Biribi, discipline militaire/30

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Savine (p. 254-262).
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XXX


— Oui, mon capitaine, oui ! j’ai tout entendu. C’était moi qui faisais la cuisine des gradés, à El-Ksob. Vous savez probablement que, dans le mur de leur baraque, on a pratiqué une petite fenêtre, un guichet, pour passer les plats. Eh bien ! ce guichet était resté ouvert. Quand j’ai vu Froissard arriver, je me suis douté de quelque chose. Je me suis dissimulé le long du mur et j’ai prêté l’oreille…

C’est Queslier qui parle, Queslier qui a fait des pieds et des mains pour remonter d’El-Ksob au dépôt, car il sait quelle infâme machination a été ourdie contre moi, car il ne veut pas, lui qui a vu tendre le traquenard dans lequel je suis tombé, que je sois la victime des imposteurs galonnés qui ont juré ma perte. Il dit tout, ― et sans ménager ses expressions, ma foi : ― la partie de piquet au sanglant enjeu jouée un mois auparavant ; la rentrée subite de Craponi dans sa maison, lorsque je me suis présenté sur le seuil, et la consigne atroce qu’il a donnée à ses sous-ordres.

— Voici ses propres paroles, mon capitaine :

« Froissard est là. Je vais ressortir et lui demander ce qui l’amène ; aussitôt qu’il aura dit cinq ou six mots, je crierai : « Vous m’insultez, misérable ! » Vous sortirez et vous le saisirez solidement. Nous le ferons passer au conseil et vous me servirez de témoins. Sarà divertevole. Comme ça, nous pourrons aller à Tunis. »


— Vous mentez ! s’écrie le capitaine qui, assis devant le pupitre de la salle des rapports, a bondi sur sa chaise.

Queslier étend la main.

— Mon capitaine, je jure que je dis la vérité.

— Prenez garde à ce que vous dites ! Si vous essayez de tromper la justice, de calomnier vos supérieurs, un châtiment épouvantable vous attend ! Réfléchissez à ce que vous allez dire. Jusqu’à présent je n’ai rien entendu. Je vous interrogerai encore dans cinq minutes. Réfléchissez, Queslier, réfléchissez ! Vous voulez sauver un camarade, malheureux ! Savez-vous s’il est digne de votre dévouement, d’abord ? Savez-vous s’il ne va pas faire des aveux, tout à l’heure ? Savez-vous s’il n’en a pas fait déjà ? Ah ! mon pauvre enfant ! Tenez, allez-vous-en ! sortez d’ici ! Profitez d’un moment d’indulgence. J’ai pitié de vous. Je ne suis pas seulement votre capitaine, votre commandant, je suis aussi votre père ; vous retournerez ce soir à votre détachement et j’ignorerai que vous êtes venu ici. Suivez le bon conseil que je vous donne, ne vous compromettez pas davantage, ne persistez pas…

— Mon capitaine, ma place est ici.

— Indiscipliné ! mauvaise tête ! rebelle ! canaille ! Gare à votre peau ! on ne rit pas avec moi ! Vous entendez ?… On ne rit pas !… Je vous le ferai voir, moi ! Bougre !…

Le capitaine écume. Subitement, il se calme. Il croise les bras sur le pupitre.

— À vous, Froissard. Qu’avez-vous à dire pour vous justifier ?


On m’a fait asseoir sur une chaise dont la paille me brûle le derrière. J’ai des picotements par tout le corps, des fourmis dans les jambes. Je ne peux pas rester en place. C’est impossible. Pour cent mille francs et une montre en or, je ne demeurerais pas sur cette chaise. Je me lève.

— Mon…

— Asseyez-vous !

Je me rassieds.

— Mon capitaine…

C’est plus fort que moi, je me lève encore.

— Asseyez-vous !

Je me rassieds. Oh ! cette chaise !…

— Mon capitaine, lorsque je me suis présenté…

— Asseyez-vous !

C’est vrai, je me suis encore levé.

— Lorsque je me suis présenté devant…

Je ne suis plus assis que sur une fesse.

— … Devant le sergent Craponi…

Je ne suis plus assis du tout ; je suis, à moitié courbé, comme si je faisais une révérence, et j’ai crispé mon poing derrière mon dos, sur le dossier du siège d’angoisse.

— Je lui ai dit simplement…

J’ai lâché le dossier et je me suis redressé.

— … Sergent, je suis…

— Asseyez-vous !


J’empoigne la chaise à deux mains et, à toute volée, je la lance contre le mur. On entend un craquement.

— Vous avez brisé cette chaise, vous payerez ça. Tout se paye, ici. Sergent, donnez une autre chaise au prévenu.

