se représente souvent avec des modifications plus ou moins nombreuses sans altération sensible de la forme primitive (Voyez, aux exemples notés, le n° 9). La gamme de cet air, qui, ainsi que je viens de le dire, est la base de la plupart des airs russes, se présente sous la forme mineure avec la note sensible au grave ; elle est privée de cette note à l’aigu, comme dans l’exemple suivant :

sol dièse, la, si, ut, , mi, fa, sol bécarre.

L’air que j’ai donné pour spécimen de la mélodie russe, parce qu’il est un type populaire, est composé de deux parties, dont l’une est dans le mode mineur et l’autre dans le majeur. Le majeur relatif est tout entier dans cette gamme par la présence de la note sensible au grave, et par son absence à l’aigu. Il n’existe pas un seul air ancien dans toute la Russie où la note sensible ait été employée dans le haut.

Guthrie (Mathieu), savant Anglais, qui a passé un grand nombre d’années en Russie, qui a fait beaucoup de recherches sur les antiquités du pays, et qui a publié sur ce sujet de curieuses dissertations, affirme que toutes ces mélodies sont de la plus haute antiquité, qu’elles ont toutes un caractère analogue, et que les paysans russes les chantent dans l’intérieur des terres, où jamais l’étranger n’a pénétré, de la même manière que ceux qui environnent les grandes villes. Il y a donc lieu de croire que parmi ce peuple barbare qui n’a pas fait un pas vers la civilisation, tout ce qui tient de la musique se retrouve aujourd’hui dans le même état qu’aux siècles les plus reculés de l’histoire, et que cette musique est à peu près ce qu’était celle des Scythes. La suite démontrera jusqu’à quel point cette conjecture est fondée.

Considérons maintenant ce que j’ai donné comme spécimen de la musique de ce peuple sous le rapport de la cadence dont j’ai déjà parlé. Ce que j’appelle ici cadence n’est autre chose que la contexture des phrases et leur terminaison. Or, remarquez que cette contexture est tellement régulière dans sa modulation, et que le retour final à la note principale est ramené dans un ordre de symétrie tel que l’harmonie est en quelque sorte inhérente à ces formes. L’opinion que j’émets ici pourrait passer pour une supposition hasardée si, bien différens de tous les peuples dont j’ai parlé jusqu’ici, les paysans russes n’étaient pas toujours accompagnés dans leurs chants par une simple et grossière harmonie sur leur violon rustique appelé goudok, sur la gously, harpe horizontale, et sur la guitare à deux cordes appelée balalaïka. C’est ici le lieu d’examiner quelle peut être l’origine de cette harmonie ; mais avant d’aborder ce sujet délicat, il est nécessaire que je dise quelques mots des instrumens de musique que je viens de nommer, et particulièrement de l’instrument à archet nommé goudok.

Pour la première fois, l’archet nous apparaît ici comme un type originaire. Si on l’a vu chez les Arabes, ce n’est point comme une production de leur pays, mais comme une conquête sur l’Occident. L’archet est, en effet, comme je l’ai déjà dit, originaire de l’Europe ; c’est de cette partie du monde habité qu’il est sorti pour se répandre en Afrique et en Asie. J’ai déjà dit qu’on n’en trouve aucunes traces sur les monumens de l’Égypte, ce qui paraît démontrer qu’il n’a été introduit dans ce pays que vers les quatrième et cinquième siècles, après que les barbares l’eurent porté dans l’Europe méridionale, d’où il a passé en Grèce et dans l’Arabie.

Que s’il pouvait y avoir quelque doute à l’égard de l’ancienne existence de l’archet et de l’instrument auquel il s’applique dans les pays septentrionaux, je ferais remarquer que le goudok a exactement la forme d’une mandoline, non échancrée sur les côtés pour laisser le passage à l’archet, semblable en cela aux plus anciens instrumens de ce genre dont les figures nous ont été transmises par les monumens du moyen-âge. Un instrument de ce genre est représenté dans un manuscrit des premières années du neuvième siècle qui existait autrefois dans l’abbaye de Saint-Blaise. L’abbé Gerbert en a donné la figure dans son Histoire de la Musique d’église[60]. L’antiquité de ce monument, qui appartient aux pays septentrionaux, nous fournit une des nombreuses preuves que les instrumens à archet sont originaux de cette partie de l’Europe. Quant à l’archet dont on se sert pour jouer du goudok, il est dans toute sa grossièreté originelle, car c’est exactement un arc dont les deux extrémités sont pareilles.

Le goudok est monté de trois cordes, dont l’accord varie suivant le caprice de celui qui en joue et le ton de la mélodie qu’on veut accompagner, mais, en général, la corde la plus basse donne la note finale des mélodies, et les deux autres sonnent la quinte de cette note, redoublée à l’octave.

La gously ou harpe horizontale est un instrument singulier composé d’une planche mince de sapin attachée à une caisse légère. Elle est montée de cinq cordes, qui sont accordées de cette manière :

la, ut, mi, sol, la.

Le musicien qui joue de la gously ne s’en sert jamais que pour accompagner le chant des lentes mélodies, ou les airs de danses qu’on joue sur le goudok. L’harmonie qu’il tire de sa harpe, les accords que le joueur de goudok exécute parfois sur ses trois cordes sont dignes de toute notre attention ; car, il n’en faut pas douter, c’est de là que notre système de musique, créé dans le moyen-âge et développé jusqu’à nos jours par de successives transformations, a pris son origine. Examinons ce fait si curieux, si peu connu, et qui a échappé à l’observation de tous les historiens de la musique ; car, bien que Jean-Jacques Rousseau ait écrit que l’harmonie est une invention des barbares, cette saillie lui était plutôt dictée par un mouvement d’humeur dans la chaleur de la discussion, que par une connaissance historique de la valeur de son assertion.

Tous les musiciens qui ont voyagé dans l’intérieur de la Russie et qui ont assisté aux concerts rustiques qu’on entend souvent vers le soir à la porte des cabanes, ont remarqué que, sans être soutenues par une harmonie constante, les voix sont accompagnées de temps en temps d’un accord parfait, exécuté soit par un instrument, soit par d’autres voix. C’est au début de la chanson, à la cadence des phrases, et aux changemens de mode que ces accords se font entendre. Or ce genre d’accompagnement n’a rien emprunté de la musique moderne ; il est né dans le pays, et tout porte à croire qu’il y existe depuis une antiquité très reculée, car, encore une fois, les paysans russes de l’intérieur des terres n’ont point changé ; ils sont tels qu’ils étaient il y a bien des siècles, et leur civilisation n’a point avancé.

C’est moins, d’ailleurs, dans des témoignages historiques que nous devons chercher la preuve de l’existence antique d’une sorte d’harmonie dans la musique de ce peuple grossier, que dans la nature même de son échelle musicale, et dans la forme de ses mélodies. Cette échelle est toute favorable à l’harmonie dont il s’agit, car son analogie avec la gamme de notre musique moderne est sensible, et les cadences des phrases semblent faites exprès pour que des accords puissent y trouver place, tant il y a de régularité dans les terminaisons sur la note principale du ton. Ou je me trompe fort, ou la comparaison de ces lois de tonalités et de ces formes mélodiques avec les tonalités et les mélodies que j’ai analysées dans tout ce qui précède, suffira pour faire comprendre pourquoi celles-ci sont inharmoniques et pourquoi l’harmonie s’allie naturellement avec les autres. J’ai cru devoir donner la démonstration de cette assertion en publiant la vieille mélodie russe qu’on trouvera à la suite de ce résumé (n° 9) avec accompagnement de gously, tel qu’elle m’a été donnée par Boieldieu, dont nous déplorons la perte récente, après son retour de Russie. Également frappé de l’originalité de la mélodie, et de la convenance tonale de l’harmonie, il avait noté avec soin cette pièce curieuse. Au reste, chacun pourra essayer de placer un accompagnement régulier sur toutes les anciennes mélodies lentes du recueil historique publié à Pétersbourg, par M. Prachta, et de tous ceux qui ont paru depuis lors dans cette ville et à Moscou : on se convaincra de la facilité qu’il y a à faire cette alliance de l’harmonie et des chants russes.

Que les Goths, les Lombards, les anciens Danois ou Scandinaves, et d’autres peuples du Nord, qui inondèrent l’Europe méridionale pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, aient eu, comme les Scythes, des notions d’une harmonie grossière, c’est ce qui ne me paraît pas douteux. Tant d’analogie existait dans les élémens de la musique de tous ces peuples, ainsi que je le ferai voir en traitant de cet art chez les Cambro-Bretons ou Welches, les Écossais et les Irlandais, qu’il n’était pas possible que ce trait caractéristique ne leur fût pas commun. Des preuves historiques incontestables viennent d’ailleurs à mon appui dans cette importante question.

Isidore de Séville, qui écrivait dans les dernières années du sixième siècle ou dans les premières du septième, est auteur d’un petit traité de musique, où l’on trouve les premières notions de l’accord simultané des sons. La musique harmonique, dit-il, est la modulation de la voix, la concordance de plusieurs sons, et la réunion (de ceux-ci)[61]. Plus loin il divise cette musique harmonique en symphonie, qui est l’harmonie des consonnances, et en diaphonie, qui est celle des dissonances. Enfin, dans le neuvième chapitre de ce petit ouvrage, où il traite des rapports numériques des sons, après avoir parlé de la proportion de trois à un, qui est celle de la quinte, il dit que de cette proportion est née la symphonie (l’accord) de l’octave et de la quinte[62]. Voilà donc deux intervalles réunis dans un seul accord.

S’il restait quelque doute qu’Isidore ait voulu parler de l’accord simultané des sons, dans les passages qui viennent d’être rapportés, bien qu’il ait employé le mot de coaptatio en parlant de leur harmonie, et que ce mot soit celui dont se sont servis les auteurs qui ont traité de l’harmonie ou du contrepoint dans les douzième et treizième siècles, si, dis-je, il restait du doute sur le sens de ses paroles, je ferais remarquer qu’un moine du dixième siècle, nommé Hucbald, Gui d’Arezzo, et beaucoup d’autres écrivains du moyen-âge, nous ont fourni des exemples de la diaphonie, ou harmonie dissonante, dont Isidore a le premier employé le terme parmi les auteurs latins.

Or, remarquez l’importance de ces premières notions de l’harmonie dans le livre d’Isidore de Séville, puisque nous les trouvons dans un ouvrage dont la date est très rapprochée de l’invasion des nations du Nord dans la partie méridionale de l’Europe, particulièrement de celle des Visigoths en Espagne, et de leur établissement dans les royaumes de cette péninsule. La coïncidence est si frappante qu’elle me semble digne de fixer l’attention de tout musicien érudit. Sans doute, je ne prétends point qu’il y ait eu, dans ce que les peuplades du Nord connaissaient de l’harmonie, autre chose que de faibles rudimens ; mais ces informes élémens d’une partie si importante de notre musique, paraissent avoir suffi pour donner naissance à un art nouveau chez les peuples de l’Europe méridionale. Bien des faits me restent à ajouter à ceux que je viens d’énoncer pour donner plus de poids à ma conjecture : ils se présenteront à leur place dans la suite de ce résumé.

Avant de poursuivre ma tâche à cet égard, je dois m’arrêter sur une objection qu’on ne manquera pas d’opposer au fait historique établi dans ce qui précède. Eh quoi ! dira-t-on, vous avez refusé la connaissance de l’harmonie aux peuples les plus instruits et les mieux organisés pour les arts qu’il y eût dans l’antiquité, et vous prétendez que des nations sauvages, séparées du monde policé bien moins par leurs forêts et la rigueur de leur climat que par la férocité de leur instinct et la barbarie de leurs mœurs, ont possédé cette connaissance précieuse ? De telles idées ne sont-elles pas contraires à tout ce qu’on sait de la propagation ordinaire des connaissances humaines ? La réponse à cette objection me paraît résulter des principes que j’ai déjà posés. Ces principes sont qu’il n’y a point d’art absolu, résultant d’une base unique, universelle ; que cette base est variable comme les phénomènes de la sensibilité ; enfin, que l’harmonie n’est une condition de perfection dans la musique qu’autant que le système de tonalité en fait une conséquence nécessaire ; qu’autant que l’harmonie est inhérente aux formes mélodiques, et que celles-ci le sont à l’harmonie. J’ai déjà fait remarquer qu’il ne suffit pas que le fait de la relation harmonieuse des sons se manifeste à l’oreille, pour que la notion de sa convenance, ou plutôt de sa nécessité, frappe le sens musical ; la sensation satisfaisante de cette relation ne se développe qu’autant qu’il y a connexion entre elle et le système général de l’art. Ainsi l’idée de nécessité d’accord sur certains sons a pu naître chez les peuples du Nord, parce que la nature de leur échelle et les formes de leurs mélodies y conduisaient naturellement ; d’autre part, elle ne s’est point présentée à l’esprit des Grecs, parce que la beauté de la musique de ceux-ci dépendait d’un autre ordre de choses ; ce qui n’empêche pas que la science musicale des Grecs n’ait été portée fort loin, tandis qu’il n’y a peut-être eu chez les Scythes et les Goths qu’un développement de force instinctive.

Je reviens souvent sur cette doctrine, parce qu’elle est nouvelle et qu’elle est vraisemblablement destinée à éprouver bien des contradictions. L’éclectisme en matière d’art est plus difficile à établir qu’en toute autre chose.


Rien ne me semble plus favorable au développement de la théorie exposée dans ce résumé, et particulièrement à la confirmation de mes conjectures sur l’origine de l’harmonie européenne, que l’examen de la situation de la musique aux Îles-Britanniques dans l’antiquité et au moyen-âge. Dans cet examen, j’aurai à comparer trois systèmes également remarquables, savoir : ceux des Gallois ou Cambro-Bretons, des Écossais et des Irlandais.

Au nombre des peuples septentrionaux les plus considérables de l’antiquité, on comptait la grande nation des Celtes, qui s’étendait originairement des bords du golfe Adriatique jusqu’aux frontières de la Thrace, et qui, dans la suite, traversa la Germanie pour pénétrer dans les Gaules, et finit par être refoulée dans l’Armorique, ou Bretagne française, et dans le pays de Galles en Angleterre, où l’on parle encore sa langue. Ce peuple welche appelé par les Anglais Cambro-Bretons, paraît avoir eu une origine commune avec les Gaulois ; du moins est-il certain que les habitans de la Basse-Bretagne parlent un langage qui a beaucoup d’analogie avec le leur, et que ces deux peuples s’entendent[63]. Dans la Gaule comme dans le pays de Galles il y a eu des prêtres appelés druides, qui célébraient des mystères religieux dans les forêts, et des bardes ou prêtres musiciens qui chantaient la gloire des héros. Mais il y a cette différence entre la Gaule et le pays de Galles, que dans ce dernier les bardes existent encore, que la langue cambrienne ou celtique y est cultivée dans la poésie, et que la musique y a conservé son caractère primitif. C’est quelque chose de remarquable que cette succession non interrompue des bardes welches, depuis près de deux mille ans, et que la conservation intacte de la langue et de la musique celtique, dans un pays qui fut long-temps soumis à la domination des Saxons. Le comté de Cornouailles et le Devonshire avaient aussi gardé leur langue et leur musique pendant une longue suite de siècles ; mais Édouard Jones a fait voir, dans ses recherches sur les bardes, que la langue celtique commença à s’altérer dans ces comtés, sous le règne d’Élisabeth, et qu’on n’y retrouve plus que quelques mots corrompus mêlés à la langue moderne de l’Angleterre.

Rien de plus original, de moins semblable à notre musique que la musique cambro-bretonne ; cependant ce n’est pas dans sa tonalité que consiste la dissemblance, car cette tonalité, sous le rapport de la construction de l’échelle, a beaucoup de rapport avec celle de la musique moderne. Ce qui imprime aux mélodies welches leur caractère étrange, c’est la finale des phrases, qui tombe souvent dans un autre ton que celui où ces mélodies semblent être établies. On peut voir des exemples à la suite de ce résumé (sous les nos 10, 11). Il résulte de ces singulières finales un sentiment de deux tons différens dans le même air, qui a beaucoup de charme pour une oreille galloise. Il y a cependant un certain nombre de mélodies welches dont les formes ont beaucoup d’analogie pour la tonalité, les cadences et les formes finales, avec la musique actuelle. Édouard Jones, barde du prince de Galles, en a fourni plusieurs exemples dans l’ouvrage déjà cité, particulièrement un qui a pour titre : le Chant du prophète David. Il l’a tiré d’un manuscrit du onzième siècle, mais il le croit beaucoup plus ancien : on le trouvera à la suite de ce résumé (n° 12). Ce morceau est exactement dans la tonalité de notre mode d’ut majeur.

L’emploi de l’harmonie n’est pas moins original chez les bardes welches que les formes de leur mélodie. Il serait à peu près impossible de fixer l’époque où ils ont commencé à en adopter l’usage, mais il y a lieu de croire que les principes de cette harmonie remontent chez eux à des temps fort reculés. D’une part, le soin qu’ils ont pris de conserver à leur langue, à leur mélodie, leur caractère primitif, doit faire penser que ce n’est pas dans les temps modernes qu’ils ont puisé l’usage d’accompagner leur voix par la harpe, en faisant entendre des accords sur cet instrument ; de l’autre, l’antiquité de cette harpe et du crwth, instrument à archet, est constatée par de très vieux manuscrits en langue galloise, qui révèlent eux-mêmes des traditions populaires très anciennes. Les premières lois écrites sont celles de Dyunwal Moelmuth, roi de la Grande-Bretagne qui vivait environ 440 ans avant l’ère chrétienne ; puis vinrent celles de Martia, reine de ce pays, qui furent traduites ensuite en saxon par le roi Alfred, et enfin, les lois du roi Howel, qui régnait vers l’année 920 ; celles-ci renferment la plus grande partie des premières. Ces lois ont été réunies et traduites par Wotton et Moses William, sous le titre de Leges Wallicœ. On trouve dans leur recueil ce passage : Les trois choses indispensables à un gentilhomme ou baron, sont sa harpe, son manteau et son échiquier. (Leges Wallicæ, pag. 301.) Dans un autre endroit, il est dit : Trois choses sont nécessaires à un homme dans sa maison, savoir : une femme vertueuse, un coussin sur sa chaise et sa harpe bien accordée. (Leges Wallicæ, pag. 302.) Tous les anciens poèmes welches, contiennent les noms d’une multitude de joueurs de harpe et de crwth, qui accompagnaient leurs voix avec ces instrumens. On cite particulièrement Cyvnerth, barde du prince Maelgwn, Cosirch, musicien de Heilyn, David Athro, Morvydd et Cynwrig Beneerdd, qui brillaient dans le sixième siècle parmi les joueurs de harpe et de crwth les plus distingués[64].

La harpe et le crwth des bardes welches sont des instrumens fort remarquables dont la conformation indique un état avancé de l’art à l’époque où ils ont été construits. Je crois que la forme qu’ils ont aujourd’hui doit être considérée comme étant celle qu’ils avaient il y a plus de douze cents ans : car elle est si originale, si différente des harpes et des instrumens à archet qui ont été en usage dans le reste de l’Europe à différentes époques, qu’il est évident que l’imitation n’y est entrée pour rien. La harpe cambro-bretonne, welche ou galloise, a trois rangs de cordes parallèles ; les deux rangs extérieurs sont accordés à l’unisson et contiennent tous les sons d’une échelle diatonique accordée dans le ton d’ut : cet accord à l’unisson paraît avoir eu pour but de renforcer le son quand cela est nécessaire, et d’obtenir de certains effets particuliers. Le rang du milieu donne tous les demi-tons intermédiaires à ceux de la gamme diatonique ; en sorte que, sans qu’il soit besoin d’y appliquer un mécanisme de pédales, la harpe des musiciens welches fournit une échelle chromatique complète. Les bardes se servent de cet instrument difficile avec une habileté rare ; c’est avec lui qu’ils accompagnent les mélodies galloises, modulant de fantaisie, et conduisant souvent le chanteur d’un ton dans un autre pour les divers couplets d’un même air. Ce système de modulation donne à la musique cambro-bretonne un caractère d’étrangeté dont on ne peut se faire d’idée sans l’avoir entendue. Tout ce que j’avais appris à cet égard ne m’avait fourni que des notions fort vagues avant que j’eusse assisté (en 1829) à un estedvodd, espèce de fête musicale des bardes du pays de Galles ; là, seulement, j’ai pu comprendre avec netteté la nature et le mécanisme de cette singulière musique, avec laquelle l’harmonie paraît avoir été inhérente depuis bien des siècles. Un écrivain anglais (Pennant) croit que la harpe welche n’a eu dans son origine que neuf cordes en un seul rang ; puis, dit-il, est venu le second rang, et enfin le troisième. Il cite à l’appui de ce fait une monodie sur le barde welche Sion Eos, écrite dans le cinquième siècle. Si le fait dont il s’agit est en effet mentionné dans cette monodie, il ne peut y avoir de preuve plus authentique de l’antiquité de la harpe à triple rang de cordes des bardes de la Grande-Bretagne. (On peut consulter à ce sujet, E. Jones, Musical and poetical relicks of the Welsh bards, les recherches du docteur Ledwich sur la harpe irlandaise, An historical enquiry respecting the performance on the harp, par Gunn, et An historical dissertation on the harp, par Bunting.)

Le crwth n’est pas moins antique que la harpe, et son usage a été certainement réservé à l’Angleterre dès les premiers temps de l’ère chrétienne : nous en avons pour preuve ces deux vers de Venantius Fortunatus, évêque de Poitiers, qui écrivait vers l’année 609 :

Romanusque lyrâ, plaudat tibi, barbarus harpâ,
Græcus Achilliacâ, Crotta britanna canat[65].

Le crwth est un instrument à archet, composé d’une caisse sonore en carré long, évidée dans sa partie supérieure, avec un manche surmonté d’une touche dans le centre. Il est monté de six cordes, dont quatre sont placées sur la touche, et deux se jouent à vide en dehors. Le cordier, peu différent de celui des anciennes violes, est coupé obliquement. Le chevalet, très peu bombé, est posé sur la table près des ouïes, qui sont de simples trous arrondis. La forme de ce chevalet et l’accord de l’instrument sont pour nous une source de lumière à l’égard des notions d’harmonie que les anciens bardes ont pu avoir : car il résulte de cette forme et du choix des notes de l’accord, qu’on n’a pu jouer de l’instrument sans faire entendre deux ou même trois cordes à la fois, et que ces accords ont toujours été des agrégations de quintes et d’octaves. Cette nécessité des accords de plusieurs cordes est encore démontrée par l’absence d’échancrures pour laisser passer l’archet, ce qui obligeait celui-ci à se mouvoir horizontalement. Les six cordes étaient accordées de cette manière : la première était à l’unisson du qui se fait sur la seconde corde du violon ; la seconde, à l’octave grave de ce  ; la troisième donnait à vide l’ut grave du violon ; la quatrième, l’ut qui se fait sur la deuxième corde du même instrument ; la cinquième, le sol de la seconde ligne de la portée, à la clef de ce nom, et la sixième, l’octave grave de cette note, c’est-à-dire, le sol de la quatrième corde du violon à vide. Outre les octaves qui résultaient de l’ensemble de la première et de la deuxième corde, de la troisième et de la quatrième, de la cinquième et de la sixième, il est évident qu’on pouvait, en doigtant les cordes (et l’on devait les doigter puisqu’il y a une touche à l’instrument), faire entendre la quinte entre la première et la seconde corde, c’est-à-dire, sol, ré ; la quinte entre la troisième et la quatrième, c’est-à-dire, fa, ut, la quinte ut, sol, entre la seconde et la troisième, et enfin, à vide, la quarte sol, ut, entre la quatrième et la cinquième. Or, ces combinaisons de sons, très faciles puisqu’il ne fallait pour les obtenir que doigter une seule corde, ces combinaisons, dis-je, sont précisément celles qui constituent, comme on verra par la suite, l’harmonie grossière de l’église latine au moyen-âge. Que cette harmonie ait été long-temps la seule que les bardes welches ont connue, c’est ce qui ne me paraît pas pouvoir être décidé, bien qu’il y ait lieu de croire, à l’inspection de la harpe dont ils se servaient, que leurs progrès ont précédé ceux des autres musiciens de l’Europe ; mais du moins il me paraît qu’ils possédaient long-temps avant le sixième siècle les notions dont je viens de parler. Je ne finirai pas sur ce sujet sans faire remarquer qu’Édouard Jones, barde welche lui-même, et qui, comme tel, jouait de la harpe et du crwth, a constaté la nécessité de faire entendre l’harmonie de plusieurs cordes lorsqu’on joue de cet instrument[66]. Il dit même que le crwth trithant, espèce de viole ou de rebec à trois cordes, était moins estimé que l’autre parce qu’il ne pouvait pas produire une harmonie aussi complète[67].

Il resterait à examiner l’influence que la domination des Danois, des Angles et des Saxons en Angleterre, a pu exercer sur la musique des Welches ; mais les documens nous manquent pour faire cette appréciation. Tous ces peuples, venus de la Germanie et des bords de la Baltique, avaient vraisemblablement des notions d’harmonie, comme les autres nations septentrionales qui s’étaient répandues dans le midi de l’Europe à des temps antérieurs ; mais il est douteux qu’ils fussent plus avancés dans cette partie de l’art, que ne l’étaient les bardes de la Grande-Bretagne. Les instrumens de musique anglo-saxons, publiés par Strutt dans son Angleterre ancienne, n’indiquent pas un état plus avancé de l’art que ceux des Welches. D’ailleurs, il y a peu de vraisemblance que la haine des Welches pour l’étranger, haine qui s’est montrée avec tant d’énergie contre les Saxons, et qui a fait conserver intacte la langue celtique sous la domination de ceux-ci, il est peu vraisemblable, dis-je, que cette haine ait permis aux musiciens originaires de la Grande-Bretagne, d’emprunter quelque chose à leurs oppresseurs. À l’égard des Danois, ce qui reste des traditions des bardes scandinaves indique beaucoup d’analogie entre leurs idées poétiques et musicales et celles des bardes welches ; mais il y a beaucoup d’apparence que ceux-ci ont été les instituteurs des autres, car les neuvième et dixième siècles sont le temps de la gloire des bardes du Danemark[68]. Le fait historique de l’introduction de l’harmonie dans les pays occidentaux et méridionaux de l’Europe par les habitans du Nord, est d’une telle importance pour l’histoire de la musique du moyen-âge et des temps modernes, que je ne dois pas quitter l’Angleterre sans avoir achevé l’examen de tout ce qui peut ajouter de l’évidence à ce qui est déjà connu. Or, l’Irlande et l’Écosse ont encore à me fournir des lumières nouvelles.

L’Irlande a plus de rapports avec le pays de Galles que le reste de l’Angleterre, pour ce qui concerne les institutions des bardes ; cependant les systèmes de musique de ces deux parties de l’Angleterre ont entre eux des différences sensibles qui me semblent pouvoir être facilement expliquées par leur origine. Les premiers temps de l’Irlande sont environnés de plus d’obscurité que ceux de l’Angleterre proprement dite. Sans parler des fables qui sont partout répandues dans l’histoire primitive des peuples, et qui se trouvent en grande abondance dans celle des Irlandais, si nous entrons dans les époques historiques, nous voyons une colonie de Milésiens aborder dans le pays, s’en rendre maîtresse et y établir sa domination aux dépens des Danoniens, premiers habitans de l’île. Il existe un ancien poème sur la première bataille entre les Milésiens et les Danoniens, qui a été conservé par Keating, dans son histoire d’Irlande. Toutefois, l’établissement de cette colonie d’habitans de Milet dans l’Hibernie me paraît au moins douteux, lorsque je considère qu’il n’existe pas un mot grec dans la langue irlandaise. Malheureusement l’Irlande ne possède que des traditions, et les monumens historiques lui manquent absolument, car le plus ancien ouvrage écrit dans la langue du pays ne remonte pas au-delà du dixième siècle. Cependant les savans irlandais assurent que leur langue originale, c’est-à-dire la langue erse, a conservé jusqu’à ce jour ses formes et même son orthographe primitives, tandis que des variations assez considérables se seraient introduites dans la langue celtique : ils en donnent pour preuve la facilité que l’on éprouve à entendre les poésies de Fergus et des autres anciens bardes irlandais, facilité qui n’existe pas à l’égard des ouvrages de Taliesin, Mabinogi ou autres productions des bardes welches.

Une origine orientale semble exister dans une partie de la langue et de la musique de l’Irlande ; les rapports sont surtout sensibles avec les dialectes de l’Inde. Ce fait a été remarqué par T. Warton[69] et par Vallancey[70]. Quoi qu’il en soit, ces analogies sont mêlées de formes empruntées aux langues du Nord, particulièrement à l’ancien danois. Il est nécessaire que je fasse remarquer ces mélanges d’origine pour faire comprendre ce que j’ai à dire concernant la musique des bardes irlandais.

Les Irlandais rattachent à une révolution qui éclata dans leur pays, vers l’année de la création 3649, le premier triomphe de l’union de la poésie et de la musique. Tobtaigh s’était emparé du trône de son frère Leoghaire, au préjudice de son petit neveu Maon. Ce jeune homme était aimé de Moriat, fille du roi de Munster. L’amour inspira à cette princesse des vers où elle invitait son amant à reconquérir le royaume de ses ancêtres. Craftine, célèbre barde irlandais, saisit le moment favorable pour chanter ces vers devant le prince, qui, ému par la puissance de la musique et de la poésie, prit la résolution de tout hasarder pour punir l’usurpateur de son trône. Il retourna en Irlande, rassembla ses amis, et, vainqueur après plusieurs combats, il épousa sa maîtresse.

Le mélange des peuples dont paraît s’être formée l’ancienne population de l’Irlande, a exercé son influence sur les tonalités de la musique. Je dis ses tonalités, car il en existe plusieurs dans la musique irlandaise. La première, assez semblable à l’échelle du mode majeur de la musique moderne, n’en diffère que par l’absence de la note sensible. Cette note est supprimée dans toutes les mélodies établies d’après le système de tonalité dont il s’agit, ce qui leur donne un caractère d’originalité, rendu plus piquant encore par la finale, qui souvent se termine dans un autre ton que celui de la mélodie. (Voyez à la suite de ce résumé, n° 13, un air irlandais composé dans ce système de tonalité.) Toute la musique conçue dans ce système est susceptible d’être accompagnée d’harmonie, et les bardes irlandais l’accompagnent, en effet, avec leur harpe massive d’un seul rang de cordes, dont l’origine est évidemment toute différente de celle de la harpe welche. Mais cette harmonie n’a que fort peu de rapports avec les successions toutes modernes d’accords, que la plupart des musiciens anglais et autres ont appliquées aux mêmes mélodies, depuis environ soixante ans. Ceux-ci, méconnaissant le caractère tout original de ces mélodies, ont rempli les lacunes de l’échelle qui leur sert de base, altéré la tonalité pour la ramener aux formes de la musique moderne, et gâté les effets piquans d’irrégularité de rhythme, en remplissant des silences non moins originaux que les formes mélodiques.

Ces mêmes arrangeurs ont fait pis lorsqu’ils se sont obstinés à harmoniser d’autres mélodies irlandaises qui, par leur contexture, repoussent toute idée de succession d’accords, n’ayant aucun mode déterminé de tonalité. Les prétendues harmonies dont ils ont accompagné ces airs sont des plus mauvaises ; il était impossible qu’elles fussent bonnes. On en peut juger par l’espèce de danse appelée Corneul Irbhin que j’ai mise à la suite de ce résumé (n° 14). Cet air n’a d’analogie qu’avec la tonalité du mode bhai rava des Indous ; mais, en plusieurs endroits, cette analogie disparaît par l’apparition du si bémol, et une modulation dans le mode sriraga transposé des mêmes Indous, s’établit momentanément. Je ne puis trouver à cette mélodie et aux airs Cath Eacroma et Gair Olltach[71] qu’une origine orientale. De là vient que l’harmonie ne peut s’y appliquer, tandis que toutes les mélodies irlandaises d’origine septentrionale s’accompagnent sans peine d’accords réguliers. Cette distinction me semble de grande importance. Les rapports des mélodies de l’Inde avec quelques-unes de l’Irlande n’ont point échappé à W. Gore Ouseley. Les Irlandais disent que leurs musiciens furent les instituteurs des bardes welches ; si cela est, ceux-ci n’ont pris d’eux ni la forme de leurs instrumens, ni le système de tonalité dont je viens de parler. Il y a lieu de croire, au contraire, que la tonalité harmonique a passé des Welches aux Irlandais, et que la musique originaire de ceux-ci fut tout entière dans le système oriental.

Un passage curieux de la Topographie de l’Irlande de Girald Barry (surnommé Cambrensis) vient à l’appui de mon opinion à cet égard. Cet écrivain s’exprime ainsi à l’égard des musiciens du pays : « L’aptitude de ce peuple pour le jeu des instrumens est digne d’attention ; il a, en ce genre, beaucoup plus d’habileté qu’aucune autre des nations que j’ai vues. La modulation n’est point chez lui lente et triste comme sur les instrumens de la Bretagne, auxquels nous sommes accoutumés, mais les sons, rapides et précipités, sont cependant suaves et doux. Il est remarquable qu’avec une telle vélocité des doigts, la mesure musicale est conservée, etc.[72] » Ces sons rapides et précipités qui n’ôtent rien à la douceur de la mélodie, sont précisément les ornemens multipliés de la musique orientale dont j’ai fait remarquer l’existence chez les Arabes, les Persans, les Juifs d’Orient, les Grecs modernes et les Arméniens : ce sont les signes caractéristiques de toute musique née en dehors des contrées occidentales et septentrionales. La coïncidence du fait qui nous est transmis par Girald avec les rapports de tonalité de certaines mélodies de l’Irlande et de l’Inde, et avec l’impossibilité d’harmoniser ces mélodies d’une manière satisfaisante, me paraît confirmer avec force les théories historiques que j’ai développées précédemment.

Voyons maintenant quel est le système de la musique des Écossais et quelles circonstances historiques peuvent nous éclairer sur l’origine de ce système.

Les habitans du pays de Galles, les Irlandais et les Écossais se sont tour à tour attribué l’honneur d’avoir été les précepteurs des autres peuples des Îles-Britanniques, et tous ont réclamé le plus ancien usage de la harpe, pour l’accompagnement. Cette discussion me semble de peu d’intérêt pour l’histoire philosophique de l’art musical, et je ne crois pas devoir y entrer. Je dirai seulement que sous différentes formes, la harpe paraît avoir existé de toute antiquité chez les peuples du Nord. Celle dont les Écossais se servaient autrefois était semblable à la harpe des Irlandais, et n’avait qu’un seul rang de cordes. Aujourd’hui, l’usage de cet instrument est à peu près perdu chez les montagnards de l’Écosse : la cornemuse appelée bagpipe, qui paraît avoir été transportée dans le pays par une colonie de Scythes, est depuis long-temps l’instrument national des Écossais.

Les opinions sont diverses sur l’origine, ou plutôt, les origines des habitans de l’Écosse. Ce n’est point ici le lieu d’examiner avec soin cette question historique ; je me bornerai à dire que tout semble indiquer dans le peuple primitif de cette contrée septentrionale un mélange de Celtes, de Scythes et d’Asiatiques. Expliquer comment des Hindous ou des Chinois et des barbares tels que les anciens habitans de la Russie ont pu se transporter si loin de chez eux, long-temps avant l’invasion des Romains en Angleterre, serait maintenant impossible, mais on ne peut se refuser à l’évidente existence d’un mélange de mots welches, tatars et indous dans la langue gaélique ou l’ancien écossais.

Ce mélange d’origine se manifeste également dans la musique des montagnards de l’Écosse. J’ai déjà fait remarquer (p. lvi) la similitude qui existe entre une gamme majeure de la musique de l’Écosse, l’échelle musicale des Chinois et le mode bhairava des Indous : cette gamme est celle-ci :

fa, sol, la, si, ut, ré, mi.

Elle sert de base à un grand nombre de mélodies anciennes de l’Écosse.

Une autre gamme fort singulière existe dans la musique originale des highlanders ou montagnards écossais ; cette gamme, mineure quant à la tierce de la note principale du ton, est quelquefois alternativement majeure et mineure quant à la sixième note.

Voici cette gamme dans ses deux formes :

Première forme : la, si, ut, ré, mi, fa dièse.
Deuxième forme : la, si, ut, ré, mi, fa, sol.

Quand la première forme est employée, la gamme n’a que six notes, et le fa dièse descend sur mi ou fait un saut inférieur ; quand la mélodie est fondée sur la deuxième forme, fa monte à sol, et la tonalité est alors conforme au premier ton du plain-chant transposé.

Cette faculté de mutation d’une note de la gamme indique aussi une origine orientale, car elle rappelle ces modes à notes variables de la musique des Indous. La gamme dont il s’agit serait conforme au mode hindola de ceux-ci, s’il n’y avait point dans ce mode de suppression de notes.

Les mélodies de l’Écosse se divisent en deux classes : l’une très ancienne, renferme tous les airs originaux que les montagnards exécutent de temps immémorial ; celles-là sont presque toutes composées dans le système de tonalité résultant des deux gammes dont il vient d’être parlé. L’harmonie ne saurait être heureusement employée dans ces mélodies entières ; quelques successions mélodiques y sont seulement susceptibles d’être accompagnées d’accords ; et ces passages sont rares. De là vient sans doute qu’on remarque moins de penchant à l’harmonie chez le peuple écossais que dans le pays de Galles et le nord de l’Irlande. Ce fait coïncide avec l’origine orientale des gammes qui servent de bases aux mélodies de cette espèce.

La seconde classe des airs écossais appartient à des temps plus modernes et a plus de rapports avec la tonalité de la musique de nos jours, bien que ces mélodies aient aussi un caractère original qui tire ses effets principaux de la finale des phrases, souvent inattendue, et des formes rhythmiques. On attribue généralement la composition des mélodies de cette espèce à Jacques Ier, roi d’Écosse, né en 1391[73] ; les autres sont des imitations qu’on a faites de celles-ci. Les airs de cette espèce peuvent être harmonisés avec facilité ; ce sont ceux qui forment la plus grande partie des recueils qu’on a publiés depuis un siècle. Les autres, fort défigurés par la tradition, n’existent plus que dans la mémoire de quelques vieillards, et le souvenir s’en efface de jour en jour.

Ou je me trompe fort, ou la véritable source des changemens importans introduits dans la musique européenne au moyen-âge et de sa transformation harmonique a été découverte dans cette section de mon Résumé de l’histoire de la musique. Je sais qu’une telle origine est contraire à toutes les idées reçues ; mais si les bornes étroites du cadre dans lequel je suis obligé de me renfermer ne me permettent pas d’entrer dans des développemens qui rendraient ma théorie historique inattaquable, je crois en avoir dit assez pour éveiller sur ce sujet l’attention de tous les hommes instruits. La publication de mon Histoire générale de la musique achèvera, j’espère, de porter la conviction dans tous les esprits.


MOYEN-ÂGE.

transformation de l’art.


Le bonheur de l’humanité n’avait point de base avant que la loi du Christ eût été proclamée ; car le bonheur des hommes ne saurait exister sans l’égalité d’origine et de droits. Or, cette égalité ne se trouvait nulle part. En Orient, il n’y avait que des despotes et des opprimés ; à Rome, le peuple était divisé en patriciens, hommes à privilèges, en plébéiens et en esclaves. Dans la Grèce même, l’égalité n’était que d’institution sociale, et cette institution n’empêchait pas qu’il y eût des ilotes à Sparte. Il est même certain que l’inégalité était de droit divin dans ce pays de la civilisation antique, car on y trouvait des familles dont l’origine céleste était inscrite dans l’histoire des Dieux. L’égalité de tous les hommes devant le créateur du monde, principe éternel de liberté, est donc une théorie fondamentale de bonheur qui n’a sa source que dans l’Évangile.

Par malheur, cette consolante théorie ne fut répandue parmi les hommes que dans les circonstances les moins favorables à sa manifestation. La dégénération de la Grèce, après les conquêtes d’Alexandre, puis les débauches romaines, enfin les dévastations des barbares qui se ruèrent sur l’empire, opposèrent d’insurmontables obstacles à ses effets immédiats. Réduit à lutter contre la violence de ses persécuteurs, le christianisme ne put offrir à ses prosélites, dans les premiers temps, que les consolations d’une autre vie, incapable qu’il était de leur procurer le bien-être en celle-ci. Chose remarquable ! quand vint le triomphe universel de la foi catholique, de cette foi qui devait régénérer le monde et lui donner la liberté, le monde se trouva plongé dans un abrutissement dont il n’y avait point eu d’exemple jusqu’alors, et fut soumis au plus dur asservissement qui jamais ait pesé sur les hommes.

Tout avait péri, jusqu’à l’espérance de temps meilleurs : la résignation en avait pris la place. Mais la résignation, qui aide à supporter la vie, ne songe point à l’embellir. Dans une telle situation, les arts n’avaient plus d’existence possible, car ils sont les besoins des âmes actives, et les âmes résignées manquent d’activité. À cette époque de dégradation progressive de l’espèce humaine, la musique eût donc disparu de l’Occident, si l’instinct de sensibilité religieuse qui de tout temps a dirigé tous les peuples n’avait inspiré aux chrétiens de mêler le chant à leurs prières. L’art n’avait plus rien à faire dans le monde ; il se réfugia dans l’église : ce fut elle qui le sauva, mais en le transformant.

Sous le règne de Théodose, vers l’année 384 de l’ère chrétienne les jeux du capitole furent abolis : ce fut comme le signal de la dernière décadence de la poésie et de la musique ; car alors, n’y ayant plus d’existence pour les artistes, ils s’éloignèrent de l’Italie. Ce temps est aussi celui où le chant de l’office divin fut régularisé dans l’Occident. S. Ambroise venait de faire construire l’église de Milan ; il voulut se charger lui-même de régler la tonalité et le mode d’exécution des hymnes, des psaumes et des antiennes qu’on y récitait. Le pape Damase avait introduit dans l’église latine, en 371, l’usage de chanter les psaumes : on ignore quelle fut la nature de la mélodie qu’il y avait adaptée, mais on sait que depuis lors cet usage s’est conservé sans interruption. Dans ce qui reste aujourd’hui du chant ambroisien, on ne voit rien qui le distingue d’une manière sensible de celui qui est connu sous le nom de chant grégorien ; mais on sait que dans son origine, il était très différent[74]. Ambroise n’avait alors de modèle que dans la musique grecque, car les Goths et les Lombards ne s’étaient point encore établis dans le midi de l’Europe et n’y avaient pas fait pénétrer leur système septentrional. es historiens s’accordent à dire qu’il choisit parmi les chants de la Grèce, et vraisemblablement dans les nomes ou airs sacrés, les mélodies qu’il appliqua aux hymnes et antiennes de l’église latine. On dit aussi qu’exact observateur de la quantité, il en conserva le rhythme autant qu’il put. S. Augustin nous donne une haute idée de l’excellence du chant de l’église de Milan par les éloges qu’il lui accorde[75].

