Biribi, discipline militaire/33

La bibliothèque libre.
Savine (p. 272-275).


XXXIII


La salle banale d’un conseil de guerre.


J’ai éprouvé, en entrant dans cette salle, non pas l’impression de respect craintif qu’on ressent en entrant dans un prétoire, mais la sensation de dégoût terrible et de défiance répulsive qui fait hésiter sur le seuil d’un abattoir, à l’entrée d’un corridor obscur dont on ignore l’issue et où le pied glisse sur les dalles gluantes.

La composition ordinaire du tribunal : Un colonel de zouaves, président ; un commandant, un lieutenant et un sous-lieutenant d’autres corps ; un adjudant de chasseurs d’Afrique. Comme commissaire, un lieutenant de tirailleurs assisté d’un maréchal des logis de chasseurs, greffier. La défense est présentée par un avocat ou un officier quelconque.

Le public ? Les témoins des différentes causes inscrites au rôle de l’audience. Derrière, des soldats d’infanterie, baïonnette au canon.

Un tirailleur indigène, d’abord. Il a déserté. Il parle mal français, et un sergent de son régiment lui sert d’interprète. Ça ne dure pas longtemps, nom d’une pipe ! Cinq minutes à peine. Trois ans de travaux publics. Le Bico s’en va en pleurant.

Un fantassin, ensuite. Attitude morne, abattue. Il est accusé d’avoir dit à son adjudant qui refusait de le laisser sortir du quartier : « Je te casserais bien une patte. » C’est un garçon très bien, à ce qu’on dit, de famille riche. Le fait est qu’il s’est payé un avocat civil qui a mis sa toque de travers et qui fait de grands gestes pour se débarrasser des manches de sa toge, beaucoup trop longues.

Il plaide l’enfantillage, l’avocat civil. Ça ne réussit pas à son client : cinq ans de prison. C’est le minimum, après tout.


— Affaire Queslier !

On nous a fait sortir, l’autre témoin et moi ; mais, de l’endroit où l’on nous a relégués, je puis entendre à peu près tout. Queslier, simplement, explique l’affaire. Il assure qu’au moment où il a dû cesser de faire le peloton, il était très malade et que, du reste, il l’est encore. Depuis qu’il est à Tunis, il a demandé la visite d’un médecin qui pourrait constater la véracité de ses affirmations. On lui a refusé cette visite.

La voix du président s’élève, hargneuse.

— Abrégez ! abrégez ! Le fait de se faire porter malade au cours d’un exercice est assimilé à un refus d’obéissance, lorsque le major ne reconnaît pas la maladie. Vous êtes-vous fait porter malade ?

— Oui, mon colonel.

— Que faisiez-vous en ce moment-là ?

— Le peloton de punition.

— Le major a-t-il constaté votre maladie ?

— Non, mon colonel, mais…

— Asseyez-vous !


On nous fait rentrer dans la salle pendant que le greffier lit l’acte d’accusation.

Le colonel nous interroge, mon camarade et moi. Trois questions à chacun ; celles qu’il a déjà posées à Queslier. Impossible de placer un mot. Brutalement, il nous coupe la parole.

Queslier sera condamné, le malheureux ; c’est certain. Le parti pris est gravé sur toutes ces faces de galonnés qui sont nos supérieurs, ― et qui sont aussi nos juges.


Le commissaire a la parole. Il n’en abuse point. Il se contente de lire les punitions du prévenu qui, affirme-t-il, est un sujet dangereux.

C’est ainsi qu’il soutient une accusation, ce commissaire-là.

Il est vrai qu’il demande le maximum de la peine.

Le défenseur s’avance. C’est un sous-lieutenant de zouaves, tout jeune, qui tremble, devant son colonel, un peu plus fort que la feuille de papier qu’il tient à la main. C’est pourtant difficile. Il la lit, cette feuille de papier, en bredouillant, en mâchant les mots, en avalant des phrases entières. Oh ! la belle plaidoirie ! Et comme la confiance doit descendre dans l’âme d’un inculpé, lorsqu’il voit sa liberté ou sa vie disputée aux membres d’un tribunal par un orateur de cette force !


Tiens ! c’est fini… À propos, quelles sont ses conclusions, à l’avocat ? Moi, je ne sais pas. J’ai des bourdonnements dans les oreilles. Je n’entends plus. Que demande-t-il ? Le minimum, ou l’acquittement ― ou le maximum ?

Pourquoi pas ? puisque son supérieur ― le commissaire ― l’a demandé…


— Queslier, avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ?

— J’ai à dire que je n’ai refusé d’obéir à personne. Étant malade, je n’ai pu continuer un exercice que j’accomplissais. Malheureusement pour moi, le major…

— Asseyez-vous.


Les juges font semblant de délibérer. Ils rendent le verdict : Deux ans de prison.


Deux ans !…