Biribi, discipline militaire/14
Nous sommes dix, six hommes en armes et quatre porteurs, commandés par l’adjudant, un chien de quartier bête et hargneux, qui la fait à la pose. Nous nous acheminons vers l’hôpital.
— Par ici, nous dit un infirmier qui nous conduit au marabout déchiré devant lequel nous étions descendus de mulet, en arrivant à Aïn-Halib. Tenez, voilà.
Et il retire un lambeau de toile qui recouvre deux caisses à biscuits clouées bout à bout, fermées, en guise de couvercle, par des morceaux de planches pourries.
Nous avons le cœur serré en soulevant ce semblant de cercueil pour le placer sur la civière qui, dans un coin du marabout, sinistre et sanglante ― car le sang, mal pompé par la sciure qui entoure le cadavre, coule parfois pendant le trajet ― attend les misérables qu’elle conduit à leur dernière demeure.
L’adjudant s’est éloigné pour parler avec le major qui, un peu plus loin, prend l’absinthe sous un olivier. L’infirmier, resté là en attendant la levée du corps, nous donne des détails. Palet est mort la veille, dans la nuit.
— Avant de mourir, il a fait un vacarme épouvantable. Jamais je n’ai vu un gueulard pareil. Ce matin, on est venu chercher ses effets. Comme il avait une chemise presque neuve, votre sergent d’habillement n’a pas voulu le laisser enterrer avec. Il la lui a fait enlever et a envoyé, du magasin, une chemise hors de service. Le major l’a disséqué à neuf heures et prétend qu’il est mort de consomption et de fatigue autant que de la fièvre. Moi, vous savez…
L’adjudant revient. Nous empoignons, trois hommes et moi, chacun un brancard de la civière. Les hommes en armes se placent derrière, leurs fusils sous le bras.
— En avant, marche !
Nous suivons cinq minutes le chemin qui conduit au camp, puis nous gravissons le sentier qui mène au cimetière. À chaque instant, nous entendons le heurt du corps contre les planches des boîtes à biscuits, trop larges. Il est lugubre, ce bruit, et nous marchons à grands pas, pour en finir au plus vite, obsédés par la vision du cadavre disséqué et pantelant, croque-morts qui sentons peser sur nous la condamnation à mort qui a frappé le macchabée que nous trimballons.
Sur le plateau, à côté de figuiers de Barbarie, derrière un petit mur en pierres sèches, une vingtaine de tombes dont les plus récentes forment des bourrelets sur la terre rougeâtre, surmontées de petites croix de bois noir. Au bout de la dernière rangée, une fosse est creusée auprès de laquelle se tiennent deux hommes appuyés sur des pelles.
— Hé ! vous, là-bas, espèces de fainéants ! leur crie l’adjudant, vous ne pouvez pas profiter du temps qui vous reste, quand vous avez fini de creuser votre trou, pour remettre des pierres sur le mur ?
Nous déposons le cercueil à côté de la fosse. On prépare les cordes.
— Tâchez d’aller doucement, dit l’adjudant. Sans ça, les caisses se déclouent en route. Je vous fiche tous dedans, si vous n’allez pas doucement.
Un des hommes en armes, que je ne connais pas, et qu’on me dit être un nommé Lecreux, employé au bureau, s’approche de lui, une feuille de papier à la main.
— Mon adjudant, voulez-vous avoir la bonté de me permettre de prononcer quelques paroles sur la tombe de notre camarade ?
— Dépêchez-vous, alors, nom de Dieu.
Lecreux déplie sa feuille de papier et commence :
« Cher camarade, c’est avec un bien vif regret que nous te conduisons aujourd’hui au champ du repos. Moissonné à la fleur de l’âge, comme une plante à peine éclose, tu as eu au moins, pour consoler tes derniers moments, le secours des sentiments religieux que garde dans son cœur tout Français digne de ce nom. Tombé au champ d’honneur, sur cette terre de Tunisie que tu as contribué à donner à ta patrie, ta place est marquée dans le Panthéon de tous ces héros inconnus qui n’ont point de monument. Ton pays, ta famille doivent être fiers de toi. Et pourquoi obscurcirait-elle ses vêtements, ta famille, en apprenant que tu as succombé en tenant haut et ferme le drapeau de la France, ce drapeau qui…. religion ― patrie ― honneur ― drapeau ― famille… »
— Foutez de la terre là-dessus, dit l’adjudant, quand c’est fini et qu’on a fait glisser dans la fosse le cercueil dont les planches ont craqué. Et rondement ; allez !
