Biribi, discipline militaire/10

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Savine (p. 107-124).
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X


Nous avons été obligés de laisser un certain nombre de malades dans les hôpitaux, au Kram, à la Goulette et à Gabès. Nous ne sommes plus guère que trois cents quand nous levons les tentes, le lendemain de notre débarquement, à trois heures du matin, pour effectuer la première des six étapes qui doivent nous mener à Aïn-Halib, le nouveau dépôt de la Compagnie.

Il fait encore nuit quand nous partons. Et, après avoir traversé un ruisseau, la rivière de Gabès, c’est encore au milieu de l’obscurité, épaissie par la voûte pesante des hautes frondaisons, que nous pénétrons dans l’oasis. Nous suivons un chemin brisé à chaque saillie des petits murs en terre dont les Arabes entourent leurs jardins, souvent pressés les uns sur les autres par l’étranglement de la route, nous heurtant au moindre écart, butant contre les racines des arbres et les pierres arrachées du sol poussiéreux par les pieds des chameaux. Il fait frais, sous ce dôme de feuillage, dont les découpures bizarres nous apparaissent toutes noires quand nous levons les yeux en haut, mais l’air est lourd ; on respire difficilement, la poitrine tendue violemment par le poids du sac dont les courroies coupent les épaules, la main gauche engourdie, la main droite fatiguée de tenir la bretelle du fusil dont la crosse frappe à chaque pas sur la cuisse, les oreilles agacées par le tintement du quart de fer blanc qui choque la poignée de la baïonnette. Les pas, alourdis par l’énorme poids du chargement et par la difficulté de cette marche de nuit dont les à-coups fatiguent et énervent, soulèvent une poussière dense qui remplit les narines et pique les yeux. On marche la bouche ouverte, le haut de la capote déboutonné, le mouchoir tout trempé à la main pour essuyer la sueur qui coule sur le visage, la respiration oppressée, avec la sensation d’une chaleur humide de cataplasme, dans le dos, à la place du sac.

Pendant près d’une heure et demie, nous allons ainsi, le képi en arrière, le cou tendu, la tête basse, sans rien voir que les troncs des palmiers qui se succèdent comme de hautes colonnes au-dessus des parapets de terre fleuris de branches d’arbustes aux odeurs fortes et derrière lesquels on entend de loin en loin le clapotement d’un ruisseau. Tout d’un coup, après un dernier détour de la route, le rideau sombre du feuillage se déchire, une longue plaine de sable jaune, rose tout au loin par les premiers rayons du jour, se déroule jusqu’au pied de montagnes bleues à la base et dont les sommets sont rouges.

On hâte le pas et, tout en débouchant dans la plaine, on entonne des chansons de marche ; les anciens entament le Chant des Camisards, un chant monotone et plaintif dont j’entendrai bien des fois encore retentir les couplets ; un chant noirci par la résignation du paria et plaqué de rouge par l’ironie du galérien qui rêve de briser sa chaîne :


Savez-vous ce qu’il faut faire
En ce lieu ?
Il faut tout voir et se taire,
Nom de Dieu !…
Nos chaouchs, qui sont des vaches,
Nous emmerdent, nous attachent,
Mais sur leur gourite on crache
Quand on peut.


Et, tous en chœur, ils se mettent à hurler le refrain :


Répétons à l’envi
Ce refrain sans souci :
Vivent l’amour et le vin,
La danse, les joyeux festins !
Oui, tout cela reviendra,
Oui, tout cela reviendra,
Quand le diable le voudra !


— Halte ! s’écrie le capitaine.

Nous nous arrêtons et nous déposons nos sacs énormes qui nous montent à mi-corps, si pesamment chargés que les bretelles en craquent. Le mien me paraît tellement lourd, je suis tellement harassé, que je ne sais vraiment pas si, tout à l’heure, je serai capable d’arriver à la pause en même temps que les autres et si je ne serai pas forcé de rester en route, comme les traînards qu’on a laissés en arrière et qui sortent seulement maintenant de l’oasis. Nous les attendons, assis par terre, derrière les fusils réunis en faisceaux ; je respire largement l’air frais du matin, passant la main sur une touffe d’herbe humide de rosée.