Ce n’était point assez que S. Amhroise eût réglé le chant de son église, il fallait qu’il en rendît l’usage facile, et qu’on en pût apprendre les principes sans y employer autant de temps qu’il en fallait pour s’instruire par la méthode des Grecs ; c’est ce qui le détermina à supprimer la division de l’échelle par tétracordes, dont les combinaisons dans les trois systèmes grave, médiaire et aigu n’étaient pas sans difficultés, et à remplacer tous les modes par des échelles de quatre tons principaux qui répondaient à ceux de ces modes dont l’usage était le plus répandu. Pour atteindre à ce but, il renferma tous ses chants dans les huit premières notes des modes dorien, phrygien, éolien, mixolydien, et en forma ces échelles :

Mode dorien.
Premier ton : ré, mi, fa, sol, la, si bémol, ut, ré.
Mode phrygien.
Deuxième ton : mi, fa, sol, la, si, ut, ré, mi.
Mode éolien.
Troisième ton : fa, sol, la, si bémol, ut, ré, mi, fa.
Mode mixolydien.
Quatrième ton : sol, la, si, ut, ré, mi, fa, sol.

La note dominante des chants qui avaient pour bases ces échelles tonales était la cinquième, c’est-à-dire, la première du second tétracorde des modes grecs.

Ici se présente une observation qui n’est pas sans importance : c’est que la musique grecque se trouva ainsi transportée dans l’église latine, et qu’elle y conserva par le rhythme son caractère original ; tandis que le rit grec, établi en Orient dans les églises et les monastères, adopta les formes des mélodies orientales avec leurs multitudes d’ornemens, en sorte que la quantité prosodique disparut sous les traits dont ces ornemens étaient composés. Ce fait présente une des plus singulières transformations que la musique ait éprouvées.

Peut-être objectera-t-on que S. Augustin dit positivement qu’Ambroise avait introduit dans son église le chant à la manière de l’Orient[76]. Mais on tomberait dans une grave erreur si l’on croyait qu’à cette époque la musique, chargée d’ornemens de mauvais goût, avait pénétré de l’Asie et de l’Égypte en Italie : dans le passage dont il s’agit, Augustin n’a fait allusion qu’à la division du chœur en deux groupes de chanteurs, qui faisaient entendre alternativement les versets des hymnes et des antiennes. Cette méthode de récitation avait été imaginée, sous le règne de Constance, par Flavien, évêque d’Antioche, et les Grecs du quatrième siècle lui avaient donné le nom d’antiphonie, d’où l’on a fait antiphona et antienne. De l’église d’Antioche l’antiphonie avait passé dans toutes celles de l’Orient, et ensuite dans l’église de Milan[77].

Les irruptions de barbares dans l’intérieur de l’empire d’occident n’avaient été dans les premiers temps que des courses entreprises pour faire du butin ; elles se terminaient presque toujours par la retraite ou la dispersion des assaillans. Mais après la mort de Théodose, les Goths commencèrent à s’avancer avec plus d’ordre, et à fonder des établissemens au sein des provinces romaines. Dans les premières années du cinquième siècle, ils étaient déjà en possession de l’Aquitaine et d’une partie de l’Espagne. Vers l’année 475, Odoacre mit fin à l’empire d’occident ; mais lui-même fut vaincu quinze ans après par Théodoric, fondateur de la monarchie des Ostrogoths en Italie. Ce roi n’était point un barbare, car retenu dans sa jeunesse en otage à Constantinople, il avait recueilli chez les Grecs des notions des arts et de la philosophie. Mais sa nation était encore bien sauvage : il la transporta tout entière de la Thrace sous le beau ciel de l’Italie. Que ce soit immédiatement après les conquêtes des Ostrogoths que la transformation de la musique a commencé, ou que ce n’ait été qu’après qu’eux-mêmes eurent été vaincus par les Lombards, c’est ce qui ne pourrait être décidé maintenant ; pourtant il y a lieu de croire que la domination de ces Ostrogoths ne tarda point à exercer son influence sur le rhythme de la parole chantée, et à jeter de la confusion dans l’ancien système tonal des Grecs modifié par St.-Ambroise ; car à l’avènement du pape Grégoire Ier au siège apostolique (en 590), il ne restait presque plus de traces de rhythme dans l’exécution des hymnes ou des antiennes, et les limites des tons ayant été dépassées par les compositeurs des chants sacrés, il était devenu fort difficile de les distinguer l’un de l’autre. Telles étaient les altérations que l’établissement des barbares en Italie avait introduites dans les chants de l’église, qu’il y a lieu de croire que les plus anciens de ces chants, par exemple le Te Deum attribué à S. Ambroise, ont entièrement perdu leur caractère primitif.

Ce fut en ces circonstances que S. Grégoire, appelé le Grand, entreprit une nouvelle réforme et des échelles tonales et du mode d’exécution des chants de l’église. Son premier soin fut de rassembler ce qui restait des anciennes mélodies grecques et de celles qui avaient été composées par S. Ambroise, Paulin, Licentius, et plusieurs autres ; il en forma l’antiphonaire qu’il appela centonien, c’est-à-dire, composé de fragmens.

Mais à peine eut-il commencé son travail, qu’il reconnut l’impossibilité de réduire la tonalité de tous ces morceaux aux quatre échelles tonales d’Ambroise ; car, suivant leur goût et peut-être la nature de leur voix, les compositeurs d’hymnes et d’antiennes avaient franchi souvent les bornes de ces échelles. Grégoire divisa donc chacun des tons primitifs en deux, appelant authentiques, les quatre tons de S. Ambroise, et plagaux, les quatre autres qu’il y ajoutait. Les échelles de ceux-ci correspondaient pour la qualité des notes à celles des tons authentiques, mais elles commençaient à une quarte plus bas, et la dominante du ton, au lieu de se trouver à une quinte au-dessus de la première note de l’échelle, n’était qu’à une quarte supérieure ; distinction qui donne aux tons plagaux un caractère tout différent des tons authentiques. Les échelles de ces huit tons furent disposées de la manière suivante :

Premier ton (authentique) : ré, mi, fa, sol, la, si bémol, ut, ré.
Deuxième ton (plagal) : la, si bémol, ut, ré, mi, fa, sol, la.
Troisième ton (authentique) : mi, fa, sol, la, si, ut, ré, mi.
Quatrième ton (plagal) : si, ut, ré, mi, fa, sol, la, si.
Cinquième ton (authentique) : fa, sol, la, si, ut, ré, mi, fa.
Sixième ton (plagal) : ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut.
Septième ton (authentique) : sol, la, si, ut, ré, mi, fa, sol.
Huitième ton (plagal) : ré, mi, fa, sol, la, si, ut, ré.

L’échelle générale des sons contenus dans ces huit tons s’étendait depuis le la grave jusqu’au sol de la seconde octave ; pour représenter ces sons, Grégoire emprunta à l’ancienne notation latine les sept premières lettres de l’alphabet ; elles lui servirent comme signes des notes les plus graves ; pour ceux de la deuxième octave, il employa les mêmes lettres, mais en caractères minuscules. La notation du système grégorien fut donc disposée ainsi :

La, si, ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut, ré, mi, fa, sol.
A,  B,  G,  D,  E,  F,   G,  a,  b,  c,  d,  e,  f,   g.

Quant à la note si, qui dans le premier ton est d’un ton plus bas que dans les autres, Grégoire le représente par bémol dans le premier ton, et par bécarre dans les autres.

Après cette réforme, le chant ecclésiastique fut appelé grégorien, du nom de son régulateur, et se conserva intact jusqu’au onzième siècle. Mais l’usage de l’accompagner par une sorte d’harmonie fort imparfaite ne tarda pas à s’introduire dans l’église. Il n’est pas certain que ce furent les Goths qui répandirent cet usage dans les Gaules et en Italie, mais on ne peut se refuser à l’évidence des notions de cette harmonie qui s’étaient généralement répandues peu après que les Lombards eurent vaincu les Goths et se furent emparés du Piémont, du Milanais et d’une partie de la Toscane. Ces Lombards, déjà connus de Tacite, habitaient la Suévie avant qu’ils en sortissent au sixième siècle pour faire des conquêtes. Leur domination en Italie dura plus de deux cents ans. Pendant ce long espace de temps, ils répandirent en Europe non seulement les faibles connaissances d’harmonie qu’ils possédaient, mais on leur dut les premières notions d’une notation musicale qui fut certainement l’origine de celle dont on se sert aujourd’hui.

On a vu que les peuples du Nord paraissent avoir connu, dans les temps les plus anciens, la méthode d’harmoniser certaines notes de leurs chansons populaires en quintes et en octaves, et qu’ils chantaient à l’unisson d’autres passages de ces mêmes airs. Or, c’est précisément ce système d’harmonisation qu’on trouve dans quelques-uns des premiers monumens de la musique d’église à plusieurs voix. Le plus ancien spécimen connu de ce genre d’harmonie ecclésiastique se trouve dans un manuscrit du neuvième siècle qui a appartenu à l’ancienne bibliothèque de Saint-Victor[78] ; mais on a vu par les passages extraits des ouvrages d’Isidore de Séville, que plus de deux cents ans auparavant la diaphonie était connue. Hucbald, moine de St.-Amand, en Flandres, nous fournit ensuite au commencement du dixième siècle un exemple de la diaphonie à quatre voix, composée d’une succession non interrompue de quintes d’une part, et d’octaves de l’autre. Ce moine nous apprend aussi que la diaphonie était quelquefois désignée par le mot organum. Presque tous les auteurs qui ont écrit sur l’histoire de la musique, ont tiré de cela la conséquence que l’harmonie n’a eu d’autre origine que l’introduction de l’orgue dans l’Occident, et que l’organisation du chant, comme on appela long-temps cette harmonie, venait du mot organum. C’est un point historique qui mérite d’être éclairci.

Héron le mécanicien, Vitruve et Athénée nous ont transmis des descriptions plus ou moins étendues d’une sorte d’instrument qu’ils désignent sous le nom d’hydraule ou d’orgue hydraulique. Héron et Athénée attribuent l’invention de cet instrument à Ctésibius, mathématicien d’Alexandrie. D’autres écrivains ont cru que celui-ci n’avait fait que perfectionner un instrument déjà connu. Il y a peu de rapports entre les orgues hydrauliques décrites par Héron et par Vitruve, ce qui peut faire penser qu’il y en avait de plusieurs espèces ; la seule chose qui paraît certaine, c’est que dans ces deux instrumens, comme dans d’autres de même espèce, l’eau mise en mouvement par un mécanisme quelconque, était l’agent de la sonorité. Au reste, il règne une grande obscurité dans ces descriptions, et les diverses explications qu’on en a données ne sont guère plus intelligibles.

Suétone parle aussi d’un orgue hydraulique perfectionné qui existait à Rome sous le règne de Néron, et que cet empereur prit plaisir d’examiner pendant près d’un jour entier. Il existe, en effet, une figure d’instrument assez semblable à celle d’un orgue sur une médaille de Néron ; mais suivant l’opinion de Mionnet, cette médaille est du nombre de celles qu’on appelle contorniates, et qui datent de temps postérieurs à ceux auxquels elles semblent appartenir.

Était-ce à l’imitation de ces anciens instrumens que George, prêtre vénitien, construisit un orgue hydraulique à Aix-la-Chapelle, dans la première moitié du neuvième siècle, par les ordres de Louis-le-Débonnaire ou le Pieux, suivant ce que rapporte Éginhart ? ou bien, son ouvrage fut-il entièrement d’invention ? Ce sont des questions qu’il serait impossible de résoudre, mais qui n’importent guère. Il y eut aussi d’autres orgues hydrauliques dans le moyen-âge, particulièrement en Angleterre ; mais on ne possède aucun renseignement sur le système de leur construction. Un savant, Albert-Louis-Frédéric Meister, a inséré dans les nouveaux mémoires de la société de Gœttingue une dissertation où il a consigné de profondes recherches sur les orgues hydrauliques, desquelles il résulte qu’on n’a que des notions fort incomplètes de ce genre d’instrument. Les seules conclusions auxquelles il arrive, c’est qu’ils offraient dans leur mécanisme beaucoup d’imperfections qui les rendaient inférieurs aux orgues à vent, et que l’eau, agent de leur sonorité, était aussi celui de leur destruction.

Tous les historiens de la musique se sont accordés pour donner à l’orgue une origine orientale. Les plus raisonnables sont ceux qui n’ont pas cru d’après une expression de la Bible mal interprétée qu’il y eût un instrument de cette espèce parmi ceux des Hébreux. Cependant, on a allégué en faveur de l’existence de cet instrument dans la Palestine, la lettre à Dardanus attribuée à S. Jérôme par beaucoup de manuscrits, mais dont l’authenticité est contestée par les meilleurs critiques. Cette lettre, où se trouvent les descriptions de beaucoup d’instrumens de musique qui semblent être plutôt le fruit d’une imagination fantasque que l’expression de choses réelles, renferme aussi l’analyse obscure d’un orgue dont la chambre à vent aurait été formée de deux peaux d’éléphant, et qui aurait eu douze soufflets et quinze tuyaux. Cet orgue aurait existé à Jérusalem, et sa force aurait été telle qu’à mille pas de cette ville, c’est-à-dire, au mont des Oliviers, on aurait pu l’entendre[79]. Tous les manuscrits qui contiennent cette lettre renferment des figures des divers instrumens qui y sont décrits ; mais souvent ces figures diffèrent entre elles de telle sorte qu’il est facile de voir qu’elles sont purement de fantaisie. Telles sont les deux figures de l’orgue dont il s’agit, publiées par l’abbé Gerbert[80]. Elles ne se ressemblent en aucun point ; mais, suivant la description, elles n’ont point de clavier, et l’on ne peut comprendre comment on faisait parler chaque tuyau à volonté, à moins qu’à chacun correspondit un soufflet, ce qui ne s’accorde point avec le nombre indiqué de chacun d’eux.

Au reste, je ne veux point élever de doute sur l’existence de l’orgue pneumatique au quatrième siècle, car un passage du commentaire de S. Augustin sur le 56e psaume[81] ne laisse aucun doute sur la connaissance qu’on avait alors de cet instrument. On a cité aussi, sur ce sujet, une épigramme grecque rapportée par Ducange[82] où l’on a cru voir la description d’un orgue qui aurait appartenu à l’empereur Julien le Philosophe ou l’Apostat ; mais je crois qu’on s’est trompé sur la nature de l’instrument dont il s’agit dans cette épigramme[83]. Quoi qu’il en soit, si l’orgue pneumatique était connu au quatrième siècle, comme cela paraît démontré, rien ne prouve que son origine fût plutôt orientale que septentrionale. Un savant musicien, Zarlino, a dit que cet instrument a passé de la Grèce en Hongrie, et que de là il a été transporté dans la Bavière[84] ; on ne voit pas sur quelle autorité il a avancé ce fait. Il est certain qu’il y a eu des orgues en Hongrie et en Bavière dans des temps fort reculés ; mais on ne trouve nulle part la preuve qu’elles y étaient venues de la Grèce[85].

Ici se présente le moment d’examiner si l’introduction de la diaphonie ou l’emploi simultané des sons dans l’exécution du chant ecclésiastique est dû à l’admission des orgues dans les églises. J’ai fait voir que cette diaphonie était déjà connue dans l’Europe méridionale à la fin du sixième siècle, et l’on ne voit pas qu’il y eût alors un seul orgue dans les églises d’Italie, de France ou d’Espagne. Il est vrai que Zarlino parle[86] d’un ancien sommier d’orgue qui lui avait été donné par un célèbre facteur d’instrumens de cette espèce, nommé Vincenzo Colonna. Selon lui, ce sommier aurait été celui de l’orgue de l’ancienne ville de Grado, qui aurait été pillée en 580 par le patriarche d’Aquilée Poppo, et dont l’église principale aurait éprouvé le même sort peu de temps après, par les dévastations de Fortunat l’Arien et de Lupo, duc de Frioul. Zarlino cite pour son autorité sur ce fait Bernard Giustiniani ; mais M. de Winterfeld a fort bien remarqué qu’il n’a pas saisi le sens de cet auteur qui ne place en 580 que l’époque de l’érection du patriarchat de Grado[87], et que le pillage de l’église de cette ville n’a eu lieu qu’en 1044. La faible preuve que Zarlino avait voulu donner de l’emploi de l’orgue dans les églises au sixième siècle, ne soutient pas le plus léger examen.

Un autre écrivain, Platina, dans les vies des papes, a voulu démontrer que l’usage de l’orgue dans l’office divin date, au plus tard, du septième siècle, et a cité à l’appui de son opinion deux vers du Mantouan, poète du quinzième siècle[88]. Ces deux vers, mal lus par lui et cités inexactement, lui ont semblé prouver que le pape Vitalien (mort en 669) avait ordonné que le chant ecclésiastique fût accompagné par cet instrument. Si le Mantouan avait voulu parler de Vitalien, son autorité aurait été de peu de poids sur ce qui avait pu se passer à cet égard dans le septième siècle ; mais il ne s’agit point de ce pape dans ses vers ; il y parle de Boniface VII, de Clément VI et de Sixte IV. Calvoer n’a pas cru d’ailleurs que le mot organa employé par le Mantouan signifiât des orgues, mais des instrumens en métal fondu, et il a été suivi en cela par Sponsel dans son Histoire de l’orgue[89] ; mais Calvoer n’a pas mieux lu ni entendu les vers du Mantouan que Platina, et il a pensé aussi qu’il y était question de Vitalien[90].

Des remarques précédentes, malheureusement trop longues et trop minutieuses, résulte la preuve qu’on s’est appuyé sur de fausses autorités lorsqu’on a supposé que l’usage de l’orgue s’était établi dans l’Europe méridionale dès les sixième et septième siècles : la diaphonie y était connue avant cet instrument, et le nom de cette harmonie grossière a précédé celui d’organum. Les annales d’Éginhart, secrétaire de Charlemagne, nous fournissent l’indication précise de l’époque où parut en Europe le premier orgue pneumatique qui fut entendu dans les Gaules ; ce fut en 757 que l’empereur Constantin Copronyme envoya cet instrument à Pépin, qui le fit placer, dit-on, dans l’église de Saint-Corneille, à Compiègne. Les historiens postérieurs, particulièrement l’anonyme de Saint-Gall, et Aventinus, ou plutôt Turnmair, ont dit que ce fut ce prince qui reçut le présent de Constantin : cela est de peu d’importance ; mais leur erreur est plus grave lorsqu’ils font des descriptions emphatiques de l’instrument dont il s’agit. Si l’on en croyait Turnmair, auteur des Annales de la Bavière (mort en 1534), cet orgue aurait été une grande machine avec des claviers pour les mains et les pieds : il est évident que l’historien n’a fait cette description que d’après ce qu’il voyait dans les églises de son temps. Nul doute que les premières orgues à vent n’aient été de petites boîtes portatives, comme on en voit dans quelques peintures anciennes et dans des manuscrits des douzième et treizième siècles. Les petites dimensions de ces instrumens n’empêchaient pas qu’ils eussent une assez grande force de son. J’ai sous les yeux un petit orgue régal, qui paraît avoir été construit au quinzième siècle, et peut-être au quatorzième, car les peintures dont il est orné sont exécutées au blanc d’œuf. La largeur de la boîte qui contient le clavier, les tuyaux en cuivre et le mécanisme des soupapes n’est que de huit pouces environ, et sa hauteur, de cinq. Deux soufflets, dont les cavités lui servent d’enveloppe lorsqu’on veut transporter l’instrument, s’adaptent à de petits porte-vent saillans. Les tuyaux, dont le plus long n’a pas plus de quatre pouces et demi et huit lignes de diamètre, sont placés dans une position horizontale. Ce ne sont pas ces tuyaux qui chantent lorsque l’instrument est joué, mais les anches en cuivre qu’ils contiennent. Ces anches battent sur les parois de leur bec, ce qui donne à leur son une intensité dure et rauque qui surpasse celle de certains orgues volumineux composés d’une réunion de plusieurs jeux. Ce curieux instrument appartient au couvent de Berlaimont, de Bruxelles ; on le garde comme une précieuse relique, parce que la fondatrice du couvent (morte au seizième siècle), en jouait. Sous le rapport de l’histoire de l’art, c’est aussi un monument important destiné à nous faire comprendre l’effet des petites orgues qu’on voit sur d’anciens tableaux et dans de vieux manuscrits.

Une histoire complète de l’orgue ne peut trouver place dans ce résumé. Je me bornerai donc à dire que le plus ancien orgue construit dans l’Europe méridionale, et dont on a conservé le souvenir, est celui que Georges, prêtre vénitien, a fait en l’année 826 pour le palais d’Aix-la-Chapelle par l’ordre de Louis-le-Débonnaire. Ce Georges paraît avoir été Grec d’origine ; ce qui a peut-être contribué à établir l’opinion que les orgues ont passé de la Grèce dans l’Occident. Mais il avait voyagé en Allemagne et il ne serait pas impossible qu’il y eût appris les principes de la construction de ces instrumens[91]. Il est certain qu’au neuvième siècle il y avait en Allemagne, de plus habiles facteurs d’orgues et des organistes plus instruits qu’ailleurs, car le pape Jean VIII (élu en 872) écrivait à Anno, évêque de Freising (en Bavière), pour le prier d’envoyer en Italie un orgue avec un artiste capable d’en construire et d’en jouer[92]. Zarlino parle d’un orgue de la cathédrale de Munich, le plus ancien qu’il y eût au monde, et dont les tuyaux étaient en buis, d’une seule pièce.

Ce serait une erreur de croire que l’accompagnement de l’orgue ajouté aux mélodies de l’église ait pu être composé d’accords complets, alors même que la grossière harmonie par successions de quartes, de quintes et d’octaves était généralement adoptée dans l’église, et qu’elle avait pris le nom d’organum ; car rien n’était plus difficile que de faire des accords sur le clavier de cet instrument. D’abord composé d’un seul jeu d’anches appelé régal, il n’avait point de registre, et ses touches étaient d’une telle dimension en largeur, qu’on ne pouvait faire résonner les notes qu’en les frappant à coups de poing. Il y avait dans les églises de Saint-Paul à Erfurt, de Saint-Étienne à Halberstadt, et de Saint-Jacques à Magdebourg, des orgues dont le clavier, composé d’un petit nombre de touches plus larges que la main, et concaves à leur partie supérieure, n’avait pu être joué que par les poings ou les coudes[93]. Or, lorsque le goût général du chant en organum fut généralement répandu, on imagina, ne pouvant jouer plusieurs notes à la fois sur le clavier, de réunir le son de plusieurs tuyaux accordés à la quinte et à l’octave, en sorte qu’en frappant une seule touche, l’organiste faisait résonner toute l’harmonie diaphonique, triphonique ou tétraphonique de cette note, suivant qu’il y avait deux, trois ou quatre tuyaux sur chaque touche[94]. Le premier orgue à un seul jeu avait reçu le nom de regabellum ou rigabellum ; celui de deux, de trois ou de quatre jeux accordés à la quinte et à l’octave fut appelé torsellum. La dureté excessive de celui-ci obligeait souvent l’organiste à frapper les touches avec de gros morceaux de bois qu’il tenait dans chaque main, afin de ne pas se blesser dans l’exercice de ses fonctions. Quant aux petites orgues portatives que les musiciens s’attachaient au corps par des courroies, pour les jouer d’une main tandis qu’ils faisaient mouvoir le soufflet de l’autre, les dimensions de leur clavier étaient beaucoup plus petites, et la main étendue pouvait embrasser l’espace d’une quinte. On donnait à cet instrument le nom de nimfali. Plus tard, on ajouta des jeux accordés à la tierce à ceux qui l’étaient à la quinte et à l’octave, en sorte que chaque touche faisait entendre un accord complet. Telle est l’origine de ces jeux singuliers de cymbale et de fourniture qu’on a conservés dans les orgues modernes, et qui entrent dans la composition de ce qu’on nomme le plein-jeu ; mais, par un artifice ingénieux, on a absorbé le dur et détestable effet de l’harmonie diaphonique du moyen-âge en construisant ces jeux avec de petits tuyaux qui rendent des sons aigus, et en les accompagnant de beaucoup de jeux de flûtes accordés à l’octave qui n’en laissent entendre que ce qui suffit pour frapper l’oreille d’une sensation vague, indéfinissable, mais pénétrante et riche d’harmonie.

Si j’ai beaucoup insisté sur ce qui concerne l’introduction de l’orgue dans l’Europe méridionale et dans l’église, sur sa construction et sur son usage primitif dans l’accompagnement, c’est afin de démontrer que les notions d’une harmonie de certaine espèce ont précédé l’usage de cet instrument, et que s’il a contribué à en répandre le goût, les vices de sa construction se sont opposés long-temps à ce qu’il exerçât une salutaire influence sur le perfectionnement de cette harmonie. Tout porte à croire même que les progrès de celle-ci ont précédé de long-temps ceux de l’orgue, et qu’alors que les chansons mondaines à deux et trois voix offraient déjà des formes d’une harmonie régularisée, la musique d’église, et par suite celle que faisait entendre l’orgue, était encore réduite aux grossières formules de la triphonie ou de la tétraphonie, c’est-à-dire, au chant ecclésiastique accompagné, note pour note, par des voix qui faisaient avec lui des suites de quartes, de quintes et d’octaves. Tout cela, je le sais, est opposé aux idées de la plupart des historiens de la musique, mais n’en est pas moins conforme à la vérité. N’anticipons pas toutefois sur les dates, et achevons de démontrer que les fondemens de la musique de l’Europe moderne sont d’origine septentrionale.


MOYEN-ÂGE.
Continuation.

notation de la musique.


À l’exception de quelques signes particuliers en usage dans la musique des Hindous, et d’un certain système de notation composé de signes arbitraires et inventé par les Chinois, on a vu dans ce qui précède que l’idée de représenter les sons par les lettres des alphabets divers avait prévalu chez les anciens peuples, particulièrement chez les Égyptiens, les Grecs et les Romains. C’était encore ce même système que reproduisait S. Grégoire vers la fin du sixième siècle ; car ses quinze signes des sons n’étaient qu’une modification de la notation romaine ; modification importante pourtant en ce qu’elle substituait pour la première fois dans l’Occident la notion de l’octave à celle de la division par tétracordes.

Mais tandis que ces systèmes de notations alphabétiques étaient en vigueur dans la Grèce et en Italie, il existait chez les peuples du Nord trois autres systèmes de notation arbitraire, absolument différens l’un de l’autre, et qui ont été certainement les types de toutes les autres notations qui ont été imaginées dans le moyen-âge. Le premier est le système celtique ; le deuxième, le saxon ; le troisième est connu sous le nom de notation lombarde. Il s’agit ici d’un des faits les plus curieux et les moins connus de l’histoire de la musique.

L’existence d’une notation celtique a été ignorée de tous les historiens de la musique, quoiqu’il y ait plusieurs passages des plus anciennes poésies welches qui en fassent mention ; mais un précieux monument de cette notation a été conservé dans un manuscrit qui a existé en Irlande, pendant des siècles dans une des familles des Cavanaghs, et qui a été découvert par un M. Beauford. Celui-ci le communiqua à Walker, qui l’a publié dans ses Mémoires historiques sur les bardes irlandais (p. 105). Ce M. Beauford croyait que cette notation ne remontait pas plus haut que le quinzième siècle, parce que les caractères de l’écriture du manuscrit indiquaient cette époque ; et il pensait que ce pouvait être une notation imaginée par quelque moine pour son usage participer, ajoutant que ce n’était pas celle dont s’étaient servi les anciens bardes. Je prouverai dans mon Histoire générale de la musique que son erreur est complète, par des développemens analytiques qui ne peuvent trouver place dans ce rapide résumé. À l’inspection de cette notation, il est évident qu’elle ne dérive d’aucun autre système connu, et qu’elle est originale comme la langue celtique. J’en ai décomposé l’échelle avec la traduction en notes de musique européenne ; on la trouvera dans la figure 1 de la planche a qui accompagne ce résumé. J’y ai ajouté un exemple de l’harmonie usitée chez les anciens bardes. Cet exemple est emprunté au manuscrit dont il s’agit. (V. pl. a, fig. 2).

La notation celtique ne paraît pas avoir pénétré dans l’Europe méridionale ; c’était en quelque sorte l’écriture hiéroglyphique de la musique des bardes : eux seuls en avaient le secret. Il n’en est pas de même des notations saxonnes et lombardes, car on trouve partout des monumens de celles-ci. Bien que différentes dans leurs détails, elles paraissent avoir une origine commune, et il y a lieu de croire que cette origine remonte aux temps les plus reculés. Les rapports qui existent entre ces deux notations se manifestent par un caractère principal qui consistait à représenter les sons isolés par des points dont la position respective d’élévation ou d’abaissement déterminait les intonations. Les différences des deux notations ne se trouvaient que dans les formes des signes destinés à représenter des groupes de sons.

Le plus ancien monument de la notation saxonne qui m’est connu est un antiphonaire anglo-saxon accompagné du chant : ce manuscrit de la fin du huitième siècle a appartenu à l’abbé de Tersan qui l’a vendu avec quelques autres antiquités à lord Erskine. Il est regrettable que ce reste précieux d’une époque si reculée ne soit point passé dans quelque bibliothèque publique où les érudits auraient pu en prendre connaissance. Heureusement un autre monument non moins important qui existe parmi les manuscrits de la Bibliothèque des Ducs de Bourgogne, à Bruxelles, peut nous consoler de l’oubli où celui-ci est enseveli. Cet autre monument est un manuscrit qui porte la date de 885 et qui contient plusieurs ouvrages parmi lesquels on remarque une lettre de Reginon, abbé de Prum, adressée à Rathbode, évêque de Trêves, et qui a pour titre : Epistola de Armonica institutione. Elle est suivie de l’exposé des huit tons du chant ecclésiastique, avec leurs différences notées en caractères saxons[95]. La même notation est employée dans le missel de Worms, dont le manuscrit, du neuvième siècle, est à la bibliothèque de l’Arsenal à Paris[96], dans un manuscrit de Saint-Martial de Limoges, qui contient, entre autres choses, une chanson latine notée, sur la bataille de Fontenai, gagnée par Charles-le-Chauve, le 25 juin 842 ; dans plusieurs missels et antiphonaires du dixième siècle[97], et dans beaucoup d’autres manuscrits.

Il serait peut-être difficile de déchiffrer cette notation saxonne, dont aucun auteur n’a connu l’origine, si Hucbald, moine du dixième siècle, n’en avait donné la clef dans une autre notation dont il était inventeur. Il est vrai que le passage du livre d’Hucbald où se trouve cette explication n’est pas lui-même exempt de quelques difficultés ; mais enfin, après y avoir employé quelque persistance, j’ai réduit cette antique notation à ses élémens[98] ; on en trouvera des exemples avec les explications dans la planche b qui accompagne ce résumé.

Deux principes se font remarquer dans la notation saxonne : l’un consiste dans l’expression des sons isolés de toutes les notes de l’échelle par des points ; l’autre dans la représentation de certains groupes de sons par des signes collectifs. Le premier de ces principes appartient à l’Occident, l’autre paraît avoir passé de l’Orient dans le Nord, à une époque très antérieure à celle de l’invasion des peuples septentrionaux dans l’Europe méridionale. Quoi qu’il en soit, le premier de ces principes est devenu dominant dans la notation latine du moyen-âge, et dans celle qui est maintenant en usage parmi nous, et de tous les signes représentatifs de groupes de sons, on n’a conservé dans la notation moderne que ceux de l’ornement mélodique appelé groupe, et du trille. N’oublions pas de faire remarquer, toutefois, que bien différens des signes collectifs de sons de la musique orientale, ceux des notations saxonne et lombarde n’étaient point destinés à représenter des ornemens du chant, et qu’ils n’étaient souvent qu’une manière abrégée et liée d’exprimer par un seul caractère plusieurs sons syllabiques, ou bien des signes de liaison entre deux ou plusieurs sons lents. Ce ne fut qu’aux douzième et treizième siècles que les signes de la notation lombarde, modifiés par l’adjonction de la portée, servirent quelquefois à représenter les agrémens du chant qui s’étaient introduits de l’Orient dans l’Occident, à la suite des croisades.

La notation dite lombarde a été portée en Italie dans les dernières années du sixième siècle ou au commencement du suivant par les Lombards ou Longobards, peuple venu de la Suévie, de la Prusse et des bords de la Baltique. Cette notation, peu modifiée, s’est maintenue dans l’Allemagne du Nord jusqu’à la fin du seizième siècle, et était alors connue sous le nom de notation allemande. La domination des Lombards en Italie fut détruite en 774 par Charlemagne ; mais ni l’écriture de ce peuple, ni sa notation musicale ne disparurent après eux des pays qui avaient composé leur royaume ; les bibliothèques de l’Italie sont remplies de monumens de cette écriture et de cette notation, qui portent des indications certaines des neuvième, dixième, onzième et douzième siècles.

Les signes caractéristiques de la notation lombarde sont : 1° des points carrés, plus ou moins alongés, en raison de la valeur des notes, pour les sons isolés ; 2° des traits qui partent d’un point quelconque en s’élevant ou s’abaissant pour indiquer le passage d’un son à un autre plus haut ou plus bas, et d’autres signes qui, après avoir monté ou descendu, retournent par une liaison prolongée au point d’où ils sont partis, pour exprimer le passage d’un son à un autre et le retour au premier. On trouvera (pl. c) un exemple de cette notation, tiré d’un rouleau manuscrit du neuvième siècle qui est dans la bibliothèque Barberine, à Rome[99] ; j’y ai joint la traduction que j’en ai faite en notation moderne, et l’analyse de ses élémens.

L’analogie de plusieurs formes de la notation lombarde avec celles de la notation saxonne est sensible ; la différence de leur aspect tient principalement à ce que les formes anguleuses de l’écriture des Lombards dominent dans la notation de ceux-ci. Ces formes sont aussi plus déterminées, moins vagues que les formes saxonnes. De là vient qu’elles ont exercé plus d’influence que celles-ci sur la formation de la notation latine du plain-chant, dont je parlerai tout à l’heure.

Les notations latine du pape Grégoire, saxonne et lombarde primitives, furent employées dans les églises de la communion romaine et dans les écoles de musique de l’Occident jusqu’à la fin du dixième siècle, ou vers les premières années du onzième. Chaque diocèse, chaque église, chaque école adoptait l’une ou l’autre, suivant la fantaisie ou les connaissances particulières de l’écolâtre ou du chantre de la paroisse. À ces trois systèmes principaux de notation s’étaient joints quelques systèmes particuliers, imaginés par des musiciens peu connus aujourd’hui. Le plus complet et le meilleur de ceux-ci fut imaginé dans le dixième siècle par le moine Hucbald. Cette notation était composée d’un certain nombre de signes d’invention qui, par leur position droite ou couchée, directe ou retournée, exprimaient des sons divers graves ou aigus, mais tous d’égale valeur, parce qu’au temps où vivait Hucbald, on n’observait plus la quantité prosodique dans l’exécution du chant de l’église, surtout dans les Gaules[100]. Ce système eut peu de partisans. Hermann, surnommé Contract, me paraît être le seul écrivain sur la musique qui en ait parlé, environ soixante ans après la mort d’Hucbald.

Un autre système particulier, que je crois antérieur à celui de ce moine, a eu quelque succès, car on en trouve des exemples dans un assez grand nombre de manuscrits. Ce système de notation consistait à disposer un certain nombre de lignes superposées et dont les intervalles représentaient les degrés des intonations de l’échelle des sons, et à placer dans ces espaces les syllabes qui répondaient dans le chant à chacune des intonations. Ce système n’était applicable qu’à un chant qui n’admettait que des notes d’égale valeur et de temps égaux. On trouve aussi dans les manuscrits des exemples où les lettres de la notation de Grégoire sont disposées à divers degrés d’élévation dans des cases formées de lignes horizontales ; les auteurs de ces exemples avaient oublié que les lettres désignant elles-mêmes les intonations, leur disposition à divers degrés de hauteur n’ajoutait rien à leur valeur représentative.

Après la réforme de saint Grégoire, il n’y eut donc pas d’uniformité dans la notation du chant de l’église ; les livres liturgiques étaient écrits d’après cinq ou six systèmes différens qui n’étaient compris que par ceux qui y étaient habitués ; en sorte que le chantre d’une église aurait été souvent incapable de lire l’antiphonaire ou le graduel d’un autre lieu. Ce désordre augmenta encore vers la fin du dixième siècle, car il s’introduisit alors dans les systèmes de notation saxonne et lombarde des modifications qui en altérèrent la forme primitive de diverses manières ; mais ce fut ce désordre même qui donna naissance à la notation moderne.

Les hauteurs respectives des points dans les notations saxonne et lombarde étaient souvent incertaines par la faute des copistes, ce qui rendait l’exécution de la musique fort difficile. Dans le dixième siècle, on imagina d’obvier à cet inconvénient en tirant à une certaine distance deux lignes parallèles, auxquelles on attribua la place de deux notes principales, par exemple ut et fa. Il n’y avait donc entre ces lignes qu’un intervalle de quarte, c’est-à-dire, la place de et de mi qu’il était facile de distinguer. Les notes la, si, se plaçaient au-dessous de la ligne ut ; sol, la supérieur, se mettaient au-dessus de la ligne fa. De cette manière, on avait une notation de lecture facile pour une octave, ce qui suffisait pour la plupart des chants de l’église.

Quelquefois la ligne inférieure était attribuée à ut, quelquefois à fa, et lorsque le ton du chant l’exigeait, ces lignes devenaient , ou sol. Pour éviter toute équivoque à cet égard, on imagina de placer au commencement des lignes les lettres C, F, ou D, G, qui représentaient les notes ut, fa, ou , la, suivant le ton du chant, faisant ainsi un amalgame des systèmes de la notation saxonne ou lombarde, et de celle de saint Grégoire. Ces lettres, qui servaient d’indicateurs au commencement des lignes, sont l’origine des clefs de la musique moderne. Quelques musiciens ne les trouvèrent pas suffisantes pour lever tous les doutes ; ils imaginèrent de distinguer les lignes par des couleurs différentes ; la ligne fa était rouge ; la ligne ut était ou verte ou jaune. Quelquefois aussi il n’y avait qu’une ligne rouge pour fa ; d’autres lignes tracées par un style dans l’épaisseur du vélin des manuscrits indiquaient les positions des autres notes, et ces notes étaient désignées par des lettres placées au commencement des lignes. Un peu plus tard, on rendit ces lignes plus sensibles à l’œil en les traçant avec de l’encre. Dès lors, toutes les positions des notes étant déterminées, les signes collectifs de sons divers devinrent moins utiles, l’usage s’en affaiblit par degrés, sans disparaître pourtant entièrement, comme on le verra plus loin, et le point carré de la notation lombarde, placé sur les lignes ou dans les espaces, finit par prendre la forme de la note du plain-chant. De là l’origine de la notation qui est maintenant en usage. N’oublions pas de dire cependant que long-temps après que toutes ces améliorations eurent été faites, on se servait encore dans plusieurs églises de livres notés suivant les systèmes primitifs des notations lombarde et saxonne ; car dans ces temps où les communications étaient difficiles, les inventions et les perfectionnemens ne se propageaient qu’avec beaucoup de lenteur.

L’examen analytique de toutes les transformations des divers systèmes de notation qui précédèrent celui de la musique mesurée ne saurait trouver place dans le cadre étroit où je suis obligé de me renfermer ; mais ce qui vient d’en être dit me paraît devoir suffire pour l’objet de ce résumé. Les lecteurs qui désireraient plus de détails en trouveront en abondance dans mon Histoire générale de la musique. Il ne me reste à traiter de la notation qu’à l’égard du système de la musique mesurée : ce sera l’objet d’une autre section de ce résumé.


MOYEN-ÂGE.
Continuation.

méthodes de solmisation.


L’examen de tous les traités de musique qui ont précédé le onzième siècle, démontre que jusqu’à cette époque les cordes de l’échelle des sons n’étaient désignées que par les noms de l’ancienne musique des Grecs, bien que la division de cette échelle par tétracordes eût disparu depuis la réforme du pape Grégoire. Les écrits sur la musique de Hucbald, de Reginon, d’Adelbold, de Bernelin (voyez ces noms dans la Biographie) et de quelques anonymes qui vécurent dans le dixième siècle, ne contiennent que des noms grecs pour la désignation des notes, et ces écrits paraissent destinés à enseigner la musique d’une manière théorique plutôt que pratique : on n’y aperçoit aucunes traces d’une méthode propre à faciliter dans des écoles publiques l’art de lire la musique et de la chanter. Un seul ouvrage, contemporain des écrivains que je viens de nommer, paraît avoir été destiné à servir de manuel dans ces écoles : c’est le Dialogue sur la musique attribué à l’abbé Odon de Cluny ; toutefois, les séries de questions et de réponses qu’il contient ne peuvent être considérées comme une méthode d’enseignement, car on n’y trouve rien qui puisse donner l’intelligence de l’art, ni en rendre la pratique plus facile.

Le premier inventeur d’une véritable méthode de musique fut un moine de l’abbaye de Pompose, nommé Gui, né dans la petite ville d’Arezzo, en Toscane, vers la fin du dixième siècle. Étonné de voir employer dans les écoles de chant ecclésiastique plus de dix années à former des chanteurs de chœur fort inhabiles, il se mit à la recherche des causes qui rendaient l’enseignement si long et si imparfait. Il vit bientôt qu’en l’absence du maître, il n’existait aucun moyen d’étude pour les élèves, n’y ayant dans ces temps barbares point d’instrument commode au moyen de quoi chacun put régler les intonations de sa voix. Le monocorde, dès long-temps connu, n’avait servi jusque-là qu’à faire des recherches spéculatives sur les proportions de l’échelle des sons ; Gui imagina d’en faire un régulateur du chant, et pour cela il en construisit un d’une forme simple, indiqua la manière d’en faire la division pour toutes les notes de l’échelle, et d’y placer des chevalets mobiles destinés à rendre sensibles leurs intonations ; enfin son premier soin fut de rendre populaire l’usage de cet instrument qui permit aux élèves de faire des études particulières sur ce que le maître leur enseignait.

Ce moyen mécanique propre à donner de la justesse aux intonations de la voix, ne suffisait pourtant pas pour composer, à lui seul, une méthode de solmisation. Les lettres de la notation grégorienne représentaient bien aux yeux l’ordre dans lequel les sons étaient disposés dans l’échelle, et les signes qui répondaient à chacun, mais elles ne pouvaient pas plus que les notes de la musique moderne rappeler à la mémoire les intonations de ces sons. Or, le son le plus grave d’un chant étant trouvé par le monocorde, il y aurait eu trop de lenteur à chercher sur cet instrument toutes les autres notes de ce chant ; Gui conseilla donc de prendre pour modèle une mélodie connue, quelle qu’elle fût, pourvu qu’on la sût bien, et de comparer les intonations des notes de cette mélodie avec celles des notes semblables du chant qu’on voulait apprendre. Bientôt ces comparaisons répétées devaient imprimer dans la mémoire le souvenir des intonations. Dans une lettre qu’il écrivait sur ce sujet à un moine de ses amis, il dit qu’il avait l’habitude de se servir, dans l’école qu’il dirigeait, du chant de l’hymne de saint Jean-Baptiste ;

Ut queant laxis,
Resonare fibris
Mira gestorum,
Famuli tuorum
Solve polluti,
Labii reatum
Sancte Johannes.

