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Biribi, discipline militaire/8

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VIII


— Voilà le détachement de Sandouch qui rentre ! s’écrie l’Amiral, qui vient de sortir pour aller reporter les gamelles à la cuisine.

Nous nous précipitons tous hors des marabouts.

Au loin, sur la route qui, à quinze cents mètres du camp, traverse la Medjerdah, on aperçoit une longue file de mulets dont les cacolets sont chargés d’hommes. Derrière, sans ordre, marchant par petits groupes ou isolément, des soldats revêtus de la capote grise qui, de loin, paraît noire, suivent lentement, s’arrêtant parfois un instant et reprenant leur marche titubante d’ivrognes ou d’hallucinés. On dirait un cortège macabre suivi d’une procession de croque-morts ivres.


Ils arrivent, ils entrent dans le camp. Un défilé lamentable d’hommes harassés, éclopés, au teint plombé ou jaunâtre, aux yeux ternes, aux membres las. Une douzaine à peine portent leurs sacs ; une quarantaine, la figure terreuse, les yeux à moitié fermés ou agrandis par la fièvre et brillant d’un éclat qui fait mal, les mains osseuses pendant au bout des bras inertes, sont juchés sur les cacolets. Il faut les prendre sous les aisselles, à deux ou trois, pour les aider à descendre ; et, à peine à terre, sans se soucier des ruades des mulets, sourds aux ordres des chaouchs qui leur commandent de se lever, ils se laissent tomber au milieu du chemin, n’importe où, s’affalant comme des choses, incapables de faire un mouvement. Ils ont à peine la force de parler, ne répondant pas aux questions qu’on leur pose, demandant à boire d’une voix sourde, entrecoupée, en découvrant sous leurs lèvres violettes de longues dents jaunes que les frissons de la fièvre entrechoquent. Il faut prendre le parti de les aider à aller s’asseoir sur le soubassement en pierres d’une baraque.

Un à un arrivent les traînards, boitant, tirant la jambe, couverts de poussière, quelques-uns avec leurs pantalons et leurs capotes tout mouillés ― des fiévreux qui se sont agenouillés dans l’eau, pour boire, en traversant la Medjerdah.

L’officier qui commande le détachement, un lieutenant aux longues moustaches blondes, les fait aligner sur un seul rang. Les hommes se rangent tant bien que mal, les plus malades s’appuyant sur leurs fusils ou sur les bâtons qui les ont aidés à marcher, pendant les étapes. Ils ont l’air tristement pensif des chevaux fourbus, des bêtes de somme éreintées qui s’affaissent dans les brancards, le corps tassé, appuyé dans l’avaloire, la tête morne, pendant hors du collier.


Le capitaine arrive, sa canne à la main. Il jette sur les malheureux un long regard méprisant.

— Beaucoup de malades, n’est-ce pas, monsieur Dusaule ?

— Beaucoup, mon capitaine. Trente-huit hommes ont dû faire les étapes sur les cacolets.

— Trente-huit ! C’est beaucoup trop ! Vous auriez dû les forcer ― oh ! tout doucement ― à revenir à pied. Rien n’est bon comme la marche pour chasser les maux de tête, les migraines. Et vous savez, ces fièvres-là, ce ne sont que des migraines. Un peu violentes, tout simplement… En voilà un qui a une sale figure, par exemple…

— Il est très malade, mon capitaine.

— A-t-il de bonnes notes ? Comment s’appelle-t-il ?

— Palet. Vous lui avez infligé dernièrement quinze jours de prison.

— Ah ! oui, je me souviens. En échange d’une punition de quatre jours de salle de police portée par le sergent Baltazi, pour avoir boutonné sa capote à gauche le seize du mois dernier. Il faut toujours faire bien attention à ce que les hommes boutonnent leurs capotes quinze jours à gauche et quinze jours à droite. C’est très important, voyez-vous, monsieur Dusaule. Sans ça, les plastrons s’usent toujours du même côté… Alors, vous disiez qu’il est très malade, ce Palet ?

— Oui, mon capitaine.