— Il fait bon, maintenant, me dit Queslier, mais ça ne va pas durer longtemps. Tu vas voir, d’ici un quart d’heure.

Le jour, en effet, est complètement levé et le soleil, tout là-bas, énorme boule rouge qui monte lentement, commence à envoyer ses rayons sur l’oasis dont il fait claquer les verdures puissantes, ensanglante les montagnes qui bornent l’horizon et vient accrocher, à la pointe des baïonnettes, des étincellements d’argent poli.


À peine le dernier retardataire nous a-t-il rejoints et a-t-il déposé son sac, que le sifflet du capitaine retentit.

— Garde à vos ! rompez faisceaux ! Par sections, à droite alignement !

— Qu’est-ce qu’il va nous faire faire ? dis-je au Crocodile, qui se trouve à côté de moi.

— Je ne sais pas. Il est bien fichu de nous faire marcher comme ça, par sections, en colonnes de compagnie. Ah ! la vieille carne !

Eh ! parbleu, oui ! il était fichu de le faire, car il l’a fait. Au milieu du sable où l’on enfonce jusqu’aux chevilles, sous un soleil brûlant qui tombe d’aplomb, gravissant les monticules et descendant dans les ravinements que creusent les grands vents, nous avons fait les quinze ou seize kilomètres qui nous restaient encore à faire, alignés comme à la parade, les sections à distance entière, ainsi que sur le champ de manœuvres. Chaque fois qu’un homme tombait ou restait en arrière, le capitaine arrêtait la compagnie et lui faisait faire du maniement d’armes jusqu’à ce que le malheureux eût repris sa place dans les rangs. Deux fois seulement, il a commandé la halte et ne nous a permis de quitter nos sacs, pendant trois minutes, qu’après avoir rectifié l’alignement des faisceaux.

— Alignez les crosses ! alignez les crosses ! Sergents, veillez à l’alignement des crosses ! Ils resteront sac au dos tant que l’alignement ne sera pas correct ! Rappelez-vous que, pendant la marche, je ne veux pas qu’il soit prononcé un seul mot.


— Est-ce qu’il est permis de boire, mon capitaine ? crie l’Amiral, à la seconde pause, comme le kébir renouvelle ses recommandations.

— Non ! On ne boit pas en route ! L’eau coupe les jambes !

Un éclat de rire énorme, homérique, secoue la compagnie d’un bout à l’autre.

— Rompez faisceaux ! En avant…, marche !

— Ça nous fera dix kilomètres sans pause, ricane l’Amiral, mais il ne sera pas dit qu’on s’est fichu de la gueule des Camisards sans qu’ils rendent la pareille.

— Voulez-vous vous taire ? crie un sergent qui marche à deux pas de nous.

Des grognements sourds lui coupent la parole. La révolte commence à gronder, en effet, dans les rangs de ces hommes que l’on mène comme des chiens depuis trois heures, qui, exaspérés maintenant, deviennent insensibles à la fatigue, ne sentent plus le poids du sac, et qui, tout en tordant leurs doigts crispés sur la crosse de leurs fusils, lancent aux chaouchs qui marchent à côté d’eux, l’œil morne, des regards effrayants. Ils vont à grands pas, maintenant, irrités, rageurs, sombres, comme les bêtes cruelles, mises en fureur par les coups de fouet et les coups de fourche des valets, réveillées de leur abattement par le cinglement des cravaches, et qui rôdent à grandes enjambées dans leurs cages, voyant rouge, n’attendant que l’arrivée du dompteur pour lui sauter à la gorge. Il ne faut plus qu’une goutte d’eau pour faire déborder le vase, qu’une chiquenaude pour faire éclater les colères qu’on contient encore à grand’peine. Cette goutte d’eau, la versera-t-on ? La donnera-t-on, cette chiquenaude ? Non, car à douze cents mètres à peine on aperçoit les roseaux et les hautes herbes qui bordent le petit ruisseau le long duquel nous allons camper…

Eh bien ! si… Tout d’un coup, le sifflet du capitaine se fait entendre.

— Halte !