Nous sommes redescendus au camp, pensifs.
Ah ! pauvre petit soldat, toi qui es mort en appelant ta mère, toi qui, dans ton délire, avais en ton œil terne la vision de ta chaumière, tu vas dormir là, rongé, à vingt-trois ans, par les vers de cette terre sur laquelle tu as tant pâti, sur laquelle tu es mort, seul, abandonné de tous, sans personne pour calmer tes ultimes angoisses, sans d’autre main pour te fermer les yeux que la main brutale d’un infirmier qui t’engueulait, la nuit, quand tes cris désespérés venaient troubler son sommeil. Ah ! je sais bien, moi, pourquoi ta maladie est devenue incurable. Je sais bien, mieux que le médecin qui a disséqué ton corps amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Et je te plains, va, pauvre victime, de tout mon cœur, comme je plains ta mère qui t’attend peut-être en comptant les jours, et qui va recevoir, sec et lugubre, un procès-verbal de décès…
Eh bien ! non, je ne te plains pas, toi, cadavre ! Eh bien ! non, je ne te plains pas, toi, la mère ! Je ne vous plains pas, entendez-vous ? pas plus que je ne plains les fils que tuent les buveurs de sang, pas plus que je ne plains les mères qui pleurent ceux qu’elles ont envoyés à la mort. Ah ! vieilles folles de femmes qui enfantez dans la douleur pour livrer le fruit de vos entrailles au Minotaure qui les mange, vous ne savez donc pas que les louves se font massacrer plutôt que d’abandonner leurs louveteaux et qu’il y a des bêtes qui crèvent, quand on leur enlève leurs petits ? Vous ne comprenez donc pas qu’il vaudrait mieux déchirer vos fils de vos propres mains, si vous n’avez pas eu le bonheur d’être stériles, que de les élever jusqu’à vingt et un ans pour les jeter dans les griffes de ceux qui veulent en faire de la chair à canon ? Vous n’avez donc plus d’ongles au bout des doigts pour défendre vos enfants ? Vous n’avez donc plus de dents pour mordre les mains des sacrificateurs maudits qui viennent vous les voler ?… Ah ! vous vous laissez faire ! Ah ! vous ne résistez pas ! Et vous voulez qu’on ait pitié de vous, au jour sombre de la catastrophe, quand les os de vos enfants, tombés sur une terre lointaine, sont rongés par les hyènes et blanchissent au soleil dans les cimetières abandonnés ? Vous voulez qu’on vous plaigne et qu’on vénère vos larmes ?… Eh bien ! moi, je n’aurai pas de commisération pour vos douleurs et vos sanglots me laisseront froid. Car je sais que ce n’est pas avec des pleurs que vous attendrirez l’idole qui réclame le sang de vos fils, car je sais que vous souffrirez avec angoisses tant que vous ne l’aurez pas jetée à terre, de vos mains de femmes, tant que vous n’aurez pas déchiré le masque bariolé derrière lequel se cache sa face hideuse…. Et si tu ne me crois pas, toi, la mère que le cadavre qui est couché là a appelée pendant trois nuits, viens ici. Parle-lui tout bas ; écoute ce qu’il répondra à ton cœur, si ton cœur sait le comprendre. Et tu verras s’il ne lui dit pas que c’est à toi qu’il doit sa mort et que c’est à ce qui l’a tué que s’adressait ici, sur sa tombe, comme un soufflet ironiquement macabre donné à ta faiblesse, le panégyrique d’un idiot….
Le soir, je rencontre Lecreux. Au milieu d’un cercle de quinze ou vingt hommes qui écoutent, bouche béante, il lit et relit son discours. Les applaudissements pleuvent.
— Ah ! très chic ! très chic ! très bien !
— Mais c’est au cimetière qu’il fallait l’entendre. Ça vous faisait un effet….
Un des assistants m’aperçoit ; il m’interpelle.
— N’est-ce pas, Froissard, c’était bien ?
— Merde !