Les enfans de chœur chantaient cet hymne au commencement et à la fin de la leçon qu’il leur donnait. Or, remarquez que dans la mélodie que Gui avait choisie pour ses élèves, l’intonation de la note s’élève d’un degré sur chacune des syllabes ut, ré, mi, fa, sol, la ; les successeurs de ce moine en ont conclu qu’il avait voulu désigner par ces syllabes les notes de l’échelle, bien qu’il ne se soit servi de ces noms en aucun endroit des traités de musique qui nous restent de lui. (Voyez Gui d’Arezzo dans la Biographie.) Tel est toutefois l’empire des préjugés, que depuis huit cents ans l’usage de ces notes n’a point subi d’interruption, et que l’honneur d’une invention à laquelle Gui n’a point pensé lui est restée, tandis que personne n’a songé à revendiquer pour lui la gloire d’avoir inventé la méthode d’enseignement par l’analogie, qui lui appartient réellement, et qui naguère a été donnée comme une chose nouvelle par M. Jacotot, sous le nom d’enseignement universel.

Gui était destiné à nous fournir, sans le savoir, des noms qui sont devenus populaires, car, suivant l’opinion générale, ce serait de lui qu’on aurait pris celui de la gamme, parce qu’il aurait ajouté au-dessous de la note la plus grave du système de S. Grégoire, une note qu’il aurait désignée par le gamma des Grecs. Mais lui-même nous apprend qu’il n’est pas l’auteur de cette adjonction, car il dit dans le deuxième chapitre de son Traité de musique intitulé Micrologue : « En premier lieu est placé le Γ grec ajouté par les modernes[101]. Ce passage, et un autre dont le sens n’est pas moins clair[102], n’ont point empêché qu’on se soit obstiné à décerner au moine de Pompose la gloire d’avoir inventé la gamme. Les erreurs historiques une fois établies sont plus fortes que la vérité appuyée de toutes ses preuves.

La méthode de chant ou de solmisation inventée par Gui d’Arezzo paraît avoir consisté uniquement dans l’usage du monocorde pour déterminer le son le plus grave d’un chant quelconque, et dans l’analogie, pour imprimer dans la mémoire l’intonation des sons. L’objet que s’était proposé l’auteur de cette méthode, comme il le dit en plusieurs endroits de ses ouvrages, était d’abréger le temps des études et de rendre l’instruction plus facile : comment croire, d’après cela, et surtout d’après la justesse d’esprit qu’on remarque dans ces idées fécondes en résultats, que Gui soit aussi l’auteur d’une autre méthode de solmisation qui fut mise en vogue peu de temps après lui, et qui fut une des erreurs les plus funestes introduites dans la musique[103] ? Je m’explique.

Vers le temps de Gui, mais vraisemblablement après lui, un musicien inconnu imagina de substituer à la division de l’échelle par tétracordes des Grecs, et à celle que Grégoire avait faite par octaves, conformément à la constitution des tons du chant de l’église, une autre division qui ne comprenait que six notes, et qui fut appelée, à cause de cela, hexacorde. Serait-ce parce que Gui d’Arezzo n’avait indiqué dans son exemple de l’hymne de saint Jean que six notes différentes, qu’on en a tiré la conclusion qu’il avait voulu réduire à l’hexacorde les formules de l’échelle musicale, et qu’il avait supprimé la septième note, si nécessaire pour arriver au complément de l’octave, après laquelle seulement les tons et les demi-tons se représentent dans un ordre régulier comme ils sont dans la première formule ? Cela est vraisemblable. Quoi qu’il en soit, il est certain que dans les écrits de Gui qui sont en manuscrit à la Bibliothèque royale de Paris, ni dans ceux qui ont été publiés par l’abbé Gerbert[104] on ne trouve aucune notion ni des noms de notes, ni de la division de l’échelle en hexacordes, ni des conséquences de ce bizarre et déraisonnable système. Les successeurs immédiats de ce moine, parmi les écrivains sur la musique tels que Bernon, Hermann Contract et Guillaume, abbé d’Hirschau, ne parlent pas plus de ce système ; et Jean Cotton, qui paraît avoir vécu postérieurement à 1050, est le plus ancien auteur qui me semble en avoir parlé. À ce qu’il en dit, il ajoute que de son temps les Anglais, les Allemands et, les Français étaient les seuls qui fissent usage du nom des notes ut, ré, mi, etc.,[105], et que les Italiens avaient adopté d’autres syllabes. Cette assertion est d’autant plus singulière que dans les temps modernes les Allemands et les Anglais ne solfient que par les lettres, et que les Italiens ont conservé le système des hexacordes long-temps après qu’il eut été abandonné par tous les autres peuples.

Quel qu’ait été l’auteur du système de la division de l’échelle en hexacordes, et de la solmisation par ce système, il est certain qu’il introduisit dans l’art une des erreurs les plus singulières que l’histoire signale, et qu’à une méthode de chant simple et facile, il en substitua une autre hérissée de difficultés et d’embarras. Si tous les chants avaient été renfermés dans l’intervalle de six notes, la nouvelle méthode n’aurait pas eu d’inconvéniens ; mais il n’en était pas ainsi, et souvent la mélodie descendait plus bas que la note la plus grave de l’hexacorde, ou s’élevait au-dessus de la plus haute. De là naissait la nécessité de changer souvent d’hexacorde, et de passer de l’un à l’autre plusieurs fois dans le cours d’un même chant. Ces changemens d’hexacordes furent appelés muances. Voici quel en était le mécanisme.

L’échelle des sons alors employés dans la musique s’étendait depuis le sol grave de la voix de basse, jusqu’au mi supérieur des voix de femme ou d’enfant, ce qui présentait une étendue de deux octaves et une sixte. On divisa cette étendue en sept hexacordes dont le premier commençait au sol grave, le second à ut, le troisième, à fa, le quatrième, à sol au-dessus de ce fa, le cinquième, à ut (octave supérieure), le sixième, à fa (octave supérieure), le septième, à sol aigu. Mais dans l’étendue de l’échelle divisée de cette manière, le septième son, que nous désignons aujourd’hui par la syllabe si, se présentait trois fois, tantôt à l’état de bémol, tantôt à celui de bécarre, suivant la nature des tons du plain-chant ; or, dans le système des hexacordes, il n’y avait point de nom pour cette note, puisqu’on avait réduit les syllabes appellatives au nombre de six, c’est-à-dire, ut, ré, mi, fa, sol, la. C’est l’absence de cette septième note qui causait tous les embarras de la solmisation par hexacordes, car pour remplir l’intervalle qu’elle laissait dans l’étendue de l’échelle, on n’imagina pas de meilleur moyen que de changer le nom des notes, suivant les circonstances, et d’appeler ut tantôt sol, tantôt fa, tantôt ut ; en sorte que le premier hexacorde, qui commençait par sol grave, au lieu d’être solfié par les syllabes sol, la, si, ut, ré, mi, l’était par ut, ré, mi, fa, sol, la ; le deuxième, commençant par ut, était solfié par les mêmes syllabes ; enfin, la troisième, qui commençait par fa, et dont les notes auraient dû être appelées, fa, sol, la, si bémol, ut, ré, était aussi solfié par les mêmes syllabes ut, ré, mi, etc. ; et ainsi des autres. La conséquence inévitable d’un tel système est que chaque note avait trois noms dont il fallait l’appeler en solfiant, suivant les circonstances ; car lorsqu’une mélodie sortait des bornes de l’hexacorde, il fallait, avant que cette sortie eût lieu, changer ut en fa ou en sol, sol en ut ou en fa, fa en ut ou en sol, et nommer les autres notes d’après ces changemens. La règle principale de ces muances était qu’il fallait appeler les deux notes de demi ton qui se trouvent entre mi, fa, et si, ut, des noms de mi-fa, quand ces notes montaient, et de fa-mi, quand elles descendaient. Plusieurs fois de pareils changemens se présentaient dans le cours d’une mélodie, et de là résultait une incertitude sur le nom qu’il fallait attribuer aux notes, incertitude dont n’étaient pas toujours exemptés les chanteurs qui avaient acquis le plus d’habitude par la pratique.

Bien que les gammes d’hexacordes commençant par sol, par ut ou par fa se nommassent toutes trois ut, ré, mi, fa, sol, la, elles n’étaient point désignées de la même manière : chacune avait son nom particulier. Ainsi, la gamme qui commençait par ut ne contenait point le septième son que nous appelons si ; on lui donnait à cause de cela le nom d’hexacorde naturel ; la gamme qui commençait par fa, avait pour quatrième note le si bémol, et on l’appelait hexacorde mol ; enfin, celle qui commençait par sol avait pour troisième note le si bécarre : on lui donnait le nom d’hexacorde dur. De là vient qu’on rencontre souvent chez les anciens auteurs cette manière de s’exprimer : chanter par nature, par bémol, par bécarre.

Pour aider à reconnaître les notes dans la solmisation, on avait imaginé de représenter la position des vingt sons de l’échelle générale sur le bout des doigts et sur les phalanges d’une main gauche ouverte ; on avait établi un certain nombre de règles concernant le passage d’une note à l’autre, suivant les divers cas, et cette main se plaçait comme un indicateur universel dans toutes les écoles, et dans tous les traités élémentaires de musique. On disait d’un homme qui connaissait bien toutes les règles des muances qu’il savait sa main.

Tel était ce système monstrueux de division de l’échelle musicale et de solmisation qui s’établit dans le cours du onzième siècle, et qui, malgré tous ses inconvéniens fut établi en peu de temps dans toute l’Europe avec un succès tel, que lorsqu’on voulut revenir à des principes plus naturels, une résistance très active fut opposée aux efforts des réformateurs, comme je le ferai voir plus loin. Ce n’est pas un des traits les moins singuliers de l’histoire de la musique, que celui du succès de cette bizarre et fausse méthode de solmisation ; car les difficultés qu’on a tant de fois signalées dans le système de la musique actuelle, difficultés qu’on a, ce me semble, exagérées, ne sont que des jeux d’enfant, en comparaison de celles qui sont inhérentes à la méthode des hexacordes.


MOYEN-ÂGE.
Continuation.

formation d’un système de musique mesurée.


J’ai dit, en parlant de la musique des Grecs que la mesure de cette musique n’avait point été conçue d’une manière abstraite et qu’elle n’était que le résultat d’un sentiment prosodique, et d’un besoin que le rhythme poétique avait fait naître. Absorbée par ce sentiment de prosodie et de rhythme, l’oreille des Grecs ne comprenait la mesure musicale que d’une manière accessoire, et que comme une dépendance immédiate de la poésie.

Conservée par saint Ambroise dans le chant de l’église, cette mesure rhythmique était néanmoins affaiblie par la perte de l’accent qui, bien moins sensible dans la langue latine que dans la grecque, s’anéantit de plus en plus lorsque l’oreille des peuples de l’Italie eut contracté l’habitude d’entendre le dur langage des barbares du Nord ; langage dépourvu de cadence et surchargé de sons gutturaux. Telle fut la rapidité de la décadence du chant à cet égard, qu’à l’époque de la réforme du système musical par saint Grégoire, c’est-à-dire, environ deux cents ans après la mort d’Ambroise, il ne restait presque plus de traces de l’ancienne prosodie chantée, et que le réformateur put en faire disparaître le peu de ce qui en existait encore, sans offenser l’oreille de ses contemporains. L’égalité des temps musicaux s’établit si bien alors qu’il n’apparaît pas un signe de durée dans tout le chant noté des antiphonaires et des graduels qui sont parvenus jusqu’à nous, depuis le huitième siècle jusqu’à la fin du treizième. L’habitude était si bien établie à cet égard, que ce ne fut pas sans peine qu’on en revint au chant prosodié, que beaucoup de personnes éminentes dans l’église crurent qu’un chant de cette nature n’avait pas la dignité convenable au service divin, et que les chartreux s’obstinèrent même jusqu’à la suppression de leur ordre en France à le repousser et à chanter toutes les syllabes en notes égales.

Mais une question se présente : question importante, fondamentale à l’égard de la musique mesurée, et qui, par une singularité inexplicable, n’a fixé l’attention d’aucun des historiens de la musique, ou qui, du moins, n’a donné lieu à aucune recherche sérieuse. Cette question est celle-ci : N’y a-t-il point eu au moyen-âge d’autre genre de musique que celui de l’église ? c’est-à-dire, les peuples n’ont-ils eu de chants de guerre, d’amour, de joie ou de douleur qui ne fussent dépouillés de rhythme, comme les mélodies ecclésiastiques ? S’il en était ainsi, ces peuples auraient été sans passions, ce qui n’est point admissible. J’ai dit que dans les temps des plus grandes calamités du monde occidental, la musique se réfugia dans l’église qui la sauva en la transformant. Mais les malheurs dont furent accablés les peuples des Gaules, de l’Espagne et de l’Italie furent adoucis après le septième siècle. L’esclavage régnait partout, mais on avait perdu le sentiment et l’amour de la liberté. Les serfs du Nord nous apprennent qu’il y a aussi des chants mesurés pour l’esclavage, et nous devons croire qu’avant qu’il y eût des troubadours et des trouvères, les Francs éprouvaient aussi le besoin de chanter leurs plaisirs ou leurs peines sur un ton plus animé que celui de la prière.

Mais qui me porte donc à parler ici d’une manière conjecturale, lorsque des monumens d’une autorité irrécusable viennent à mon secours ? ces monumens, il est vrai, sont restés jusqu’à ce jour dans un profond oubli et ne paraissent pas, au premier aspect, avoir un rapport immédiat avec le sujet qui m’occupe en ce moment ; mais je pense qu’il me suffira d’en faire une légère analyse pour démontrer leur importance, et pour faire voir qu’ils nous fournissent la preuve de l’existence d’une musique mesurée dès la première moitié du neuvième siècle.

Un manuscrit qui a appartenu autrefois à l’église Saint-Martial de Limoges, et qui se trouve maintenant à la Bibliothèque royale de Paris (sous le n° 1154), contient (fol. 136 v°) une chanson latine composée par Angelbert sur la bataille de Fontenai (en 842). J’ai parlé déjà de cette pièce qui est notée en notation saxonne, et qui a pour titre : Versus de bella qui fuit acta Fontatnieto[106]. Je crois qu’on ne verra pas sans intérêt les premiers couplets de cette chanson, le plus ancien monument authentique de la musique mesurée et de la poésie chantée du moyen-âge. (On en trouvera la musique avec la traduction notée à la planche d.)

Aurora cum primo mane
Tetram noctem dividens
Sabbatum non illud fuit.
Sed Saturni dolium
De fraterna rupta pace
Gaudet Dæmon impius.

Bella clamant hinc et inde,
Pugna gravis oritur,
Frater fratri mortem parat.
Nepoti avunculus
Filius nec patri suo
Exhibet quod meruit.

Le rhythme de ces vers est celui du ïambique pur, qui, par la disposition alternative de ses longues et de ses brèves, correspond exactement à la mesure ternaire de la musique. La mélodie de la chanson d’Angelbert ne peut donc être traduite en notation moderne que dans la mesure à trois temps. Remarquez aussi que par un artifice de la poésie, le repos final de la phrase se

Manuscrit de la Bibliothèque Royale de Paris,
fonds de Saint-Martial de Limoges, No 1154. Fol. 136. [107]


Fig. 1.


Fig. 2.Traduction en Notation moderne.
VERSUS DE BELLA QUAE FUIT
ACTA FONTANETO.

\language "italiano"
melody = \relative do' {
  \set Staff.midiInstrument = #"trumpet"
  \clef treble
  \key fa \major
  \tempo 4=90
  \time 3/4
    fa2 fa4 | sol( la) fa | sol2 re4 | re2 \tuplet 3/2 { re8( mi fa) } |sol2 mi4 | fa( sol) mi8 fa | \break
    sol4( la) fa | sol( la2) | fa fa4 | sol( la) fa | sol2 fa8 sol | la2 fa4 | \break
    mi4( fa) re | mi2 fa8 sol | la4( \stemUp sib) sol | sol8( la fa2) | fa sol4 | la2 \tuplet 3/2 { fa8( sol la) } | \break
    sol2 re4 | mi( fa) \tuplet 3/2 { fa8( sol la) } | sol4( la) sol | fa2 \tuplet 3/2 { fa8( sol la) } | la4( sib) sol | sol( fa2) \bar "||"  
}    

textA = \lyricmode {
  Au- ro- ra, cùm pri- mo ma- ne te- tram noc- tem _
  di- vi- dens, sab- ba- tum non il- _ lud fuit, _
  sed Sa- tur- ni _ do- li- um. De fra- ter- nâ
  rup- tâ pa- ce gau- det De- mon im- pi- us.
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
    \new Lyrics \lyricsto mel \textA
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
  \midi { }
}
\header { tagline = ##f}
présente de trois vers en trois vers. Ce genre de disposition rhythmique a été considéré long-temps après comme une nouveauté.

L’exemple qu’on vient de voir d’une mélodie rhythmée par la poésie n’est pas le seul qui se trouve dans le manuscrit d’où je l’ai tiré : on y voit aussi une lamentation sur la mort de Charles-le-Chauve (Planctus Karoli) composée dans le neuvième siècle et notée à la manière saxonne, morceau singulier dont l’existence a été ignorée de tous les historiens ; la complainte de l’abbé Hugues, du même temps et aussi notée ; la chanson de Godeschalch, la complainte de Lazare, par Paulin, la chanson du duc Henri, par le même, et, ce qui est peut-être d’un intérêt historique plus vif encore, on y trouve aussi la mélodie notée des vers anapestes qui sont au premier livre de la consolation philosophique de Boèce :

O stelliferi conditor orbis,
Etc.


et le chant de la septième ode du quatrième livre du même ouvrage :

Bella quis quinis operatus annis
Ultor Atrides
, etc.

Qui sait si la mélodie mesurée du premier de ces morceaux où le ministre de Théodoric déplorait dans sa prison les misères de la condition humaine, n’est pas celle qu’il composa lui-même, et si nous n’avons pas dans ces chants de précieuses reliques de la musique de l’Italie, sous la domination des Goths ? Quoi qu’il en puisse être, tous les morceaux que je viens de citer, ainsi qu’une chanson érotique en langue latine et notée, qui se trouve dans un autre manuscrit de Saint-Martial de Limoges (n° 1118 de la Bibliothèque royale de Paris), fournissent des preuves irrécusables de l’existence aux neuvième et dixième siècles d’un chant mesuré, rhythmé, et vraisemblablement populaire, qui était essentiellement différent du chant égal de l’église[108].

Si une opinion contraire à l’existence d’une telle musique dans ces temps reculés s’est établie parmi tous les historiens de la musique, c’est que ne trouvant dans tous les traités de musique antérieurs au douzième siècle que des ouvrages relatifs au chant ecclésiastique, ils n’ont pu soupçonner qu’il y avait un autre genre de musique dont on n’avait pas parlé. Tout ce que Gerbert a rassemblé d’ouvrages de ce genre pour les deux premiers volumes de sa collection a été fait par des moines ou des abbés qui, par état, ne pouvaient écrire que sur le plain-chant. Qu’est-il arrivé de là ? C’est qu’on a mis en doute l’identité d’un auteur qui a parlé de la musique mesurée à une époque où tous les autres ne traitaient que de la musique-plaine. Cet auteur est Francon de Cologne[109], qui fut écolâtre de Liège, qui écrivait déjà en 1055, et qui vivait encore en 1083. MM. Kiesewetter et de Winterfeld ne croient pas que l’écolâtre de Liège fût le même que l’auteur des plus anciens traités de la musique mesurée et de l’harmonie régulière qui sont parvenus jusqu’à nous : c’était aussi l’opinion de Perne, qui croyait que Francon de Cologne avait dû écrire à la fin du douzième siècle ou au commencement du suivant. Ses notes prouvent qu’ainsi que MM. de Winterfeld et Kiesewetter, il pensait qu’il était impossible que dans le court espace écoulé depuis la date des ouvrages de Gui d’Arezzo, le système de musique mesurée exposé par Francon eût pu s’établir ; car celui-ci ne s’en donne pas pour l’inventeur, et en parle comme d’une chose connue avant lui.

Elle l’était en effet, et depuis long-temps, car la base du système de la musique mesurée ne se trouve pas dans la forme de la notation, mais dans la division du temps. Or, on vient de voir que si le temps ne se divisait que d’une manière égale et absolue dans le chant ecclésiastique, il n’en était pas de même dans le chant mondain, et qu’un des caractères mélodiques de celui-ci consistait dans le rapport des modifications de la durée. Quant à la manière de représenter ces modifications par des signes, elle a pu être d’espèce diverse au moyen-âge, antérieurement au temps où Francon et Gui, lui-même, ont écrit. Que si l’on eût réfléchi sur les exemples d’une musique instrumentale des Cambro-Bretons, fournis par Burney et Walker, musique antérieure au onzième siècle, on se serait convaincu que toutes les divisions du temps musical étaient déjà connues, pratiquées et représentées par des signes avant que Francon écrivît. Indiquer avec précision l’époque où les modifications de la notation lombarde appliquées à la musique mondaine ont donné lieu au système de notation mesurée qui a été exposé par Francon, serait impossible, en l’absence de documens authentiques ; cependant il me paraît vraisemblable que cette transformation s’est faite au plus tard vers la seconde moitié du dixième siècle, dans quelque école particulière de l’Allemagne, et que de là elle s’est répandue en Europe avec d’autant plus de lenteur et de difficulté, que la plupart des écoles de musique avaient pour objet le chant de l’église, où la diversité des valeurs de temps n’était pas admise. Il ne faut pas oublier, dans l’examen de ce qui concerne la notation, qu’on ne peut établir pour le moyen-âge de règle générale d’après le contenu d’un traité de l’art, ou l’âge d’un manuscrit ; car, ainsi que je l’ai dit, dans ce temps où les communications étaient difficiles, il y avait autant de systèmes que d’écoles ; là on était dans une voie d’avancement ; ailleurs on semblait ignorer tout ce qui s’était fait depuis plus de cent ans. Et, pour parler d’un fait des plus remarquables parmi ceux qui s’offrent à ma mémoire, n’est-il pas singulier qu’au moment où la notation lombarde, modifiée par les lignes, était en usage dans une grande partie de l’Italie, Gui d’Arezzo semble n’en avoir pas connu d’autre que celle du pape Grégoire, appliquée au même système de lignes qui ne lui était d’aucune utilité ?

On ne s’est pas aperçu qu’en rapprochant de nous l’époque où le système de la musique mesurée a été formé, on n’a fait que déplacer la difficulté. Avant que j’eusse fait connaître les compositions régulières à trois voix d’Adam de Le Hale, trouvère du treizième siècle (voyez ce nom dans la Biographie), et des maîtres italiens du quatorzième, lorsqu’on ne connaissait enfin presqu’aucune production de ce genre, antérieure à 1450, il était permis de croire que le système de la notation mesurée ne s’était établi qu’à une époque rapprochée de cette dernière : mais comment croire que si ce système n’avait pris naissance que vers la fin du douzième siècle, ou au commencement du treizième, il y eût déjà en 1250 des musiciens qui écrivaient des chansons en langue vulgaire à trois voix, bien supérieures, sous le rapport de l’art de lier les diverses valeurs de notes, à l’état des connaissances indiqué dans les écrits de Francon ? La difficulté de concilier ces faits deviendra bien plus grande encore, lorsque je ferai connaître dans mon Histoire générale de la musique le contenu de deux manuscrits de la Bibliothèque royale de Paris, dont l’un, daté de l’année 1187, contient deux traités des règles du déchant (harmonie ou contrepoint) alors en usage, partie en langue romane, partie en latin, avec trois morceaux à deux et à trois voix, et dont l’autre renferme un grand nombre de motets singuliers à deux voix, où l’une chante les paroles et l’air d’une chanson française, tandis que l’autre l’accompagne sur des paroles latines de l’antiphonaire ou du graduel. Je publierai aussi des extraits d’un autre manuscrit fort important qui a appartenu à l’abbé de Tersan, et dont l’original et la copie, faite par Perne, sont aujourd’hui dans ma bibliothèque. Ce traité de musique, daté de 1226, contient toutes les règles de la musique mesurée, des motets et des chansons françaises à trois voix. Tous ces monumiens et beaucoup d’autres que j’ai découverts, et que je ferai connaître, établissent d’une manière certaine la progression de la musique mesurée et de l’art d’écrire à plusieurs voix, depuis le onzième siècle jusqu’au milieu du quinzième, où la lumière commence à luire pour tous les historiens de la musique.

Résumant tout ce qui précède, je dirai donc que dès 850, et probablement auparavant, il existait une musique mesurée et rhythmée à l’usage du peuple et des gens du monde, tandis que le chant de l’église était dépourvu de rhythme et de mesure ; que ces deux genres de musique se sont distingués par là jusqu’au douzième siècle ; que par l’effet de cette différence, les progrès de l’art d’écrire en harmonie à plusieurs voix étaient déjà sensibles dans la musique mondaine, lorsque la musique d’église en était encore à la rude diaphonie à notes égales et en accords sans liaisons ; et conséquemment qu’on n’est point fondé à nier l’existence de l’une à cause de l’état peu avancé de l’autre. Enfin, je dirai que de ce que Gui d’Arezzo n’a parlé ni des proportions de la mesure musicale, ni de l’art d’enchaîner les voix dans l’harmonie des sons simultanés, il ne faut pas conclure que Francon, le plus ancien auteur qui a traité de ces choses, et dont les ouvrages sont parvenus jusqu’à nous, a vécu long-temps après lui. Ce Francon, écolâtre de Liège, est bien le même que Francon de Cologne : c’est lui que Trithême appelle Theutonieus, et ses livres concernant la musique mesurée et le déchant ont été certainement écrits dans l’intervalle de 1050 à 1080. Il n’y a rien de solide à objecter contre l’évidence de ces faits.

Après cette discussion, trop longue peut-être pour les proportions du résumé de l’histoire de la musique, mais nécessaire par l’importance de son objet, j’arrive à l’exposé succinct du système de musique mesurée que nous a fait connaître Francon.

Cet auteur a écrit son ouvrage pour qu’il servît, dit-il, d’instruction complète à l’usage des copistes[110]. Il se proposait de recueillir ce que d’autres avaient dit de bon et d’utile sur la musique mesurée, de corriger leurs erreurs, et de prouver la nécessite de ce qu’il avait inventé[111]. Ainsi, son livre marque un temps de progrès et non de création absolue.

La définition donnée par Francon de la musique mesurée est celle-ci : « La musique mesurable est le chant divisé dans le temps par des longues et des brèves[112]. C’est d’abord, comme on le voit, la notion de la mesure musicale telle que la concevaient les Grecs et les Romains ; c’est celle qu’on aperçoit dans les morceaux de mélodie mesurée et rhythmée du neuvième siècle que j’ai citées précédemment ; cependant, un peu plus loin (chapitre 4e), Francon fait connaître trois figures simples et principales de la division du temps : ces figures sont celles de la longue, de la brève et de la semi-brève, ou moitié de la brève, quantité inconnue aux peuples de l’antiquité grecque et latine. De plus, la longue peut être doublée, ou réduite à la moitié de sa valeur, ou augmentée d’un tiers par l’adjonction d’un point qui se place après la note et qu’on appelle point de perfection. Le système de la division du temps en valeurs binaires, appelées imparfaites, et en valeurs ternaires ou parfaites ; les combinaisons des trois sortes de durées, et les diversités de valeurs qui distinguent les signes, par suite de ces combinaisons, remplissent la plus grande partie de l’ouvrage de Francon. Toutes ces choses démontrent une transformation totale du sentiment de la mesure et du rhythme des anciens en celui d’une mesure musicale absolue, indépendante de toute condition de quantité poétique. Cette transformation a été, sans nul doute, accomplie dans l’intervalle de 850 à 1050. Elle fut radicale, et elle exerça sur les progrès de l’harmonie et de la mélodie une influence très active.

La forme des notes de diverses valeurs du temps de Francon n’était pas ronde comme celle des notes de la musique moderne[113] ; la longue et la brève étaient carrées ; la première avait une queue verticale ; l’autre n’en avait pas. La semi-brève était en forme de losange, sans queue. Ces figures de notes ne sont, comme je l’ai dit précédemment, que le résultat de modifications successives de la notation lombarde. On retrouve aussi des traces de cette origine dans les ligatures ou liaisons de notes par des signes de notation collective qui furent conservés jusqu’au dix-septième siècle, et qui sont un des traits caractéristiques des notations saxonne et lombarde. Dans les plus anciens exemples de ces ligatures de musique mesurée, les formes primitives sont conservées ; mais le besoin de varier les valeurs dans les diverses combinaisons de ces durées, a donné lieu à des modifications successives qui ont fait oublier la source de ces ligatures, comme on a oublié celle de toutes les autres parties de la notation.

Jusqu’à la fin du treizième siècle, il n’y eut dans la musique mesurée que les combinaisons de la longue, de la brève et de la semi-brève ; on y ajouta ensuite une quatrième valeur qui représentait la moitié ou le tiers de la durée de la semi-brève, suivant les circonstances : on l’appela minime. Sa figure était celle d’une semi-brève à laquelle on ajoutait une queue. L’addition de cette queue était faite d’après un principe différent de celui qui en avait fait donner une à la longue, car dans celle-ci la queue était un signe d’augmentation de la valeur de la note carrée, et dans la minime, elle était un signe de diminution de la note losange. Dans la musique moderne, une seule note a reçu l’addition de la queue pour en diminuer la valeur : cette note est la ronde, qui se transforme en blanche. À la minime, qui était la plus petite des valeurs de notes, fut ajoutée la maxime dans le quatorzième siècle. Celle-ci était la plus considérable de toutes les valeurs, car elle avait la durée de deux ou de trois longues, suivant les circonstances.

La mesure ternaire fut considérée comme la plus parfaite dès l’origine de la musique mesurée, et les valeurs qui entraient dans sa composition furent combinées d’après le même système. Ainsi chaque figure de note était ou parfaite ou imparfaite. Si la maxime était parfaite, elle valait trois longues ; elle n’en valait que deux si elle était imparfaite. La longue pouvait être imparfaite lorsque la maxime était parfaite, et réciproquement ; cela était de peu d’importance, car le nombre de longues qui correspondait à la valeur de la maxime était invariablement fixé par la nature de celle-ci. La longue parfaite valait trois brèves ; l’imparfaite n’en valait que deux. Si la longue était parfaite, la maxime valait neuf brèves ; elle n’en valait que six si la longue était imparfaite. La maxime s’appelait mode majeur parfait si elle valait trois longues ; mode majeur imparfait, si elle n’en valait que deux. La longue parfaite s’appelait mode mineur parfait ; la longue imparfaite, mode mineur imparfait

La brève parfaite valait trois semi-brèves ; l’imparfaite n’en valait que deux. On appelait la première, temps parfait, et l’autre, temps imparfait. Quand la brève était parfaite, la longue parfaite valait neuf semi-brèves, et la maxime parfaite en valait vingt-sept. La valeur de la longue et de la maxime diminuait d’un tiers à l’égard de la semi-brève quand la brève était imparfaite.

La semi-brève parfaite valait trois minimes ; elle n’en valait que deux si elle était imparfaite. La première était appelée prolation majeure ou parfaite, l’autre, prolation mineure ou imparfaite.

On indiquait la perfection ou l’imperfection du mode, du temps, et de la prolation par des signes qui se plaçaient au commencement ou dans le cours des morceaux de musique. Quelquefois la perfection ou l’imperfection accidentelle des notes était marquée par leur couleur ; cela avait lieu lorsque les règles ordinaires de la notation étaient insuffisantes pour faire reconnaître la nature des figures de notes, particulièrement dans les liaisons. Alors les notes peintes en noir étaient toutes du mode parfait, et les rouges ou les noires vides à leur centre étaient du mode imparfait. Il en était de même à l’égard du temps et de la prolation.

Il y a bien de la complication dans un tel système de notation mesurée, mais ce n’est rien encore, car les règles générales qui viennent d’être indiquées étaient modifiées par une multitude de cas particuliers, où telle note qui semblait devoir être parfaite par sa nature, était rendue imparfaite par les combinaisons de notes qui la précédaient ou la suivaient, et réciproquement. Tel était l’embarras qui résultait de tous ces cas d’exception, que les chanteurs n’étaient pas les seuls qui s’y trompassent ; les compositeurs eux-mêmes tombaient souvent, à cet égard, dans de graves erreurs, qui sont relevées avec aigreur dans plusieurs traités de musique du quinzième et du seizième siècle.

Tant de difficultés ne parurent pas assez grandes aux musiciens de ce temps ; car ils imaginèrent d’écrire chaque partie de voix ou d’instrument de leurs compositions dans des systèmes différens, de telle façon que les notes en apparence les plus longues devaient être souvent exécutées rapidement, tandis que d’autres notes, qui semblaient avoir peu de valeur, représentaient, au contraire, des durées beaucoup plus considérables. Ce système s’appela celui des proportions. Un ancien auteur, Gafori ou Gaforio (voy. ce nom dans la Biographie) a donné des exemples de plus de cent manières dont ces proportions pouvaient s’établir, et sa table n’est pas complète. Il semblait que tous ces écrivains de musique se fussent proposé de rendre leurs ouvrages inexécutables. Singularité d’autant plus remarquable, qu’il était impossible qu’ils notassent ainsi leurs compositions, lorsqu’ils les écrivaient. Ils se servaient alors de la tablature, manière simple de les écrire en partition ; et ce n’était qu’après avoir fini ce travail, qu’ils se mettaient l’esprit à la torture afin de trouver des combinaisons mystérieuses de notation pour chaque voix. On croyait avoir atteint le comble de la perfection quand on était parvenu à rendre douteuse la valeur de la plupart des notes, et conséquemment à nuire à la bonté de l’exécution. Je ne me souviens pas qu’aucun historien de la musique ait signalé cette bizarre aberration d’esprit, bien digne de remarque cependant.

Dans les dernières années du seizième siècle, des hommes de génie commencèrent à comprendre combien était ridicule un tel système de notation et combien il était contraire aux intérêts de l’art, ils ne purent substituer tout à coup un système nouveau de notation mesurée à celui qui était en usage, parce que les habitudes des musiciens leur opposaient d’insurmontables obstacles ; mais ils renoncèrent aux combinaisons les plus difficiles et les moins raisonnables. Insensiblement le système se modifia, et l’on en vint par degrés à une réforme complète[114].

Dès la fin du quinzième siècle, il paraît qu’un système de notation particulière pour la musique d’orgue avait été imaginé en Allemagne. L’obligation d’écrire une multitude d’ornemens d’un mouvement rapide ne permettait pas de faire usage de la notation ordinaire pour cet instrument, pour le clavecin, le clavicorde et l’épinette. Deux systèmes furent inventés pour satisfaire à un besoin généralement senti : l’un fut composé de notes rondes, blanches ou noires qu’on écrivait comme dans une espèce de partition sur des portées de six, de sept ou de huit lignes ; l’autre système, qu’on appelait la tablature, était formé de lettres surmontées de signes de durée. L’un et l’autre furent employés concurremment pendant le seizième siècle ; mais celui des notes finit par dominer, et ce fut lui qui, se mêlant à l’ancien système de notation mesurée, finit par le modifier, et par amener cette notation à l’état où elle est maintenant.


MOYEN-ÂGE.
Continuation.

mélodie. contrepoint.


Quand le moment fut venu où le besoin d’une harmonie plus douce que la diaphonie ou l’organum se fit sentir, on commença par mêler ensemble des intervalles de nature différente, au lieu d’avoir des suites non interrompues d’intervalles semblables ; mais l’habitude qu’on avait d’entendre l’organum fut cause de la difficulté qu’on éprouva long-temps à éviter les successions immédiates de quintes ascendantes ou descendantes, dont l’effet désagréable résulte de la sensation qui se manifeste à l’oreille de tons différens sans liaison. Avant le quinzième siècle, ces successions vicieuses ne disparurent pas entièrement de l’harmonie, mais elles devinrent de plus en plus rares.

L’harmonie formée de successions d’intervalles divers paraît avoir reçu, dès le commencement du onzième siècle, le nom de discantus, en vieux français, déchant. Francon de Cologne est le plus ancien auteur chez qui ce mot se rencontre ; mais les exemples qu’il en donne et qui ont été publiés par l’abbé Gerbert sont inintelligibles, à cause des fautes qui ont été faites par le copiste dans le manuscrit dont on s’est servi pour l’impression de l’ouvrage. Quant à l’exemple publié par Burney, d’après un manuscrit qui est en Angleterre, il y a lieu de croire qu’il a été écrit long-temps après Francon, car la succession des intervalles dans ce morceau n’est point conforme aux règles du déchant données par lui-même. Il est regrettable qu’un beau manuscrit des deux ouvrages de cet auteur, qui se trouvait autrefois à l’abbaye de Lire, en Normandie, ait disparu depuis la révolution française de 1789 : il aurait vraisemblablement fourni les moyens de restituer ces passages importans de l’ouvrage de Francon à leur état primitif. Heureusement nous pouvons nous former une opinion juste des premiers temps de l’art d’écrire l’harmonie, par un morceau de chant à deux parties qui se trouve dans un manuscrit du onzième siècle à la Bibliothèque royale de Paris (in-4°, n° 1139, pag. 78). Ce morceau, écrit en notation lombarde, a été inconnu à tous les historiens de la musique ; c’est le plus ancien spécimen authentique d’une harmonie quelque peu régulière. Je regrette que les bornes de ce résumé ne me permettent pas d’en donner le fac-similé, avec sa traduction en notes modernes, et les analyses qu’il mérite[115]. Je dirai pourtant qu’on y voit les parties se mouvoir par mouvement contraire, et passer de la quinte à l’octave, de la tierce à la quarte, de l’unisson à la tierce, etc. L’existence d’un commencement d’art d’écrire y est évident. Depuis l’époque où ce morceau a été écrit jusqu’à ce jour, les monumens progressifs de cet art, appartenant à des époques assez rapprochées, sont parvenus jusqu’à nous ; mais la plupart de ces monumens n’ont point été connus des historiens de la musique, qui se sont trop pressés de dire qu’il existait une immense lacune dans l’histoire de l’harmonie. On a prétendu que cette lacune s’étendait depuis le douzième siècle jusqu’au quinzième ; mais déjà j’ai publié (dans la Revue musicale) une chanson française à trois voix composée vers 1270, et tirée d’un recueil qui contient plusieurs morceaux du même genre ; j’ai fait connaître les noms de plusieurs musiciens italiens du quatorzième siècle, et j’ai donné une composition à trois voix du plus célèbre d’entre eux, avec la traduction en notes modernes ; enfin j’ai publié un rondeau à trois voix d’un musicien français qui écrivit sous les règnes de Philippe-le-Bel ou de Philippe-le-Long, c’est-à-dire depuis 1314 jusqu’en 1320, et le manuscrit d’où j’ai tiré cette pièce en contient beaucoup d’autres latines et françaises. D’autres manuscrits de l’ancien couvent de Saint-Victor de Paris, m’ont fourni des morceaux de deux et trois voix de la fin du douzième siècle, et du commencement du treizième ; le traité de musique du treizième siècle, de la bibliothèque de l’abbé de Tersan, dont l’original et la copie sont maintenant dans la mienne, contient des motets et des chansons à trois voix ; un autre traité manuscrit du quatorzième siècle qui a appartenu à M. Roquefort m’a fourni des chansons et des canons à deux et à trois voix ; enfin les œuvres manuscrites du poète-musicien Guillaume de Machault renferment des ballades, des motets, des rondeaux et une messe à quatre voix qui a été chantée au sacre de Charles V, roi de France. Qu’on joigne à cela un manuscrit qui appartient à M. Guilbert de Pixérécourt et qui contient une collection de pièces de différens genres de Guillaume Dufay, de Binchois, de Busnois, de Firmin-Caron, et d’autres musiciens qui vécurent vers la fin du quatorzième siècle ou au commencement du quinzième ; des fragmens de messes du même Dufay (à quatre voix), d’Éloy, et d’autres qui ont été publiés par M. Riesewetter, les traités de musique de Marchetto de Padoue, un manuscrit précieux de Philippe de Vitry qu’on a cru perdu et que j’ai retrouvé, un ouvrage important de Jean de Muris sur le contrepoint, qui n’a point été publié, le manuscrit complet des œuvres de Tinctoris, que je possède, et qui, important sous le rapport de la didactique, ne l’est pas moins par la multitude de fragmens qu’il renferme de compositions écrites depuis le commencement du quinzième siècle jusqu’en 1474, et beaucoup d’autres sources de renseignemens authentiques qui ont été inconnues ou qu’on a négligées, on aura une idée de la facilité qu’il y a de connaître quels furent les progrès de l’harmonie depuis l’origine de cet art jusqu’à ce quinzième siècle qu’on a considéré comme le commencement de nos connaissances positives sur l’ancienne composition à plusieurs parties.

Si l’on veut faire une analyse rapide des développemens de l’art d’écrire en harmonie pour plusieurs voix, on trouvera que chaque époque peut se désigner par les caractères suivans.

Onzième siècle : 1° La composition de la mélodie paraît être indépendante de l’harmonie. Elle se manifeste par des chansons populaires en langue vulgaire ou latine[116], ou par des chants d’hymnes, de répons et d’antiennes sur des paroles latines. Les chansons à voix seule, en vieux français, commencent à se répandre. C’est un trait caractéristique de cette époque que la composition de la musique se divise en deux parties distinctes, savoir : l’invention du chant qui paraît avoir été toujours dévolue au poète, et l’harmonisation de la mélodie qui se faisait après coup par un musicien. On verra plus loin quelles furent les conséquences de cette division introduite dans l’art d’écrire la musique. Il est singulier qu’une chose de cette importance n’ait été remarquée par aucun historien de la musique.

2° L’harmonie n’est qu’à deux voix. Les successions de quintes sont fréquentes : il y a plus rarement des mouvemens d’unisson ; l’octave se résout habituellement sur la tierce par mouvement contraire ; la sixte n’est point employée, les successions de quartes ont lieu quelquefois en descendant : on n’en trouve pas d’ascendantes.
Un seul nom de compositeur de mélodies appartenant à cette époque est parvenu jusqu’à nous : c’est celui d’Abailard. On ne connaît jusqu’à ce jour aucun des déchanteurs ou harmonisateurs de mélodies du même temps. Les monumens de cette harmonisation sont en petit nombre ; les seuls qui me sont connus sont ceux qui se trouvent dans l’ouvrage de Francon, et le morceau à deux voix du manuscrit n° 1139 de la Bibliothèque royale de Paris. Le traité du chant mesuré et des règles du déchant ou de l’harmonisation composé par Francon, est le seul ouvrage de ce genre qui soit connu.