Un homme est tombé, dans la deuxième section et, étendu comme une masse sur le sable, râlant, pâle de la pâleur de la mort, ne peut plus se relever. Les chaouchs s’empressent autour de lui, le prennent par les épaules, essayent de le remettre sur ses pieds. Il retombe, inerte. Nous avons eu le temps de le reconnaître. C’est Palet, ce pauvre diable qui revient de Sandouch, miné par la fièvre et la dysenterie, misérable qu’on force à traîner son agonie lamentable dans les sables qui recouvriront ses os. Car ce n’est déjà plus qu’un cadavre, cet homme dont la face exsangue, dans laquelle éclatent deux yeux énormes, nous a arraché à tous un cri de pitié.

— Relevez-le de force ! crie le capitaine. Forcez-le à marcher ! C’est dans son intérêt ! Nous serions obligés de l’abandonner là !

Alors, comme un tonnerre, des exclamations indignées éclatent.

— Il y a des mulets, derrière la compagnie !

— Qu’on décharge les sacs des pieds-de-banc, il y aura de la place pour les malades !

— C’est indigne ! ― C’est affreux ! ― C’est une honte ! ― À bas les chaouchs !

Les menaces et les injures se croisent, les vociférations augmentent, le tumulte devient énorme. Le capitaine se dresse sur ses étriers :

— Garde à vos !… Baïonnette… on ! En avant… Pas gymnastique… Marche !

— Pas gymnastique sur place ! s’écrie Acajou dont la voix vrillarde de voyou perce les grondements irrités.

Et, comme à un mot d’ordre, la compagnie entière obéit au gamin dont la figure pâle est belle, vraiment, agrandie par la détente des nerfs toujours irrités du faubourien, éclairée par la lueur blafarde et féroce de l’héroïsme gouailleur.

On fait du pas gymnastique sur place. On n’avance point d’une semelle.

— Sergents ! hurle le capitaine, ces hommes-là ne veulent pas marcher ? Vous avez droit de vie et de mort sur eux ! Vous avez des revolvers, faites-en usage : brûlez-leur la cervelle !

Brusquement le tumulte s’apaise. Et, au milieu du silence effrayant, on entend le bruit sec que font les fusils qu’on arme.

Le capitaine est tout pâle. Le lieutenant Dusaule s’approche de lui et lui parle à voix basse. Il pique son cheval et part au galop.

Nous nous précipitons sur un mulet chargé des sacs des pieds-de-banc. Les sacs sont jetés à terre et Palet hissé sur le mulet. Les chaouchs ramassent leurs sacs et en passent les courroies sur leurs épaules, au milieu des éclats de rire, tandis que la compagnie, débandée, en désordre, chantant et hurlant, se dirige vers le ruisseau…


— C’est égal, me dit Queslier en arrivant à l’étape, je regrette bien qu’aucun des chaouchs n’ait eu le cœur de décharger son revolver. Ah ! quel dommage ! quel dommage !… Ça commençait si bien !…

— Il est regrettable en effet, dit Barnoux du ton le plus tranquille, que le départ précipité du principal acteur ait fait manquer le dernier acte. C’est un drame qui se termine en comédie.

Desinit in piscem, approuve Rabasse. C’est vraiment bien malheureux…

— Ce qu’il y a de sûr, s’écrient le Crocodile et l’Amiral, c’est que le capiston ne nous y repincera pas demain, à sa petite promenade en colonne. Il peut se taper, s’il compte sur nous…


Dans la soirée, le médecin de la compagnie, qui était resté à Gabès, est arrivé au camp avec le lieutenant-trésorier. Il s’est assis devant la tente du capitaine et a fait sonner la visite. C’est un petit freluquet, tout récemment sorti du Val-de-Grâce, très fier de son méchant galon d’or qui lui donne le droit d’estropier les gens au nom de la discipline et de leur faire prendre de l’ipécacuanha pour la plus grande gloire du drapeau.

Cinquante hommes au moins sont accourus à la sonnerie. L’avorton aux parements de velours grenat en a tout d’abord renvoyé une trentaine dont les pieds écorchés lui ont semblé très sains et dont l’épuisement évident lui a paru quelque peu douteux. Quant aux vingt autres, il s’est décidé à les examiner un peu plus sérieusement. Le capitaine a apporté son pliant et est venu s’asseoir à côté du docteur, après s’être fait donner les livrets matricules des vingt malades. Il tenait ces livrets à la main et les feuilletait à mesure que les hommes passaient la visite.

