Aller au contenu

Biribi, discipline militaire/17

La bibliothèque libre.
Savine (p. 167-170).
◄  Chap. XVI


XVII


Voilà des mois que je ne sors pas de la prison. Quand les chaouchs ont pris un homme en grippe, ils ne le lâchent point.

Je souffre horriblement. Moralement d’abord. C’est une chose terrible que d’être obligé, avec un caractère violent, entier, d’avaler silencieusement tous les outrages et de ronger ses colères. Et puis, je suis seul. Personne, de près ni de loin, pour m’encourager, pour me mettre du cœur au ventre.


Eh bien ! j’aime mieux cela, au fond. Je préfère cet isolement, cet abandon, aux pitiés qui usent l’énergie et aux lamentations qui émasculent. Cela m’ôterait du courage, je crois, de savoir qu’on pleure sur mon sort ; et je sais gré à tous ceux qui pourraient s’intéresser à moi de leur ingratitude égoïste ; je leur sais gré de n’avoir jamais fait luire à mes yeux ces feux follets de l’espérance menteuse qui ne brillent que pour vous faire tomber, en disparaissant, dans les fondrières de l’abattement. J’ai foulé aux pieds, depuis longtemps, les croyances bêtes de mon enfance et je n’écris plus à personne. Pas une seule fois, même dans les minutes les plus atroces, je n’ai pensé à appeler à mon aide les sentiments religieux ou le souvenir de la famille. Je ne veux pas donner à mes douleurs cette consolation puérile. Je serais obligé de l’enlever, plus tard, comme un appareil qu’on arrache brutalement d’une blessure mal fermée et qui laisse la plaie à vif. La rage seule me soutient. Je me repais de ma haine. J’irai jusqu’au bout ainsi, sans faiblir, car j’ai foi en l’avenir, car je sais que c’est avec les fers qu’il a trouvés dans les cachots de la Bastille que le peuple a forgé la Louisette.

Je souffre physiquement, aussi. Et la souffrance morale pèse peu, peut-être, à côté de cette souffrance-là. Le peloton de chasse, avec le ventre vide, la gorge sèche, la sueur qui inonde le corps et dont les gouttes salées viennent piquer les yeux ; l’immobilité, pendant des heures, dans les poses les plus fatigantes du maniement d’armes ou de l’escrime à la baïonnette, en plein soleil ; les séries de pas de course, avec une charge à faire reculer une bête de somme, sur une piste dont la poussière soulevée altère et aveugle ! Les fers qui brisent les membres ; le bâillon qui fend la bouche et ensanglante la lèvre qui ne peut même plus s’indigner ! Et surtout la faim, la faim atroce qui tord les entrailles, qui affole ; la soif dévorante qui fait hurler ! Quoi de plus terrible que la fatigue immense, presque invincible, qui s’appesantit sur le corps exténué ? Quelles luttes à soutenir contre les forces qui s’en vont, contre l’énergie qui disparaît, contre l’avachissement qui ne tarderait pas à avoir raison de l’esprit énervé !…

Il faut réagir, pourtant, résister jusqu’au dernier moment et rire au nez du Code pénal, ― ce canon chargé, mèche allumée, devant lequel je dois vivre.


Un homme de garde, en passant devant mon tombeau, laisse tomber un papier plié en quatre. Je le ramasse. C’est un billet de Queslier. Il m’avertit qu’il a pu disposer d’un pain et qu’il l’a caché, à mon intention, à un endroit qu’il m’indique. Je n’aurai qu’à m’esquiver, le soir, pour aller le chercher. C’est à deux cents mètres du ravin, tout au plus. Tant mieux, ma foi ! Je crève de faim, depuis huit jours que je suis en cellule, avec une soupe tous les deux jours. Je n’ai pas mangé depuis hier matin… Tiens, mais à propos, d’où provient-il, ce pain ?

— Quelle blague ! me dit tout bas un de mes voisins, en cellule aussi et à qui j’ai promis d’en donner un morceau. Tu ne sais donc pas que, toutes les nuits, il y a des types qui vont chaparder des pains sur les rayons de la grande tente de l’administration ? Moi, je ne leur donne pas tort…

Moi non plus. Je ne donnerai jamais tort à l’homme qui dérobera une boule de son. Je laisserai cette canaillerie sauvage aux tribunaux militaires, qui n’auront pas honte, s’ils sont jamais surpris, ces affamés, de leur infliger une condamnation pour vol, ― le vol de la nourriture que leurs supérieurs leur grinchissent.


Il fait presque nuit. J’allonge la tête pour examiner la place et voir la binette du factionnaire. Pourvu que ce ne soit pas une bourrique !… Non ; c’est Chaumiette. Avec lui, il n’y a pas de danger ; s’il me voit m’évader, il fera certainement semblant de ne pas me voir. Il est justement seul dehors. Les autres hommes de garde sont sous leur marabout, le pied-de-banc sous le sien. Allons-y. Je sors de mon tombeau en rampant ; je me glisse le long du mur sur lequel je me hisse sans bruit. Je prends mon élan pour sauter le fossé… Zut ! une pierre qui tombe et roule sur une vieille boîte de conserves… tant pis ! Je saute et je pars en courant, sans faire de bruit, sur la pointe des pieds ; j’ai déjà parcouru la moitié du chemin…


— Halte-là !… Halte-là !… Halte-là, ou je fais feu.

Un gros olivier est à côté de moi. Instinctivement, je me jette derrière, à plat ventre. Le tonnerre d’un coup de fusil éclate et la balle s’enfonce dans l’arbre, à un mètre de terre, avec le bruit mat d’une pomme cuite qu’on colle le long d’un mur. Bien visé ! Je me relève vivement et je fais tourner mes bras, comme les ailes d’un moulin à vent, pour indiquer que je reviens.


On m’a mis aux fers. ― Ils ont cru que je voulais déserter, les imbéciles !


Pendant la nuit, Chaumiette a repris la faction. Il s’est approché de mon tombeau.

— Est-ce que tu dors ?

— Non.

— Tu sais, tout à l’heure… je t’avais bien vu partir, mais je ne disais rien… c’est le sergent qui t’a entendu… Il m’a commandé de tirer… tu comprends… il était à côté de moi… j’ai tiré en l’air !…

— Lâche !