Douzième siècle. L’invention du chant des vers continue à être dans les attributions des poètes, à qui l’on donne à cause de cela le nom de trouvères, tandis que celui de déchanteurs est toujours donné aux musiciens harmonisateurs. Dans ce siècle, la poésie en langue vulgaire se perfectionne, et la composition des chansons acquiert, sous les rapports poétique et mélodique, une importance qui fixe l’attention générale, aux dépens des progrès du déchant. Ici se présente une des époques les plus remarquables de l’histoire de la musique européenne : elle m’oblige à entrer dans quelques développemens indispensables.
L’ignorance et l’abrutissement des populations de l’Europe occidentale étaient parvenus au dernier degré vers le commencement du douzième siècle : un sommeil de mort s’était emparé des esclaves et de leurs oppresseurs ; les moines seuls semblaient avoir conservé quelque activité dans l’intelligence. Tout à coup les prédications de S. Bernard retentissent au milieu de ce morne silence. Ardent, impétueux, fort de son éloquence et de son génie prophétique, il appelle au combat tous les hommes en état de porter les armes, et les pousse à la délivrance du tombeau de Jésus-Christ et des chrétiens d’Orient, tombés sous la domination du fanatisme musulman. Alors, il y eut un but marqué dans la vie de tous ces hommes naguère condamnés à une inutile végétation. Pour quelques uns, le désir d’acquérir de la gloire ; pour le plus grand nombre, l’espoir de briser un joug insupportable et de faire du butin ; pour tous, la certitude du salut : voilà ce qui fit sortir d’un insipide repos des multitudes innombrables et les précipita sur l’Orient. Ce n’était pas seulement des hommes de guerre qui s’éloignaient des villes et des châteaux pour aller à la Terre-Sainte dans ces croisades, c’étaient aussi des oisifs de toute espèce, des poètes, des musiciens qui croyaient ne faire qu’un dévot et joyeux pèlerinage. Ces derniers ne se doutaient pas qu’ils allaient chercher en Asie des formes nouvelles pour leur art.
Ce fut pourtant ce qui arriva. On a vu dans l’aperçu historique de la musique des Orientaux que l’exécution des mélodies de tous ces peuples est surchargée d’ornemens qu’on désigne par les noms de trilles, de groupes, appogiatures, etc. ; or, il n’existait rien de semblable dans les mélodies de l’Europe, avant le douzième siècle. Les poètes-musiciens ou trouvères et les ménestrels qui se croisèrent paraissent avoir été séduits par cette nouveauté qui n’avait jamais frappé leur oreille, au moins avec tant de profusion[117]. Leur chant se modifia bientôt sur ce modèle, et pénétrant en Allemagne, en France, en Italie, y devint un objet d’enthousiasme. Les poètes-chansonniers ou trouvères se multiplièrent dans toute l’Europe pendant les douzième et treizième siècles, et les plus grands seigneurs crurent s’honorer en cultivant l’art de composer les vers et la mélodie d’une multitude de chansons qui nous ont été conservés dans les manuscrits. L’Allemagne eut des maîtres-chanteurs qui furent recherchés dans toutes les cours. L’Italie fut moins riche en trovatori, mais il y en eut en abondance en France (particulièrement dans la Picardie), et dans les Pays-Bas. Tout le monde chantait et surchargeait son chant de trilles et d’appogiatures. C’est ce que n’ont point compris ceux qui ont essayé de traduire en notation moderne les chansons du châtelain de Coucy et de Thibault, comte de Champagne et roi de Navarre, parce qu’ils ne connaissaient que d’une manière imparfaite les élémens de l’ancienne notation. Le savant M. Perne est le premier qui ait saisi le véritable sens des signes de cette notation et qui l’ait bien rendu dans son édition de la musique des chansons composées par le châtelain de Coucy ; mais il n’a pas connu l’origine des ornemens de ces chansons. Ce châtelain de Coucy, le roi de Navarre, le comte de Béthune, le comte d’Anjou, le comte de Soissons, Henri III, duc de Brabant, Adam de Le Hale, Perrin d’Angecourt, Gauthier d’Argies, Audefroi dit le Bâtard, Gilbert de Berneville, Blondeau de Nesles, Colart le-Bouteiller, Gace Brûlé, Richard de Fournival, Gauthier de Soignies, Guillaume le Viniers, et beaucoup d’autres dont la liste serait trop longue pour trouver place ici, ont acquis une brillante réputation par la composition de leurs chansons : tous ont été à la fois poètes et musiciens ; tous ont vécu dans les douzième et treizième siècles. Le nombre considérable de manuscrits où leurs ouvrages ont été conservés fournit la preuve du succès populaire qu’ils ont obtenu. Parmi tous ces trouvères, un seul paraît avoir réuni aux qualités de poète et de compositeur de mélodies, celle de déchanteur ou d’harmonisateur de ces mélodies : ce poète-musicien est Adam de Le Hale, surnommé le bossu d’Arras, qui brilla depuis 1260 jusqu’en 1280 (V. ce nom dans la Biographie).

Les nouvelles formes du chant des trouvères, ces formes surchargées d’ornemens, ayant passé de l’Orient en Europe, devinrent un objet de mode jusque dans l’église, et l’on vit tous les chantres broder au lutrin le chant et le déchant des fêtes solennelles jusqu’à l’extravagance, et transformer l’office divin en une indécente cacophonie. Il est facile de comprendre ce que pouvait être la musique où chaque chanteur improvisait non seulement sa partie d’harmonie, suivant de certaines règles, mais aussi tous les ornemens que la fantaisie lui inspirait. Les choses en vinrent au point que le pape Jean XXII se crut obligé de donner, en 1322, une bulle contre ces abus. « Cependant (est-il dit dans cette bulle) notre intention n’est pas d’empêcher que de temps en temps, et surtout aux grandes fêtes, on n’emploie sur le chant ecclésiastique, dans les offices divins, des consonnances ou accords, pourvu que le chant d’église ou le plain-chant conserve son intégrité[118]. » À diverses époques l’autorité ecclésiastique fut obligée de sévir contre les abus qui s’introduisaient dans la musique d’église, mais ces abus furent d’une autre nature, comme on le verra dans la suite.

L’engouement excessif qui se manifesta pour les ornemens de la mélodie, au temps des croisades, peut se démontrer par les exercices pour les diverses espèces de violes qu’on voit dans le traité de musique de Jérôme de Moravie, ouvrage daté de 1260. Là se trouvent plusieurs sortes de groupes, d’appogiatures et de trilles, absolument identiques avec ceux de la musique arabe. Le manuscrit de cet ouvrage est à la Bibliothèque royale de Paris (n° 1817, fonds de la Sorbonne).

Que s’il pouvait y avoir quelque doute sur l’emprunt de ces ornemens fait à la musique orientale, par les croisés, je ferais remarquer que ceux-ci ont rapporté de l’Orient les instrumens qui, depuis le douzième siècle, ont été cultivés avec le plus de succès en Europe, et que ces instrumens avaient même conservé leurs noms arabes. J’ai fait voir tout cela par des titres authentiques dans divers articles de la Revue musicale (année 1832). Il est raisonnable de croire que le succès de ces nouveautés en Europe était fondé sur le goût qu’on avait alors pour ce qui venait de l’Orient. La musique n’est pas d’ailleurs la seule chose qui ait été modifiée par les rapports des croisés avec les Musulmans : on sait que les mathématiques, la philosophie, la médecine et l’astrologie judiciaire furent en quelque sorte des sciences nouvelles que nos ancêtres empruntèrent à l’Orient. C’est par des traductions arabes que les ouvrages d’Aristote furent d’abord connus en Europe.
Il est vraisemblable que l’attention publique ayant été excitée par la nouveauté des formes mélodiques, et surtout des ornemens des chansons en langue vulgaire, on n’apporta que peu de soins dans le douzième siècle au perfectionnement de l’harmonie. Trois morceaux qui se trouvent dans le manuscrit de S. Victor, cité précédemment, et qui appartiennent à la fin de ce siècle, sont les seuls monumens de cette époque dont j’ai connaissance. L’un est un Ascendit Christus à deux voix ; le second, un Sanctus à trois parties ; et le troisième, un Alleluia à deux voix. Le second est le plus ancien morceau à trois voix que nous possédons, et nous n’avons de notions de compositions semblables antérieures à celle-ci que par le mot triplum, employé par Francon pour désigner une troisième partie supérieure employée dans l’harmonie. Ces morceaux indiquent quelques progrès dans le mouvement des voix et dans le choix des intervalles ; cependant le principe de la diaphonie y domine encore, car les successions de quintes y sont souvent employées. On y voit aussi des sauts de dissonances assez fréquens ; mais le mouvement contraire est employée assez souvent pour le passage de la quinte à l’octave et de celle-ci à la quinte ; la sixte apparaît en plusieurs endroits comme une préparation de la quinte ou comme lui succédant ; on y trouve aussi quelques tierces ; enfin, dans l’Ascendit Christus on voit le plus ancien exemple connu du retard de la tierce par la prolongation de la quarte. Il y a lieu de croire que les deux morceaux dont je viens de parler sont au nombre des premiers essais qui ont été faits de la substitution du déchant à la diaphonie dans le chant de l’église. On y trouve aussi les plus anciens exemples des ornemens de la mélodie pour l’emploi de la plique.
Le manuscrit qui nous a transmis les deux anciens monumens dont je viens de parler, est d’autant plus précieux qu’on y trouve les règles de la succession des accords dans tous les mouvemens de notes, telles qu’elles existaient à la fin du douzième siècle, et que c’est le seul ouvrage de ce temps que nous possédons sur une matière si importante.

Treizième siècle. La composition des chansons en langue romane, en flamand, en langue teutonique, est l’objet de l’attention générale à cette époque. Les trouvères se multiplient en France et dans les Pays-Bas ; les maîtres-chanteurs, en Allemagne. Tous sont poètes et compositeurs de mélodies ; aucun, jusqu’en 1250, ne paraît avoir harmonisé ses chansons, et les déchanteurs continuent à former une classe particulière de musiciens. Adam de Le Hale, surnommé le bossu d’Arras, trouvère de Robert, comte d’Artois, mort vers 1282, semble avoir été le premier qui a réuni les talens de poète, de compositeur de mélodies et de déchanteur. Parmi la multitude de chansons françaises que j’ai vues dans les manuscrits, je n’en ai pas trouvé une seule qui fût harmonisée par l’auteur des mélodies antérieurement à lui.
Plusieurs monumens de musique mondaine et sacrée, qui ont été inconnus à tous les historiens de la musique, mais que j’ai découverts dans les manuscrits, offrent les moyens de suivre les progrès de l’harmonie pendant toute la durée de ce siècle. J’ai publié l’un de ces monumens dans le premier volume de la Revue musicale ; les autres n’ont pas moins d’intérêt : les plus anciens se trouvent dans le manuscrit de S. Victor (n° 813 de la Bibliothèque royale de Paris) qui est du commencement du treizième siècle. Là se trouve un Ave Maria, à trois voix, où se manifeste un progrès assez sensible dans l’enchaînement des parties ; les successions de quintes y deviennent plus rares ; enfin, la véritable harmonie commence à naître. On remarque les mêmes progrès dans deux autres motets à trois voix (Quis imponet terminum, et Nam de peccato meo), dans un Benedicamus, également à trois voix, et dans beaucoup de motets à deux parties.
Ce manuscrit précieux nous offre aussi les plus anciens exemples connus d’une bizarrerie ou plutôt d’une monstruosité qui paraît n’avoir pris naissance que dans les premières années du treizième siècle, ou dans les dernières du précédent. Il s’agit ici d’un fait qu’on peut ranger parmi les plus curieux de l’histoire de la musique. Ce fait vient à l’appui de l’opinion que j’ai émise, que l’arrangement de l’harmonie ne constituait pas dans le moyen-âge l’acte de la composition, et que les déchanteurs ne faisaient qu’arranger sur le plain-chant ou sur une mélodie mondaine une harmonie à deux ou à trois voix. La voix qui avait le chant de l’une ou de l’autre espèce, s’appelait teneur ou tenor ; lorsque la composition n’était qu’à deux voix, celle qui accompagnait le tenor prenait le nom de discant ; si l’harmonie était à trois parties, le tenor se mettait à la voix inférieure, la voix intermédiaire s’appelait motectus, et la supérieure, triplum. Or, il arriva qu’un déchanteur imagina de prendre pour tenor d’un motet la mélodie d’une chanson vulgaire, et de l’accompagner d’un déchant auquel il donna les paroles latines du motet ; et par une fantaisie des plus ridicules, il fit chanter par la voix du tenor les paroles profanes en langue vulgaire, pendant que les autres chantaient les paroles latines du motet. C’est ce qu’on voit dans les curieux exemples du manuscrit dont je parle ; car à la suite des motets purement latins, on en trouve trente-cinq à deux voix de cette espèce. Sur un immolatus, le tenor chante : Liesse ou confort prendrai ; Ille vos docebit a pour accompagnement : Je m’estois mis en voie ; le motet Fiat voluntas sert de déchant à la chanson En espoir d’amour merci, et ainsi des autres.
Qui pourrait croire qu’une pareille indécence a pu s’introduire dans l’église, et s’y maintenir pendant trois cent cinquante ans environ ? C’est pourtant ce qui eut lieu ; et les choses en vinrent au point que des musiciens célèbres des quinzième et seizième siècles écrivirent des messes entières sur une chanson obscène, faisant passer alternativement le chant et les paroles de cette chanson dans toutes les parties. Ainsi, sur un Sanctus, ou un Incarnatus est, on entendait chanter Baise-moi, ma mie ; ou bien, Las, bel amy, tu m’as toute arousée (arrosée) ! Tous les recueils manuscrits ou imprimés sont remplis de compositions du même genre jusque dans la seconde moitié du seizième siècle. M. l’abbé Baini a fort bien remarqué que c’est contre cette monstruosité que le concile de Trente a porté l’anathème dans ses canons sur l’abus de la musique d’église, et que ce fut elle qui faillit faire bannir à jamais cette musique du service divin.
L’origine de la singularité dont il vient d’être parlé paraît se trouver dans l’usage, qui s’était établi dès le douzième siècle, de faire chanter aux voix d’un morceau de déchant des paroles différentes de l’office de l’église. On en trouve deux exemples, en diaphonie presque non interrompue, dans un antiphonaire daté de 1171, à la Bibliothèque royale ; et le manuscrit du treizième siècle, qui a appartenu à l’abbé de Tersan, contient plusieurs motets à trois voix, du même genre.
Ce manuscrit, dont l’original et la copie sont maintenant dans ma bibliothèque, et qui contient quatre motets et trois chansons à quatre parties, un autre manuscrit in-4° qui était autrefois dans les archives du chapitre de Notre-Dame de Paris (sous le n° 273), et qu’on trouve aujourd’hui à la Bibliothèque royale, portant la date de 1267, et renfermant trois motets à deux voix et un autre à trois ; enfin les motets et les chansons d’Adam de Le Hale, dont j’ai donné la notice et un morceau en partition dans le premier volume de la Revue musicale ; tels sont les monumens authentiques qui peuvent aujourd’hui fournir les moyens de suivre les progrès de l’harmonie pendant le treizième siècle. Si l’on en juge d’après les rondeaux et les motets du Bossu d’Arras, ces progrès ont été considérables ; cependant il ne faudrait pas inférer des qualités de ces morceaux que l’art était dans un état d’avancement aussi général, car les motets et les chansons des manuscrits de Tersan et de Notre-Dame sont inférieurs à ceux-là ; les successions harmoniques y sont souvent dures à l’oreille et remplies de fausses relations. Je suis tenté de croire qu’Adam de Le Hale a fait un long séjour en Italie, et que la science de l’harmonie était alors plus perfectionnée dans cette contrée méridionale qu’elle ne l’était en France ; conjecture sur laquelle je ne voudrais pas toutefois trop insister, car il se pourrait que le génie particulier du trouvère d’Arras fût la seule cause des qualités qu’on remarque dans ses ouvrages.
Il est un fait qui ne doit pas être négligé dans l’analyse de l’harmonie du moyen-âge, c’est celui du croisement des voix qu’on y remarque depuis le douzième siècle. Ce croisement est si fréquent qu’il serait souvent fort difficile de distinguer la voix grave de l’intermédiaire, et celle-ci de la supérieure. De pareils croisemens se trouvent dans tous les monumens de la musique harmonique jusque dans la première partie du quinzième siècle ; ils devinrent plus rares par la suite, et la véritable position des voix s’améliora insensiblement ; mais ce ne fut que dans la seconde moitié du seizième siècle que l’art fut fixé à cet égard. Si l’on cherche l’origine de ce défaut de disposition des voix, je crois qu’on la trouvera dans la bizarre coutume qu’on eut longtemps de séparer l’harmonisation de la composition du chant ; car la musique n’étant pas faite d’un seul jet, les formes du chant imposaient souvent de la gêne au musicien qui l’harmonisait ; ce chant n’était pour lui qu’une condition qu’il s’imposait pour faire valoir son habileté, et non l’objet principal qu’il fallait embellir.
Il ne paraît pas qu’il y ait eu dans le treizième siècle de musique écrite à quatre parties ; tout ce qu’on connaît de cette époque est à trois voix. Il est vrai que dans le traité de musique d’Élie Salomon, écrivain de cette époque, il y a un chapitre curieux sur le chant à quatre voix ; mais, bien qu’intéressant sous de certains rapports historiques, ce morceau n’a de rapport qu’au chant improvisé qu’on appelait chant sur le livre, et ne nous apprend rien à l’égard de la contexture musicale de ce chant à quatre parties.
Quelques ouvrages importans sur la théorie et la pratique de la musique mesurée et de l’harmonie appartiennent au treizième siècle ; l’un est ce traité anonyme dont il a été parlé plusieurs fois précédemment, le second a pour auteur Walter Odington, moine bénédictin d’Evesham, en Angleterre, qui écrivait vers 12-40 : Jérôme de Moravie a écrit le troisième ; enfin, Philippe de Vitry nous a donné le quatrième. Tous ces ouvrages, différens dans leur objet et dans leur forme, renferment des documens importans pour l’histoire de la musique dans le treizième siècle. Si donc cette époque est si mal connue des historiens, c’est qu’ils n’ont eu ni le secours des plus importans de ces ouvrages, ni celui des morceaux que j’ai cités.

Quatorzième siècle. Il serait difficile d’expliquer par quelle fatalité tout ce qui pouvait porter la lumière dans l’histoire de la musique aux époques intéressantes de la formation de l’art moderne, a échappé aux recherches des savans qui en ont fait l’objet de leurs études ; il est cependant certain qu’ils n’ont pas connu les monumens les plus importans de cette histoire. Deux auteurs du quatorzième siècle, Marchetto de Padoue, qui écrivait vers les dernières années du treizième siècle ou au commencement du quatorzième, et Jean de Muris, docteur de l’université de Paris, dont on a des ouvrages datés de 1323, et d’autres de 1345, sont les sources où ces savans ont puisé toutes leurs connaissances sur l’état de la musique au quatorzième siècle. Par malheur, l’abbé Gerbert, à qui l’on doit la publication de quelques écrits de ce dernier, n’a pas connu les plus importans, et n’a point fait entrer son traité du contrepoint dans sa collection, en sorte qu’il a régné jusqu’ici beaucoup d’incertitude dans les notions qu’on a eues de cette partie de l’art au quatorzième siècle. J’ai retrouvé ce traité de contrepoint qui signale des progrès sensibles dans l’enchaînement des accords, dans le mouvement des voix, et dans le rapport tonal des sons. Le manuscrit de M. Roquefort, qui contient un autre ouvrage anonyme, daté de 1375, ajoute les renseignemens les plus curieux aux notices de Jean de Muris, et des exemples remplis d’intérêt dans des chansons à deux et trois voix. Ces morceaux nous montrent l’art déjà digne de son nom. Dans ce même manuscrit se trouvent les plus anciens exemples connus d’exercices de vocalisation, et de précieuses notices sur les instrumens de l’époque, leur construction et l’art d’en jouer.
À ces documens importans sont venus se joindre une multitude de morceaux contenus dans un manuscrit du roman de Fauvel, qui est à la Bibliothèque royale de Paris. J’ai publié un de ces monumens dans la Revue musicale (t. XII, n° 34) ; c’est un rondeau à trois voix aussi remarquable par les formes gracieuses de la mélodie, que par les ornemens du chant et la contexture harmonique. L’auteur de cette composition, inconnu jusqu’à ce jour, est Jehannot Lescurel ; c’est, après Adam de Le Hale, le plus ancien musicien français qui a composé la mélodie et l’harmonie d’un morceau de musique : il écrivait entre 1314 et 1321.
Je dois à l’obligeance des membres d’une société établie à Gand, pour la conservation des monumens historiques de la Belgique, la connaissance que j’ai acquise de deux feuilles de parchemin qui contiennent des chansons françaises à trois voix, du quatorzième siècle. Ces chansons proviennent d’un manuel de chant (Handtboeck) du monastère de Ter-Haeghen, en Flandre. L’une de ces chansons (Pour ma dame que Dieu gart) est un morceau non moins intéressant que le rondeau de Jehannot Lescurel ; les ornemens du chant sont d’un genre différent de ceux qu’on trouve dans l’ouvrage de ce musicien ; mais l’harmonie est moins châtiée.
La bonne fortune qui semble m’avoir destiné à faire d’heureuses découvertes pour l’histoire de la musique de quelques époques mal connues, m’a fait trouver dans la Bibliothèque royale de Paris un recueil manuscrit de cent quatre-vingt-dix-neuf chansons italiennes à deux et à trois voix. Les auteurs de ces chansons sont au nombre de treize et se nomment : Maestro Jacopo da Bologna, Francesco degli organi, Frate Guiglielmo di Francia, Don Donato da Cascia, Maestro Giovanni da Firenze, Lorenzo da Firenze, S. Gherardello, S. Nicholo del Proposto, l’Abate Vicenzio da Imola, Don Paolo Tenorista da Firenze, Frate Andrea et Gian Toscano. J’ai fait voir ailleurs que toutes ces chansons ont été écrites depuis 1350 jusqu’en 1430[119] : leur mélodie est souvent une chanson populaire française ou italienne ; j’ai trouvé quelques unes de ces mélodies non harmonisées dans les recueils des trouvères du treizième siècle.
Le trait de nouveauté le plus important des compositions du quatorzième siècle, et particulièrement des chansons italiennes dont je viens de parler, c’est la syncope, qui a préparé pour une époque suivante de perfectionnement l’emploi des dissonances comme des retards de consonnances. Les dissonances apparaissent aussi de loin en loin dans ces antiques monumens de l’art ; mais presque toujours elles sont attaquées par des anticipations de consonnances, sorte de licence qui est devenue plus rare, en raison des progrès de l’harmonie pure, et dont l’emploi est redevenu fréquent à l’époque actuelle où l’art d’écrire a beaucoup dégénéré.

La chanson à trois voix de Francesco degli organi que j’ai publiée dans la Revue musicale nous offre le morceau d’harmonie le plus correct qui ait été écrit dans le quatorzième siècle. Le choix des intervalles qui entrent dans la composition des accords, le mouvement doux et facile des voix ; la rareté des successions de quintes ; tout enfin fait voir qu’à l’époque où ce morceau fut écrit, l’art avançait rapidement vers l’état absolu de perfection dont était susceptible le système de musique alors en vigueur.
Le quatorzième siècle nous offre aussi le premier exemple connu de musique à quatre parties : c’est une messe qui fut chantée au sacre de Charles V, et qui a été composée par Guillaume de Machault, poète et musicien, auteur de ballades et de rondeaux à deux et à trois voix qu’on trouve dans les manuscrits 2771. V, et 7609 de la Bibliothèque royale de Paris. La messe de Machault, bien qu’inférieure, sous le rapport de la correction d’harmonie à la chanson de Francesco degli organi, n’est pas moins un morceau du plus haut intérêt. Soit que l’inexpérience dans l’emploi de quatre voix ait causé de l’embarras au musicien ; soit que les habitudes de l’organum dominassent encore en France dans la musique d’église, il est certain que les successions de quintes sont fréquentes dans ces ouvrages, et que l’enchaînement des voix a bien moins d’élégance que dans la chanson de Jehannot Lescurel, quoique celle-ci soit beaucoup plus ancienne.
Il est bon de remarquer que c’est au quatorzième siècle que le nom de contrepoint (contrapunctum) a été substitué à celui de déchant (discantus) pour désigner l’art d’écrire en harmonie de plusieurs voix. Jean de Muris, paraît être le plus ancien écrivain parmi ceux que nous connaissons, qui ait employé ce mot, et qui en ait donné une définition.

Quinzième siècle. Nous voici au temps où l’art d’écrire en harmonie, abstraction faite de l’invention de la mélodie, parvint à sa perfection relative par de rapides progrès. Ici, les monumens deviennent plus abondans, et les noms d’habiles artistes se multiplient.
En 1305 le siège de la papauté avait été transféré de Rome à Avignon. Cet événement exerça quelque influence sur les progrès de la musique d’église en France, car beaucoup de chanteurs de la chapelle pontificale furent des Français ; et parmi ces chanteurs il s’en trouva qui furent assez habiles dans l’art de déchanter, c’est-à-dire, d’improviser de l’harmonie sur le plain-chant, pour écrire avec une correction de plus en plus perfectionnée des motets et des antiennes à deux ou trois voix. Par une singularité assez remarquable, ce ne fut cependant pas le midi de la France qui produisit les musiciens célèbres du quatorzième siècle ; la plupart virent le jour dans la Picardie, dans l’Artois, dans la partie de la Gaule belgique qu’on a désignée plus tard sous le nom de Flandre française, et dans les Pays-Bas. Lorsque Grégoire XI transporta de nouveau le siège apostolique à Rome, en 1377, la plupart des musiciens français de la chapelle pontificale suivirent la cour papale ; de là vient que les chanteurs les plus distingués de cette chapelle furent longtemps des Français et des Belges, car l’exemple des premiers conduisit beaucoup d’autres artistes en Italie. Les archives de la chapelle sixtine fournissent des renseignemens qui ne laissent aucun doute à cet égard.

C’est un document de cette espèce qui a fait trouver, par M. l’abbé Baini, le nom de Guillaume Dufay de Chimay, parmi les chanteurs pontificaux, en 1380. Ce musicien, qui devint ensuite célèbre et qu’on peut considérer comme un chef d’école, paraît avoir perfectionné quelques parties de la notation, et avoir particulièrement influé sur la substitution de la notation blanche, à l’ancienne notation noire qui était en usage depuis le onzième siècle. Déjà les livres de Marchetto de Padoue et de Jean de Muris, nous montrent des exemples de cette notation mêlée à la notation noire[120] ; cependant il paraît qu’on en faisait peu d’usage dans la pratique, car tous les monumens de musique harmonisée que j’ai trouvés parmi ceux du quatorzième siècle, sont en notation noire, et les ouvrages de Guillaume Dufay sont les plus anciens où les notes blanches sont habituellement employées[121].

Plusieurs musiciens célèbres appartiennent à l’époque de Dufay ; Égide Binchois, Vincent Faugues, Éloy et Brassart sont les principaux. Il serait difficile de décider aujourd’hui quel est celui de ces artistes qui a exercé le plus d’influence sur le système de l’art, et particulièrement sur la notation et l’harmonie ; car tous sont également vantés par leurs contemporains ou leurs successeurs immédiats. Long-temps ils ne furent connus que de nom ; car le mérite de leurs ouvrages était ignoré. Depuis peu d’années, M. l’abbé Baini a signalé l’existence de plusieurs messes de ces vieux maîtres dans les archives de la chapelle pontificale ; j’ai trouvé quelques morceaux à trois voix de Dufay dans un manuscrit appartenant à M. de Pixérécourt, et naguère M. Kiesewetter a publié plusieurs morceaux intéressans du même auteur, de Faugues et d’Éloy. L’examen attentif de ces monumens de l’art fait découvrir une certaine supériorité de douceur d’harmonie et d’élégance de mouvement dans les ouvrages de Dufay ; peut-être à ce titre peut-on considérer ce musicien comme un chef d’école ; car, de tout temps, il y a eu des hommes de génie qui ont été les guides des artistes de leur époque.

Les progrès de l’harmonie furent remarquables dans la première partie du quinzième siècle. Les ouvrages de Dufay n’offrent presque plus de successions de quintes ; les accords consonnans y sont, en général, complets et bien enchaînés ; quelques exemples s’y rencontrent de retards de consonnances par des dissonances qui se résolvent régulièrement. Plusieurs dissonances passagères y font des sauts de tierces : mais elles ne tiennent pas essentiellement à la contexture harmonique ; elles remplacent des consonnances ; c’est une sorte d’ornement qui s’établit dans ce temps et qui s’est conservée jusque dans les ouvrages des plus célèbres musiciens du seizième siècle. Les écrivains italiens appelaient ces dissonances notes changées (note cambiate).

Deux nouveautés se font remarquer dans les ouvrages de Dufay : la première consiste dans les repos qui s’introduisent de temps en temps dans les parties, et particulièrement dans le sujet donné au tenor, afin de rendre plus sensibles le commencement des phrases. Cet artifice, nouveau alors, devint une règle pour tous les compositeurs, pendant plus de deux cents ans ; il s’est même conservé jusqu’à présent dans de certains morceaux scientifiques qu’on appelle fugues.

La seconde nouveauté mise en vogue par Dufay est le canon. On appelait alors de ce nom une règle, une obligation quelconque imposée au compositeur, comme la répétition d’une seule phrase à une partie, pendant que les autres faisaient un contrepoint ordinaire ; cette répétition se faisait, soit en augmentant la valeur des notes à chaque reprise, soit en la diminuant. Dans la seconde moitié du quatorzième siècle, on essaya aussi d’une sorte de canon qui consistait à répéter exactement dans une partie la mélodie d’une autre voix, en commençant l’imitation un peu après l’entrée de la première partie, de manière à former une harmonie entre les deux voix. On trouve un exemple assez grossier de cet artifice de l’art d’écrire dans le traité anonyme de musique, daté de 1375, dont le manuscrit a appartenu à M. Roquefort ; mais le plus ancien essai régulier de cette nouveauté est dans le Benedictus de la messe de Dufay, Ecce ancilla domini, publié par M. Kiesewetter[122]. Dans la suite, le canon a pris une grande importance, et les musiciens des quinzième et seizième siècles en ont fait une des principales conditions de leurs ouvrages.
À l’égard de la mélodie, Dufay ne paraît pas y avoir attaché plus d’importance que les harmonisateurs des temps antérieurs. Ses messes sont toutes écrites sur des chansons vulgaires ou sur quelques phrases de plain-chant, et l’harmonie est le seul objet qui semble avoir fixé son attention ; mais dans cette harmonie, il cherchait à donner une allure chantante à toutes les parties, et l’on voit qu’il y a réussi d’une manière étonnante pour le temps où il a vécu. Il fut le premier qui composa une messe entière sur une chanson célèbre connue dès le quatorzième siècle sous le nom de l’homme armé. Pendant plus de cent cinquante ans, un grand nombre d’harmonistes ont pris cette chanson pour sujet de leur musique d’église.
Parmi les morceaux publiés par M. Kiesewetter, il y a deux fragmens d’une messe d’Éloy (Dixerunt discipuli) à cinq voix, dont cet estimable savant place l’époque vers 1400. Je crois qu’ÉIoy a commencé à écrire un peu plus tard, et la perfection de son travail me confirme dans cette opinion. Toutes les conditions naturelles de l’art d’écrire en harmonie pure sont remplies dans le kyrie de cette messe, et l’on y voit que cet art n’a plus de progrès à faire sous ce rapport. Dans cet état de choses, une nouvelle direction ne pouvait manquer d’être imprimée à l’harmonie ; car le génie des musiciens avait besoin d’un aliment de nouveauté. On trouve les rudimens de ce nouvel ordre de choses dans le morceau qui vient d’être cité : ils consistent en une imitation, passant alternativement dans les différentes voix, d’un certain trait, d’une certaine forme mélodique ; imitation courte d’abord, mais qui s’étendit insensiblement et se multiplia au point de devenir le trait caractéristique de toute musique bien faite. L’imitation et le canon ne se firent d’abord qu’à l’unisson ou à l’octave, comme on le voit dans les morceaux de Dufay et d’Éloy, cités précédemment ; plus tard on en fit à la quarte ou à la quinte supérieures ou inférieures. Les trois dernières mesures du kyrie d’Éloy (V. l’ouvrage de M. Kiesewetter : Geschichte, etc., pl. xiii) renferment un passage en imitation à quatre voix, sur une note tenue dans une cinquième partie ; c’est le plus ancien exemple que je connaisse de cet artifice d’harmonie.
Il n’est pas inutile de faire remarquer que dès la seconde moitié du quatorzième siècle, les ornemens du chant devinrent plus rares dans la musique harmonisée, et qu’ils disparurent presque entièrement de celle qui était destinée aux voix, dans le quinzième, car on n’y trouve presque plus d’exemple de la plique ; mais ces ornemens se réfugièrent dans la musique instrumentale, où on les employa ensuite avec excès, comme le prouvent d’anciennes pièces d’orgue, notamment celles de Sébastien Wirdung (organiste de la fin du quinzième siècle) que j’ai sous les yeux.
Ce fut vers 1420 que commença le nouveau genre de musique où les canons, les imitations, les énigmes de toute espèce tenaient lieu de tout autre intérêt. C’est à développer toutes les finesses de cet art singulier que s’appliquèrent dès lors tous les musiciens, et l’esprit de calcul usurpa dans tous leurs ouvrages la place des inspirations du génie. La force morale de la musique n’ayant point encore frappé ces artistes, il n’était guère possible qu’ils fissent autre chose. L’art tout entier dut se tourner en artifices du même genre ; de là l’origine du système de proportions dans la notation qui paraît s’être établi et développé vers le même temps : cet art ne fut plus que celui des combinaisons jusqu’à l’époque d’une réforme mémorable dont il sera parlé plus loin. Nul moyen d’apprécier le mérite des musiciens du quinzième siècle et de la première partie du seizième, si l’on ne se place au point de vue que je viens d’indiquer.
Depuis 1420 jusqu’en 1440 ou 1450, les musiciens qui paraissent avoir eu de la réputation sont Domarto ou Domart, Barbingant et Praylois, cités par Tinctoris, écrivain du même siècle, dans son Proportionale musices. Les noms de Le Rouge, de Courbet et de Hombert, sont aussi cités par le même auteur ; mais il est impossible de décider, d’après ce qu’il en dit, s’ils ont écrit avant 1480 ou postérieurement. Ce qui est certain, c’est que le petit nombre d’exemples de Domart et de Barbingant qu’il rapporte, n’indiquent pas de progrès sensibles dans l’art depuis Dufay, et surtout depuis Éloy.
Vers le milieu du quinzième siècle, la Belgique présentait le spectacle d’une prospérité qu’on ne trouvait pas dans les autres parties de l’Europe. Son commerce, son industrie, renommés chez toutes les nations, faisaient régner partout l’abondance et accumulaient d’immenses richesses dans les mains des négocians. Gand, Bruges, Anvers étaient de grandes et populeuses cités ; la poésie flamande et latine, la peinture, l’architecture et la musique y étaient en honneur. Alors s’élevèrent dans le pays des multitudes d’artistes qui portèrent en France, en Allemagne, en Italie, des talens de tout genre, et qui firent la gloire de leur patrie. Parmi eux se distinguèrent les musiciens. C’était un Belge qui, antérieurement à 1461, était premier chapelain ou maître de chapelle de Charles VII[123], et ce Belge, nommé Jean Ockeghem ou Ockenheim, fut le maître des plus célèbres musiciens de l’époque suivante. Un autre Belge, Jean Tinctor, ou Tinctoris[124], ou le Teinturier, fondait, peu de temps après, une école de musique à Naples, devenait maître de chapelle du roi Ferdinand d’Aragon, et méritait d’être considéré comme le premier théoricien de son temps ; enfin d’autres musiciens, nés dans la Belgique, occupaient des postes honorables à Rome, à Milan, et ailleurs.
Les éloges qui ont été donnés à Ockeghem par ses contemporains et par ses élèves l’ont fait considérer comme un chef d’école, et comme un de ces hommes rares, qui, dans l’ordre d’idées où ils sont placés, impriment à leur époque un mouvement de progrès. Dans ce qui nous reste de ses ouvrages, on voit l’imitation, légèrement indiquée par ses prédécesseurs, prendre des développemens étendus, et passer aux principales cordes tonales, telles que la quinte ou la quarte. Le canon, dont on a vu précédemment un commencement, acquit aussi dans ses mains une plus grande importance. Dans un recueil de morceaux du quinzième siècle, que je possède, il y a un confitebor à cinq voix, écrit par Ockeghem, dans lequel on remarque un canon à trois parties fort bien fait. Ce musicien paraît aussi avoir été le premier, ou l’un des premiers qui proposèrent des combinaisons énigmatiques, devenues ensuite de mode, comme de certains morceaux qui n’avaient point de clefs et qui pouvaient se chanter dans tous les tons. Cette direction qu’il imprima à l’art, bien que contraire à son but naturel, contribua cependant à en perfectionner les formes scientifiques, car lorsque l’abus de ces formes eut disparu, il n’en resta que ce qui pouvait ajouter de certains effets aux autres beautés de la composition.
Les contemporains d’Ockeghem, et ses rivaux dans l’art d’écrire, furent Antoine Busnois, maître de chapelle du duc de Bourgogne, Jean Deroy ou Regis, Firmin Caron, Jean Cousin, musicien de la chapelle de Louis XI, Guillaume Fauques, et, en Hollande, Jacques Hobrecht. Celui-ci est un musicien de premier ordre, dont on a un excellent motet à cinq voix, dans le recueil publié en 1520 par Conrad Peutinger[125]. De ces artistes, Ockeghem et Obrecht paraissent avoir été les plus habiles, si l’on en juge par ce qu’on connaît de leurs ouvrages et par les éloges de leurs contemporains.
J’ai dit qu’un autre musicien, né dans les Pays-Bas, Jean Tinctoris, doit être compté parmi les hommes les plus remarquables de cette époque. On a de lui des messes qui sont conservées dans les archives de la chapelle pontificale, à Rome, et quelques fragmens bien écrits dans ses ouvrages de théorie ; mais c’est surtout comme écrivain didactique qu’il s’est distingué et qu’il a exercé de l’influence sur les progrès de la musique. Les règles de l’art d’écrire qu’on y trouve font voir qu’à cette époque on avait des idées assez justes de ce qui constitue la bonne harmonie. Son livre intitulé Proportionale musices est le plus ancien ouvrage où l’on trouve la théorie de ces proportions de la notation musicale, qui s’étaient introduites dans l’art vers la fin du quatorzième siècle, et qui étaient encore, au temps de Tinctoris, une source d’incertitudes pour les musiciens les plus instruits. Il en était peu qui ne fissent des fautes dans ces proportions : de là vient qu’il est quelquefois fort difficile de traduire l’ancienne musique en notation moderne. Les ouvrages de Tinctoris sont datés de Naples, 1476.
Aux noms qui viennent d’être cités, il en faut ajouter quelques-uns de moins célèbres, qui appartiennent au même temps. Tels sont ceux de Guillaume Guinand, maître de chapelle de Ludovic Sforce, à qui Tinctoris a dédié son traité des altérations ; de Jean de Lotin, à qui le même écrivain accorde des éloges ; de Guillaume Garnier et de Bernard Hycart, musiciens flamands ; enfin, de Godendach, moine allemand qui vécut en Italie.
Des organistes d’un talent remarquable se sont fait connaître au quinzième siècle. Le premier de tous fut Antoine Squarcialupi, de Bologne, surnommé Antonio degli organi, à cause de son talent. Il était au service de Laurent le Magnifique, à la cour de Florence, et déjà vers 1430 il était célèbre. À Venise, on trouvait comme organiste de Saint-Marc un Allemand, nommé dans les registres de cette église Bernard Mured ; cet artiste, dont les historiens vantent l’habileté, passe pour l’inventeur des pédales de l’orgue.