— Comme ça, major, voyez-vous, je me rendrai compte, d’après le nombre de leurs punitions, de leur capacité ou de leur incapacité de porter le sac et de faire la route. Vous dites, major, que vous êtes disposé à faire monter cet homme-là sur les cacolets… Voyons un peu… Lenoir… Lenoir… Voilà ; oui, assez bon soldat. Cependant, je remarque une punition pour réponse insolente. Hum ! hum ! Un homme qui répond insolemment, sur les cacolets… Exemptons-le du sac tout simplement, n’est-ce pas, docteur ?

— Comme vous voudrez, mon capitaine.

Et l’infirmier écrit sur son livre : « Exempt de sac », tandis que Lenoir s’en va en titubant.

— Et celui-là ?

— Mon Dieu, mon capitaine, pas grand’chose ; un peu de fièvre, voilà tout. Je crois qu’en l’exemptant de sac…

— Voyons, voyons… Dupan… Dupan… Voilà… Pas une punition. Très bon soldat. Sur les cacolets, docteur ; sur les cacolets !

— Bien, mon capitaine. C’était d’ailleurs mon intention, car, réflexion faite…

La comédie a duré trois quarts d’heure, à peu près. Un homme seul reste encore à visiter ; il est assis par terre, le dos tourné au médecin.

— Eh bien ! vous, là-bas, voulez-vous venir ? demande ce dernier, impatienté.

L’homme se lève avec peine et s’approche.

— Ah ! c’est le fameux Palet ! s’écrie le capitaine en ricanant. Eh bien ! vous ne devez pas être trop fatigué, puisque vous avez achevé l’étape d’aujourd’hui sur les mulets… Bon pour la marche, docteur, et pour le sac aussi.

Palet ne bouge pas ; mais, fixant sur le capitaine ses grands yeux hagards, il dit d’une voix sourde :

— Mon capitaine, vous savez que je suis très malade. Vous m’en voulez. Vous m’avez empêché d’entrer à l’hôpital, à La Goulette. À Gabès, vous m’avez refusé l’autorisation d’aller passer la visite du médecin en chef. Ce matin, j’ai fait ce que j’ai pu pour faire l’étape ; je ne suis tombé que lorsque j’ai été à bout de forces. Si mes camarades m’ont mis sur un mulet, ce n’est pas ma faute. D’ailleurs, j’aurais autant aimé crever où j’étais. Maintenant, je n’en peux plus. Je viens vous demander de me reconnaître malade et de me faire mettre sur les cacolets ou au moins de m’exempter de sac. Voulez-vous ? Si vous voulez seulement me retirer mon sac, je me traînerai comme je pourrai et j’arriverai peut-être à faire l’étape. Si vous ne voulez pas, quand je ne pourrai plus aller, je tomberai et je crèverai là. Ça m’est bien égal, allez ! Si vous saviez ce que je m’en fiche !…

Le médecin a l’air attendri. Il tâte le pouls du malade et hoche la tête. Le capitaine, devant cette pitié, n’ose pas se montrer trop dur :

— Vous êtes un très mauvais soldat… Vous êtes criblé de punitions… Ce matin encore, vous avez commis un acte d’indiscipline impardonnable. Vous avez refusé de vous lever quand vos supérieurs vous l’ordonnaient. Rien que pour cela, je devrais vous faire passer au conseil de guerre… Et puis, vous venez d’exprimer des sentiments dont un chrétien doit avoir honte. Vous avez parlé de vous laisser mourir… Savez-vous que c’est le suicide, cela !… Enfin, vous êtes malade… N’est-ce pas, docteur, il est malade ?

— Oui, mon capitaine.

— Oh ! peut-être pas tant qu’il le paraît… Je ne peux pas, étant donnée votre conduite, vous faire monter sur les cacolets, ni même vous exempter de sac ; mais, comme je veux me montrer bon et compatissant, je vous retire votre seconde paire de souliers. Vous la donnerez aux muletiers qui la mettront dans leur chargement… Ah ! vous y joindrez vos guêtres de toile, si vous voulez.