Ah ! non ! Qu’on me donne la question, si l’on veut, mais pas de chaise ! La commodité de la conversation, peut-être ; mais l’incommodité de la défense, pour sûr !

Et, afin que ça finisse plus vite, je m’écrie, sans faire semblant de m’apercevoir que l’horrible meuble est déjà derrière moi :

— Je suis innocent ! Je n’ai insulté personne : la déposition de vos gardes-chiourme est un affreux mensonge !

— Vous payerez tout ça !… Asseyez-vous !

Si l’on veut. Maintenant, ça m’est égal. Le capitaine se tourne vers Queslier.

— Persistez-vous dans vos précédentes déclarations ? Ce que vous avez dit est-il vrai ?

— C’est vrai.

— Sergent Craponi, est-ce vrai ?

— C’est faux.

Oh ! quelle différence d’intonation entre la voix franche de Queslier et la voix fausse du Corse ! Comme l’une a la clarté de la vérité et l’autre l’accent sourd du mensonge !

— Sergent Norvi, est-ce vrai ?

— C’est faux.

— Sergent Balanzi, est-ce vrai ?

— C’est faux.

— Caporal Balteux…

J’entends d’avance sa réponse… Je suis foutu !


Mais Queslier s’est élancé vers le caporal et l’a saisi par le bras.

— Caporal, vous êtes Français, vous ! Vous n’êtes pas Corse ! Les Français ne savent pas mentir ! Vous ne voudrez pas faire condamner un innocent, prêter la main…

Le capitaine s’est levé. Il frappe du poing sur le pupitre et ses hurlements se croisent avec les exclamations de Queslier.

— Caporal ! Suivez l’exemple de vos chefs… la hiérarchie !… la famille !… Vous retournerez voir votre famille avec des galons d’or… Vous serez sergent ! Vous êtes un des premiers sur le tableau d’avancement…

— Vous savez tout ; ne soyez pas sergent, soyez honnête homme. Ça vaut mieux, allez !

Le caporal étend la main. Il fait signe qu’il veut parler.

Un grand silence.


— Les sergents vous ont trompé, mon capitaine. Froissard est innocent. Queslier a dit la vérité. Je le jure !…

On nous a fait sortir, Queslier et moi.


Je ne passerai pas au conseil de guerre. Seulement, j’aurai soixante jours de prison pour bris d’un ustensile appartenant à l’État. Ce qu’il est veinard, l’État ! Je voudrais bien être à sa place.

Non, j’aimerais mieux avoir ce qui reste de la chaise, pour la casser tout à fait. Queslier aussi a soixante jours de prison. Lui, par exemple, c’est pour s’être permis de saisir familièrement par le bras un supérieur, pendant le service.

— Qu’est-ce que ça fiche ? me dit-il au moment où l’on nous boucle. Pourvu que ça compte sur le congé…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voilà trois mois, déjà, que l’affreux cauchemar est passé ; trois mois qu’il s’est effacé, l’horrible rêve de l’existence brisée comme une lame d’épée par le bâton d’un manant ; trois mois que le spectre du crime à accomplir a disparu de devant mes yeux.

Ah ! je suis soulagé d’un grand poids. Il m’a rendu bien vil, l’infâme métier. J’ai volé, j’ai forniqué. Mais j’ai pu au moins écarter de mes doigts souillés et tremblants le fantôme de l’assassinat…

… Cette phrase que je viens d’écrire me fait honte. Elle ment. Je ne l’efface pas, je la laisse. Je n’ai pas le courage, vraiment, de la biffer d’un trait de plume, car c’est bien dur de tout dire, même quand on s’est promis de faire une confession sincère ― même quand on n’a pas de remords.

Pas de remords, non. Je n’ai été, là encore, que l’agent contraint et aveugle d’une cause hors de moi. Avoir des ménagements pour moi, affolé qui, inconsciemment, ai agi en brute, ce serait avoir des égards pour ceux qui, depuis si longtemps, appuient sur mon esprit leur lourd talon. Et ce n’est que justice, après tout, si je secoue, sur leurs faces viles, mes mains tachées de sanie et de sang.

J’ai assassiné.


Ah ! je veux me hâter, maintenant. J’en ai assez de ces horreurs ; j’en ai trop de ces ignominies. Je sens que je ne pourrai bientôt plus dégorger goutte à goutte toute la honte qu’on m’a fait boire et plaquer de larges taches, sur le papier blanc, avec toutes les infamies qu’on m’a forcé à commettre…


Il a fallu aller nettoyer les puits, à Bir-Tala. Travail dur, répugnant. On a choisi, pour l’accomplir, une équipe de prisonniers. Nous partons, douze, à huit heures du soir, pour faire, pendant la nuit, l’étape de quarante kilomètres, dans les montagnes où aucun chemin n’est tracé. Nous nous apercevons, en arrivant, le lendemain matin, que l’un de nous manque à l’appel. C’est un jeune soldat, peu habitué à la marche, qui a dû rester en arrière. Nous l’attendons en vain toute la journée et, la nuit venue, nous allumons de grands feux.