Seizième siècle. De l’école d’Ockeghem sont sortis des harmonistes qui portèrent plus loin que lui les recherches de l’art d’écrire. Parmi ces artistes on compte Agricola, Antoine Brumel, Gaspard, Loyset, Compère, Prioris, Pierre de La Rue, Verbonnet ; à leur tête se place Josquin Des Prez ou Des Prés, le plus grand musicien de son temps. Aucune nouveauté essentielle ne signale les productions de cet harmoniste ; mais en restant dans les conditions de l’art, telles qu’il les avait trouvées, il les perfectionna toutes. Plus heureux que ses devanciers et que ses émules dans l’emploi des dissonances artificielles, il sut les enchaîner de manière à leur donner plus de douceur. Bien qu’il se bornât, dans sa musique d’église, comme on l’avait fait jusqu’à lui, à harmoniser le plus souvent des chansons vulgaires ou des antiennes, il comprit mieux que les autres musiciens de son temps la nécessité d’inventer le chant de la musique mondaine et de donner des formes mélodiques et naturelles aux différentes voix. Doué d’ailleurs d’une tournure d’esprit originale et assez moqueuse, il donna à ses chansons françaises à plusieurs voix un caractère piquant, gai et même bouffon, qui était inconnu avant lui, et ce n’est que depuis la publication de ses ouvrages que le style de la chanson fut distingué de celui de la musique d’église.
L’époque qui, dans l’histoire de la musique, porte le nom de Josquin Des Prés, s’étend depuis 1480 jusqu’en 1525, ou à peu près. Dans cette période, on trouve à Venise, comme maître de chapelle de Saint-Marc, De Ca-Fossis ; en Allemagne, Sébastien Wirdung, Henri Isaac, Étienne Mahu, Henri Fink et Paul Hofheimer, organiste de la cour impériale, à Vienne ; en France et dans les Pays-Bas, outre les élèves d’Ockeghem qui viennent d’être cités, on comptait Éliéser Genet, connu sous le nom de Carpentras, les deux Feum ou Fevin, Jean Mouton, Jean de Milleville, connu sous le nom de Jean de Ferrare, parce qu’il fut au service de Renée de France, épouse d’Hercule II d’Est, duc de Ferrare, Ghiselin, Gilbert Colin, surnommé Chamault, compositeur de la chapelle des enfans de France depuis 1521, Laurent Le Blanc, Jehan Boys, Dujardin ou De Horto ; en Espagne et en Portugal, quelques hommes d’un grand mérite, parmi lesquels on cite A-Goes. L’histoire de la musique dans ces deux royaumes est peu ou mal connue. Quelques indices sont cependant de nature à faire présumer qu’elle doit être d’un haut intérêt.
Des recueils manuscrits ou imprimés, dont les dates remontent à la fin du quinzième siècle ou au commencement du suivant, contiennent des pièces de tous les artistes qui viennent d’être nommés et de beaucoup d’autres ; car tous les noms ne peuvent trouver place dans un résumé de l’histoire de la musique. Octave Petrucci, de la petite ville de Fossombrone, dans les États de l’Église, fut le premier qui trouva le moyen d’imprimer la musique avec des caractères mobiles. Il établit, vers 1502, une imprimerie à Venise, où parurent successivement des messes de Josquin Des Prés, d’Obrecht, de Brumel, de Jean Ghiselin, de Pierre de La Rue et d’Alexandre Agricola. Des collections de motets furent publiées par le même Petrucci, en 1503, et dans les années suivantes, jusqu’en 1514. Chose remarquable, la plupart des pièces contenues dans ces recueils appartiennent à des compositeurs belges ou français, ce qui confirme l’opinion de quelques savans, concernant la supériorité que les musiciens de ces deux nations avaient prise dans le quinzième siècle sur ceux de l’Italie. La nouvelle industrie de Petrucci fut bientôt imitée en France et en Allemagne ; dès 1505, on imprimait à Lyon un recueil de chansons françaises ; et peu après il s’établit des imprimeries de musique à Nuremberg, à Leipsick, et dans plusieurs autres villes. Le nombre de recueils de messes, de motets, de chansons à plusieurs voix, de madrigaux, sorte de musique pour trois, quatre, cinq, six, sept et huit voix, qui remplacèrent les chansons en Italie, et de compositions instrumentales, qui virent le jour pendant près de deux cents ans, en Italie, en France, dans la Belgique et en Allemagne, est immense. Les éditions des ouvrages des grands maîtres se multipliaient à Venise, à Rome, à Paris, à Anvers, à Louvain, à Munich et dans beaucoup d’autres villes. Ces ouvrages s’imprimaient en petits recueils, avec chaque partie séparée, pour en rendre l’exécution facile. La prodigieuse quantité de ces recueils prouve que la musique fut cultivée avec passion dans les seizième et dix-septième siècles, et que toutes les nations y prirent un vif intérêt dans ces temps de rénovation de l’ordre social.
À l’époque de l’histoire de la musique qui se rattache au nom de Josquin Des Prés, le besoin de fixer les principes de l’art se faisait sentir avec une force d’autant plus vive qu’un grand nombre d’individus se livraient à l’étude de cet art. Par malheur, la méthode philosophique manquait aux écrivains qui se chargeaient de l’exposition de ces principes. D’ailleurs, la solmisation et la notation étaient établies sur un système faux qui rendait leur analyse longue et pénible. Tant d’incertitude régnait sur l’application des règles aux cas particuliers, que les théoriciens et les auteurs didactiques étaient obligés d’employer la plus grande partie de leurs ouvrages à dissiper les doutes sur ce sujet, et l’on perdait de vue l’objet essentiel de l’art pour expliquer des énigmes auxquelles il aurait fallu renoncer. Ces énigmes avaient pour inconvénient inévitable de faire naître des diversités d’opinions, et les écrivains perdaient en vaines disputes un temps précieux qu’il eût fallu employer à poser les bases d’une science normale. Le ton de ces disputes avait toute l’âpreté, je dirai presque la férocité du moyen-âge ; on s’étonne des injures grossières qui salissent les ouvrages de Burzio, de Ramis de Pareya, de Gaforio, de Spataro et d’Aaron, à propos de dissentimens sur des questions de théorie. Ces écrivains tiennent le premier rang parmi ceux qui ont traité de la musique depuis 1480 jusqu’en 1525. Leurs ouvrages nous sont d’un grand secours pour la solution des difficultés que présente l’histoire de la musique.
En 1527, un Flamand, nommé Adrien Willaert, fut nommé maître de chapelle de Saint-Marc, à Venise, et y fonda une école de musique, d’où sont sortis de grands artistes et de savans professeurs, parmi lesquels on remarque Cyprien de Rore, André Gabrieli, Claude Merulo, qui fut le plus grand organiste de son temps, et Zarlino, le premier écrivain sur la musique qui a eu de la méthode et quelque philosophie dans l’esprit. Willaert a joui d’une grande célébrité ; les Italiens, qui d’abord avaient montré peu d’estime pour ses talens, se passionnèrent ensuite pour sa musique et lui donnèrent le titre de divin. Postérieurement, les historiens l’ont considéré comme un de ces hommes rares qui impriment à l’art qu’ils cultivent un mouvement de progrès. J’avoue que l’examen attentif que j’ai fait de ses compositions et le soin que j’ai pris d’en mettre un assez grand nombre en partition, ne m’a pas fait découvrir de quoi justifier une si haute réputation. Les mélodies de Willaert manquent souvent de grâce et me paraissent bien inférieures en facilité à ce qu’on trouve dans les chansons françaises à quatre, cinq et six voix de Goudimel et de Clément Jannequin, qui vécurent de son temps. Son style a de la sécheresse et je ne sais quelle sorte de raideur qui n’a rien d’agréable. À l’égard des formes de l’harmonie, il ne me paraît y avoir introduit rien d’essentiellement nouveau. Comme la plupart de ses prédécesseurs et de ses contemporains, il n’a vu dans cette harmonie qu’un travail d’entrées successives des voix, dont les imitations et les canons faisaient tous les frais, et qui souvent entraînait le sacrifice des grâces de la mélodie, pour satisfaire à de puériles conventions d’école.
Il est cependant une chose dans laquelle Willaert paraît avoir été inventeur, d’après le témoignage de son élève Zarlino ; il s’agit de la musique à un grand nombre de voix divisées en plusieurs chœurs. L’existence de deux orgues dans l’église de Saint-Marc, dès l’année 1490, semblerait indiquer que la division de la musique en plusieurs chœurs datait de temps antérieurs ; mais nous devons nous en rapporter sur ce point à un contemporain, homme de science et d’érudition, dont le témoignage paraîtrait suffisant pour démontrer que Ockeghem n’a jamais composé de morceau de musique à trente-six parties, comme l’affirme Glaréan, lors même que l’état de l’art ne prouverait pas l’impossibilité d’une composition de ce genre vers le milieu du quinzième siècle.
Après Willaert, surtout à la fin du seizième siècle et au commencement du dix-septième, les maîtres de chapelle écrivirent pour les fêtes solennelles beaucoup de messes et de psaumes à trois, quatre, cinq et jusqu’à neuf chœurs, chacun de quatre parties, et l’on cite plusieurs d’entre eux qui parvinrent à faire avec beaucoup de facilité ces combinaisons compliquées d’un si grand nombre de voix. Parmi eux se distinguèrent particulièrement Paul Agostini, Virgile Mazocchi, François Berretta et surtout Horace Benevoli. Quelque mérite qu’il y ait dans ces colossales compositions, il faut avouer qu’elles ne répondent point à ce que leurs auteurs en espéraient : car, indépendamment de la difficulté de mettre de l’ensemble parmi des chœurs disséminés dans une vaste église, à cause du temps que le son met à parcourir l’espace, il arrive inévitablement que tout sentiment de mélodie s’éteint dans les mouvemens de toutes ces voix qui se croisent en tout sens, que l’harmonie est elle-même obscure, incorrecte, et que le rhythme reste dans le vague, surtout quand les différens chœurs se réunissent.
Les musiciens les plus renommés de l’époque d’Adrien Willaert (époque qui s’étend depuis 1525 environ, jusqu’en 1560), sont, parmi les Italiens, Animuccia et Constant Festa, maîtres de chapelle à Rome, Constant Porta, qui appartenait à l’école vénitienne, et Alphonse, appelé della Viola, à cause de son habileté dans l’art de jouer de la viole ; parmi les Français, on compte Claude Goudimel, qui le premier ouvrit à Rome une école publique de musique et qui fut le maître de Palestrina, grand artiste, dont il sera bientôt parlé ; Clément Jannequin, remarquable par l’originalité de ses idées, Claude de Sermisy, maître de chapelle de François Ier, Archadelt ou Arcadelt, qui fut maître des enfans de chœur de la chapelle pontificale à Rome, Jean Maillart, Certon, Moulu et beaucoup d’autres ; chez les Belges et les Hollandais, Clément, surnommé Non Papa, Cyprien de Rore, André Pevernage, Manchicourt, Richafort, Jacquet de Wert, Créquillon, Phinot, etc. ; en Allemagne, Senfl, Walther et Jean de Clèves.
Je crois avoir fait voir que jusqu’au milieu du seizième siècle les formes matérielles et artificielles de l’harmonie ont absorbé l’attention de tous les musiciens, et qu’à ces formes, devenues chaque jour plus compliquées, s’étaient associées des idées qu’auraient dû repousser la raison et le goût, comme de prendre dans des chansons grivoises des thèmes de musique religieuse, et d’en faire chanter les paroles conjointement avec celles de la messe ou des vêpres. Dans la composition de la musique mondaine, particulièrement dans les madrigaux, les musiciens ne prêtaient presque aucune attention au sens des paroles, et souvent des vers élégiaques étaient tournés en bouffonneries, par l’arrangement qui leur était donné dans les imitations de phrases que les voix faisaient entre elles. Vers 1550, cet art de combiner des imitations et des canons dans un style fugué, avait été porté aussi loin que possible ; mais c’était tout ce qu’on savait faire. On appliquait ce style à toute espèce de musique, à l’église, aux chansons de table, aux pièces instrumentales, aux airs de danse même. En un mot, on avait épuisé les ressources du genre, et le moment était venu où une nouvelle direction devait être imprimée à l’art.
Ce fut un musicien italien, nommé Giovanni Pierluigi da Palestrina, qui entreprit de donner alors à la musique cette nouvelle direction plus conforme à sa destination naturelle, et qui réussit dans son entreprise au point d’en acquérir une gloire immortelle. Depuis long-temps l’autorité ecclésiastique avait lancé ses anathèmes contre le mélange impie et ridicule des chansons lascives et des paroles sacrées dans la musique religieuse. Dès 1435, le concile de Bâle avait essayé de bannir de l’église cette association monstrueuse, où la grâce et l’élégance des formes mélodiques étaient inconnues. L’Allemagne commençait à se faire remarquer par un style d’harmonie et de modulation où l’on apercevait déjà du penchant aux transitions inattendues qui depuis a dominé dans la musique de tous les compositeurs de ce pays. Léon Hassler, grand musicien, élève d’André Gabrieli et compagnon d’études de l’illustre Jean, neveu de son maître, est considéré comme le chef des musiciens allemands de cette époque. Le mérite de ses ouvrages le rend sans doute digne de sa haute renommée ; cependant je dois dire que son contemporain Adam Gumpelzhaimer, pauvre maître d’école à Augsbourg, me paraît supérieur à lui sous le rapport de l’originalité. J’ai été frappé d’admiration à la vue des nouveautés piquantes que renferment les compositions de ce musicien, et j’ai pensé quelquefois que Jean Gabrieli, Claude Monteverde et quelques autres maîtres de l’école vénitienne, qui vivaient à la fin du seizième siècle et qui se sont illustrés par leurs inventions harmoniques, avaient eu connaissance des ouvrages du pauvre musicien d’Augsbourg. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas sans étonnement que j’ai comparé le mérite des productions d’Adam Gumpelzhaimer avec l’obscurité où son nom est resté jusqu’à ce moment. Je crois être le premier qui ait appelé l’attention publique sur cet artiste. À Léon Hassler et à Gumpelzhaimer il faut joindre Jérôme Schultze, organiste à Hambourg, dont le nom a été latinisé en celui de Prœtorius. Non moins distingué par ses talens de compositeur que par son habileté dans l’art de jouer de l’orgue, il commença cette belle école d’organistes de Hambourg dont Samuel Scheid, Henri Scheidmann et Jean Adam Reinke ont depuis lors soutenu la gloire.
Je ne dois pas quitter cette époque de l’histoire de la musique sans dire un mot des travaux qui s’y firent pour obtenir une égale répartition des intervalles qui séparent les notes de la gamme. On a vu (p. xcviii) que les rapports arithmétiques des sons ont été connus des Grecs, et qu’on attribuait leur découverte à Pythagore. On a vu aussi qu’Aristoxène a nié la réalité de ces proportions, et a posé en principe l’égalité de la division des tétracordes en demi-tons égaux. Postérieurement à ces philosophes, Théon de Smyrne, Didyme et Ptolémée ont développé dans leurs traités de musique la théorie des rapports numériques des sons, et Boèce a fait une excellente analyse des systèmes des Grecs. Dans le moyen-âge, Hucbald, Engelbert, abbé d’Aimont, et quelques autres donnèrent, d’après Boèce, un exposé de la théorie des Grecs sur ce sujet, mais sans y rien ajouter ; dans le quatorzième siècle, Jean de Muris fit faire un grand pas à la doctrine des proportions numériques des sons, en indiquant la nécessité d’un tempérament. Il y a des choses curieuses à ce sujet dans son Speculum musicœ, où il démontre d’une manière assez élégante que deux quartes majeures, comme ut, fa dièse, et sol bémol, ut, ne donnent point l’octave juste, à cause du défaut d’identité de fa dièse et de sol bémol.
Vers le milieu du seizième siècle, quelques musiciens érudits, préoccupés du désir de retrouver les genres chromatique et enharmonique des Grecs et d’y appliquer l’harmonie, firent beaucoup de recherches, hérissèrent leurs ouvrages de calculs, et se livrèrent entre eux à des disputes violentes pour une chimère qu’ils ne purent jamais réaliser. Les deux premiers livres des Institutions harmoniques de Zarlino et tout son traité des Démonstrations, roulent presque entièrement sur ces questions. Dès 1548 il avait fait construire par Domenico, facteur d’instrument de Pesaro, un clavecin où les demi-tons majeurs et même les mineurs étaient divisés par deux touches. Les recherches de ce savant musicien avaient pour objet de découvrir une méthode de calcul propre à donner l’accord exact de ces petits intervalles et leur application à l’harmonie. Avec des connaissances plus étendues sur les résultats de la constitution des échelles musicales, Zarlino ne se serait pas consumé en vains efforts pour une chose impossible ; mais les élémens de ces connaissances n’existaient pas de son temps. Il est d’autant plus excusable de s’être égaré, que de nos jours même on n’a sur tout cela que des idées confuses par l’obstination où l’on est resté d’une part à nier la réalité des proportions numériques des sons, et de l’autre, à prétendre qu’à défaut de ces proportions, la musique n’a qu’une base fausse. Au reste, on ne doit pas regretter le temps que Zarlino a mis à faire ses recherches, car elles l’ont conduit à trouver la première bonne méthode de tempérament pour l’accord des instrumens à clavier. Ce tempérament, comme tous ceux qu’on a imaginés depuis lors, consiste dans une répartition aussi égale qu’il est possible des différences qu’il y a entre les intervalles mathématiquement justes et les douze demi-tons contenus dans l’octave des instrumens à sons fixes.
Dans le même temps où Zarlino s’occupait de la division exacte des intervalles dans les genres chromatique et enharmonique, un autre musicien se livrait à des recherches semblables à Rome, où il était fixé. Ce musicien, nommé Vicentino, assurait qu’il avait complètement réussi au moyen d’un instrument dont il se prétendait inventeur et qu’il appelait arcicembalo. Le clavier de cet instrument était disposé de manière à faire entendre dans leur justesse absolue les intervalles enharmoniques représentés par une seule touche dans les instrumens à claviers ordinaires, tels le clavecin et l’orgue ; en sorte que fa dièse et sol bémol étaient représentés par deux touches différentes, et ainsi des autres. Des instrumens semblables ont été construits à différentes reprises et long-temps après Vicentino, pour faire des expériences qui n’ont rien produit d’utile. L’inventeur de l’arcicembalo était cependant convaincu qu’il avait retrouvé les genres chromatique et enharmonique des Grecs et qu’il avait imaginé le moyen de les appliquer à l’harmonie moderne. Il croyait être le seul musicien qui sût ces choses, ce qui lui occasiona une querelle assez vive avec un autre artiste : le sujet de la dispute fut soumis à l’arbitrage de deux chanteurs de la chapelle pontificale, et Vicentino fut condamné. Le fait est qu’il était dans une erreur complète (bien qu’il fût un savant musicien), et que non seulement il n’avait pas trouvé la véritable enharmonie-harmonique, mais que les exemples qu’il a publiés prouvent même qu’il ne connaissait pas le chromatique[126]. Les élémens de ces deux genres de musique n’existaient pas de son temps.
Bien des recherches ont été faites postérieurement à Zarlino et à Vicentino pour concilier les opinions des partisans de la justesse proportionnelle des intervalles, et de ceux du système égal, c’est-à-dire de la division de l’octave en douze demi-tons égaux : mais toutes les tentatives ont été infructueuses. Il y avait erreur des deux côtés et chacun s’est obstiné dans la sienne. D’une part, les géomètres ont soutenu avec juste raison l’infaillibilité des expériences et du calcul à l’égard des proportions des intervalles ; mais ils n’ont pas vu que les proportions de chaque intervalle n’offrent que des faits isolés dont la réunion ne saurait composer une gamme, car la gamme est une formule dont les élémens sont purement métaphysiques quant au système de leur ordonnance[127]. Ils ont cru d’ailleurs qu’en dehors des instrumens à sons fixes, les intervalles doivent être absolument justes, ce qui est une erreur non moins considérable, car, suivant leurs modes de successions, les sons varient incessamment d’intonations, d’après des lois qui seront un jour exposées dans un traité de la philosophie de la musique.
Les adversaires des géomètres, tout en se trompant à l’égard du calcul qui est fondé sur les dimensions des corps sonores et sur les nombres de vibrations, ont eu l’avantage de concevoir l’existence de la gamme comme un produit de convenances métaphysiques ; mais en admettant leur division de l’octave en douze demi-tons invariablement égaux, ils se sont mis en contradiction manifeste avec les attractions ascendantes et descendantes des sons, démontrées par l’expérience.
Je ne reviendrai plus sur ce sujet, parce que plusieurs siècles de travaux et de disputes n’ont pas fait avancer la science d’un pas en ce qu’elle a d’important.



ÂGE MODERNE.

transformation tonale de la musique vers la fin du seizième siècle. — naissance de la musique dramatique.


Dès que les combinaisons purement harmoniques ne parurent plus suffisantes pour faire naître dans l’âme de vives impressions de plaisir ; dès que les musiciens eurent compris qu’il y avait quelque chose de plus élevé dans l’objet de l’art que ces calculs de notes souvent pénibles et quelquefois puérils, on se mit à la recherche de ce quelque chose, dont on n’avait pas de notions précises, et chacun s’aventura à chercher des routes nouvelles, sans autre guide que son instinct. Le besoin de nouveauté se faisait sentir avant qu’on se fût assuré qu’il était possible de trouver quelque chose de nouveau. La diversité des directions qui furent suivies alors par les meilleurs artistes, fit faire à la musique plus de progrès en quelques années qu’elle n’en avait fait pendant deux siècles.

Les recherches qu’avaient faites Zarlino et Vicentino, vers le milieu du seizième siècle, pour découvrir un nouveau genre de musique applicable à l’harmonie, ou pour retrouver certaines parties de l’art des Grecs, dont leurs auteurs ne parlent que d’une manière obscure, ces recherches, dis-je, indiquaient que dès lors la musique usuelle ne suffisait plus aux besoins de l’époque. Cyprien de Rore, élève d’Adrien Willaert, avait aussi essayé d’introduire dans la modulation un système plus varié. Dans quelques-unes de ses compositions, on aperçoit des traces de chromatique, ou plutôt de succession de tons divers, car les dissonances naturelles, qui sont le pivot des transitions véritablement chromatiques, n’étaient pas encore employées. Bientôt après, Lucas Marenzio, homme de génie, essaya d’introduire les dissonances dans ces transitions, et réussit à trouver quelques successions heureuses et inattendues ; mais, soit timidité, soit qu’il n’eût pas compris la possibilité d’employer ces dissonances sans préparation, il en affaiblit l’effet en les faisant entendre d’abord dans l’état de consonnances. Dans le même temps, Charles Gesualdo, prince de Venouse, donna au style de ses madrigaux plus de piquant encore par leurs formes chromatiques. Doué d’un génie plus original que celui de Marenzio, mais moins habile dans l’art d’écrire, il unit dans ses compositions beaucoup de défauts à de grandes qualités. Loués par quelques-uns avec enthousiasme, critiqués par d’autres avec amertume, ses ouvrages n’ont peut-être pas été considérés sous le point de vue où il aurait fallu les voir. Ce qu’on ne peut nier, c’est que ce compositeur a devancé son siècle, sous le rapport de l’expression pathétique des paroles.

Des innovations d’un autre genre furent aussi tentées dans la seconde moitié de ce seizième siècle, époque des grandes choses. À diverses reprises, les instrumens avaient été admis dans l’église et en avaient été chassés. À quel usage étaient-ils employés ? c’est ce qu’on ne sait pas précisément : cependant il y a lieu de croire qu’ils soutenaient les voix dans l’organum et plus tard dans le déchant. La composition de la chapelle des rois de France pendant les quatorzième et quinzième siècles que j’ai trouvée dans les manuscrits de la Bibliothèque royale de Paris, ne m’a pas fait voir d’instrumentistes mêlés aux chapelains et aux chanteurs ; cependant M. l’abbé Baini a remarqué avec beaucoup de justesse que les compositions de plusieurs maîtres du quinzième siècle, et particulièrement de Josquin, offrent tant d’exemples de passages qui sortent de l’étendue des voix ordinaires, qu’on peut présumer que beaucoup de ces morceaux ont été faits pour être joués par les instrumens, et qu’on n’y a ajouté des paroles latines qu’après que la musique eut été composée. Toutefois, on ne voit pas que l’usage de mêler les instrumens aux voix se soit établi en France ni en Italie, à l’exception de Venise, où figurent, vers le milieu du seizième siècle, quelques instrumentistes dans le chœur de Saint-Marc. On ne connaît pas de compositions pour l’église où les instrumens soient indiqués antérieurement à la publication d’un volume de motets à cinq et six voix, par Jean Domenico de Nola, maître de chapelle de l’église de l’Annunziata, à Naples : cet ouvrage parut en 1575. Il n’y avait pas de parties d’orchestre dans cette musique ; les instrumens devaient jouer ce que les voix chantaient ; de là vient que toutes les productions du même genre étaient da suonare o da cantate, comme disaient les Italiens aux titres de leurs ouvrages (à jouer et à chanter). Les dimanches et les jours fériés, on entendait les voix seules, ou quelquefois les instrumens sans voix ; aux fêtes solennelles, les voix et les instrumens se réunissaient.

Une création nouvelle, inattendue, vint tout à coup changer ces dispositions, et donner une part importante à l’instrumentation dans la musique vocale, sacrée ou profane. Cet événement, qui devait changer la direction de l’art, eut lieu dans les dernières années du seizième siècle.

Je veux parler de l’invention du drame musical. La renaissance de la véritable poésie dramatique en Italie, au commencement du seizième siècle, ne précéda que de peu de temps l’union des vers et de la musique dans l’action théâtrale. Des chœurs et des intermèdes musicaux furent ajoutés aux tragédies et aux comédies pour de grandes cérémonies publiques ou pour des réjouissances. Ces chœurs et ces intermèdes ne furent d’abord que des madrigaux chantés à plusieurs voix ; en vain y aurait-on cherché quelque traces d’expression analogue aux paroles : ainsi que je l’ai dit, les musiciens ne connaissaient alors que les formes du contrepoint ; l’art n’était que mécanique. Aux noces de Ferdinand de Médicis et de Christine de Lorraine, on représenta à Florence un de ces drames mêlés de musique ; le sujet de celui-là était le Combat d’Apollon et du Serpent. On sait quelle fut la magnificence déployée par don Garin de Tolède, vice-roi de Sicile, aux représentations de l’Aminte du Tasse, et d’une pastorale de Transille. On y avait introduit des intermèdes et des chœurs, dont le jésuite Marotta avait composé la musique. Ces essais enhardirent d’autres artistes à mettre en chant quelques scènes d’une pastorale intitulée le Sacrifice, jouée à Ferrare vers 1550, et d’autres scènes de l’Infortunée et de l’Aréthuse, qui furent représentées à la même cour. Tout cela était dans le style madrigalesque, sans passion, sans mélodies expressives, mais de forme douce et gracieuse. Des instrumens y accompagnaient le chant, mais ils exécutaient les mêmes parties que les voix.

Le goût éclairé des Médicis pour les arts, la protection qu’ils lui accordaient, avaient fait de Florence et de Rome le centre des gens de goût et des hommes les plus distingués de l’Italie. À Florence était réunie, vers 1580, une société de nobles, de savans et d’artistes parmi lesquels on remarquait Jean Bardi, comte de Vernio, Jacques Corsi, Vincent Galilée, le poète Octave Rinuccini, les compositeurs de musique Jacques Péri et Jules Caccini, surnommé le romain, enfin Emilio del Cavaliere, grand musicien, pour qui la place d’inspecteur-général des artistes avait été créée. De fréquens entretiens avaient lieu entre les membres de cette société dans le but de chercher le moyen de perfectionner les arts, particulièrement la musique, et l’on y signalait souvent les défauts des compositions de ce temps, où l’on ne trouvait guère d’autre mérite que celui des formes systématiques et mécaniques du contrepoint. Tous ces hommes de génie et de goût comprenaient la possibilité de diriger l’art vers un plus noble but, en le faisant servir au développement des mouvemens passionnés de l’âme. La poésie chantée des peuples de l’antiquité leur paraissait être le modèle qu’il fallait adopter, et chacun d’eux se livrait à des recherches sur ce sujet. Dans une réunion qui eut lieu chez le comte de Vernio, Galilée fit entendre l’épisode du Comte Ugolin, du Dante, sur lequel il avait établi une sorte de récitatif accompagné d’instrumens. Cet essai, bien qu’imparfait encore, fut applaudi, et confirma l’assemblée dans ses idées sur la meilleure application de la musique à la poésie.

En 1590, Emilio del Cavaliere, artiste doué, comme je l’ai dit, du génie de l’invention, fit représenter devant le duc de Toscane une espèce de drame musical, sous le titre de Il Satiro, et, la même année, il donna la Disperazione di Fileno.

Une troisième pastorale, d’un genre fort original, fut représentée en 1595, sous le titre de Il giuoco della Cieca. Tous ces ouvrages excitèrent la plus vive admiration ; ils en étaient dignes, car ils étaient le produit d’une idée créatrice destinée à changer la direction de l’art. La mélodie était faible de rhythme, et ne pouvait être considérée que comme une espèce de récitatif mesuré ; mais elle avait de l’accent et de l’expression. D’ailleurs, ce genre de musique était remarquable par le système d’instrumentation qui l’accompagnait. La composition des orchestres de ces premiers auteurs de musique dramatique, avait pour but de varier les effets, bien que les instrumens n’eussent qu’une sonorité faible. C’était une grande guitare appelée chitarono, une guitare à l’espagnole, un luth, un petit clavecin ; stromenti che facci poco romore, dit l’éditeur d’un des ouvrages de Cavaliere. L’harmonie de ces instrumens ne suivait pas note pour note les parties de chant, et les instrumens faisaient entendre de temps en temps des ritournelles. De là les variétés qui s’introduisirent dans les systèmes d’instrumentation, et qui avant la fin du seizième siècle offraient déjà beaucoup d’intérêt.

À la demande de Jacques Corsi, Peri mit en musique la Dafné, pastorale de Rinuccini, en 1594, et bientôt après la tragédie lyrique de la Mort d’Euridice, dans laquelle il eut pour collaborateur Jules Caccini. Ce dernier ouvrage fut représenté à Florence, à l’occasion des noces de Marie de Médicis avec Henri IV, roi de France. Peri nous a conservé lui-même les noms des chanteurs qui exécutèrent sa pastorale ; François Rasi, gentilhomme de la ville d’Arezzo, représentait Aminta, Antoine Brandi, Arcetro, Melchior Palantrotti, Pluton, et Jacques Giusti, jeune garçon de Lucques, Dafné. Jacques Corsi jouait du clavecin, Don Garzia Montalvo du chitarono, Jean-Baptiste dal violino de la lyra (grande viole à treize cordes), et Jean Lapi d’un grand luth. Claude Monteverde, illustre musicien de l’école de Venise, ajouta beaucoup aux inventions des grands artistes qui viennent d’être nommés lorsqu’il écrivit, dans les premières années du dix-septième siècle, les opéras d’Orphée, d’Ariane et le ballet delle Ingrate. Ses rhythmes furent plus marqués par le retour de certaines idées principales d’une manière périodique ; il donna naissance à l’air et au duo ; enfin son instrumentation fut beaucoup plus riche et plus variée que celle de Cavaliere, de Peri et de Caccini, et Monteverde sut adapter au caractère des personnages et aux situations dramatiques les combinaisons des instrumens. On en peut juger par la composition de l’orchestre de l’Orfeo :

1° Deux clavecins jouaient les ritournelles et l’accompagnement du prologue, qui était chanté par la musique personnifiée ;

2° Deux lyres ou grandes violes à treize cordes accompagnaient Orphée ;

3° Dix dessus de viole faisaient les ritournelles du récitatif que chantait Euridice ;

4° Une grande harpe double servait à l’accompagnement d’un chœur de nymphes ;

5° L’Espérance était annoncée par une ritournelle de deux violons français et d’un clavecin ;

6° Le chant de Caron était accompagné par deux guitares ; le chœur des esprits infernaux par deux orgues, Proserpine par trois basses de viole, Pluton par quatre trombones, Apollon par un petit orgue de régale, et le chœur final des bergers par un flageolet, deux cornets, un clairon et trois trompettes à sourdines.

Il y avait, sans doute, quelque maigreur dans la séparation de tous ces instrumens, mais on ne peut nier qu’il en résultât de la variété.

Un tel enthousiasme se manifesta au premier essai de ces effets variés, que les compositeurs ne tardèrent pas à faire passer les violes, les cornets et les trombones dans la musique d’église ; on en voit des preuves certaines dans quelques ouvrages de Jean Gabrieli, de Henri Schütz, et de quelques autres. Dès lors le caractère de la musique religieuse fut changé, et peut-être est-il permis de dire que celui qui lui convenait le mieux fut perdu. Les variétés de sonorité des instrumens sont un des moyens d’expression des passions humaines, qui ne devraient pas trouver place dans la prière. Palestrina avait mieux compris qu’aucun autre le style convenable pour l’église et l’avait porté à sa perfection ; après lui, on a fait de belles choses d’un autre genre, mais où il y a moins de solennité, de dévotion et de convenance.

Après avoir donné ces aperçus de la naissance et des progrès de l’instrumentation proprement dite, il me reste à parler d’une audacieuse innovation qui opéra tout à coup, vers la même époque, une transformation complète de la tonalité, je veux dire, de l’art tout entier. Les règles de l’harmonie, depuis le quatorzième siècle jusqu’à la fin du seizième, avaient proscrit toute relation de mi contre fa, c’est-à-dire, de la note supérieure du premier demi-ton ; avec l’inférieure du second ; car, selon la méthode de la solmisation par hexacordes, on appelait toujours mi, fa, les deux notes qui étaient naturellement à la distance d’un demi-ton l’une de l’autre. Ainsi, la note que nous appelons si ne pouvait jamais se rencontrer avec celle que nous nommons fa, soit par une succession de deux tierces majeures, soit par un repos de la tierce majeure sol, si, sur la quinte fa, ut, soit enfin par l’harmonisation de fa avec si, qu’on appelait mi. Lorsque ce dernier cas se présentait dans la composition, avec la réunion du cinquième degré de la gamme, c’était toujours par l’effet d’une prolongation de note entendue précédemment en l’état de consonnance[128], ce qui en affaiblissait l’effet. Or, le résultat immédiat de la prohibition des rapports de la note supérieure du premier demi-ton avec la note inférieure du second, était qu’il ne pouvait y avoir de note sensible réelle dans la musique, conséquemment, que la tonalité de la musique actuelle ne pouvait exister. Car, remarquez qu’il n’y a de note sensible que parce qu’il y a répulsion harmonique entre la quatrième note et la septième ; répulsion qui conduit l’une à descendre, l’autre à monter, en sorte que la note sensible n’aurait pu naître de la seule mélodie.

Eh bien, ce que la doctrine avait condamné, ce que les siècles avaient proscrit, un homme osa le faire un jour. Guidé par son instinct, il eut plus de confiance dans ce qu’il lui conseillait que dans les règles ; et, malgré les cris d’épouvante de tout un peuple de musiciens, il osa mettre en rapport la quatrième note de la gamme, la cinquième et la septième : par ce seul fait il créa les dissonances naturelles de l’harmonie, une tonalité nouvelle, le genre de musique qu’on appelle chromatique, et, conséquemment, la modulation. Que de choses produites par une seule agrégation harmonique ! L’auteur de cette merveilleuse transformation de l’art est ce même Monteverde que j’ai signalé tout à l’heure comme inventeur de nouveautés remarquables dans l’instrumentation. Lui-même s’attribue l’invention du genre modulé, animé, expressif, dans la préface d’un de ses ouvrages. C’est qu’en effet, l’accent passionné n’existe et ne peut exister que dans la note sensible, et que celle-ci ne peut naître que de son rapport avec le quatrième et le cinquième degré de la gamme ; c’est que toute note mise en rapport harmonique de quarte majeure avec une autre détermine la sensation d’un ton nouveau, sans qu’il soit nécessaire de faire entendre une tonique ni de faire un acte de cadence, et que par cette faculté de la quarte majeure de créer immédiatement une note sensible, la modulation, c’est-à-dire la succession nécessaire de tons différens, devient facile. Admirable coïncidence de deux idées fécondes ! Le drame musical prend naissance ; mais le drame vit d’émotions et la tonalité du plain-chant, grave, sévère et calme, ne saurait lui fournir d’accens passionnés, et l’harmonie de cette tonalité ne renferme pas les élémens de la transition : alors le besoin inspire le génie, et tout ce qui peut donner la vie à la musique du drame est créé d’un seul coup. Grandes et rapides furent les conséquences de cette belle découverte, car dans la première moitié du dix-septième siècle, l’expression dramatique de la musique était déjà parvenue à des effets d’une puissance fort remarquable[129].

Quel que soit mon désir de me hâter et de terminer le tableau des transformations de la musique, je suis forcé de m’arrêter ici pour redresser des erreurs qui se sont accréditées parmi quelques hommes de mérite. Plusieurs auteurs ont cru qu’antérieurement à Monteverde, le genre improprement appelé chromatique était connu et employé ; dans ces derniers temps, M. de Winterfeld a cité des exemples de Luc Marenzio et du prince de Venouse, qui ont été, en effet, les prédécesseurs de Monteverde. Avant Marenzio et Gesualdo, Vicentino avait aussi prétendu retrouver un genre chromatique, qu’il croyait analogue à celui des Grecs. Mais qu’on examine l’exemple qu’il en a donné[130] ; qu’on étudie les exemples de Marenzio, de Gesualdo, de tous ceux enfin qui ont cru faire de la musique chromatique antérieurement à Monteverde, on acquerra la conviction que le véritable système de musique modulée n’existe point dans tout cela ; car les successions de tons n’y étant établies que sur des harmonies consonnantes, ces successions sont arbitraires, n’y ayant jamais entre elles de résolution nécessaire comme celle du rapport harmonique de la quatrième note avec la septième. Souvent même ces amalgames de tons non liés entre eux sont déplaisans par cela même qu’ils ne sont point logiques. Vicentino, Marenzio, Gesualdo, et plusieurs autres, ont été tourmentés par le désir de produire une nouveauté dont ils n’ont pas trouvé le principe. Un seul homme avait été, avant Monteverde, sur la voie de cette découverte ; cet artiste est Adam Gumpelzhaimer ; personne n’a parlé de lui.

Monteverde, qui avait fort bien aperçu les résultats de son heureuse témérité, sous le rapport de l’expression dramatique, n’en vit pas les conséquences à l’égard de la tonalité. Attaqué avec violence par quelques zélés défenseurs de l’ancienne doctrine, particulièrement par Artusi, il ne comprit pas plus que ses adversaires qu’il venait d’anéantir l’existence des tons du chant ecclésiastique dans la musique mondaine. On peut se convaincre par la lecture de quelques-unes des préfaces de ses ouvrages, qu’il n’avait pas porté ses vues sur cet important objet. Il n’est pas moins certain, cependant, qu’après que l’harmonie des dissonances naturelles de septième, de neuvième, et celles qui en dérivent, se fut introduite dans la musique de chambre et de théâtre, il n’y eut plus de premier, de second, de troisième ton, d’authentique ni de plagal dans la musique ; il y eut un mode majeur et un mineur ; en un mot, la tonalité ancienne disparut et la moderne fut créée.

Ici se présente un fait curieux qui me fournira l’occasion de dissiper une erreur devenue presque populaire.

Depuis plus de cent cinquante ans on parle de l’addition de la septième note de la gamme à l’hexacorde attribué à Gui d’Arezzo, comme si la gamme avait jamais pu être réduite à six notes dans l’usage de la musique ; comme si la restitution de la septième avait pu se faire d’une manière arbitraire. On n’a pas compris que la méthode de l’hexacorde n’est qu’un système de solmisation et non un système de musique ; on n’a pas vu davantage que l’addition d’une septième syllabe aux six premières n’était qu’une méthode plus rationnelle, et que les premiers efforts qui ont été faits pour l’introduire dans les écoles ont précédé la transformation radicale de la tonalité, mais qu’ils n’ont pu donner naissance à cette tonalité. Au reste, cette invention a été attribuée a beaucoup de musiciens ; sur cela comme sur d’autres points de l’histoire de la musique, bien des erreurs ont été répandues : elles seront rectifiées dans ce qui suit.

Il paraît que ce fut un musicien belge qui, le premier imagina de faire disparaître de la musique les difficultés de la solmisation qui résultaient de la méthode des hexacordes ; peut-être même y en eut-il deux qui essayèrent concurremment cette réforme, car les anciens auteurs nomment tantôt Hubert Waelrant, tantôt Anselme de Flandre. Ce qui paraît hors de doute, c’est que Waelrant proposa en 1547, de substituer à la gamme de six notes et aux noms de Gui d’Arezzo, sept autres syllabes qu’il écrivit : bo, ce, di, ga, lo, ma, ni. Cette nouvelle méthode, qu’on appela bobisation, ou bocedisation, fut adoptée dans quelques écoles des Pays-Bas, et prît, à cause de cela, le nom de solmisation belge ; elle n’eut point de succès dans les autres parties de l’Europe, et l’on continua de solfier par l’ancienne méthode en France, en Italie et en Allemagne.

Environ cinquante ans après Hubert Waelrant, un autre Belge, Henri de Putte[131], essaya une réforme du même genre en Italie, mais sans succès : Waelrant n’avait enseigné sa méthode que par la pratique ; de Putte publia son système dans un livre latin qui parut à Milan en 1599. Au reste, ni à cette époque, ni à aucune autre, les Italiens n’adoptèrent la solmisation par sept syllabes, et lors même que la tonalité eût changé, lorsque des modulations multipliées augmentaient à l’infini les embarras de la méthode des hexacordes, c’était encore de celle-ci qu’ils faisaient usage. Il n’y a pas vingt ans qu’ils ont à ce sujet des idées plus raisonnables.

La bocédisation de Waelrant fut introduite en Allemagne au commencement du dix-septième siècle par Calwitz, qui, taisant le nom de l’inventeur, donna l’invention pour la sienne. Il ne réussit point à la mettre complètement en crédit, car si les Allemands comprirent la nécessité d’une gamme de sept sons, ils ne tardèrent point à désigner les degrés de cette gamme par des lettres au lieu de syllabes.

Après Calwitz vint Pierre d’Urena, moine espagnol, dont le système fut publié quarante ans plus tard par le fantasque évêque de Vigevano, Caramuel de Lobkowitz. Pierre d’Urena voulait aussi que ses compatriotes renonçassent à l’ancienne méthode pour adopter la solmisation par sept syllabes ; il ne jouit point de son triomphe, car depuis long-temps il avait cessé de vivre quand ses idées fructifièrent. Il en fut à peu près de même en France de Jean Lemaire, qui ayant proposé d’appeler za la septième note affectée d’un bémol, et si, la même note à l’état de bécarre, eut bien de la peine à faire goûter son système par quelques musiciens. La réforme ne se fit pas d’un coup. Long-temps les deux méthodes cheminèrent côte à côte avec leurs adversaires et leurs défenseurs. Je ne nommerai point ici tous ceux qui voulurent prendre part à la réforme, et qui, de bonne foi, se crurent mieux inspirés en substituant des noms de notes à d’autres noms. Je ne parlerai pas plus des disputes littéraires qui éclatèrent à l’occasion de cette réforme : toutes ces querelles, empreintes de la grossièreté de langage des temps, sont depuis lors tombées dans un juste oubli. Près de quarante ans après la publication du système de Lemaire, sa méthode n’était pas encore si bien établie, qu’on ne la distinguât de l’ancienne par le nom de la gamme du si. De nouvelles générations s’accommodèrent mieux de l’usage de cette gamme, et la solmisation par les hexacordes fut enfin reléguée dans le plain-chant.

Remarquez que la résistance et les disputes ne vinrent que de ce qu’on n’avait pas compris la réalité de la transformation de la tonalité après les inventions harmoniques de Monteverde. La solmisation par la méthode des hexacordes était sans doute vicieuse dans le plain-chant ; dans la tonalité nouvelle elle était insoutenable. Personne ne s’avisa de cela.

Ce n’était point assez pour Monteverde d’avoir créé une tonalité, une harmonie, d’avoir découvert l’accent des passions, et d’y avoir joint le coloris de l’instrumentation ; sa lumineuse pensée conçut aussi la nécessité d’un rhythme régulier. À peine indiqué par ses prédécesseurs, même dans la musique du drame, ce rhythme n’était encore qu’un besoin secondaire pour la plupart de ceux qui aimaient l’art : on ne le trouvait guère que dans la danse. Clément Jannequin était à peu près le seul qui eût trouvé le secret de lui donner de la cadence dans la musique des voix. Mais au temps où vivait cet artiste, le moment n’était pas venu pour que le mérite de cette nouveauté pût être apprécié. Ce ne fut pas sans résistance non plus que Monteverde parvint à faire triompher ses idées sur cette importante faculté de l’art. Cet homme était né pour les découvertes, mais chacune de ses conquêtes lui valut une guerre. Lui-même nous a conservé le souvenir des discussions qu’il dut soutenir contre les exécutans, lorsqu’en 1624 il fit entendre, à Venise, dans la maison de Jérôme Mozzenigo, l’épisode du combat de Tancrède et de Clorinde, emprunté au troisième chant de la Jérusalem délivrée. Il avait, dit-il, divisé les mesures en seize notes sur la même intonation ; mais les instrumentistes ne voulaient pas articuler toutes ces rapides valeurs ; ils les réduisaient à une seule percussion par chaque mesure. À la fin, pourtant, ils furent obligés de se conformer à la volonté du compositeur, et après avoir entendu l’effet de ce rhythme, ils avouèrent sa supériorité. Les autres musiciens ne tardèrent point à s’emparer de cette découverte ; on en trouva de beaux exemples dans le drame de Landi, Il S. Alessio, et dans les premiers opéras de Cavalli. Aux rhythmes de Monteverde, ces musiciens ajoutèrent des rhythmes nouveaux. Depuis lors les progrès de cette partie de la musique ont été sans doute plus lents que ceux des autres ; on peut même affirmer que c’est dans le rhythme que le génie des compositeurs a montré le moins de puissance ; pourtant on ne peut nier qu’un assez grand nombre de combinaisons ont été trouvées. Malheureusement elles se sont trop tôt formulées, et l’on sait que la formule est l’ennemie de l’imagination.