Palet s’en va en souriant d’un sourire lugubre…


… Il fait encore nuit quand on sonne le réveil, et, aussitôt le café bu, Queslier me prend par le bras.

— Mets ton sac, prends ton fusil et viens avec nous.

— Où ça ?

— Viens toujours.

Ils sont une douzaine au moins qui, afin d’échapper aux vexations de la veille, partent en avant pour faire l’étape isolément. D’autres groupes sont déjà partis, paraît-il.

— Tu comprends, me dit Barnoux, une fois dans la montagne ― et nous y serons avant deux heures ― nous nous cachons dans un ravin et nous laissons passer la compagnie. Après quoi, nous nous remettrons en marche tranquillement, et nous arriverons à Sidi-Ahmed, où nous devons coucher ce soir, une demi-heure après les autres. D’ailleurs, sois tranquille, nous ne serons pas les seuls traînards. L’étape, aujourd’hui, a plus de quarante kilomètres.

Il faisait à peine jour que nous commencions à gravir les premières côtes de la montagne et, au lever du soleil, nous étions étendus derrière de gros rochers qui bordent la route.

— Si nous cassions la croûte ? demandent le Crocodile et Acajou.

Et ils débouclent leurs musettes qui sont bourrées de dattes. L’Amiral ouvre son sac et en tire un litre d’absinthe. Je demande à Barnoux d’où proviennent ces provisions.

— Les dattes ont été achetées à des Arabes, mon cher, et l’absinthe à un mercanti de Gabès. Du reste, il y en a encore. N’est-ce pas, Queslier ?

— Parbleu ! J’en ai deux litres dans mon sac.

— Mais je croyais que les disciplinaires n’avaient pas d’argent, ne devaient pas en avoir.

— Nous n’en avons pas non plus ; nous payons en nature. Nous payons avec les godillots du magasin.

— Ça apprendra au sergent d’habillement à mieux faire coudre ses ballots, ajoute Acajou. Il faut qu’un ballot soit ouvert ou fermé ; moi, je ne sors pas de là.


Nous venons d’achever notre dînette quand nous entendons, au bas de la côte, les cailloux rouler sous les pieds des hommes qui commencent à la gravir. Nous montons à tour de rôle sur une grosse pierre d’où nous pouvons, sans être vus, examiner, à travers une coupure du roc, ce qui se passe sur la route. Des hommes défilent, sans ordre, à des distances inégales les uns des autres, escortés par les chaouchs que l’Amiral désigne à mesure, à voix basse :

— Tiens, voilà Salpierri, Lazaquo, Cavalli, Monsoti, Balanzi, Raporini, Norvi…

— Toute la bande des macaronis, quoi ! murmure Acajou. S’il n’y a pas de quoi assaisonner ça avec du plomb en guise de fromage ! Tas de pantes, va !

Et il grimpe sur la pierre avec l’agilité d’un chat sauvage.

— Ah ! ah ! attention ! voilà le capiston… Ah ! le mec, ce qu’il doit rager ! Il est tout pâle ; on dirait qu’il a la colique… Dire que si je voulais, d’ici, je le rayerais du tableau d’avancement aussi bien que le ministre… Qui est-ce qui me passe mon fling ? Tiens… toute la bande des pierrots qui le suit. Ah ! là, là ! il y a de quoi se gondoler. Ils font des enjambées comme s’ils voulaient se dévisser les jambes… Et les corsicos, par-derrière, qui les menacent de les ficher au bloc… Tiens, je n’aperçois pas mon ami Craponi… C’est bien dommage… Je lui aurais offert quelque chose avec plaisir ; c’est pas de la blague, j’aimerais mieux lui donner un verre d’arsenic que de le laisser crever de soif… Il ne passe plus personne… Ah ! voilà trois types qui viennent de s’asseoir sur les pierres, presque en face de nous…

Je monte à mon tour.

Je ne vois que les trois malheureux qui se sont accroupis au bord de la route, trois nouveaux arrivés à la compagnie, sans doute, peu habitués à la marche, et que je ne connais pas. J’entends les pas de deux chevaux. Ce sont le médecin et le lieutenant-trésorier qui s’avancent botte à botte, en riant.