— Ce saligaud-là s’est au moins fait pincer par les Arabes, ronchonne l’adjudant qui nous commande. Il n’est guère admissible qu’il soit resté dans la montagne. Enfin, si demain, à dix heures, il n’est pas là, je donnerai la demi-journée à six d’entre vous pour aller à sa recherche.

La nuit et la matinée se passent. Personne.


— Vous allez partir deux par deux, chacun d’un côté. Vous, Froissard, avec l’Amiral, par là ; vous, dans cette direction.

— Mon adjudant, il nous faudrait de l’eau.

On la mesure, l’eau. Celle qu’on pourrait tirer du puits n’est pas buvable, et il reste à peine un petit tonneau sur les quatre que les mulets ont apportés d’Aïn-Halib. La chaleur est accablante, justement.

— Ce ne sera pas trop d’un bidon, dit l’Amiral.

— Un bidon ! comme vous y allez ! s’écrie l’adjudant. Un demi-bidon, s’il vous plaît.

— Mais, mon adjudant, puisque le tonneau était encore plein tout à l’heure…

— Et ce qu’il m’a fallu pour ma toilette ?

Nous avons un cri de stupéfaction.

— Sa toilette ! le moment est bien choisi…

— Qu’est-ce que c’est ? Demi-tour ! et vite !

Et nous partons, sous le soleil de plomb, gravissant les montagnes abruptes, dégringolant les pentes caillouteuses des oueds, avec cette chopine d’eau, bientôt bouillante, et dont il ne reste pas une goutte au bout d’une heure.


Combien de temps avons-nous marché, l’Amiral et moi ? Je l’ignore. Mais je sais que jamais je n’ai tant souffert de la chaleur, que jamais la soif ne m’a torturé ainsi. Il vient un moment où, le corps en sueur, exténués, la gorge sèche, nous laissons tomber nos fusils par terre et nous nous étendons, haletants, sur le sable brûlant. Nous avons un doigt d’écume desséchée sur les lèvres ; nous ne pouvons plus parler. L’Amiral me tire par le bras et me fait signe de nous remettre en route. Où allons-nous ? Droit devant nous. Nous n’avons plus l’espoir de retrouver le camarade égaré. Il est mort, sans doute ; il est tombé entre les mains des Arabes et l’on n’entendra plus jamais parler de lui, pas plus que de ces traînards qui, à la queue des colonnes, disparaissent mystérieusement.

Nous n’en pouvons plus. Il ne nous reste qu’à regagner le camp. Nous gravissons une crête pour nous orienter. L’Amiral marche à dix pas devant moi. Brusquement, il pousse un cri strident et, derrière un rocher, disparaît en courant. Je le suis…

Alors, que s’est-il passé ? Comment dire cette chose ? Comment rendre cette image que j’ai là, devant les yeux ?


Un puits avec une margelle de pierres rouges ; deux Arabes, un vieux et un jeune, un enfant de quinze ans, tirant de l’eau dont ils remplissent des outres placées sur un ânon ; l’Amiral saisissant le vieillard par le bras, le vieillard levant sa faucille dans un geste désespéré, une lame qui brille et l’Arabe tombant à la renverse, sa grande barbe blanche toute droite. Et je me vois aussi, moi, saisissant à la gorge l’enfant qui n’a pas le temps de jeter un cri et lui enfonçant, à trois reprises, ma baïonnette dans la poitrine…

En moins d’une minute, tout cela. Et quoi encore ? Je ne me rappelle pas ; je ne sais plus. Les avons-nous précipités dans le puits, les cadavres ? Je l’ignore. En vérité, je l’ignore. Et je ne sais même pas si nous en avons bu beaucoup, de cette eau qui avait une petite teinte rouge et qui nous a semblé si bonne, quand la soif, qui nous avait subitement quittés, un instant, nous est revenue plus ardente…


Ce que je vois bien, par exemple, ― oh ! très distinctement ! ― c’est l’Amiral assis près du puits dans lequel il s’amuse à jeter des cailloux en disant :

— Ah ! le vieux chameau ! Il ne voulait pas me laisser boire dans sa guerba !

Et je ris doucement, moi, car je viens de faire reluire au soleil ma baïonnette que j’ai frottée avec du sable après l’avoir passée dans des touffes d’alfa. Parole d’honneur ! elle est plus propre et plus nette que si elle sortait de chez l’armurier.