Après que la musique eut été dirigée vers son but réel dans le style ecclésiastique, par Jean de Palestrina, et surtout, après que la tendance dramatique lui eut été imprimée, les subtilités matérielles, les énigmes, les recherches de tout genre auxquelles s’étaient attachés les musiciens des quinzième et seizième siècles, tombèrent dans le discrédit. Le système absurde de notation qui avait donné la torture à tous ces musiciens, système où des multitudes d’exceptions rendaient souvent douteuses la valeur réelle des notes, fut la première chose qu’on abandonna dans la pratique. Quelques anciens maîtres en expliquèrent encore la théorie jusques vers le milieu du dix-septième siècle, mais on n’en trouve plus d’exemples dans les compositions qui furent publiées postérieurement à 1610. Les signes représentatifs des longues durées firent place à des valeurs moindres, parce que la musique acquit plus de légèreté ; les doubles croches, les triples même, passèrent de la musique instrumentale dans la vocale. L’art, ayant changé d’objet, avait besoin de signes analogues à sa nouvelle destination, et devait être débarrassé de ceux qui ne lui étaient plus utiles. De là vient qu’après le commencement du dix-septième siècle, tout l’échafaudage des modes et des prolations tomba de lui-même ; mais de nouvelles combinaisons de mesures furent imaginées, parce que le mouvement poétique du drame les rendaient quelquefois nécessaires. Ainsi l’on peut affirmer qu’en moins de vingt ans, toutes les parties de la musique eurent subi une complète transformation.


ÂGE MODERNE.
Continuation.

origine d’une classification méthodique des accords de l’harmonie.


Les notions d’harmonie qui sont répandues dans les traités généraux de musique publiés avant le commencement du dix-septième siècle, ne laissent pas entrevoir qu’on eût remarqué l’analogie des faits qui entraient alors dans la composition de l’harmonie. Tous les préceptes sur l’emploi de cette harmonie se réduisent à des remarques sur la nature des consonnances, sur les mouvemens de ces intervalles, et sur leurs retards ou ligatures. On ne trouve pas autre chose dans les écrits de Zarlino, le plus savant des auteurs sur cette matière ; ni même dans Zacconi, qui ne publia qu’en 1596 la première partie de sa Pratique de la musique. Ce silence des écrivains sur les groupes isolés de plus de trois sons, qui ont été désignés sous le nom d’accords, a fait naître plus d’une erreur. On a cru qu’un moine de l’Observance, nommé Louis Viadana, avait été le premier qui se fût livré à l’observation de ces groupes, et qu’il avait été l’inventeur d’une sorte de basse instrumentale, appelée basse continue pour la distinguer de la basse vocale, où se trouvaient parfois des interruptions et des silences, ainsi que de la manière d’indiquer au-dessus des notes de cette basse, par des signes de diverse nature, les accords qui devaient les accompagner. Cette basse et la méthode d’accompagnement à l’usage des organistes, ont, en effet, fourni le sujet d’une instruction spéciale dont Viadana est l’auteur, et qui fut publiée en 1603 ; mais ce n’est pas ici le lieu de traiter la question du droit de l’invention qui a été contesté à Viadana ; cette question sera examinée à l’article de ce musicien. Ce qui importe, c’est de faire remarquer qu’on a confondu en une seule trois choses distinctes, qui sont : la basse continue, les chiffres des accords appliqués à cette basse pour en indiquer l’espèce aux accompagnateurs, et enfin l’analyse des faits qui composent la science de l’harmonie, pour en tirer l’expression abrégée de ces chiffres et les règles de leur emploi.

Cette analyse semblerait avoir dû précéder l’invention de la basse continue et l’application des chiffres sur celle-ci ; cependant, il n’en est fait mention par aucun des auteurs qui ont écrit à la fin du seizième siècle ou au commencement du dix-septième. Viadana a réclamé pour lui l’invention de la basse continue, en 1603, et a dit qu’il avait imaginé cette nouveauté à Rome, cinq ou six ans auparavant ; personne n’a contesté ses droits, ce qui semble prouver qu’ils étaient fondés, malgré les assertions contraires produites en des temps postérieurs. Viadana fait voir que son invention lui a été suggérée par instinct plutôt que par analyse. Il cherchait les moyens d’écrire des morceaux de musique d’église qui pussent être chantés à une seule partie, à deux, trois ou quatre, à volonté, en conservant une harmonie pleine, lors même qu’il n’y avait qu’une seule partie de chant, et il ne trouva rien de mieux qu’une basse instrumentale et continue, destinée à être jouée par la main gauche d’un organiste pendant que la main droite remplissait l’harmonie des autres parties. N’oublions pas toutefois que Viadana a pu puiser l’idée de cette basse dans l’accompagnement du récitatif des drames d’Emilio del Cavaliere et de Péri.

À l’égard des chiffres placés au-dessus des notes de la basse, et destinés à indiquer aux accompagnateurs les accords qu’ils devaient exécuter, en les débarrassant de l’obligation de lire toutes les parties, Viadana ne dit point qu’il en ait été l’inventeur ; il n’en parle même pas du tout dans l’ouvrage publié en 1603, et ce n’est que dans une autre production qui ne parut qu’en 1609 qu’il en fait mention ; mais plusieurs années auparavant, d’autres auteurs avaient indiqué l’usage de ces chiffres. De ce nombre sont Alexandre Guidotti, qui a donné des règles sur la signification de ces signes, dans l’avertissement de l’espèce d’oratorio d’Emilio del Cavaliere La Rappresentazione di anima e di corpo, dont il fut l’éditeur en 1600, et Jules Caccini, qui a chiffré la basse d’accompagnement de son Euridice et de ses madrigaux publiés en 1601.

Certes, ni l’idée de la basse continue, ni le petit nombre de chiffres et de signes qu’on plaçait sur quelques-unes de ses notes, ni même les dix ou douze règles concernant l’accompagnement de la basse sur le clavier, ne constituent un véritable système d’harmonie, mais on ne peut nier que ce soit l’origine des théories qu’on a imaginées par la suite. Les musiciens italiens, dont les méthodes d’enseignement ont été de tout temps plus pratiques que rationnelles, ajoutèrent peu de chose aux premières indications de Guidotti, de Viadana et d’Agazzari, et pendant plus d’un siècle ils n’ont guère eu sur ce sujet que des traditions. Il n’en fut pas de même en Allemagne et en France ; là, des multitudes d’ouvrages élémentaires sur l’accompagnement et sur l’harmonie ont été écrits pendant le dix-septième siècle. On verra plus loin que ce fut un Français qui le premier résuma toute l’harmonie en un système régulier.


ÂGE MODERNE.
Continuation.

styles religieux, dramatique et de concert, dans le dix-septième siècle. — écoles de chant. — écoles d’instrumens.


Après l’activité d’invention qui avait régné en Italie vers la fin du seizième siècle et au commencement du dix-septième, il était vraisemblable que l’art resterait quelque temps stationnaire. Venise était alors la ville des nouveautés ; le reste de l’Italie, Rome surtout, conservait avec plus de soin les anciennes traditions classiques. Bien que les compositions des Nanini, de Benevoli, et de quelques autres maîtres de l’école romaine n’aient pas la majesté simple et solennelle des ouvrages de Palestrina, on y reconnaît pourtant le type du style ancien, et l’on voit que la manière neuve et piquante de Monteverde et de Jean Gabrieli n’avait point trouvé de faveur parmi les compositeurs romains. Ceux-ci repoussaient avec persévérance l’introduction de l’expression dramatique dans la musique d’église ; la seule innovation qu’ils adoptaient était la multiplicité des chœurs, qui étaient uniformément composés chacun de quatre parties. J’ai déjà dit que Benevoli parvint en ce genre à un degré d’habileté fort remarquable ; mais en même temps j’ai signalé les défauts inséparables des compositions de cette espèce. François Suriano, les deux Anerio, Antonelli, Abbatini, Cifra, Roger Giovanelli, François Foggia et Grégoire Allegri, furent les principaux compositeurs qui soutinrent la gloire de l’école romaine pendant la première moitié du dix-septième siècle. Hommes de science plutôt que de génie, la plupart d’entre eux se distinguèrent plus par la pureté de leur style que par la nouveauté des idées ; cependant Allegri et Foggia me semblent se distinguer des autres par les qualités d’une expression religieuse plus pénétrante, bien qu’ils aient su se défendre des défauts de l’application du style dramatique à la musique d’église. C’est à dater de leur époque que les formes de l’imitation et du canon commencèrent à devenir plus rares et qu’on cessa de leur sacrifier le sens des paroles ; car c’est surtout dans l’analogie du caractère de ces textes sacrés et de la musique que consista le talent des maîtres de l’école romaine dans la première moitié du dix-septième siècle. Il est bon de remarquer toutefois que c’est dans ce même temps que l’imitation périodique connue sous le nom de fugue commença à se formuler telle qu’elle existe maintenant, sauf quelques modifications qui y furent introduites plus tard.

Les écoles de Naples et de Bologne ne se signalèrent jusqu’en 1650 par aucun compositeur remarquable. À Venise, outre les deux Gabrieli et Monteverde, on trouvait, au commencement du dix-septième siècle, Jean Croce, surnommé Chiozzetto, homme de génie à qui l’on doit des formes nouvelles, particulièrement dans le style bouffe dont il fut en quelque sorte le créateur, et qui fut ensuite appliqué avec tant de succès à la scène par ses successeurs. armi le nombre immense de compositions qu’on doit au génie de Croce, on remarque particulièrement l’œuvre qu’il publia dans sa jeunesse sous le titre de la Triacca musicale : tout est original dans ce recueil, dont les paroles sont en dialecte vénitien. Un écho à six voix, disposé de la manière la plus ingénieuse, une mascarade à quatre, le combat de chant du rossignol et du coucou, avec la sentence du perroquet, facétie à cinq voix où règne une grande verve comique, la canzonette des Bambini, non moins remarquable, la chanson des paysans, à six voix, un morceau fort plaisant intitulé le Jeu de l’Oie, à six voix, enfin le Chant de l’Esclave, composition de grand mérite, telles sont les pièces qui composent cette œuvre brillante d’invention et de verve comique.

Croce fut aussi un des premiers compositeurs qui firent des cantates, espèce de petit drame ou plutôt de scène à une seule voix. Ce genre de pièce était une conséquence naturelle du système dramatique mis en vogue depuis quelques années ; mais ce ne fut point alors que ce genre de composition acquit la perfection dont il était susceptible. Deux maîtres venus plus tard, Carissimi et surtout Alexandre Scarlatti, surent lui donner un intérêt qui n’avait pas été le résultat des travaux de leurs prédécesseurs.

En général, on peut dire qu’après les Gabrieîi, Péri, Caccini et Monteverde, les innovations portèrent plutôt sur la forme des pièces que sur quelque point radical de l’art. C’est que les transformations de cette dernière espèce doivent être fort rares ; car lorsqu’il s’en fait quelqu’une, elle ouvre un nouveau champ qu’il faut cultiver pendant long-temps pour en tirer tout ce qu’il peut produire, et ce n’est que lorsque la nécessité s’en fait sentir que de nouvelles transformations se manifestent. Ne nous étonnons donc point si François Caletto, connu sous le nom de Cavalli, Cesti, Sacrati, Ferrari, Rovetta, Marazzoli, et d’autres compositeurs italiens qui écrivirent jusqu’en 1675, ne perfectionnèrent que les formes du récitatif, de l’air et des chœurs, sans rien introduire de nouveau dans l’harmonie, et si même ils ne profitèrent pas de tout ce qui leur avait été indiqué à l’égard de cette harmonie par le génie de Monteverde.

Au quatorzième siècle, au quinzième, au seizième, alors que l’art consistait plutôt en combinaisons de sons qu’en une véritable composition, et après que quelques grands artistes lui eurent imprimé une direction plus convenable, les formules avaient toujours succédé aux inventions, et les musiciens s’étaient imités réciproquement. Il en fut de même au dix-septième, surtout à l’égard de la musique dramatique. L’air, de quelque caractère que ce fût, le chœur, le récitatif même, furent taillés sur le même patron, surtout depuis 1636 jusqu’en 1675. L’idée principale était presque toujours ramenée de la même manière, et trop souvent elle était en mesure ternaire. À l’instrumentation variée et pittoresque de Monteverde avait succédé une instrumentation uniforme de violes et de violons dont les accompagnemens se reproduisaient souvent dans le même genre. Le plus souvent cette instrumentation ne se faisait entendre que dans les ritournelles ; la mélodie n’était accompagnée que par le clavecin. Monteverde lui-même, entraîné par l’exemple, sembla avoir perdu ses heureuses inspirations en approchant de l’âge mûr, car il renonça à ses premières idées dans son opéra Il ritorno d’Ulisse in patria, qui fut représenté en 1641, à Venise, et dans celui de l’Incoromazione di Poppea, joué l’année suivante. Ces deux ouvrages sont bien inférieurs aux premiers du même auteur, sous le rapport de l’invention.

Étienne Landi, auteur du drame Il santo Alessio, peut être considéré comme le compositeur qui sut le mieux se défendre de la formulation des idées dans la période de 1630 à 1660. Toutes les parties de son ouvrage sont originales, inspirées et pensées avec profondeur.

Plus j’avance dans ce résumé de l’histoire de la musique, et plus j’éprouve la nécessité d’abréger, parce que l’histoire de l’art dans les temps modernes devient celle des travaux des grands artistes ; or celle-ci se trouve à sa place dans les articles de la Biographie. La fin de cette introduction historique ne renfermera donc que des noms avec une indication sommaire des modifications de l’art opérées par ceux qui les portaient. D’après ces considérations, je me bornerai à dire que Carissimi, musicien de l’école de Venise qui vécut long-temps à Rome, perfectionna les formes de la cantate, celles de l’oratorio, fit un plus fréquent usage de l’instrumentation dans la musique d’église qu’aucun des maîtres qui l’avaient précédé, et donna à la mélodie un caractère particulier qu’on peut considérer comme le type de celui de Lulli, fondateur de l’opéra français.

Alexandre Scarlatti, Napolitain, élève de Carissimi, porta plus haut que son maître les qualités du style moderne qui distinguent les productions de celui-ci. Doué d’un génie éminemment dramatique, d’un sentiment profond d’harmonie expressive et d’un goût très pur de mélodie, Scarlatti imprima un mouvement de progrès au drame musical et à la musique de concert par la beauté de ses airs et de ses cantates. Jusqu’à lui, tous les airs d’opéras furent coupés d’une manière uniforme, soit dans la conduite de la modulation, soit dans la disposition des phrases et dans le retour des idées. Scarlatti, au contraire, varia le caractère de ces morceaux, le mouvement, le rhythme, le système d’instrumentation et l’harmonie. Il fut le chef de l’école de Naples qui ne date que de lui, et qui, par les soins de Durante son élève, a produit une longue et brillante succession de musiciens de premier ordre. Scarlatti était déjà célèbre en 1680 ; il vivait encore en 1725.

Le style de la musique instrumentale avait commencé à prendre un caractère particulier dans la seconde moitié du seizième siècle. Le talent des grands organistes tels que Claude Merulo, les Gabrieli, Guammi de Lucques, Bariola de Milan, Jacques Paix d’Augsbourg, Bernard Schmidt, et autres, n’avait pas exercé une médiocre influence sur l’importance que ce genre de musique acquit vers 1610. Frescobaldi, digne successeur de ces artistes célèbres, porta plus loin qu’eux les difficultés de mécanisme dans l’art de jouer de l’orgue. Sa manière de traiter la mélodie fut aussi plus douce, plus gracieuse, son harmonie plus piquante de modulations inattendues. Quant à la forme des pièces, il paraît avoir plutôt perfectionné qu’inventé. Les toccates, les ricercari, les variations d’un thème donné, étaient des choses connues avant lui ; mais il les traita avec un goût plus fin, plus délicat qu’on ne l’avait fait jusqu’alors. Beaucoup d’ouvrages de Frescobaldi ont été écrits spécialement pour le clavecin, et l’on voit que dès lors le style de la musique destinée à cet instrument commença à se distinguer de celui de la musique d’orgue qui devint plus simple. Cette différence est surtout sensible dans les hymnes et les magnificat écrits pour l’orgue par Frescobaldi, sur le chant de l’église. Parmi les grands organistes qui ont été formés par cet artiste, on remarque particulièrement Froberger, dont la musique, chargée de difficultés d’exécution, rappelle la manière de son maître.

Dans le même temps où Frescobaldi brillait à Rome, Samuel Scheidt, non moins grand organiste, se faisait admirer à Hambourg. Ses compositions pour l’orgue sont du style le plus élevé. Moins ornées que celles de l’artiste italien, moins séduisantes par la mélodie, elles ont plus de gravité et je ne sais quoi d’âpre et de sévère qui convient à l’église et à la nature de l’instrument auquel elles sont destinées. La plus grande partie de ces compositions consiste en variations ou caprices sur des mélodies de cantiques allemands. Aux deux artistes que je viens de nommer, il faut ajouter le grand organiste hollandais Schwelling, élève de Jean Gabrieli. Ce qui reste de ses compositions instrumentales prouve qu’il était homme de génie autant qu’habile instrumentiste. Il a formé quelques élèves parmi lesquels on remarque Henri Scheidmann.

Scheidt, Frescobaldi et Schwelling furent, comme on vient de le dire, les chefs de la première époque de l’école de l’orgue et du clavecin, au dix-septième siècle. La seconde époque ne fut pas moins brillante, car elle eut Froberger, Jean Gaspard de Kerl et Scheidmann, en Allemagne ; le premier des Couperin et Chambonnière, en France, grands artistes dont le mérite n’est pas assez connu ; enfin, Pasquini en Italie. Tous furent non seulement des exécutans d’une habileté prodigieuse, mais des compositeurs doués de génie et d’une science profonde. Telles sont les difficultés qui abondent dans leurs ouvrages, que, malgré l’opinion générale sur les progrès du mécanisme dans les derniers temps, il n’existe aujourd’hui qu’un petit nombre d’artistes assez habiles pour les exécuter. L’époque où brillèrent ces vieux organistes et clavecinistes s’étend depuis 1640 jusqu’en 1675.

À la troisième et dernière époque de la musique des instrumens à clavier, dans le dix-septième siècle, appartiennent les Allemands Reinke, Buxtehude, Zacchau, Pachelbel, Jean Christophe Bach, et les Italiens Pollarolo et Antoine Lotti, grands musiciens, qui ne furent égalés, dans le genre de musique instrumentale qu’ils avaient créé, que par leurs successeurs Vinacesi et Casini ; ce dernier était élève de Bernard Pasquini. Dans ce style, ramené à la plus grande simplicité et dont les ornemens sont bannis, il y a moins de modulations incidentes, moins d’effets piquans d’harmonie que dans la musique des clavecinistes ou organistes de l’Allemagne ; mais il y règne plus de clarté et un sentiment de mélodie plus prononcé. Déjà, dès la seconde moitié du dix-septième siècle, la séparation des deux écoles italienne et allemande s’était fait sentir par la différence du génie mélodique, et par le penchant de la dernière à multiplier les transitions.

La musique destinée aux diverses espèces de violes était peu différente de celle qu’on écrivait pour les voix dans le seizième siècle ; j’ai déjà dit que la plupart des madrigaux, des chansons à plusieurs voix et des autres pièces publiées alors, étaient données comme propres à être jouées sur les instrumens ou à être chantées. Il y eut cependant, vers 1550, un certain nombre de recueils de pièces pour les violes. On peut citer ceux de Gervais, musicien français qui ne manquait pas de talent pour ce genre de musique, de Vermont, de Parenti, et de Philibert Jambe de fer. En 1570, Thomas à Santa-Maria, moine espagnol, publia à Valladolid un traité de la manière de composer des fantaisies et des concerts pour les instruraens, particulièrement pour les violes, à trois et à quatre parties ; les règles qu’on y trouve pour ce genre de composition diffèrent peu, quant à la forme des pièces, de celles qui étaient suivies pour les morceaux de musique vocale.

L’habileté des artistes dans l’art de jouer des instrumens fit introduire, au commencement du dix-septième siècle, de plus grandes difficultés dans la musique instrumentale ; mais on ne voit pas que l’on eût substitué l’usage des violons au dessus de violes dans les compositions en concert. Partout, c’est la viole à cinq cordes, la viole bâtarde, la basse de viole et la contre-basse de viole qu’on trouve indiquées. Cependant, il y avait déjà dès 1590 des artistes qui s’étaient distingués dans l’art de jouer du violon, car on cite à cette époque un Giovan-Battista surnommé del violino, à cause de son talent sur cet instrument. Au reste, il paraît que les Français se distinguèrent particulièrement comme violinistes dès le commencement du dix-septième siècle. Mersenne, dans sa volumineuse Harmonie universelle, parle avec éloge du jeu élégant de Constantin, roi des violons, de l’enthousiasme véhément de Boccan, de la délicatesse et de l’expression de Lazarin et de Foucard. Tous ces artistes vivaient en 1630. Toutefois la France ne tarda point à perdre sa supériorité en ce genre. En 1650, le P. Castrovillari, Cordelier de Padoue, se faisait remarquer par son talent comme violiniste, et par la musique qu’il écrivait pour son instrument. L’art d’exécuter de grandes difficultés sur le violon devait avoir été poussé déjà fort loin dans le nord de l’Europe, vers 1670 ; car on voit, dans le lexique de musique de Jean Godefroi Walther, qu’un autre Walther (Jean Jacques), premier violiniste de la cour de Saxe, a publié en 1676 des scherzi da violino solo avec accompagnement de basse continue, et qu’il a donné en 1688 un ouvrage singulier, sous le titre de Hortulus chelicum, contenant des sonates et des sérénades pour être exécutées sur un violon seul à double, triple et quadruple cordes.

Jean Baptiste Bassani, élève de Castrovillari, compositeur dramatique et grand violiniste pour son temps, se distingua par le beau style de sa musique instrumentale. Parmi beaucoup d’autres compositions de divers genres, on a de lui des Sonate da camera pour des violons et basse, publiées en 1679, et 13 Sonate a due violini e basse, ouvrage excellent en son genre, et qui fixa le style de la musique des instrumens à archet. Bassani a d’ailleurs la gloire d’avoir été le maître de Corelli, grand artiste, talent immense qui, par l’élévation de ses idées et la perfection de son jeu, s’est placé à la tête de l’école du violon, et a marqué le temps de ses plus rapides progrès.

Il y a lieu de croire que dès le seizième siècle l’art du chant était enseigné d’une manière systématique en Italie, et que dans les écoles qui existaient à Rome dès 1550, on ne se bornait pas à instruire les élèves dans l’art de lire et d’écrire la musique. Cependant il paraît qu’Alexandre Guidotti, de Bologne, est le plus ancien auteur qui a publié une instruction sur l’exécution de divers ornemens du chant, dans son avertissement mis en tête de la Rappresentazione di anima e di corpo d’Emilio del Cavaliere, publié en 1600. Peu de temps après, il y avait déjà des écoles de chant organisées à Rome, et cet art difficile y était étudié avec soin : l’une des meilleures et des plus célèbres fut établie par Virgile Mazzocchi, qui devint maître de la chapelle du Vatican en 1629, et qui mourut en 1646. Angeli Bontempi, qui avait été élevé dans cette école, nous a fait connaître, dans son histoire de la musique, quel était le mode d’enseignement qu’on y mettait en pratique ; le passage est assez curieux pour qu’on en voie ici la traduction avec intérêt. Voici comment s’exprime Bontempi[132].

« Les écoles de Rome obligeaient les élèves à employer chaque jour une heure à chanter des choses difficiles, pour acquérir de l’expérience. Une autre heure à l’exercice du trille, une autre aux passages (rapides), une autre à l’étude des lettres, une autre aux vocalises et exercices du chant, sous la direction d’un maître et devant un miroir, afin d’acquérir l’assurance qu’on ne faisait aucun mouvement inconvenant, soit des muscles du visage, soit du front, des yeux ou de la bouche. Tout cela composait l’emploi de la matinée. L’après-midi une demi-heure était consacrée à l’étude de la théorie ; on donnait une autre demi-heure au contre-point sur le plain-chant, une heure à recevoir et à mettre en pratique les règles de la composition sur la cartelle[133], une autre à l’étude des lettres, et le reste du jour à l’exercice du clavecin, à la composition de quelque psaume, motet ou canzonette, ou de toute autre espèce de pièce, selon ses propres idées. Tels étaient les exercices ordinaires les jours où les élèves ne sortaient pas de la maison. Quant aux exercices du dehors, ils consistaient à aller souvent chanter et écouter la réponse d’un écho situé hors de la porte Angelica, vers Monte Mario, pour que chacun pût juger de ses propres accens ; à chanter dans presque toutes

les solennités musicales qui se faisaient dans les églises de Rome ; à observer la manière et le style d’une multitude de grands chanteurs qui vivaient sous le pontificat d’Urbain VIII, à s’y exercer et à en rendre raison au maître, qui ensuite, pour mieux imprimer les résultats de ces études dans l’esprit de ses élèves, y joignait les remarques et les avertissemens nécessaires. »

Il était impossible que des chanteurs élevés de cette manière ne devinssent pas de grands artistes, si la nature les avait doués de quelques dispositions : on se donne aujourd’hui moins de peine pour arriver au but.

Si l’on en juge par la nature des cantilènes qui remplissent toutes les productions dramatiques de Caccini, de Péri, de Monteverde, de Cavalli et de tous les maîtres de la première et de la seconde école, la manière des grands chanteurs du dix-septième siècle devait être plus expressive qu’ornée. Cependant ce qu’on rapporte du talent prodigieux de Balthasar Ferri, de Pérouse, prouve que les ornemens étaient accueillis favorablement, ou plutôt avec enthousiasme. Après Ferri, les chanteurs les plus renommés de l’Italie, dans le dix-septième siècle, ont été Pasqualini, J.-B. Bolli, Piccini, qui chanta dans les opéras italiens représentés à Paris par les ordres du cardinal Mazarin, Formenti, Riccardi, Scaccia et Origoni. Depuis la fin de ce siècle, l’art du chant a reçu de notables améliorations, et d’excellentes écoles ont été établies dans toutes les parties de l’Italie. Les plus célèbres furent fondées au commencement du dix-huitième siècle et dans la suite par François Pelli, à Modène, par Jean Paita, à Gênes, par Gasparini et Lotti, à Venise, par Fedi et Amadori, à Rome, par Brivio, à Milan, par François Redi, à Florence, et enfin par Pistocchi, à Bologne. Naples eut aussi d’excellentes écoles de chant, dont Alexandre Scarlatti, Dominique Gizzi, Feo et Porpora furent les chefs. De toutes ces écoles sortirent pendant près de cent cinquante ans d’admirables chanteurs parmi lesquels on cite comme des modèles de perfection Bernacchi, Caffarelli, Elisi, Giziello, Manzoli, Farinelli, Victoire Tesi, Faustine Bordoni, Guadagni, Guarducci, Pacchiarotti, Marchesi, La Gabrielli, Mingotti, De Amicis, Aprile et Crescentini.

L’Italie, dont le climat est favorable au développement et à la conservation de l’organe vocal, a conservé pendant le long période dont je viens de parler, une supériorité incontestable dans l’art du chant, ou plutôt ce n’est qu’en Italie que cet art existait ; non qu’il n’y eût de belles voix dans les autres pays de l’Europe ; mais en Italie seulement il y avait des écoles, de la méthode, une atmosphère de musique qui concouraient à la formation sans cesse renouvelée de chanteurs de premier ordre.

Tandis qu’une transformation complète s’était opérée dans la musique en Italie, l’art était tombé dans un état de décadence en France et dans les Pays-Bas. Trop d’agitations politiques et religieuses avaient bouleversé ces contrées dans la dernière partie du seizième siècle et au commencement du dix-septième pour que le sort des artistes n’eût pas été compromis, pour que l’art n’en souffrît pas. Sous le règne de Louis XIII, l’art d’écrire était déjà presque entièrement perdu dans la musique d’église ; le style était de mauvais goût, et les Bournonville, ainsi que l’élève de l’un d’eux, Arthur Auxcousteaux, étaient à peu près les seuls qui eussent conservé quelques traditions de l’école de Palestrina. La musique de concert ne se composait presque entièrement que d’airs à une ou deux voix avec accompagnement de théorbe, de luth ou de clavecin. Parmi les compositeurs de ces airs, Boesset était le plus célèbre.

Quant à la musique dramatique, elle n’existait point en France au temps de Louis XIII, ni même sous la minorité de Louis XIV. Un essai qui aurait pu conduire à des progrès en ce genre, et même donner l’initiative aux Français dans la création du drame musical, s’il y avait eu parmi eux quelque homme de génie, cet essai, dis-je, fut sans résultat. Il consistait en une suite de tableaux entremêlés de récits, de danse et de musique, imaginée par Balthasar de Beaujoyeux, musicien piémontais au service de la reine Catherine de Médicis, dont l’exécution eut lieu sous le titre de Ballet comique, aux noces de Mlle de Vaudemont, sœur de la reine, et du duc de Joyeuse, favori du roi, en 1581. La musique de ce ballet avait été composée par deux musiciens de la musique du roi et de la reine, nommés Beaulieu et Salmon. Après ce ballet, bien d’autres furent composés pour la cour, et même pour les corporations de Paris ; mais ce n’étaient guère que des mascarades avec des airs de danse de peu de valeur. Les choses restèrent en cet état jusqu’en 1647, où le cardinal Mazarin fit venir à Paris une troupe de chanteurs italiens qui joua sans succès un opéra d’Orphée. À l’occasion du mariage de Louis XIV, on essaya encore de ce genre de spectacle, et de nouveaux chanteurs italiens furent appelés en France pour y faire entendre l’Ercole, de Rovetta, et le Xercès, de Cavalli ; mais ils ne réussirent pas beaucoup mieux que leurs prédécesseurs. Ce nouvel essai ne fut pourtant pas sans résultat, car il fit naître dans la tête d’un musicien nommé Cambert, et surtout dans celle de Lulli, l’idée de l’opéra français. Lulli, amené fort jeune de Florence à Paris, n’avait point eu le temps d’apprendre dans sa patrie ce que c’était que la musique dramatique ; son talent s’était d’abord développé en France dans des motets, des symphonies, des divertissemens de comédie et des airs de ballet. Ce fut lui qui écrivit les airs de danse du Xercès de Cavalli, et ce fut sur le modèle du récitatif des airs et des chœurs de celui-ci, ainsi que sur les cantates de Carissimi, qu’il forma son style : car les opéras de Lulli, considérés long-temps comme le type de la musique française, n’étaient que de la musique italienne de l’ancien style. La cour de Louis XV les admirait encore, alors que le génie de Scarlatti, et plus tard celui de Leo, de Pergolèse et de plusieurs autres grands artistes de l’Italie eurent imprimé au drame musical plus de mouvement, plus d’expression, de force et de vérité. Paris eut donc un opéra national définitivement constitué par Lulli en 1672, c’est-à-dire plus de quatre-vingts ans après que l’Italie eut joui pour la première fois de ce spectacle.

Ainsi que je l’ai dit, la musique d’église avait perdu en France la majesté de son style ; elle ne pouvait plus exercer d’influence sur les progrès de l’art ; l’établissement de l’Opéra fut donc un événement heureux en ce qu’il ranima le goût de la musique. On lui dut la formation de musiciens d’orchestre et de chanteurs qui n’existaient pas auparavant chez les Français. Ce n’est pas qu’il n’y eût à Paris quelques artistes distingués ; le vieux Couperin, Hardelle, Richard, La Barre, et surtout Chambonnière, étaient d’habiles clavecinistes ; les deux Gauthier, Hémon, Blancrochet, les Du But et Galot pouvaient lutter de talent avec les meilleurs joueurs de luth de l’Europe ; Le Moine, Pinel, De Visé et Hurel brillaient sur le théorbe, instrument difficile qui, malgré sa faible sonorité, était encore employé dans les orchestres pour l’accompagnement ; Francisque Corbette et Valroy étaient renommés comme guitaristes, et la viole avait Hotteman, Sainte-Colombe, Desmarets et Du Buisson. Mais de tous ces talens ne résultait pas la possibilité de former un bon orchestre ; car la plupart des joueurs de violon, de viole et de basse qui composaient même ce qu’on appelait les bandes du roi, étaient si ignorans qu’ils étaient incapables de lire la musique la plus facile. Quant à l’art du chant, on ne savait ce que c’était. Lambert, beau-père de Lulli et auteur de jolis airs, avait de la réputation comme maître à chanter, mais lui-même ne connaissait de cet art que quelques ornemens qui étaient alors de mode, et les gens du monde étaient les seuls qui obtinssent de ses leçons. Lulli fut donc obligé de former ses musiciens d’orchestre et ses chanteurs ; ce fut certainement un des plus grands services qu’il rendit à la musique française.

L’Allemagne, moins connue que l’Italie des nations européennes par ses productions d’art, n’exerça pendant le dix-septième siècle qu’une médiocre influence sur les progrès généraux de la musique ; pourtant, elle renfermait de grands musiciens dans plus d’un genre. Aux organistes remarquables qu’elle a produits à cette époque, et dont j’ai cité les noms, il faut ajouter ceux de Buttstedt, de Georges Muffat et de Henri Kuhnau. Walther n’était pas le seul compositeur pour le violon qui eût vu le jour dans la Germanie ; avant lui, Jean Schop de Hambourg avait publié, dès 1640 et 1644, un recueil de pavanes, de gaillardes, d’allemandes, et trente concerts pour cet instrument ; Dietrich Becker, de la même ville, avait donné, en 1668, des sonates pour violon, basse de viole et basse continue. Nicolas Hasse, de Rostoch ; Biber, de Salzbourg, le plus habile de tous ces virtuoses ; le Silésien Finger et Schweiffelbut, d’Augsbourg, firent aussi paraître antérieurement à 1690 un assez grand nombre d’œuvres de sonates et de solos pour le violon ; enfin, et ceci n’est pas moins digne d’attention, les premiers quatuors pour deux violons, viole et basse furent publiés à Brème, en 1662, par un amateur nommé Conrad Stencken[134].

Henri Schûtz, homme doué d’un génie original et d’un savoir profond, avait fait connaître à ses compatriotes, dès la première partie du dix-septième siècle, des nouveautés d’un caractère dramatique. Ces innovations semblaient devoir conduire rapidement les Allemands à la connaissance de l’opéra, mais il en fut à cet égard de l’Allemagne comme de la France : car ce fut par l’opéra italien qu’ils s’instruisirent à appliquer la musique au drame : et dans le temps même où Lulli faisait entendre à la cour de Louis XIV les premiers opéras composés sur des paroles françaises, Theiles donnait à Hambourg (en 1678) une sorte de drame musical fort imparfait sous le titre d’Adam et Ève, en allemand, puis Orontes, dans la même année. Ce musicien fut imité ensuite par plusieurs autres compositeurs, parmi lesquels on remarque Strunck, Franck, Fœrtsch, et Cousser. Mais tous ces hommes obscurs furent bientôt effacés par l’immortel Reinhard Keiser, artiste sublime, qui, ayant vécu dans la solitude, et n’ayant, dit-on, jamais entendu de musique dramatique, trouva par une inspiration spontanée les accents pathétiques qu’il répandit en abondance dans son opéra de Basilius, représenté à Hambourg en 1694. Cent seize autres opéras furent écrits par cet homme de génie dans l’espace de quarante ans, et dans tous il fit paraître la richesse de son imagination. Le génie de Keiser a inspiré celui de Handel, autre grand artiste dont il sera bientôt parlé.

Dans le cours du dix-septième siècle, l’Angleterre eut quelques musiciens distingués dont la réputation aurait pu devenir européenne s’ils eussent appliqué leurs compositions à une langue plus connue des peuples du continent. Bird, Tallis et Morley, qui avaient été de grands artistes sous le règne d’Élisabeth, eurent pour successeurs le Dr. Bull, Batson, Amner, Ward, Pilkington et quelques autres qui ont laissé des madrigaux de leur composition sur des paroles anglaises. Ces morceaux ne se distinguent point par les qualités de l’invention ; mais on y trouve une harmonie assez pure et même quelquefois de l’élégance dans le mouvement des voix. Thomas Tomkins, élève de Bird, fut plutôt un contrapuntiste qu’un compositeur. Elway Bevin, homme de plus de génie, n’eut pas autant de savoir. Parmi les plus habiles musiciens qui vécurent en Angleterre jusque vers 1650, on remarque encore Orlando Gibbons, Ravenscroft, William Child, bon organiste, dont l’existence fut longue et laborieuse, John Barnard, Richard Deering, également distingué comme organiste et comme compositeur, et Batten. Les genres de musique que cultivèrent ces musiciens furent les antiennes pour l’église, les canons, les glees et les catches, airs à plusieurs voix dont le style appartenait à l’école anglaise.

Des espèces de ballets, semblables à ceux qu’on exécutait à la cour de France, furent aussi en vogue à Londres dans le dix-septième siècle. Tel était le goût des Anglais pour ce genre de spectacle, qu’il y eut plus de vingt théâtres dans la capitale de l’Angleterre, sous le règne de Jacques Ier, où l’on en représentait. Il ne reste rien qui mérite d’être conservé parmi toute la musique de ces masques (c’était le nom qu’on donnait aux pièces de ce genre). Les musiciens anglais n’ont jamais eu le génie de la composition dramatique.

Le protectorat de Cromwell fut peu favorable aux arts ; la musique, particulièrement, ne put faire beaucoup de progrès à cette époque triste et sévère. Le style instrumental paraît avoir été cultivé alors avec plus de succès que les autres genres de composition ; car ce fut à cette époque que parurent les fantaisies pour divers instrumens, de Jenkins, les leçons pour la Virginale, de Bull, Gibbons et Rogers, et le recueil de trios pour violons et violes de Mathieu Lock ; c’est aussi au même temps qu’appartient la publication du curieux traité de la viole de Christophe Simpson, intitulé The division violist.

Pendant la seconde moitié du dix-septième siècle et sous le règne de Charles II, on trouve parmi les compositeurs les plus distingués de l’Angleterre Henri Cook, Pelham Humphrey, John Blow, Michel Wife, Tudway, Turner, et Bannister. Dans la musique d’église, ces musiciens eurent un style propre qui jusqu’ici s’est conservé à peu près intact ; mais leur musique de chambre, vocale ou instrumentale, a plus d’analogie avec le style de la musique française du temps de Lulli qu’avec celui de la musique italienne de la même époque. Un artiste d’un génie original se fit distinguer au milieu de tous ceux qui viennent d’être nommés ; ce fut Henri Purcell. Il y a quelque chose de rude, de sauvage même dans la musique de ce compositeur : il semble qu’il n’ait jamais entendu d’autres productions que les siennes ; mais dans celles-ci le caractère de la création se fait si bien sentir partout, qu’il fait excuser les défauts de la forme.

Les écrits de Zarlino sur la théorie et la pratique de la musique avaient dirigé les esprits vers la méthode progressive, dans l’exposé des principes de l’art. La découverte de la réduction de l’harmonie en accords isolés, et de la représentation de ces accords par des chiffres et des signes placés au-dessus de la basse, vint ensuite créer une branche nouvelle de la didactique musicale, et rendre nécessaire la réforme des traités généraux et particuliers de l’harmonie et de la composition. Dès 1628 Galeazzo Sabbatini publiait des règles pour l’emploi des accords sur chaque note de l’échelle diatonique dans l’accompagnement de la basse continue sur l’orgue. Il ne faut pas croire pourtant que ces préceptes fussent exactement les mêmes que ce qu’on a appelé depuis lors la règle de l’octave ; car, nonobstant les heureuses innovations de Monteverde, on n’avait point encore compris le changement qui s’était opéré dans la tonalité ; et, confondant la nature de l’échelle avec une ancienne et vicieuse méthode de solmisation, on s’obstinait à borner la gamme à six notes, en sorte que l’accord caractéristique de la note sensible n’apparaît pas dans l’ouvrage de Sabbatini. Cruger, qui donna en 1634 ; son Synopsis musica, fait voir dans ses idées une singulière confusion ; car il croit aussi traiter, dans les huitième et neuvième chapitres de son ouvrage, de l’application de l’harmonie à la tonalité du plain-chant, tandis qu’en plusieurs endroits il présente des progressions modulées par une succession de notes sensibles et de toniques différentes. Cette erreur s’est propagée jusque dans la seconde partie du dix-septième siècle. La théorie ne put être débarrassée d’une telle anomalie qu’après que la solmisation par la gamme de sept notes eut été substituée à celle des hexacordes. Le traité de l’accompagnement de l’orgue et du clavecin, de Lambert, dont la première édition parut en 1680, me paraît être le premier livre de cette espèce où il fut parlé de la véritable gamme harmonique de la tonalité moderne. Jusque-là les compositeurs en faisaient usage, et les écrivains n’osaient l’enseigner.

J’ai dit que les écrits de Zarlino ont servi de modèles aux autres écrivains pour le classement méthodique des principes de la science. L’heureuse influence de cette méthode se fait remarquer, particulièrement en ce qui concerne l’art d’écrire appelé contrepoint, dans les ouvrages de Cerretto, Rodio, Zacconi (Première et seconde partie de sa pratique de musique), L. Penna, Bononcini, et surtout Berardi. Mais si l’art d’enseigner s’était perfectionné, le sentiment de l’harmonie pure s’était évidemment affaibli chez ces auteurs, car il y a loin des exemples qu’ils donnent aux beaux modèles fournis par l’ancienne école romaine. Le contrepoint double, né de la considération du renversement des intervalles de sons, et indiqué par Zarlino, avait ouvert une nouvelle source de richesses harmoniques qui, placée plus tard entre les mains d’artistes tels que J. S. Bach, Handel, Haydn, Mozart et Beethoven, a produit de grandes beautés d’un ordre réservé à ses combinaisons. On sait que le contrepoint double consiste dans la possibilité de faire passer réciproquement du grave à l’aigu et de l’aigu au grave les formes mélodiques qui composent entre elles une harmonie. Ce genre de combinaison occupa une place importante dans l’art au dix-septième siècle. Malheureusement on ne s’en tint pas là à cette époque, et dans le temps même où l’on venait de voir disparaître de l’art une partie des froides énigmes qui s’y étaient introduites dans le quinzième siècle, on se laissa entraîner à y faire entrer de ridicules conditions étrangères au but de la musique. Ainsi, une grande partie des ouvrages de Berardi et de quelques autres auteurs est employée à donner l’explication d’un contrepoint alla zoppa dont il fallait que le rhythme fût toujours boiteux, d’un contrepoint d’un sol passo, qui n’admettait qu’une seule phrase d’accompagnement sans cesse répétée sur une mélodie donnée, d’un contrepoint où l’on s’interdisait certaines notes, certains accords, d’un autre qui n’admettait que des notes noires, ou des blanches, et de cent autres choses semblables qui indiquent peu de sens et de goût chez ceux qui les avaient imaginées. Le dix-huitième siècle fit justice de ces folies, et l’art fut rendu à sa véritable destination.

Ce fut dans le dix-septième que des espèces d’encyclopédies musicales par ordre de matières devinrent à la mode. Il était dans la nature des idées de ce temps de vouloir l’universalité des connaissances en toutes choses. Le premier ouvrage de ce genre fut publié en langue espagnole, à Naples, dans l’année 1613, par Cerone, de Bergame, sous le titre de El Melopeo. L’idée d’un livre semblable préoccupa presque toute la vie du minime Mersenne, qui y revint plusieurs fois et qui publia plusieurs volumes sous le titre d’Harmonie universelle. Le polygraphe Kircher, Llorente, savant espagnol, et plusieurs autres écrivains ont publié de ces livres qui, malgré leurs défauts, sont utiles, à cause des renseignemens qu’ils fournissent sur l’état de l’art et de la science à l’époque où ils ont paru.