— Dites-donc, demande le major au lieutenant, en passant devant les trois pauvres diables qui viennent de secouer leurs bidons vides d’un air désespéré, dites-donc, est-ce qu’on leur laisse leurs vivres, aux hommes qui restent en arrière ?

— Mais oui ; pourquoi ?

— On devrait les leur enlever. Ils seraient forcés de suivre ou ils crèveraient de faim.

Je suis descendu, indigné, et je me suis assis à côté des autres qui attendent, à l’ombre des rochers, que les mulets soient passés pour se remettre en route.

Ils passent ; on entend le bruit de leurs sabots pesants qui frappent les cailloux, le cliquetis des chaînes qui les attachent deux par deux.


— En route ! dit l’Amiral au bout d’une dizaine de minutes.

Nous sortons de notre trou. Nous ne sommes pas les seuls traînards, comme l’avait prédit Barnoux. Au bas de la côte, on aperçoit encore des hommes qui ne sont pas décidés à la gravir. Et il faut monter, monter sans cesse, sous la chaleur grandissante, pour atteindre le col qui traverse la montagne. À un détour du chemin un homme est assis, s’essuyant la figure avec son mouchoir. Je le reconnais ; il me reconnaît aussi. C’est celui qui couchait dans mon marabout, à Zous-el-Souk, et auquel Queslier avait refusé de répondre, le soir de mon arrivée. Il me demande si je ne pourrais pas lui donner une gorgée d’eau. Pris de pitié, bien que l’individu ne m’inspire guère d’intérêt, je mets la main à mon bidon qui est encore presque plein. Mais Queslier m’a prévenu. Il a ramassé une grosse motte de sable et l’a brisée sur la tête du misérable en criant :

— Les vaches, voilà ce qu’on leur donne à boire !

Il se tourne vers moi.

— Ça t’étonne, ce que je fais là, n’est-ce pas ? Ça te semble dur ? Eh bien ! réfléchis un peu à ce qu’il a fait, lui, pour se concilier l’estime des gradés, pour tâcher de gagner une sortie. Pense un peu aux souffrances horribles qu’endure et que doit endurer encore pendant cinq longues années le malheureux qu’il a aidé à faire condamner, et tu me diras si mon action n’est pas juste. Tu me diras si j’aurais dû donner une goutte d’eau à cette canaille. Tu me diras si, au lieu d’une motte de terre, ce n’est pas un coup de fusil qu’il mérite !… Ah ! il ne faut pas faire le difficile, ici ; il ne faut pas faire la petite bouche ! Je t’ai vu tout à l’heure faire la grimace quand Barnoux t’a expliqué d’où provenaient les dattes que nous avons mangées. Nous avons volé le magasin, c’est vrai ; mais, est-ce qu’on ne nous vole pas tous les jours, nous ? Depuis plus de deux mois que tu es à la compagnie, combien de fois as-tu touché ton quart de vin ? Pas une. Combien de prêts t’a-t-on payés ? Pas un. Qu’est-ce qu’on met dans ta gamelle ? De l’eau chaude. À qui profite ton travail ? Aux filous qui t’exploitent. Volés ! je te dis, nous sommes volés du matin au soir et du premier janvier à la Saint-Sylvestre ! Réclamer ! À qui ? Tu sais bien que nous avons toujours tort, nous autres ! on ne nous fait pas justice ! nous sommes des parias ! Eh bien ! cette justice qu’on nous refuse, il faut nous la faire nous-mêmes. Et surtout, il faut expulser du milieu de nous et traiter comme des chiens ceux qui se conduisent comme des chiens, ceux qui sont assez lâches pour servir les rancunes d’une ignoble horde de garde-chiourmes…

— Ah ! tonnerre de Dieu ! s’écrie l’Amiral, qui marche en avant ; il vient de tourner un coude de la route qui, longue et droite maintenant, traverse un plateau étroit entre deux pics élevés, pour redescendre sur l’autre versant. Ah ! bon Dieu ! regardez donc !

Et il part en courant. Nous le suivons.