ÂGE MODERNE.
Continuation.

modification du style des divers genres de musique aux dix-huitième et dix-neuvième siècle. — formation des systèmes d’harmonie.


La musique dramatique, demeurée stationnaire depuis 1640 jusqu’en 1680, ne fut plus arrêtée dans sa marche progressive et transformatrice après que Scarlatti lui eut imprimé le caractère de vigueur passionnée qui lui manquait auparavant. Le génie de ce grand homme inspira celui de plusieurs autres compositeurs ; parmi ceux qui se distinguèrent soit par la douceur et l’expression de la mélodie, soit par le perfectionnement de la forme des airs, du récitatif, des chœurs, ou de l’instrumentation, on remarque Ch. Fr. Polarolo, M. A. Gasparini, Lotti, l’abbé Rossi, Caldara et les Bononcini. C’est entre les mains de ces artistes que les airs, originairement courts, uniformes et presque toujours modulés de la même manière, acquirent du développement et furent variés dans leur coupe et dans leur caractère. Les duos étaient encore rares alors, et l’effet des voix n’était pas contrasté parce que les belles voix de basses, associées à l’art du chant, se rencontraient difficilement. De là vient que les partitions de tous les auteurs que je viens de citer renferment un très grand nombre d’airs de soprano, et peu d’airs de ténor et de basse. Les rôles de femmes étaient souvent remplis par des castrats, et le héros de la pièce était presque toujours aussi donné à quelqu’un de ces chanteurs à voix de contralto. Le goût des Italiens était passionné pour les artistes de cette espèce. Dès le milieu du dix-septième siècle il y en avait de célèbres à la tête desquels s’étaient placés Campagnola et Loreto Vittori. Ceux qui brillèrent au premier rang jusqu’en 1725 furent Antoine Pasquilino, Angeluccio, et Guidobaldo. Parmi les ténors, Antoine Brandi, Balanini, Cortona, Pistocchi et Balthasar Ferri, dont il a déjà été parlé, furent considérés comme les meilleurs.

Vers la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième le drame religieux auquel on donne le nom d’oratorio acquit une grande importance. Les commencemens de ces oratorios remontent au temps de la représentation des mystères dans les églises. Des laudi, sorte d’hymnes à plusieurs voix sur des paroles en langue vulgaire, et des madrigaux chantés en chœur composaient toute la partie musicale de ces pièces pieuses ; mais la véritable origine des oratorios en musique n’est pas antérieure à la fondation de la congrégation de l’oratoire, par St. Philippe de Neri, en 1540. Le premier ouvrage de ce genre qui fut entièrement chanté et accompagné par les instrumens est celui d’Emilio del Cavaliere intitulé Rappresentazione di anima e di corpo, et publié à Rome en 1600. Capollini, Mazzocchi, Loreto Vittori (le célèbre chanteur), Cruciati, Marc Antoine Ziani, François Federici, Stradella, travaillèrent avec plus ou moins de succès au perfectionnement de ce genre de musique jusqu’au temps d’Alexandre Scarlatti. Ce grand maître imprima aux oratorios qu’il écrivit le cachet de cette puissante expression et de ce style élevé qui étaient les caractères distinctifs de son talent. Ses contemporains, Caldara et Bononcini n’ajoutèrent rien à ses hautes conceptions, mais le sublime de l’expression religieuse me paraît avoir été atteint par Leo, maître de l’école napolitaine, dans son oratorio de Sant’ Elena al Calvario. Après Leo, tous les grands compositeurs des écoles de Naples et de Venise écrivirent des oratorios, en ajoutant des développemens de formes et d’instrumentations à ce qui avait été fait précédemment, mais aucun ne fut plus pathétique que ne l’avaient été Leo et Scarlatti. Aucun n’atteignit non plus à la magnificence, à la sublimité des chœurs de Handel, compositeur de l’école allemande, qui a écrit un grand nombre d’oratorios encore admirés de nos jours ; mais ils l’emportèrent souvent sur lui par le charme de la mélodie.

L’opéra bouffe est originaire de l’Italie. Il naquit de l’introduction de quelques morceaux de musique du genre madrigalesque dans des comédies ou dans des farces du seizième siècle. Ce furent des madrigaux et des canzonettes qu’Alphonse de la Viola écrivit en 1555 pour le sacrifizio de Beccari. C’étaient aussi des madrigaux qu’on trouvait dans la comédie des Pazzi Amanti, représentée à Venise en 1569, et dans plusieurs autres intermèdes qui furent exécutés dans cette ville jusqu’au commencement du dix-septième siècle. La plus ancienne pièce où la musique tint la première place, celle qu’on peut considérer comme la véritable origine de l’opéra bouffe est l’Anfiparnasso composé par Horace Vecchi ; cette comédie lyrique fut représentée à Venise en 1597. Le véritable opéra bouffe se trouve dans la Finta pazza, de Sacrati, et dans la Ninfa avara, de Ferrari ; ces deux pièces furent représentées à Venise en 1641. Vinrent ensuite Amore vuol Gioventù, de G. B. Mariani (1659), Girella, dramma burlesco, de Pistocchi (1672), et beaucoup d’autres ouvrages du même genre. La supériorité des compositeurs italiens dans l’opéra bouffe n’a jamais été contestée ; les musiciens des autres nations n’ont été que leurs imitateurs. Les maîtres des écoles de Naples et de Venise se sont particulièrement distingués en ce genre. Pergolesi, vers 1730, Rinaldo de Capua, Ciampi, Latilla, Guluppi, et beaucoup d’autres s’y sont illustrés.

Au commencement du dix-septième siècle, l’école napolitaine prit un essor prodigieux, et se plaça à la tête de toutes les autres par le nombre et le mérite des compositeurs qui s’y formèrent et qui brillèrent dans le drame musical, et dans le style d’église concerté. Leo, dont il a déjà été parlé, François Durante et Porpora, illustres élèves d’Alexandre Scarlatti et de Gaetano Greco, Feo, Léonard de Vinci, devinrent les chefs de cette école, d’où sortirent successivement des hommes de premier ordre tels que Pergolesi, Caffaro, Jomelli, Piccinni, Sacchini, Trajetta, Majo, Paisiello, Cimarosa, et les chanteurs incomparables Gizziello, Farinelli, Caffarelli, Marchesi et Crescentini. Tous les genres de musique qui appartiennent au style expressif furent cultivés avec un égal succès par ces hommes de génie, dont le mérite principal consistait dans l’art d’ajouter de la force et de la passion à la poésie. Les effets qu’ils ont su tirer de simples changemens dans l’arrangement des paroles est vraiment admirable. En cela, comme en toutes les autres parties de l’art, c’est toujours par des moyens fort simples qu’ils ont fait de profondes impressions sur leurs contemporains. Scarlatti avait enseigné par son exemple qu’il y a une grande force dramatique dans la substitution du sixième degré du mode mineur introduite aux accords dissonans naturels ; lui-même en avait tiré d’admirables effets : ses successeurs développèrent cette heureuse création, qui prépara la découverte du véritable genre enharmonique, mieux désigné par le nom d’omnitonique. Le caractère expressif qui distingue toute la musique de cette école résulte du fréquent emploi des accords affectés de cette substitution. Le système de l’école de Naples depuis 1680 jusqu’en 1750 marque donc une époque radicale de l’histoire de l’art, comme celui de l’école de Venise en avait marqué une après les inventions harmoniques de Monteverde. Ajoutons que toutes les formes des pièces, les airs à plusieurs mouvemens, le rondeau, l’air avec chœur, la scène composée d’airs de divers caractères entremêlés de récitatifs obligés, les trios, quatuors, et les finales furent inventés par les maîtres qui viennent d’être nommés, et que c’est encore à quelques uns d’entre eux qu’on doit les accompagnemens permanens d’orchestre, substitués aux ritournelles suivies du simple accompagnement de la basse et du clavecin.

Le style d’église concerté porta atteinte au talent des organistes italiens vers le commencement du dix-huitième siècle, parce que l’usage des messes et des vêpres en musique avec orchestre devint presque général en Italie. Dès ce moment, la prééminence dans l’art de jouer de l’orgue devint le partage des Allemands ; l’orgue étant resté le seul instrument admis dans les temples protestans, l’Allemagne du nord eut toujours des organistes d’un talent remarquable. C’est ainsi que dans l’histoire de l’art, ce qu’on croit n’être que l’effet du hasard fut toujours le résultat nécessaire de quelque cause inaperçue.

L’art de jouer du violon, et la composition de la musique pour cet instrument continua, pendant toute la durée du dix-huitième siècle, d’être dans une progression ascendante. Il y avait peu de villes en Italie, au commencement de ce siècle, où l’on ne trouvât quelque violiniste distingué. Le génie de Corelli avait animé celui de tous ces artistes ; à Pise, c’était Constantin Clari, non moins remarquable comme compositeur que comme exécutant ; à Florence, François Veracini ; à Bologne, Jérôme Laurenti ; à Modène, Antoine Vitali ; à Massa de Carrara, Cosme Perelli et François Ciampi ; à Lucques, Lombardi ; à Cremone, Visconti, dont les conseils furent, dit-on, fort utiles au célèbre luthier Stradivari pour la fabrication de ses instrumens ; à Pistoie, Giacopino ; à Naples, Michel Mascitti. Joseph Mathieu Alberti, Thomas Albinoni, Charles Tessarini et Antoine Vivaldi, tous élèves de Corelli, furent à la fois des virtuoses et de grands compositeurs de musique instrumentale. Geminiani et Laurent Somis, imitateurs du style un peu modernisé de Vivaldi, furent aussi des artistes d’un mérite remarquable : le dernier eut pour élèves Giardinhi, dont le talent était plein de grâce et d’élégance, et le violiniste français Chabran.

Mais l’homme-violon de la première moitié du dix-huitième siècle, le modèle, l’école personnifiée, fut Joseph Tartini. Ses concertos, qui sont en grand nombre, offrent des modèles du plus grand caractère et répondent à l’idée générale qu’on a du talent de cet illustre artiste. Presque tous ses élèves furent des violinistes distingués : parmi eux on remarque Pasquale Bini, de Pesaro, plus connu sous le nom de Pascalino, Paul Alberghi, de Faenza, Pierre Nardini, de Florence ; Pagin, de Paris ; et Ferrari, de Cremone. Ce dernier passe pour l’inventeur des sons harmoniques et des traits en octave.

L’école piémontaise du violon, fondée par Somis, devint la première de l’Europe après la mort de Tartini, et lorsque Pugnani en fut devenu le chef. Ce grand artiste, aussi distingué comme compositeur que comme violiniste, a formé plusieurs élèves qui ont été tous effacés par Viotti, l’un d’eux. Viotti ! Ce nom réveille chez tous ceux qui l’ont entendu l’idée de la perfection ! Mais ce n’est ici le lieu de parler de ce sublime artiste et de son admirable talent.

Je ne dois pas terminer la liste des violinistes célèbres de l’Italie sans citer les noms de Locatelli, de Bergame, homme d’invention qui paraît avoir été le modèle de Lolli, de Fiorillo, et enfin de Paganini, qui, par la nature singulière de son talent, et ses facultés prodigieuses, s’est placé de nos jours dans une position tout-à-fait différente de celle où s’étaient mis ses illustres prédécesseurs.

Comme l’Allemagne, l’Italie a produit une excellente école de clavecinistes ; mais l’objet des deux écoles fut différent. En Allemagne, le sentiment d’une harmonie transitionnelle et riche de modulations dominait dans toute la musique des instrumens à clavier ; J. S. Bach fut au dix-huitième siècle le type de cette école, où la régularité du doigté était sacrifiée aux exigences de la succession des accords en harmonie pleine. En Italie, la tendance mélodique et le brillant du jeu, d’accord avec le talent des chanteurs, avait donné une autre direction à l’art de jouer du clavecin. Gasparini paraît avoir été parmi les Italiens le premier qui formula les principes du doigté de cet instrument et de l’art d’en tirer des sons. Il eut pour élève Dominique Scarlatti, fils d’Alexandre, dont la musique est encore aujourd’hui classée parmi les modèles des pièces de piano. Cordicelli, élève de celui-ci, eut moins de réputation que son maître ; mais il conserva ses excellens principes et les transmit à Clémenti, qui est devenu, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle et au commencement du dix-neuvième, le chef et le modèle de la meilleure école du jeu brillant et chantant.

Jean Sébastien Bach, dont le nom vient d’être cité, fut une de ces merveilles qui n’apparaissent que de loin en loin dans le monde artistique : ce fut le Palestrina de l’Allemagne. Chacun de ses talens aurait fait la fortune d’un artiste : il eut tous ceux qu’un musicien peut envier, et les porta au plus haut degré d’élévation. Cependant il n’exerça de grande influence sur les progrès de l’art dans sa partie que comme organiste ; car, bien qu’il ait traité presque tous les genres de musique avec une égale supériorité, il cacha ses travaux et n’écrivit que pour lui. C’est long-temps après sa mort que ses productions ont été connues. Comme organiste et claveciniste, il fut le plus remarquable, le plus grand qu’il y eût jamais eu dans son pays, la patrie des organistes habiles. Comme tel il est resté le chef de cette école allemande dont j’ai parlé tout à l’heure ; ses élèves furent tous des artistes de haut mérite. Ils répandirent sa doctrine, enseignèrent d’après ses principes, et achevèrent de populariser après lui un style de composition et d’exécution qui s’est maintenu long-temps en grande estime, mais qui commence à se perdre. Les hardiesses d’harmonie, les rencontres heurtées de notes souvent étrangères l’une à l’autre et souvent appartenant à des tons qui n’ont point d’analogie, composent un des caractères distinctifs de ce style ; mais ces duretés sont rachetées par de profondes pensées d’une mélodie originale, sauvage et mélancolique, et par un travail de combinaison qui démontre la plus grande force de conception. Ainsi que je l’ai dit, ce style a pour résultat de grandes irrégularités de doigté : il est en cela fort différent de celui de l’école de Clémenti.

Charles-Philippe-Emmanuel Bach, fils de l’illustre Jean Sébastien, et grand musicien lui-même, paraît avoir eu du penchant pour le style italien dont il a cherché l’alliance avec celui de l’école où il avait été élevé. C’est de cette alliance, qu’il a réalisée dans ses ouvrages, qu’est née l’école mixte du piano, continuée par Haydn, Mozart, Schobert ; école dont le caractère, modifié en dernier lieu par des emprunts faits à la méthode pure de l’Italie, s’est résumé ensuite dans le beau talent de Dussek et de ses élèves.

Le style dramatique de la musique allemande avait reçu du génie de Keiser et de Handel un caractère de force et d’originalité absolument étranger aux formes de la musique italienne ; mais ce style vigoureux, riche de transitions, de piquante harmonie et d’expression passionnée, n’avait presque pas d’autre asile que les théâtres de Hambourg et de Wolfenbuttel ; car bien qu’on jouât de temps en temps l’opéra allemand à Bayreuth, à Brunswick, à Dresde, à Leipsick, ce spectacle n’avait pas d’existence permanente dans ces villes. La plupart des princes et des rois de la Germanie avaient une musique, un théâtre ; mais les opéras qu’on représentait à leur cour étaient en langue italienne, les compositeurs étaient italiens, les chanteurs italiens. Après Telemann et Matheson, successeurs de Keiser, il n’y eut pendant plus de trente ans aucun compositeur dramatique allemand qui méritât quelque attention, parce qu’il n’y avait pas de théâtre où il pût s’en former, ni qui parût leur offrir une existence. Pendant toute la première moitié du dix-huitième siècle, il n’y eut à Vienne que des compositeurs italiens ; c’étaient Ziani, Conti, Bononcini, Caldara, et d’autres. Le goût de la musique italienne était si général, que beaucoup d’opéras allemands, représentés sur les théâtres de Hambourg et de Wolfenbuttel, étaient traduits des ouvrages de Caldara, de Conti, d’Orlandini, de Gasparini, ou bien c’étaient des pastiches formés de lambeaux de divers opéras italiens : tel était Henrich der Vogler (Henri l’Oiseleur), qui eut beaucoup de vogue vers 1720.

Les compositeurs allemands qui voulaient écrire pour le théâtre, étaient obligés d’imiter le style italien s’ils voulaient obtenir quelque succès. Le vieux Fux, maître de chapelle de l’empereur Charles VI, fut contraint de suivre le torrent. Hasse, musicien d’un mérite remarquable, Gluck même, malgré l’originalité de son génie, sacrifièrent au goût de leur temps, et ce dernier ne rentra dans l’individualité de son talent que lorsqu’il écrivit ses derniers ouvrages. Mozart, dont les premières productions dramatiques datent de 1772, ne fut d’abord que l’imitateur du style de l’école napolitaine. Plus tard, ce grand homme franchit tout d’un coup l’espace immense qui séparait sa première manière de la musique selon son cœur et selon son génie. Il y a des siècles d’histoire de l’art entre les premiers opéras de cet admirable artiste et le mariage de Figaro, et Don Juan, et la flûte enchantée. Après avoir subi l’influence de l’Italie dans ses premières années, son action devint si puissante, sur ses contemporains et sur ses successeurs, qu’il finit par amener la complète transformation de la musique italienne, par l’influence que ses ouvrages exercèrent sur le génie de Rossini. Guidé par son instinct, il découvrit la puissance d’expression et d’effet inattendu qui réside dans la réunion des altérations ascendantes et descendantes des intervalles des accords, et par l’heureux emploi qu’il en fit, il créa le principe de la modulation illimitée, dans le genre omnitonique, porté depuis lors à un haut degré de développement par Beethoven, Weber et Rossini.

Mozart a donc été le restaurateur de l’opéra allemand, et c’est à lui seul que le style de cet opéra est redevable de son existence actuelle ; d’habiles compositeurs tels que Chrétien Bach, Gasman, Graun, Misliwecek, Ditters, n’avaient pu réussir à lui donner un caractère propre. Depuis l’apparition du Mariage de Figaro et de Don Juan, Naumann, Reichardt, Winter et Weigl, ont plus ou moins imité la manière du grand maître, mais le sort de leurs ouvrages est aujourd’hui celui des produits de l’imitation. Le dix-neuvième siècle a vu naître une modification très remarquable du style de l’opéra allemand dans Fidelio, de Beethoven, et plus encore dans Freyschütz et dans Oberon de Weber.

Le style de la musique instrumentale fut celui dont les formes et le génie firent les progrès les plus remarquables en Allemagne, vers le milieu du dix-huitième siècle. Ce fut alors que le trio, le quatuor, le quintetto prirent à peu près le caractère qu’on remarque dans les premières productions de Haydn. Kobrich, Agrel, Janitsch, Radecker, Camerloher et Abel commencèrent à donner de l’intérêt à ce genre de pièces. Krafft, Kurtzinger, Telemann, Schwindel, Misliwecek, Toesky, Wagenseil, Wanhal et Stamitz développèrent les proportions de la symphonie, qui d’abord bornée à quatre parties de violon, de viole et de basse, s’enrichit ensuite d’effets nouveaux par l’adjonction des instrumens à vent. Jean-Baptiste Sammartini, de Milan, n’avait pas peu contribué aux progrès du style de la symphonie avant que Haydn y eût imprimé le sceau de son génie ; mais c’est à ce grand artiste qu’appartient la gloire d’avoir fait de ce genre de musique une des plus vastes conceptions de l’art. Mozart, venu plus tard, marcha d’abord sur les traces du maître dans le quatuor et dans la symphonie ; mais son imagination passionnée, mélancolique, en modifia le caractère par des inspirations dramatiques. Beethoven, d’abord inspiré par la pensée de Mozart, perfectionna ensuite toutes les formes, et trouva des effets dont la grandeur et la puissance excitent aujourd’hui le plus vif enthousiasme, et font le désespoir de ceux qui veulent essayer leurs forces dans le même genre de musique.

Depuis les succès de Lulli, le goût français s’était formulé : c’était celui de la déclamation théâtrale à l’Opéra, des chansons et des airs de danse dans toute autre espèce de musique. À l’opéra, il n’y avait que la musique de son fondateur qui résistait à l’effet du temps ; quelles que fussent les nouveautés qui voyaient le jour, le public n’avait d’enthousiasme que pour les ouvrages de Lulli. Campra, homme de quelque mérite, Colasse, Destouches et beaucoup d’autres s’étaient essayés sur la scène et y avaient fait paraître un assez grand nombre de productions ; mais telles étaient les préventions en faveur du style mis en vogue par leur prédécesseur, qu’il n’y avait eu pour eux d’autre moyen de se faire écouter qu’en l’imitant.

Le cantatille, sorte de diminutif de la cantate italienne, était devenue la pièce à la mode pour la musique de chambre. Ces cantatilles et les cantates de Batistin, de Bernier, de Clairembault, de Grandval, de Mouret, de Bourgeois, de Colin de Blamont et de Bouvard, étaient dans le style de l’opéra, c’est-à-dire dans le style déclamé, entremêlé de petits airs. Dans la musique d’église, Lalande était le modèle de tous les compositeurs ; modèle qui ne méritait pas les éloges qu’on lui accordait ; car, bien qu’il y ait quelques idées heureuses dans les motets de cet auteur, leur style est faible, l’harmonie assez incorrecte, et le caractère des chœurs, trop analogue aux chœurs de l’opéra.

Dans la musique instrumentale, la France eut quelques artistes qui se firent remarquer pendant le dix-huitième siècle, et comme virtuoses, et comme compositeurs. L’école française du violon eut alors pour chefs Leclere, homme d’un mérite réel, Baptiste et Senaillé. François Couperin, surnommé le grand, succéda à d’Anglebert, claveciniste de Louis XIV, et le surpassa dans l’art d’exécuter la musique la plus difficile. Son style est empreint du caractère de la musique de son temps, et ses nombreuses pièces de Clavecin ont de l’analogie avec les mélodies de Lulli ; mais elles sont en général écrites avec pureté, et leur mérite est en somme assez grand pour les faire ranger, même aujourd’hui, parmi les modèles du genre. Le Bègue, Boivin et plus tard Marchand, Calvière, Rameau et Daquin eurent de la réputation comme organistes et comme clavecinistes. De tous ces artistes, Rameau fut celui qui eut le plus d’imagination et de savoir. D’abord connu par ses pièces d’orgue et de clavecin, il sembla pendant quelque temps abandonner la pratique de son art pour la théorie, et il était déjà vieux quand il donna son premier opéra, dont le style, plus nerveux que celui de Lulli, plus modulé, plus riche d’effets, commença la réforme du goût des Français dans la musique dramatique.

Quelques représentations d’opéras italiens donnés à Paris, en 1752, contribuèrent beaucoup à hâter cette réforme. La musique de Leo, de Pergolèse et de Rinaldo de Capua trouva en France des admirateurs enthousiastes et de chauds adversaires. Les disputes avaient commencé entre les partisans de Lulli et ceux de Rameau ; elles se renouvelèrent pour établir la prééminence de la musique ultramontaine ou celle de la musique française. La première parut être vaincue dans cette lutte, car les chanteurs de l’Italie furent obligés de retourner dans leur patrie ; mais ils laissaient après eux le souvenir des nouveautés qu’ils avaient fait entendre et le besoin de les entendre encore. L’opéra comique naquit de l’imitation de cette musique légère, et ce fut lui qui disposa les esprits à la réforme complète du grand opéra. La transformation de celui-ci fut faite par Gluck, qui, saisissant bien l’instinct national pour la musique dramatique, créa la véritable tragédie-lyrique dans ses deux Iphigénie, dans Alceste, et dans Armide. L’arrivée de Piccinni et de Sacchini à Paris, et les ouvrages que ces deux grands musiciens écrivirent pour l’Opéra français, n’eurent pas moins d’influence sur la réforme du goût, quant à la mélodie. Il y eut encore de chaudes disputes entre les partisans de Gluck et de Piccinni, car les Français ont toujours disputé à propos de leurs plaisirs ; mais dans cette occasion, personne ne fut vaincu, et le beau seul triompha. Iphigénie, Armide, Alceste, Didon, Œdipe restèrent en concurrence au théâtre, et préparèrent le goût français à de nouvelles transformations qui furent opérées dans la suite par Méhul, Cherubini, Spontini, Rossini et Meyerbeer.

L’opéra comique, qui n’avait été d’abord qu’un spectacle de vaudeville, s’agrandit par les travaux de Duni, venu de l’Italie pour naturaliser en France la musique bouffe. Monsigny, Philidor, Grétry, Dalayrac, perfectionnèrent son ouvrage, et après eux, les formes du drame mêlé de dialogue et de musique furent modifiées et agrandies par Berton, Méhul, Lesueur, Cherubini, Catel, Boieldieu, Hérold, Auber, et quelques autres compositeurs.

Jusques vers la fin du dix-huitième siècle, les maîtrises des cathédrales et des collégiales furent les seules écoles de musique qu’il y eut en France. Elles produisirent un nombre considérable de bons musiciens par la persévérance des maîtres et des élèves dans les études. Mais le défaut de système d’enseignement, l’isolement où se trouvaient les maîtres de ces écoles, et leurs habitudes routinières empêchaient que les méthodes se perfectionnassent, et nuisaient à la propagation du goût de l’art. Un centre d’activité manquait à l’instruction de la musique : ce centre fut créé pendant la révolution par l’établissement du conservatoire, où des ouvrages élémentaires furent faits pour toutes les branches de l’enseignement. L’élite des musiciens français et étrangers fut réunie dans cette école. Le vénérable Gossec, Grétry, Martini, Cherubini, Méhul, Berton, Lesueur, Catel, Boieldieu, en devinrent les régulateurs, et se dévouèrent à l’enseignement de quelques-unes des branches de l’art. Garat et Mengozzi y portèrent le génie et la méthode du chant. Les violinistes célèbres Kreutzer, Rode et Baillot, d’autres instrumentistes renommés s’y réunirent et y versèrent le tribut de leurs lumières. De cette association de talens distingués naquit une activité artistique, un enthousiasme, qui mirent en peu d’années le conservatoire de France à la tête de toutes les écoles de musique de l’Europe, et qui produisirent une immense quantité de chanteurs, d’instrumentistes et d’harmonistes presque tous remarquables. C’est à l’action de ces jeunes générations d’artistes que la France est redevable des immenses progrès de son éducation musicale depuis quarante ans.

Par les travaux de quelques musiciens français le système de l’harmonie et de l’art d’écrire en musique a été fondé sur des bases rationelles. J’ai déjà dit qu’il y avait dans les écoles d’Italie plus de traditions que de véritable théorie. Au commencement du dix-huitième siècle, tous les traités élémentaires d’harmonie, ou comme on disait alors d’accompagnement, présentaient les accords comme autant de faits isolés qui n’étaient pas même rattachés entre eux par la considération du renversement ; car, bien que cette considération eût donné naissance au contrepoint double, dans le seizième siècle, on n’en avait point aperçu les conséquences à l’égard de la génération des accords. Rameau fut le premier qui découvrit les lois de cette génération, en ce qui concerne les dérivés des accords parfait et de septième de la dominante. En cela il mérite la reconnaissance des harmonistes. S’il s’est trompé sur l’origine des autres accords, et si dans son système il a eu le tort d’oublier l’influence de leurs successions sur la génération du plus grand nombre, cela ne peut porter atteinte à la gloire qui lui appartient pour avoir le premier posé les bases de toute bonne théorie de l’harmonie. Kirnberger, musicien allemand de beaucoup de mérite, aperçut plus tard l’origine réelle de quelques autres accords, et sa théorie fut perfectionnée par Catel, dans le traité d’harmonie qu’il écrivit pour l’usage du conservatoire ; mais ce dernier tomba lui-même dans des erreurs assez graves, quant au mode de génération dont il voulait développer le mécanisme. Les lois de tous les faits qui composent la science de l’harmonie ont été depuis lors généralisées et ramenées à la plus grande simplicité par l’auteur de ce résumé, dans un traité élémentaire publié il y a environ quinze ans.

Depuis le commencement du dix-huitième siècle la littérature musicale a été cultivée dans toutes ses branches avec beaucoup d’activité en Italie, en Allemagne, en France et en Angleterre. Des histoires générales de la musique par Martini, Burney, Hawkins, Forkel et Busby, des dictionnaires de cet art par Brossard, J.-J. Rousseau, Kock, Wolf, Busby, Castil-Blase, Lichtenthal, et beaucoup d’autres, des multitudes d’écrits relatifs à la théorie des sons, du système tonal, des principes de l’art, de l’harmonie et de la composition ; une immense quantité de méthodes pour tous les instrumens, beaucoup de biographies de musiciens, plusieurs bibliographies de la musique, des écrits relatifs à diverses parties de l’histoire de l’art, des journaux, des recueils de critique, des pamphlets, composant un répertoire de littérature musicale si considérable qu’il n’en existe de semblable pour aucun art, ni pour aucune science que ce soit. Pourtant, il faut bien que je le dise, la philosophie de cet art-science qu’on appelle la musique ayant manqué à la plupart de ceux qui en ont traité, après tant de travaux, rien n’est plus rare que de rencontrer des idées justes sur sa théorie : les principes naturels de cette théorie sont encore à poser. Paraîtra-t-il enfin un livre qui remplira cette lacune et qui offrira le point de départ de toutes les règles ? Je l’espère.

FIN.

    certains traits de tradition qui, à diverses époques, se sont introduits dans l’exécution de la musique. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce n’est ni au seizième siècle ni même au quinzième que les ornemens se sont introduits dans l’église, mais bien dès la fin du treizième, ou au plus tard au commencement du suivant. S’il n’en était pas ainsi, les paroles de la bulle de Jean XXII n’auraient point de sens. Ce n’est pas l’harmonie que ce pape veut proscrire ; il l’autorise aux grandes fêtes, pourvu que le plain-chant conserve son intégrité : Ut ipsius cantus (ecclesiasticus) integritas illabata permanent. Or, qu’est-ce qui altérait l’intégrité du chant ? La bulle nous le dit encore : c’était la multitude des notes ascendantes et descendantes : Cum ex earum multitudine notarum ascensiones pudicœ, descensionesque temperatœ plani cantus, quibus toni ipsi discernuntur ab invicem, obfuscentur.
    M. l’abbé Baini assure (p. 85, n° 127) que Jean Luc Conforti, admis parmi les chapelains chanteurs de la chapelle pontificale, le 4 novembre 1591, fut le premier qui renouvela le trille des anciens, inconnu, dit-il, aux chanteurs des quinzième et seizième siècles, et il cite à l’appui de ce fait le témoignage de Thomas Aceti cité par Gabriel Bari. Je renverrai, pour la réponse à cette assertion, à la note précédente.
    J’aurais bien des observations à faire sur tout ce que dit M. l’abbé Baini concernant ce sujet, mais l’espace me manque. Je ferai seulement observer que tous les savans qui ont parlé de ces choses se sont trompés, n’ayant connu ni le caractère principal de la musique de l’Orient, ni les rapports qui s’établirent entre elle et la musique de l’Europe dans les douzième et treizième siècles.

  1. On the musical modes of the Hindus (in Asiatic researches, tom. 3, pag. 55, édit. de Londres.
  2. Oriental Collections, Londres 1797, in-4o.
  3. Outre ces deux ouvrages, le catalogue des manuscrits orientaux de la bibliothèque de M. Jones fait encore connaître les titres de quelques autres qui ont la musique des Hindous pour objet. Ce sont : 1o Raga Darpana, traduit du sanscrit en persan ; 2o Patriataka, en sanscrit ; 3o Hazar Dhurpæd, traité de la musique vocale ; 4o Shams-al-aswat (la mer des tons). Voyez W. Jones, Works, tom. 6, pag. 449, Londres, 1799.
  4. Malgré ses efforts, sir W. Jones n’a pu donner à la mélodie dont il s’agit le caractère de la tonalité de notre ton de la majeur ; car dans cette même mélodie, le rapport de sol dièse à re, qui se fait sentir partout, établit l’idée de la gamme des Chinois, dont il sera parlé plus loin, c’est-à-dire, d’une gamme dont la quatrième note est plus élevée d’un demi ton qu’elle ne l’est dans notre gamme majeure.
  5. V. la notice de M. Klaproth sur l’Encyclopédie littéraire de la Chine, par Ma-touan-lin, intitulée : Wen hian thong K’hao, Paris, imprimerie royale, 1831, in-8o de 70 p. V. aussi la Revue musicale, t. 12, p. 316 et suiv.
  6. Tout est surnaturel dans cette histoire, car en vain soufflerait-on dans un tuyau de bambou ouvert aux deux bouts ; il n’en sortirait que du vent au lieu de son. Un tuyau de cette espèce ne résonne que lorsqu’une de ses extrémités, taillée en biseau, est bouchée en partie.
  7. A general history of music, t. 1, p. 31.
  8. Mém. sur la musique des Chinois, p. 164.
  9. Ibidem, p. 171.
  10. Mém. sur la mus. des Chinois, p. 57.
  11. J’ai donné d’amples éclaircissemens sur l’origine orientale des harpes, dans un morceau historique inséré au deuxième volume de la Revue musicale.
  12. Tome 1er, pl. viii.
  13. On peut consulter à ce sujet des notes intéressantes de Thomas Gale, sur le traité des mystères, de Jamblique (p. 215), la dissertation de Jablonski sur les mots égyptiens employés par les écrivains de l’antiquité (in Opuscula, t. 1er, p. 344) ; et, le mémoire de M. Villoteau sur les diverses espèces d’instrumens de musique qu’on remarque parmi les sculptures qui décorent les antiques monumens de l’Égypte.
  14. La figure du canon se trouve dans un manuscrit des élémens harmoniques de Ptolémée, qui est à la Bibliothèque du Roi à Paris, coté 245 in-fol.
  15. On peut voir sur ce sujet un article que j’ai donné dans le deuxième volume de la Revue musicale (t. ii, p. 337).
  16. Villoteau, État actuel de l’art musical en Égypte, p. 300, édit. in-8.
  17. Εἰσαγωγή εἰς τὸ Θεωρητικόν καὶ πρακτικόν τὴς ἑκκλησιαστικὴς μουσικής. Paris, 1821, in-8o.
  18. On peut se convaincre de la réalité des similitudes signalées ici, par la comparaison des signes de la notation de la musique ecclésiastique grecque, donnée par M. Villoteau (Descript. de l’Égypte, t. 14, p. 381-394, édit. in-8o), avec l’alphabet démotique des Égyptiens, publié par M. Champollion, jeune (Système Hiéroglyph. des anciens Égyptiens).
  19. De l’État de l’art musical en Égypte, dans la Description de l’Égypte, t. xiv p. 33 de l’édit. in-8o.
  20. De l’état actuel de l’art musical en Égypte, dans la Description de l’Égypte, t. XIV, p. 184.
  21. Aristoxène, cité par Athénée (Deipnosoph., lib. 4), a dit que le phœnix, le pectis, les magadis, les sambuques, les trigones, les clepsiambe, le kindapse et l’ennéacorde étaient des instruments étrangers. Ἀριστόξενος δἒκφυλα ὄργανα καλεῖ φοίνικας, καὶ πηκτίδας, καὶ μαγαδίδας, σαμβύκας τε, καὶ τρίγωνα, καὶ κλεψιάμβους, καὶ σκινδαψούς, καὶ τὸ ἐννεαχορδον καλούμενον.
    Au temps où Pollux écrivait à Athènes son Onomastique, on ne connaissait guère ces instrumens que de nom dans cette ville ; le grammairien indique leur origine orientale. (Lib. 4, cap. 9).
    Il est vrai que Platon dit, dans le troisième livre de sa République : « Nous n’aurons pas besoin d’instrumens à beaucoup de cordes, ni de ceux qui sont propres à tous les modes, pour nos vers et nos chants. — Non, dit-il, cela me paraît ainsi. — Donc nous n’aurons que faire de ceux qui fabriquent les trigones, les pestais et les instrumens à beaucoup de cordes ». Mais ce passage ne prouve pas que ces instrumens fussent employés de son temps ; il démontre plutôt qu’ils n’étaient pas utiles dans le système de la musique grecque. Remarquons, au reste, que οὐκ ἆρα est dans le passage de Platon un mode interrogatif qu’aucun traducteur n’a rendu, et qu’il faudrait dire : N’aurons-nous pas besoin, etc.
  22. Lib. 1, sect. 46, de Attic, c. 40.
  23. Strat., lib. 1, c. 20.
  24. Boet. de Mus.
  25. De Placit. Hipp. et Plat., lib. 6, c. 6.
  26. De fort. Alexand. 2, p. 596, édit. Steph.
  27. Polyb. Hist. Lib. 4.
  28. Polyb. Hist. Lib. 4.
  29. Voici ce passage (je cite la traduction de Burette) : « Il faut observer, outre cela, que l’habileté en musique ne suffit pas pour en bien juger, car il n’est pas possible qu’on devienne parfait musicien et excellent juge, par l’assemblage de toutes les connaissances qui font partie de la musique. De ce nombre sont la pratique des instrumens et celle du chant ; l’exercice, qui donne la finesse du sentiment, je veux dire cette expérience ou cet usage qui conduit à l’intelligence de la belle modulation et du rhythme ; par dessus tout cela, la science rhythmique et l’harmonique ; la théorie concernant le jeu des instrumens, la diction et les autres parties de la musique, s’il y en a quelques unes de plus. »
    Burette a fait des remarques très sensées sur ce passage, et nous apprend que de son temps les maîtres de musique français suivaient la méthode des Grecs, qui consistait à enseigner de routine (ἓμπειρία) à jouer de quelque instrument que ce fût, en mettant aux élèves les doigts sur les cordes, sur les trous ou sur les touches qui devaient rendre les sons de chaque note, ce qui s’appelait montrer à jouer des instrumens à la main ; puis on apprenait à lire la musique en jouant des mêmes instrumens ; ce complément de l’éducation musicale s’appelait jouer par tablature. Le maître arrivait à ce dernier résultat en jouant avec son élève, et en l’obligeant à l’imiter note pour note, ou, comme disaient les Grecs, corde pour corde (πρόχορδα). Voyez la note 245 de Burette sar le dialogue de Plutarque.
  30. Epoch. 10, Marm. Oxon, p. 160.
  31. Plut, in Dial. de mus. Voyez la note 32 de Burette, sur le passage de Plutarque relatif à Hyagnis.
  32. Quelques écrivains de l’antiquité font de Marsyas un fils d’Æagre, roi de Phrygie.
  33. Voyez sur ces noms les savantes notes de Burette, relatives au dialogue de Plutarque sur la musique.
  34. Il y a des opinions très diverses sur l’origine de ce mode dans lequel les Lydiens composaient leur musique. Plutarque, dans son dialogue sur la musique, et Étienne de Byzance nomment un certain Torrèbe, qui l’aurait appris des nymphes de la Lydie, longtemps avant la naissance d’Olympe. Dans des poésies sur les noces Niobé, qui ne nous sont point parvenues et qui sont citées par Plutarque, Pindare attribuait l’invention du mode Lydien à un musicien nommé Anthippe, et Pollux (lib. 4, c. 10) indique le même musicien comme l’inventeur de ce mode. Enfin, d’autres écrivains ont rendu l’invention du mode lydien bien moins ancienne, en considérant Mélanippe, poète musicien, comme le premier qui en fit usage. Ce Mélanippe, qui était né dans l’île de Mélos, l’une des Cyclades, vivait dans la soixante-cinquième Olympiade, c’est-à-dire environ sept cents ans après Olympe, qui était contemporain de la guerre de Troie.
  35. Cabon était le nom du père de Phrynis.
  36. Μαχάριος ἧτα, τιμότεε, ὂτε χάρυξ εἶπε
    Νικᾶ τιμότεος ὁ μιλήσιος τὸν Κάζωνος, τὸν ίονοχἀμπταν
    .
  37. Voyez la note 58 de Burette sur le dialogue de Plutarque relatif à la musique.
  38. Ibid. Note 206.
  39. Voici le texte grec :

    Ἐκαρμονίους ὑπερβολαίοις τε δὐοσίονς
    Καὶ νεγλάρους, ὣσπερ τε τὰς ῥαφδύους ὃλην
    Κάμωτων με κατεμέστωσε

  40. Νίγλαροι, τερετίσματα, περίεργα κρουματα
  41. Lib.4, c. 10, sect. 81.
    Il serait difficile de décider aujourd’hui si cette flûte appelée niglaros par Pollux est celle qui a été appelée ginglaros par d’autres auteurs, et qui était certainement une flûte égyptienne. Sebert, dans son édition de Pollux (Francfort, 1608), a substitué ginglaros à niglaros, et il a été imité par d’autres éditeurs ; mais les manuscrits et l’édition d’Amsterdam ont niglaros.
  42. Quoties apud populum concionatus est, servum post se musicæ artis peritum habuit, qui occultè eburneâ fistulâ pronuntiationis ejus modos formabat, aut nimis remissos excitando, aut plus justè concitatos revocando : quia ipsum calor atque impetus actionis attentum hujusce temperamenti ætimatorem esse non patichatur. (Val. Max., lib. 8, cap. 10).
  43. Modos Jecit Flaccus Claudii filius, tibiis imparibus dextris et sinistris. J’ai donné, dans le sixième volume de la Revue musicale, trois articles sur ces inscriptions des comédies de Térence, et sur les flûtes des anciens : je les crois assez curieux.
  44. Je ne dois point taire ici une difficulté considérable qui s’est rencontrée dans l’interprétation des noms grecs des notes de l’échelle musicale ; la diversité des opinions à cet égard fera voir le peu de certitude qu’il y avait dans les connaissances de la plupart des écrivains qui ont traité de la musique des Grecs.
    Il y a à peu près un siècle que le docteur Pepusch, musicien allemand établi en Angleterre, émit la singulière opinion (dans un mémoire inséré parmi les Transactions philosophiques, n° 481, p. 226 ; et tome 10, part. 1re, p. 261, de l’abrégé de Martyn) que les Grecs avaient construit leur échelle de musique de telle façon que les intervalles des sons étaient exactement les mêmes en montant et en descendant ; que les noms des notes appartenaient à l’échelle descendante comme à l’ascendante, et que la note proslambanomène ou ajoutée se plaçait aussi bien à l’aigu qu’au grave. On pense bien que l’auteur d’une pareille assertion n’alléguait aucune autorité en faveur de son opinion. Y eût-il quelque passage obscur dont on aurait étayé un semblable système, on n’en devrait pas moins conclure que ce système est absurde, car il est absolument impossible de construire une échelle diatonique dont les intervalles seraient partout les mêmes en montant et en descendant. J’en donnerai pour preuve l’échelle du mode Phrygien, la plus favorable qu’on puisse trouver pour ce système. Le signe + désignera le demi-ton, et le signe - le ton. Voici le résultat des deux gammes ascendantes et descendantes :
    mi + fa - sol - la - si + ut - ré - mi + fa.
    fa + mi - ré - ut + si - la - sol - fa + mi.