C’est horrible ! Le sac au dos, la bretelle du fusil passée autour du cou, les mains liées avec des cordes, un homme est attaché à la queue d’un mulet. Il n’a plus la force de lever les jambes, et ses pieds, qu’il traîne lamentablement, dans ses efforts pour suivre l’allure trop rapide de l’animal, soulèvent des nuages de poussière. Un sergent, une baguette à la main, cingle la croupe du mulet qui, impassible, ignorant la honteuse besogne qu’on lui fait faire, continue son chemin du même pas régulier. Tout d’un coup, l’homme bute contre un caillou. Il tombe sur les genoux et, entraîné par le mulet qui marche toujours, se renverse sur le côté, les jambes étendues, les bras raidis dans une tension effrayante. Et, en sa face pâle renversée en arrière, la bouche grande ouverte, toute noire, laisse échapper un hurlement de douleur. Le chaouch se retourne, la baguette à la main, pour frapper l’homme ; mais il nous a aperçus ; nous sommes à cent pas à peine. Et il a eu peur, l’infâme ! et il s’est sauvé, le lâche ! en courant de toutes ses forces.

Le Crocodile a coupé la corde, et Palet ― car c’est lui ― est resté étendu sur le dos, incapable de faire un mouvement ; les habits déchirés, couvert de poussière, les poignets tuméfiés et bleuis par la pression des cordes. Nous nous empressons autour de lui, nous le débarrassons de son fourniment et nous lui faisons avaler quelques gorgées d’eau. Il se remet peu à peu.

— Nous porterons tout ton attirail à nous tous, lui dit Barnoux. Pourras-tu marcher comme ça ?

— Je pense que oui… en me reposant de temps en temps…

— Quel est le pied qui était avec toi ?

— C’est Craponi.

— Craponi ! s’écrie Acajou. Ah ! je m’en doutais. Nous n’avons pas eu le temps de le reconnaître, mais je m’en doutais. Ah ! la canaille ! s’il avait eu le cœur de rester là, au moins ! J’ai justement un compte à régler avec lui… Ah ! ces Corses, ce que ça a le foie blanc, tout de même ! Aussi vrai que j’ai cinq doigts dans la main, je le saignais comme un cochon !…

— Peuh ! dit Queslier en levant les épaules, les hommes, vois-tu, ça n’avance pas à grand’chose de les descendre. Un de perdu, dix de retrouvés.

Rabasse est assez de cet avis. Seulement, il fait observer qu’on se débarrasse bien des animaux nuisibles et que, par conséquent…

— Ah ! s’écrie l’Amiral, qui traduit la pensée commune, si jamais la guerre éclate et qu’on soit conduit par des êtres pareils, ce ne sont pas les Prussiens qu’on dégringolera les premiers !


Nous ne sommes arrivés à Sidi-Ahmed qu’à la chute du jour. On nous a appris que nous faisions partie d’un détachement formé des derniers traînards, au nombre d’une soixantaine, et qui allait occuper le poste d’El-Gatous. Nous ne devons donc plus marcher sous les ordres du capitaine qui, avec le gros de la compagnie, a encore quatre étapes à faire pour atteindre Aïn-Halib.

— Ça m’étonne bien qu’on ne nous fasse pas appeler pour l’affaire de tantôt, dit le Crocodile. Craponi a dû porter plainte.

— Tiens, le voilà justement qui vient par ici.

Le Corse, figure basse et hypocritement féroce, s’approche en effet de l’endroit où nous avons monté notre tente.

— Queslier, le capitaine vous demande.

Queslier sort et revient trois minutes après.

— Eh bien ?

— Eh bien ! il m’a annoncé que je le suivais au dépôt en qualité de mécanicien. Il prétend qu’il aura besoin d’ouvriers ; ça m’embête rudement.

— Il ne t’a pas parlé d’autre chose ?

— Non, pas un mot.

— C’est bien étonnant, murmure le Crocodile en hochant la tête.

— Tais-toi donc ! crie Acajou en lui frappant sur l’épaule. Tu ne connais rien aux caractères, toi. Le capiston, c’est un rancunier ; il aime à laisser mûrir sa vengeance, comme on dit dans les romans. Moi, je comprends ça ; chacun son goût. Seulement, tu sais, je préfère ne pas monter avec lui à Aïn-Halib…