    Long-temps après le docteur Pepusch, M. Drieberg, auteur de plusieurs ouvrages allemands sur la théorie de la musique des Grecs, lesquels sont remplis des propositions les plus singulières, a repris dans l’un d’eux (Die praktische musik der Griechen, p. 73 et suiv.) l’opinion de ce musicien, sans citer son prédécesseur, et a construit pour la démonstration de son système des gammes de prétendus modes grecs, où l’imagination est mise partout à la place de la vérité. M. Drieberg n’a pas pris plus que Pepusch la peine de citer un seul passage des anciens écrivains sur la musique à l’appui de son système.
    Je possède un manuscrit contenant un cours de l’abbé Feytou sur la musique des anciens, où il est dit que ce n’était pas en montant, mais en descendant, que les Grecs nommaient les notes des échelles de leurs modes. L’abbé Feytou ne cite pas non plus une seule phrase des théoriciens grecs en faveur de son opinion.
    Ces systèmes si bizarres et si contraires à tout ce qui est admis en général concernant la musique des Grecs, m’ont porté à réfléchir sur ce qui a pu leur donner naissance ; je crois en avoir trouvé l’origine dans les noms grecs de quelques-unes des notes de l’échelle des modes. Par exemple, la note hypate, qui, dans l’opinion commune, est la plus basse après la proslambanomène ou ajoutée, tire son nom de ύπατος ou ὑπέρτατος qui signifie suprême ; il est vraisemblable que Pepusch et Drieberg et Feytou se sont persuadés que cette note devait être au-dessus des autres. De même nète vient par contraction de υίατος le dernier, le plus bas ; cependant la nète est, suivant le système ordinaire, la note la plus haute. Mais Boèce, qui vivait au temps où le système de la musique grecque n’était point encore oublié à Rome, s’est chargé de nous expliquer ces apparentes contradictions dans un passage important, dont l’existence paraît avoir été ignorée des écrivains qui viennent d’être cités. On y voit que le nom de hypate a été donné à la note la plus grave de l’échelle, comme on donnait celui d’hypatos aux consuls, qui étaient les premiers magistrats de la république, et à Saturne, la plus considérable des planètes. Toutes les autres notes sont également expliquées dans ce passage, dont voici le texte : « In quibus (chordis) bis quem gravissima quidem erat, vocata est hypate, quasi major atque honorabilior : unde Jovem etiam Hypaton vocant. Consulem eodem quoque nuncupant nomine propter excellentiam dignitatis, eaque Saturno est attributa propter tarditatem motûs, et gravitatem soni. Parhypate verò secunda, quasi juxta hypaten posita et collocata. Lichanos tertia idcirco, quoniam lichanos digitus dicitur quem nos indicem vocamus. Græcus à lingendo lichanon appellat. Et quoniam in canendo ad eam chordam, quæ erat tertia ab hypate, index digitus, qui est lichanos inveniebatur, idcirco ipsa quoque lichanos appellata est. Quarta dicitur mese, quoniam inter septem semper est media. Quinta est paramese, quasi juxta mediam collocata. Septima autem dicitur nete, quasi neate, id est inferior. Inter quam neten, et paramesen est sexta, quæ vocatur paranete, quasi juxta neten locata. Paramese verò quoniam tertia est a nete, eadem quoque vocabulo trite, id est tertia nuncupatur. » (Boet. Mus., lib. 1, cap. 20, p. 1383 ; edit. Glareani).
    Le passage que je viens de citer, ce passage dont le sens est si clair, si positif, n’existât-il pas, il y aurait une preuve encore plus péremptoire que Pepusch, Drieberg, l’abbé Feytou et tous ceux qui adoptent leur système sont tombés dans une erreur capitale à l’égard de la disposition des notes de l’échelle musicale des Grecs : je la trouve dans les tables de la division du canon que Ptotémée a données au second livre de son Traité des Harmoniques (Wallis, op., t. 3, c. 13, p. 86 et 499) ; les proportions arithmétiques de ces tables ne sont applicables qu’à l’ordre adopté communément pour la construction de l’échelle des modes grecs ; il serait impossible d’y trouver aucune connexité avec l’ordre descendant.
    Je ne puis entrer ici dans de plus longs développemens sur cette question ; on en trouvera d’autres dans mon Histoire générale de la musique qui ne laisseront rien à désirer.

  45. Il ne saurait y avoir d’enharmonie purement mélodique ; l’harmonie doit faire nécessairement partie de ce qu’où appelle de ce nom : je ferai voir cela plus loin. C’est pour n’avoir point fait cette remarque qu’on s’est jeté dans beaucoup de mauvais raisonnemens à l’égard de ce prétendu genre enharmonique des Grecs.
  46. Voyez à ce sujet un fort bon article de Perne, dans le quatrième volume de la Revue musicale (p. 219-228) ; c’est le seul auteur qui a bien compris cette question. Burette a mal rendu le passage de Plutarque ; ses notes 130-133 prouvent qu’il n’avait pas saisi le sens de son auteur.
  47. Voyez Aristox., lib. 2.
  48. Dissertation sur la mélodie de l’ancienne musique, dans les Mém. de l’Acad. des inscript, et belles-lettres, t. v, p. 169.
  49. Laborde, Essai sur la Musique, t. 1, p. xvi.
  50. Cet hymne se trouve noté avec le dithyrambe à Calliope et l’hymne à Némésis, à la suite d’une partie du Traité de Musique de Bacchius l’ancien, qui n’a point été publiée avec le reste, par Meibomius, bien que ce savant en eût eu connaissance et qu’il eût promis dans sa préface de la donner au public. Il y a une lacune dans le chant de l’hymne à Apollon : j’y ai suppléé par le manuscrit n° 5221.
  51. Marcello, Salmo 17, t. 3e, édit. Venez.
  52. Ὅτι τῆς πάσης ἁρμνικῆς μέρη ἑπτά.Διαλαμβάνει γὰρ πρῶτον μερὶ φτόγγων. Δεύτερον, περὶ ὁοιαστημάτων. Τρίτον, περὶ συστημάτων. Τίταρτον, περὶ γενῶν. Πέμπτον, περὶ τόνων. Ἑπτον, περὶ μεταβολῶν. Ἑβδομον, περὶ μελοποιίας.
  53. Καὶ τῆς ἁρμονίας ἐκάστης διαφυλαρτειν τὸ ἰδιον τῇς φρυγίου τὸ εὐδιον, τῆς λυδίου τὸ Βακχικόν, τῆς Δωριου τὸ σεμνον, τῆς Ιὠνικῆς τὸ γλαφυρὸν. (Luc. in Harmon.)
  54. Τῆ δὲ τῆ κινήσεος ὀνομα ἔιῆ : τῆ ὅ αὖ τῆς φωνῆς, σοῦ τε οξέος καὶ βαρεος συγκεραννυμενων ἁρμονίας νομα προσα γορεύοιτο. (On appelle cadence l’ordre ou la suite du mouvement ; on appelle harmonie l’ordre ou la suite du chant, de l’aigu et du grave diversement combinés et entremêlés.) Plat. de Legib.
  55. Μουσοικέ δὲ ὀξεις ἅμα καὶ βαρεῖς, μακροίς τε καὶ βραχεῖς φτόγγοις μίξοσα ἐν διαφοροῖς φονοῖς μίαν ἀπετέλεσεν ἁρμονίαν. (La musique, mêlant ensemble des sons aigus et des graves, des sons qui ont de la durée et d’autres qui passent plus vite, forme de ces diverses voix une seule harmonie.)
  56. Sonante mistum tibiis carmen lyrâ, hac dorium, illis Barbarum.
  57. Dissertation sur la symphonie des anciens, dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, t. 4, p. 151 et suiv.
  58. Ce qu’on vient de lire n’est qu’un aperçu du système rhythmique des anciens ; pour de plus amples détails, on peut lire le Mémoire de Burette sur le rhythme de l’ancienne musique (Mém. de l’Acad. des inscript, et belles-lettres, t. v, p. 152) ; l’ample travail de M. A. Boeck sur les mètres de Pindare, dans la deuxième partie du premier volume de son excellente édition de cet auteur (Leipsick, 1811-1821), et, suivant un autre système, les Elementa doctrinæ metricœ, de Hermann (Leipsick, 1816).
  59. Voyez sur ces auteurs les articles du dictionnaire qui suit ce résumé.
  60. De cantu et musica sacra, t. II.
  61. Harmonica (musica) est modulatio vocis, et concordantia plurimorum sonorum, et coaptatio. (Isid. hispal. sentent, de Musica, cap. 6.)
  62. Ex hoc triplari nascitur symphonia, quæ dicitur diapason et diapente. (Ibid., cap. 9.)
  63. Suivant l’opinion de quelques auteurs, l’Armorique, ou la Bretagne française, a été peuplée par les Welches qui, sous la conduite de Conan, vers l’année 384 de l’ère chrétienne, vinrent s’y établir.
  64. V. Édouard Jones, Historical account of the Welsh bards, p. 38.
  65. Venant. Fortun., carm. 8, lib. 7.
  66. Historical account of the Welsh bards, p. 115.
  67. Ibid., p. 116.
  68. On peut voir sur ce sujet la préface de W. C. Grimm, dans son recueil intitulé : Altdaenische Hendenlieder, Balladen und Marchen, Heidelberg, 1811, in-8°.
    Cette question de l’existence de l’harmonie chez les bardes de la Grande-Bretagne antérieurement à l’époque où l’usage s’en est répandu en France et en Italie, peut être appuyée de témoignages qui semblent irrécusables. Je crois devoir en citer ici quelques uns.
    Bède le Vénérable, qui écrivait dans la première moitié du huitième siècle, a parlé, dans son histoire ecclésiastique de l’Angleterre du genre d’harmonie à deux parties en consonnance dès long-temps en usage dans le pays.
    Jean de Salisbury, évêque de Chartres, né à Salisbury en 1110, dit, dans son Policraticus, que le déchant ou double chant fut en usage dès les temps les plus reculés dans les provinces cambriennes.
    Girald, surnommé Cambrensis, ancien historien anglais, s’exprime d’une manière encore plus positive lorsqu’il dit : Les Bretons ne chantaient point à l’unisson comme les habitans des autres contrées, mais en parties différentes. Dans un autre endroit il ajoute : Il est d’usage dans le pays de Galles qu’une troupe de chanteurs du peuple se réunisse pour chanter en parties différentes, qui, de loin, forment une harmonie agréable ; mais ce n’est que dans le Nord que les Anglais ont l’habitude de ce genre de mélodie.
    Édouard Bunting, dans sa Dissertation historique et critique sur la harpe, cite un ancien manuscrit de l’école welche, près de Londres, qui contient des pièces de harpe en harmonie dont la date est fort reculée, puisqu’elles furent exécutées en l’année 1100, dans une assemblée de musiciens welches convoquée par l’ordre de Griffyd ap Cynan, prince de Galles. En tête de ce livre, qui a pour titre Musica neu Berviaeth, on lit cette notice :

    « The follovving manuscript is the music of the Britons, as settled by a congress or meeting of the masters of music, by order of Griffyd ap Cynan, prince of Wales, about A. D. 1100, with some of the most ancient pieces of the Britons, supposed to have been handed to us from the British druids, in two parts (that is, base and treble) for the harp. This manuscript was wrote by Robert ap Haw, of Bodwigan in Anglesey, in Charles the first’s time, some part of it copied then out of William Penlyn’s book. » (Le manuscrit suivant contient la musique des Bretons, comme elle fut exécutée à une assemblée des maîtres de musique par ordre de Griffyd ap Cynan, prince de Galles, vers 1100, avec quelques uns des plus anciens morceaux des Bretons, lesquels sont supposés nous être venus des anciens druides bretons, en deux parties (c’est-à-dire, la basse et le dessus) pour la harpe. Ce recueil a été écrit par Robert ap Haw, de Bodwigan d’Anglesey, du temps de Charles Ier. Quelques parties de ce manuscrit ont été copiées du livre de William Penlyn.)

    Beaucoup d’autres autorités pourraient être ajoutées à celles qui viennent d’être citées, mais celles-là suffisent pour démontrer la réalité des faits que j’allègue en faveur de l’origine septentrionale de l’harmonie.

  69. Hist. of Engl., poet. dissert. 1.
  70. Collect. de rebus, Hib. v. 3.
  71. Publiés par Joseph Walker dans le neuvième appendice de ses Mémoires historiques des bardes irlandais.
  72. In musicis instrumentis, commendabilem invenio istius gentis diligentiam ; in quibus, præ omni natione quam vidimus, incomparabiliter est instructa. Non enim in bis, sicut in Britannicis (quibus assueti sumus) instrumentis, tarda et morosa est modulatio ; verum velox et præceps, suavis tamen et jucunda sonoritas. Mirum, quod in tantâ tam præcipiti digitorum rapiditate musica servatur proportio, etc. (Gyrald. Camb. Topog. Hib. Distinct., 3, c. 11.)
  73. Je crois ce sujet assez intéressant pour être autorisé à donner ici un extrait d’une dissertation que j’ai publiée dans la Revue musicale (t. XI, p. 261 et suiv.).
    « Après une captivité de dix-huit ans en Angleterre, Jacques Ier, étant monté sur le trône de ses ancêtres, sentit la nécessité d’adoucir d’abord la férocité du caractère de ses sujets, et rien ne lui parut plus propre à atteindre ce but que de faire passer dans leurs mœurs l’usage constant de la poésie et de la musique. À défaut de musiciens et de poètes qui pussent le seconder dans ses desseins, il composa lui-même de petits poèmes et des chansons en dialecte écossais et les mit en musique. La plupart de ces poèmes et de ces ballades contiennent la description des usages, des occupations et des divertissemens des Écossais. Ces monumens curieux de l’histoire des arts chez un peuple sauvage ont été recueillis et publiés à Édimbourg en 1783, in-8°, sous le titre de Restes poétiques de Jacques Ier. Ce recueil est précédé d’une dissertation dans laquelle l’éditeur prouve l’authenticité des pièces qui le composent, et accompagné d’une dissertation sur la musique écossaise, où l’on démontre que Jacques Ier fut l’auteur de l’ancienne musique de ces ballades.
    Burney a néanmoins élevé des doutes sur l’authenticité de ces mélodies antiques et sur la part que Jacques Ier peut y avoir eue. Il me semble que ces doutes ne sont pas fondés. Les plus anciens témoignages attestent de l’habileté de ce prince dans la musique. Le continuateur du Schotichronicon de Jean de Fordun (Scotichron. vol. IV, page 1323), Hector Boethius, dans son Histoire d’Écosse, traduite en dialecte écossais par Bullanden (a), Buchanan, dans son ouvrage sur le même sujet (b), Bâle, Dempster, et après eux l’évêque Tanner, se sont accordés dans les éloges qu’ils ont donnés aux talens de Jacques comme musicien. « Il y avait peu d’instrumens connus à cette époque dont il ne jouât, disent ces écrivains, mieux que les meilleurs musiciens de son temps. Outre ses chansons écossaises, dont il avait lui-même composé la musique, il avait écrit un traité de Musica. »
    Un passage remarquable du livre d’Alexandre Tassoni, intitulé Pensieri diversi (Venise 1646), vient à l’appui de l’opinion des divers auteurs qui ont attribué à Jacques Ier l’invention ou du moins le perfectionnement de cette ancienne musique écossaise. Voici ce passage :
    « Noi ancora possiamo connumerar tra nostri Jacopo rè di Scozia, che non pur cose sacre compose in canto, ma trovò da se stesso una nuova musica lamentevole, e mesta, differente da tutte l’altre. Nel che poi è stato imitato da Carlo Gesualdo, principe di Venosa, che in questa nostra età ha illustrata anch’ egli la musica con nuove mirabili invenzioni. » (Lib. X, c. xxiii.) Berardi a rapporté tout ce passage dans sa Miscellanea Musicale, page 50, mais sans citer la source où il l’avait pris.
    L’opinion de Burney n’est fondée que sur des preuves négatives. Son argument le plus fort consiste à dire que les collections d’anciennes ballades et chansons, et particulièrement celle que fit John Shirley, en 1440, des ouvrages de ce genre composés par Chaucer, Gower, Lydgate et autres, laquelle se trouve parmi les manuscrits d’Ashmol à Oxford, ne renferment rien qu’on puisse attribuer à Jacques Ier, et ne contiennent que les paroles sans les airs. Enfin il dit qu’après avoir examiné inutilement les manuscrits de toutes les bibliothèques de l’Angleterre pour y découvrir d’anciens airs notés, il a acquis la preuve que toute cette musique, jusqu’au quinzième siècle, a péri (A General history of music., t. II, p. 381). Pour peu qu’on soit initié à l’histoire de la littérature et de la musique, on sait qu’il ne faut jamais se hâter de conclure sur de si faibles preuves. N’a-t-on pas affirmé, et Burney lui-même n’a-t-il pas imprimé qu’il ne restait rien des compositions régulières à plusieurs parties des treizième et quatorzième siècles ? Cependant la découverte inattendue de plusieurs manuscrits est venue donner un démenti formel à cette assertion, et faire connaître les œuvres de beaucoup de compositeurs dont les noms mêmes étaient inconnus. L’opinion des hommes les plus instruits dans les antiquités de l’Écosse est que les vieux airs si célèbres dans ce pays, Katherine Ogie et Cold and Raw, ont été composés par Jacques Ier.
    Presque toutes les collections d’airs écossais qu’on a publiées depuis un siècle ont été des opérations mercantiles dans lesquelles on a surtout cherché à flatter le goût des consommateurs au lieu de s’attacher à conserver la pureté primitive de ces monumens d’un art original. Jean Hilton, musicien anglais, fut le premier qui fit imprimer un air écossais (Cold and Raw) dans sa collection de Catches, publiée à Londres en 1652. Cet air fut peu remarqué alors, quoiqu’il soit un des plus originaux de la musique écossaise. Ce ne fut qu’en 1720 qu’on commença à distinguer le mérite de ces mélodies, lorsque Thomas Durfey en eut introduit plusieurs dans son recueil intitulé Pills to purge Melancoly (Pillules pour purger la mélancolie). Alors commencèrent ces nombreuses publications d’airs écossais dont les recueils se sont multipliés de plus en plus. Alexandre Munroe, musicien natif de l’Écosse, demeurant à Paris, fit paraître dans cette ville, en 1730, une collection d’airs écossais arrangés pour la flûte avec des variations. En 1733, William Thompson publia une collection de chansons écossaises avec la musique, collection dans laquelle les airs originaux sont conservés avec assez de pureté ; elle a pour titre Orpheus Caledonius. Trois autres recueils de mélodies écossaises parurent ensuite (1753) par les soins de Mac Gibbon, musicien à Édimbourg ; mais déjà la manie des embellissemens et des accompagnemens dans le système musical moderne avait altéré sensiblement la physionomie locale de ces airs. Ce fut encore pis dans le grand recueil publié à Londres par François Barsanti, maître de chant italien, qui, pour ajuster sur les mélodies les basses de sa façon, corrigea beaucoup de passages qui lui semblaient être d’une modulation fautive. Le même système a été suivi par tous les autres éditeurs, et bientôt les marchands de musique, faisant de ces publications des objets de pur trafic, eurent des espèces d’ouvriers musiciens, qui ne se contentèrent pas de changer les mélodies originales dans leurs arrangemens, mais qui en firent même à l’imitation de la musique nationale de l’Écosse, et qui les livrèrent au public comme de véritables airs écossais. Il est peu d’années qui ne voient éclore quelque recueil de ce genre. Parmi les meilleures collections qui doivent inspirer le plus de confiance, je citerai celle qui a été publiée en huit volumes in-4° à Édimbourg en 1816, et la Selection of 100 Scottish songs for the harp and piano-forte, en deux volumes in-fol., publiée par J. Elouis, professeur de chant et de piano à Édimbourg.
  74. En vain chercherait-on quelque chose de cet ancien système de chant organisé par S. Ambroise dans le livre que Camille Perego, prêtre de l’église métropolitaine de Milan, a publié sous le titre de La Regola del canto fermo Ambrosiano (Milan, 1622, in-4°) ; car la méthode de solmisation qui y est exposée est celle qu’on attribue faussement à Gui d’Arezzo ; les tons, au nombre de huit, y sont distingués en authentiques et plagaux, invention qui appartient à saint Grégoire et qui date de deux siècles après S. Ambroise ; enfin, on n’y trouve aucunes traces de quantité rhythmique.
  75. Conf. L. 9, c. 6.
  76. Loc. cit.
  77. S. Isidore de Séville ne laisse aucun doute à cet égard dans ce passage : « Antiphoa nas Græci primum composuerunt, duobus choris alternatim concinentibus, quasi duo Seraphim. Apud Latinos autem primus idem beatissimus Ambrosius Antiphonas constituit, Græcorum exemplum imitatus : ex hinc in cunctis occiduis regionibus earum usus increbuit. » (De Off. eccl., lib. 1, c. 7.)
  78. Je ferai connaître ce curieux morceau dans mon Histoire générale de la musique.
  79. Primum omnium ad organum, eo quod majus esse his in sonitu et fortitudine nimia computantur, clamores veniam : de duobus elephantorum pellibus concavuum conjungitur ; et per duodecim fabrorum sufflatoria comprensatur ; per quindecim cicutas æreas in sonitum nimium, quos in modum tonitrui concitat ; ita ut per mille passuum spatia sine dubio sensibiliter utique et amplius audiatur : sic apud Hœbreos de organis, quæ ab Hierusalem, usque ad montem Oliveti et amplius sonitu audiuntur comprobatur.
  80. De Cantu et Mus. Sacr., t. 2, pl. 23 et 27.
  81. Organa dicuntur omnia instrumenta musicorum ; non solum illud organum dicitur, quod grande est et inflatur follibus, sed etiam quidquid aptatur ad cantilenam et corporeum est.
  82. In voc. Organum. Gloss. Med. et inf. latin.
  83. Voyez ma dissertation sur la connaissance que les anciens peuples ont pu avoir de l’orgue pneumatique, dans le 3me volume de la Revue Musicale, p. 193.
  84. Sopplim. Musicali, 1. VIII.
  85. Il y avait beaucoup plus de rapports entre l’usage de l’orgue et l’harmonie pratiquée par les peuples du Nord, qu’entre cet instrument et les simples mélodies des Grecs.
  86. Sopplim. Musicali, 1. VIII, c. 3, p. 291.
  87. Bern. Just. De origine urbis Venetiarum, 1. VII.
  88. Platina a dénaturé ces vers en les citant ainsi :

    Signius adjunxit molli conflata metallo
    Organa, quæ festis resonant ad sacra diebus.

    Signius a été pris pour Vitalien par Platina ; mais le fait est que les vers du Mantouan sont comme il suit :

    Adjunxere etiam molli conflata metallo
    Organa, quæ festis resonant ad sacra diebus.

  89. Orgel. Histor., p. 48.
  90. Voici comment il s’exprime : Organa Vitaliani fuere instrumenta musicis alias usitata, quæ Vitalianus in ecclesiam introduxit (Rituale Ecclesiæ. P. II, p. 689.)
  91. Bedos-de-Celles dit, dans la quatrième partie de son Art du facteur d’orgues, que Georges a formé des élèves qui se sont établis en Allemagne et y ont fait prospérer la facture de l’orgue : cette assertion n’est appuyée d’aucune autorité ancienne.
  92. Precamur autem, ut optimum organum cum artifice, qui hoc moderari et facere ad omnem modulationis efficaciam possit, ad instructionem musiæ disciplinæ nobis aut deferas, aut cum eisdem reditibus mittas (Vid. Baluzii Miscellan., lib. V, p. 470.)
  93. L’orgue d’Halberstadt, construit vers le milieu du onzième siècle, a été décrit par Michel Prætorius dans son livre intitulé : Syntagma Musicum (t. 2, part. III, p. 93 et suiv.) ; mais Gaspard Calvoer est entré dans des détails plus précis sur ce curieux instrument, dans sa Saxonia inferior antiqua gentilis et christiana (p. 200).
  94. M. R. G. Kiesewetter dans son ouvrage intitulé Geschichte der europeeische-abenlandischen oder unserer heutigen Musik, se prononce avec force contre l’existence d’orgues ainsi construits, et ne croit pas qu’il y ait jamais eu d’oreille assez barbare pour supporter un instant l’horrible effet d’une telle harmonie. Ce savant écrivain semble oublier qu’il n’y avait pas de motif pour que l’oreille fût plus blessée de la tétraphonie de l’orgue que de celle du chant. Quel est le musicien de nos jours qui pourrait entendre une musique telle qu’on en trouve des exemples dans les ouvrages de Hucbald, de Gui d’Arezzo, et de quelques autres auteurs du moyen-âge ? Pourtant, les chanteurs de ce temps y prenaient tant de plaisir, et la trouvaient si belle, qu’ils la réservaient pour les dimanches et les fêtes. Après ce que j’ai dit des penchans de divers peuples dans la musique, il me paraît démontré que l’éducation de l’oreille peut développer des goûts si différens, qu’il n’y a point de règles générales pour ses impressions.
  95. L’abbé Gerbert a publié la lettre de Reginon dans sa collection des écrivains ecclésiastiques sur la musique (t. 1, p. 230-247), d’après deux copies qu’il tenait de l’abbé Martini et de Marpurg, et qui avaient été prises sur un manuscrit de Leipsick ; mais il n’avait pu se procurer l’exposé des tons en notation saxonne, qui est la partie la plus intéressante de l’ouvrage de Bernon.
  96. Sous le n° 192, in-4°.
  97. V. Gerberti de Cantu et Mus. Sac., t. 2, pl. 10 et suiv.
  98. L’abbé Gerbert a donné ce passage d’Hucbald à la fin des Traités de musique de cet auteur, dans sa collection des Scriptores ecclesiast. de Musica Sacra, t. 1, p. 229 ; mais les signes de la notation saxonne paraissent être figurés d’une manière inexacte dans les manuscrits dont il s’est servi. La manuscrit 7211 de la Bibliothèque royale de Paris, où j’ai puisé le même passage, ne laisse rien à désirer sous les rapports de la beauté de l’exécution calligraphique et de l’exactitude.
    Au reste, il n’est point inutile de faire remarquer que l’abbé Gerbert n’a rien compris aux notations diverses qu’il a citées dans son traité De Cantu et Musica Sacra, et dans sa collection des Écrivains ecclésiastiques sur la musique. Cette partie de l’histoire de l’art a causé bien d’inutiles tortures aux écrivains qui s’en sont occupés. L’espèce de traduction que Walther a donnée d’une variété de cette notation, dans son Lexique diplomatique, et que Forkel a reproduite, est inexacte et insuffisante.
  99. V. Gerberti De Cantu et Musica Sacra, t. 2, pl. XIII.
  100. V. Scriptores Ecclesiast. de Musica Sacra, t. 2.
  101. In primis ponatur Γ græcum a modernis adjunctum.
  102. Gamma græcum quidam ponunt ante primam litteram.
  103. J’ai moi-même contribué à répandre cette erreur par un article de la Revue Musicale (t. II, p. 385). Deux manuscrits des ouvrages de Gui, dont l’un a appartenu à l’abbé de Tersan, et dont l’autre est à la Bibliothèque des ducs de Bourgogne, à Bruxelles, enfin un troisième dont le savant de Murr a donné une notice, contiennent la main musicale attribuée à ce moine : or cette main est essentiellement liée au système de la solmisation par l’hexacorde, et j’ai été persuadé d’abord que l’opinion commune sur l’invention de ce système est fondée. Depuis lors, la lecture attentive des ouvrages connus de Gui d’Arezzo m’a fait voir qu’il ne s’y trouve pas un seul mot qui se rapporte au système dont il s’agit. Le manuscrit qui était autrefois à l’abbaye de Saint-Evroul, et qui, depuis lors a passé dans la bibliothèque d’Alençon, contient, d’après la notice donnée par Laborde, des écrits de ce moine que Gerbert n’a pas publiés ; mais sont-ils réellement de lui ? cela est douteux, car j’ai trouvé parmi les manuscrits du Musée Britannique et de l’université de Gand des ouvrages qui lui sont attribués et qui ne lui appartiennent pas.
  104. Scriptores Ecclesiast. de Musica Sacra potissimum, t. II.
  105. Voici le passage de Jean Cotton qui se rapporte à cette singularité : « Sex sunt syllabæ, quas ad opus musicæ assumimus, diversæ quidem apud diversos : verum Angli, Francigenæ, Alemanni ut, ré, mi, fa, sol, la. Itali antem alias habent : quas qui nosse desiderant stipulentur ab ipsis. » (Job. Cottonis Tract. de Musica, c. 1, apud Gerberto, t. 2, p. 252.)
  106. L’abbé Le Bœuf a publié les vers de cette chanson dans son Recueil de plusieurs écrits pour servir d’éclaircissement à l’histoire de France et de supplément à la notice des Gaules (t. 1, p. 164), mais il n’a pu en déchiffrer la musique, et il n’a pas compris l’importance de ce monument sous le rapport de l’histoire de l’art.
  107. Chant en Latin barbare et en mètre trochaïque sur la bataille de Fontanet, en Bourgogne, le 25 Juin 841, composé par Angelbert, Soldat Frank qui combattit.
  108. Tous ces morceaux curieux et inconnus seront publiés dans mon Histoire générale de la musique, avec la notation saxonne et les traductions en notes modernes.
  109. Voyez ce nom dans la Biographie.
  110. Omnium notatorum ipsius mensurabilis musicæ perfectissimam instructionem.
  111. Proponimus ergo ipsam mensurabilem musicam sub compendio declarare ; bene dicta aliorum non recusabimus interponere, errores quoque destruere et fugare ; et si quid novi a nobis inventum fuerit, bonis rationibus sustinere et probare.
  112. Mensurabilis mnsica est cantus longis brevibusque temporibus mensuratus.
  113. On a trouvé dans les manuscrits quelques rares exemples d’une notation en points ronds qui se plaçaient sur des lignes, et non dans les intervalles de ces lignes ; mais cette notation, particulière à quelque auteur inconnu, n’a jamais été généralement admise.
  114. L’exposé de toutes les parties de l’ancien système de notation mesurée serait trop long pour trouver place ici ; j’en donnerai une analyse détaillée dans mon Histoire générale de la musique.
  115. On trouvera tout cela dans mon Histoire générale de la musique.
  116. La Ravallière nie l’existence des chansons en langue romane avant le douzième siècle : Je n’en ai rencontré aucune, dit-il (Poésies du roi de Navarre, t. I, p. 206), et tout ce qu’on a dit sur ce sujet est sans fondement. J’ai déjà fait remarquer que c’est assez mal raisonner que de nier l’existence d’une chose parce qu’on ne l’a pas trouvée : les découvertes relatives à l’histoire de la musique qui ont été faites depuis dix ans sont de nature à nous mettre à l’abri de conclusions de ce genre. Ce qu’on n’a pas trouvé jusqu’à ce jour, on pourra le rencontrer plus tard. L’auteur de l’article Abailard, de la Biographie universelle, partage l’avis de La Ravallière et assure que le rhythme de la langue française, alors au berceau, se prêtait peu à la douceur du chant. S’il fallait absolument que les langues fussent douces pour être chantées, on n’aurait jamais mis de mélodie sur l’ancienne poésie des Cambro-Bretons et des Irlandais.
    Les auteurs de l’Histoire littéraire de la France ont rassemblé quelques passages qui démontrent que dès le onzième siècle les jeunes filles entonnaient, après les offices, des chansons en langue vulgaire, qui étaient chantées à la suite des processions, et lorsque ces mêmes processions s’arrêtaient pour prendre quelque repos  (a). On a une autre preuve de l’union du chant aux paroles de la langue romane dans les Épîtres farcies, qui se chantaient à la messe dans un mélange de latin et de langue vulgaire (b).
    Au reste, il existe des preuves incontestables de l’existence des chansons en langue romane, non seulement dans le onzième siècle, mais près de cent ans auparavant : si


    (a) Hist. littér. de la France, t. VII. Préf., p. lj.


    (b) V. le Traité historique et pratique sur le chant ecclésiastique de l’abbé Leboœuf, p. 115 et suiv.

    La Ravallière ne les avait pas trouvées, c’est qu’il n’avait pas bien cherché. Dans le neuvième chapitre du Traité du chant mesuré de Francon, il y a deux passages notés de chansons de cette espèce, avec les paroles (a). Le manuscrit de St.-Martial de Limoges (Bibl. royale de Paris, n° 1139) contient un sixain en langue vulgaire, qui faisait partie de l’office de St.-Martial (fol. 44), une hymne notée dont les couplets sont alternativement en latin et en langue romane (fol. 48), et une hymne à la Vierge Marie, également notée, qui est tout entière en langue vulgaire. Tous ces morceaux sont du dixième siècle.
    À l’égard d’Abailard, il se peut qu’il ait écrit toutes ses chansons en langue latine, mais il en avait certainement composé les mélodies, car Héloïse le dit positivement dans une de ses lettres adressées à son malheureux époux : « Parmi les qualités qui brillaient en vous (lui dit-elle), il y en avait deux qui me touchaient plus que les autres, savoir les grâces de votre poésie et la douceur de votre chant : toute autre femme n’en aurait pas été moins touchée. Lorsque, pour vous délasser de vos exercices philosophiques, vous composiez en mesure simple ou en rime des poésies amoureuses, tout le monde voulait les chanter, à cause de la douceur de votre expression et de celle de votre chant. Les plus insensibles aux charmes de la mélodie ne pouvaient vous refuser leur admiration. » Cette mélodie, dont parle Héloïse était certainement dépouillée d’harmonie, comme tout ce que les poètes-musiciens des douzième et treizième siècles ont écrit. Le chant était ensuite harmonisé par d’autres musiciens de profession qu’on appelait déchanteurs.


    (a) Apud Gerb, Script, eccles. de Musicâ, t. III, p. 9.

  117. Il existait, dès le onzième siècle, un signe d’appogiature ascendant et descendant : ce signe était la plique, figure de note qui ressemblait à la longue, mais qui avait la queue tournée d’un autre côté. Dans la suite, la plique se distingua par deux queues dont l’une était plus courte que l’autre. Francon dit que la plique est un signe de division du même son en grave et en aigu : Plica est nota divisionis ejusdem soni in gravem et in acutum ; ce qui ne peut s’entendre que de l’appogiature. Il en distingue de deux espèces : l’un ascendant, l’autre descendant.
    Ce signe du simple port de voix reçut ensuite une signification plus étendue, et devint l’équivalent du trille, car il est dit dans le manuscrit anonyme de l’abbé de Tersan (du treizième siècle) : antica plica erat simplex nota divisionis soni ; est hodiè signum tremulœ vocis. Ce passage est clair et positif : dès le treizième siècle on faisait usage du trille. À l’exception de M. Perne, aucun auteur moderne n’a connu la véritable valeur de la plique ; Burney, Hawkins, et Forkel lui-même, n’ont eu sur cela que des idées vagues. De là vient qu’on a souvent mal traduit la musique ancienne quand on a trouvé des pliques de longues, brèves et semi-brèves, ascendantes ou descendantes, surtout dans les ligatures, où elles sont fort difficiles à distinguer ; on les a prises pour des signes de temps.
    Au reste, la plique n’est pas le seul signe d’ornement du chant qui se rencontre dans les anciens auteurs : Walter Odington, qui écrivit un traité de musique vers 1240, en fait connaître plusieurs qui sont absolument semblables à ceux qui sont en usage dans l’église grecque de l’Orient. Burney ni Forkel n’ont compris quel était l’emploi de ces signes. J’en ai traité en détail dans mon Histoire générale de la musique.
    On voit que c’est postérieurement à la première croisade que les ornemens du chant ont été introduits avec profusion dans la musique européenne. Le goût de cette nouveauté se soutint jusques vers le milieu du dix-huitième siècle, où les fioritures prirent un autre caractère.
  118. La marche rapide que j’ai été contraint d’adopter dans ce Résumé, me place malgré moi dans une situation embarrassante vis-à-vis des érudits en musique, en ce qu’elle ne me permet pas de discuter les preuves des faits que j’avance, quand ils sont contraires à ce qu’on croit communément. Ici je me trouve dans le même cas, et j’ai contre ce que je viens dédire sur l’introduction des fioritures du chant dans l’église au treizième et au quatorzième siècles, l’autorité de M. l’abbé Baini, savant homme qui a employé plusieurs pages de ses Mémoires historiques et critiques sur la vie et les ouvrages de Palestrina à vouloir prouver que ces fioritures du chant n’ont point été en usage avant le dix-septième siècle dans la musique d’église, et que ce n’est pas contre ces ornemens que l’autorité ecclésiastique a lancé ses anathêmes, mais contre d’autres abus bizarres dont je parlerai plus loin. Or, je suis obligé de répondre en quelques lignes aux argumens de M. l’abbé Baini, et la difficulté que j’éprouve est d’autant plus grande que je dois distinguer ce qui est fondé dans son opinion, et ce qui ne l’est point.
    Trois auteurs du dix-septième siècle, Cresollius, dans son Mystatgogus (Lutet. Paris., 1629, p. 627), Guidiccioni, dans une lettre datée de 1657, et Doni, dans sa Dissertation sur l’excellence de la musique des anciens (Florence, 1647), se sont élevés contre l’abus des ornemens qui, suivant eux s’étaient introduits dans la musique d’église dans la seconde moitié du seizième siècle.
    Il se trouvait déjà quelque chose de semblable dans un passage des Élémens de musique de Lefebvre d’Étaples, dont la première édition a été publiée à Paris en 1496. M. l’abbé Baini, discutant les expressions de ce passage où il est parlé d’un redoublement de célérité dans les mouvemens de la mélodie, prétend que ces redoublemens de vitesse ont été l’effet du changement des figures de notes, et de l’abandon de la régularisation de la musique par le mode, pour passer à celle du temps, puis à celle de la prolation. Il me semble qu’il y a ici deux erreurs graves.
    D’abord, à l’époque où Lefebvre d’Étaples écrivait, les modes parfait et imparfait étaient encore dans toute leur vigueur. Ce ne fut que plus de soixante ans après qu’ils commencèrent à être d’un usage moins fréquent, sans être toutefois absolument abandonnés. En second lieu, M. l’abbé Baini paraît avoir oublié que l’abandon successif des anciennes valeurs de notes n’a point accéléré le mouvement de la musique, et que nous avons dans la musique moderne des morceaux en 3/8 qui sont plus lents que d’autres en 3/4 et même en 3/2. Les anciennes valeurs du mode n’étaient plus larges que celles du temps, et celles-ci plus étendues que celles de la prolation, que relativement, mais non d’une manière absolue. Ce qui le prouve, c’est le système des proportions et de la liaison des notes où les valeurs étaient sans cesse variables au point que la figure d’une longue avait quelquefois moins de durée que celle d’une semi-brève.
    Au surplus il est assez difficile de savoir à quoi se rapportent les passages de Lefebvre d’Étaples, de Cresollius, de Guidiccioni et de Doni ; peut-être n’est-il question que de
  119. On peut voir dans le premier volume de la Revue musicale une dissertation sur les noms de ces musiciens, et sur le temps où ils ont vécu.
  120. M. R. G. Kiesewelter dit, dans son Histoire de la musique occidentale (Geschischte der europœisch-abendlœndischen oder unsrer heutigen Musik, p. 47), que Jean de Muris ne connaissait que les notes noires, dont Guillaume de Machault se servait encore en 1367 : c’est une erreur qu’il a puisée dans ce qui a été publié par Gerbert des ouvrages de Jean de Muris ; dans le traité du contrepoint et de la notation de cet auteur, il y a des exemples de notation blanche.
  121. Les détails biographiques et critiques qui concernent les savans et les artistes nommés dans ce résumé historique ne pouvant trouver place ici, je renvoie une fois pour toutes à la Biographie.
  122. On a cru long-temps, et moi-même j’ai dit, d’après un passage de Glaréan trop légèrement interprété (dans mon Mémoire sur les musiciens néerlandais, p. 16), que Ockeghem a inventé le canon ; je ne connaissais alors ni le manuscrit de Roquefort, ni le morceau publié par M. Kiesewetter.
  123. J’ai prouvé cela par des documens authentiques dans le XIIe volume de la Revue musicale.
  124. C’est ainsi qu’il a signé ses ouvrages.
  125. Liber selectarum cantionum quas vulgò Mutetos appellant sex, quinque et quatuor vocum. Augsbourg, 1520, in fol.
  126. On trouvera cette discussion traitée à fond à l’article Vicentino, dans la Biographie.
  127. Sans porter atteinte à la théorie qui fait considérer les rapports de nombres les plus simples comme exprimant les intervalles les plus consonnans à l’oreille, on pourrait changer la position de ces intervalles contenus dans l’octave et donner naissance à une autre gamme qu’à celle de la musique européenne. Ainsi, après avoir fait la proportion de 1 : 2, pour l’octave de la tonique, celle de 2 : 3, pour sa quinte, et celle de 4 : 5, pour sa tierce majeure, il ne serait pas prouvé qu’il faudrait faire entre la tonique et la quatrième note la proportion 3 : 4, car si l’on élevait d’un demi-ton cette quatrième note, de manière à faire le rapport numérique de 18 : 25, on ne ferait que déplacer la quarte majeure qui est contenue dans l’octave, et la quarte juste se trouverait entre la quatrième note et la septième. Ce serait la gamme des Chinois. Il est vrai que la quarte juste fa dièse, si, ne serait pas exactement dans la même proportion que ut, fa ; mais, d’autre part, la quarte majeure ut, fa dièse, serait meilleure que celle de fa, si, dont le rapport numérique est 32 : 45.
    Encore une fois, la justesse absolue des intervalles d’après leurs rapports arithmétiques ne produit que des faits isolés dont l’agrégation ne saurait donner nécessairement telle ou telle gamme pour résultat. Or, c’est précisément à cause de cela que la théorie et l’oreille des musiciens se sont de tout temps trouvées en désaccord.
  128. C’est ainsi que la quinte mineure, dans l’accord de sixte majeure avec tierce mineure est employée par Palestrina dans le troisième répons des matines de Jeudi-Saint, mais sans la réunion du cinquième degré.
  129. Si le drame musical il santo Alessio, d’Étienne Landi (Rome, Masotti, 1634, in-fol.), n’était pas d’une excessive rareté, j’y renverrais pour prouver cette assertion. Je citerais aussi les Madrigali guerrieri e amorosi, con alcuni opuscoli in genere rappresentativo, che serviranno per brevi episodii fra i canti senza gesto, de Cl. Monteverde (lib. 8, Venise, Vicenti, 1638, 4°).
  130. Dans son Antica musica ridotta alla moderna pratica.
  131. M. de Reiffenberg veut, d’après un autographe, qu’on écrive De Put ; lui qui m’a reproché d’avoir négligé Paquot, sait sans doute que cet auteur a écrit Van den Putte.
  132. Historia musica, part. 1a, p. 170.
  133. Peau d’âne préparée pour écrire la musique.
  134. On ne peut considérer comme de véritables quatuors les Riccercari à quattro publiés par André Gabrieli, en 1589 à Venise ; ces pièces sont du style des fantaisies de cette époque. D’ailleurs ce n’est pas le violon qui en joue la partie supérieure, mais la viole à cinq cordes.