— Oui… oh !… peuh !… un mauvais garnement qui ne veut rien écouter. Je suis sûr que la moitié des gens qui sont là n’ont gagné leurs fièvres et leurs dysenteries que parce qu’ils ont enfreint les règlements. Ainsi, je parierais que ce Palet ne quittait pas, tous les jours, à cinq heures du soir, la tenue de toile pour endosser la tenue de drap. C’est pourtant bien prescrit. Si l’on prenait le parti de les fourrer dedans toutes les fois qu’ils n’obéissent pas, il y aurait moitié moins de malades. Il faut toujours agir avec douceur, Monsieur Dusaule, avec la plus grande douceur, la religion nous en fait un devoir, mais il faut se montrer sans pitié…

Et se tournant vers Palet qui n’a pas bougé, collé contre le mur, la tête renversée en arrière, les bras pendant le long du corps :

— Vous entendez : sans pitié ! Je suis décidé à me montrer sans pitié !

Palet ne bronche pas. On dirait que ça lui est égal. Il n’a pas seulement l’air de s’apercevoir que c’est à lui qu’on fait l’honneur de parler.

Le capitaine se retourne, rageant à blanc, vers les hommes à peu près valides :

— Ceux-là se portent bien, n’est-ce pas, monsieur Dusaule ? Oui…, oui…, ils ont assez bonne mine…. ils ont besoin de se nettoyer un peu…, mais… Ah ! qu’est-ce que c’est que ces bâtons que j’aperçois là-bas ? Voulez-vous me jeter ça !… et un peu vite ! En voilà des façons ! Des soldats qui se promènent la canne à la main ! Qu’est-ce que votre famille dirait, si elle vous voyait ? Elle serait fière de vous, vraiment !… Vous avez grand tort, lieutenant, d’autoriser ces choses-là… Allons, vous, là-bas, le dernier, vous qui claquez des dents, m’avez-vous entendu ? Voulez-vous jeter ce bâton ?

L’homme jette le bâton et tombe sur les genoux.

— Voyez-vous, monsieur Dusaule, voyez-vous les effets de l’usage de la canne ? On s’y habitue, on ne peut pas s’en passer et, quand on vous la retire on tombe par terre… Réellement, vous n’êtes pas assez sévère… Je suis très mécontent…


Nous devons partir après-demain matin pour le Sud. À la pointe du jour, un train spécial doit venir chercher la compagnie pour la conduire à Tunis. Nous allons dans le sud de la Tunisie, paraît-il ; on ne sait pas au juste à quel endroit. Depuis deux jours, tous les autres détachements sont rentrés au dépôt. Ils ont été moins éprouvés que celui de Sandouch, mais ils contiennent de fortes têtes, des individus malfaisants dont le capitaine se méfie. Il a fait réunir tous les gradés et leur a recommandé la plus grande sévérité avant le départ et pendant la route. Il a passé ensuite une revue des 350 hommes de la compagnie ― hors une vingtaine dont le médecin avait demandé l’envoi à l’hôpital le plus voisin ― en tenue de campagne. Cette revue a été lamentable. Au milieu d’un mouvement, des hommes tombaient comme des masses, déclaraient ne plus pouvoir se relever et restaient là ; des files entières, composées d’hommes éreintés, ployant sous le poids du sac, ou de nouveaux arrivés expulsés des régiments casernés en France ou sortant de la cavalerie et non habitués à porter l’as de carreau, demeuraient honteusement en arrière. Les fusiliers venus des détachements, anciens disciplinaires, mauvaises têtes pour la plupart, profitaient de la confusion générale pour manœuvrer d’une façon pitoyable. Le capitaine était vert de rage.

Il a ordonné pour ce soir une revue de détail. « Tout homme, a-t-il déclaré aux gradés, tout homme à qui il manquera quelque chose, si minime soit-elle, devra être mis immédiatement en prévention de conseil de guerre. Je n’admettrai aucune excuse. On ne doit rien perdre, ici, même pas une brosse à graisse, même pas un cordon de guêtre. Quand un de ces gens-là vous dit qu’il a perdu un objet quelconque, votre devoir est de lui répondre qu’il l’a vendu et de le faire passer au conseil de guerre pour vente d’un effet de grand ou de petit équipement. Je compte sur vous. Il faut être sans pitié. »


Il n’a pas prêché dans le désert, l’impitoyable. La revue a été terrible. Les chaouchs, lâchés comme des chiens auxquels on a enlevé leur muselière et à qui on a ordonné de mordre, vous demandaient compte des poils d’une brosse et des clous des godillots. Malgré leur zèle, ils étaient obligés de constater que rien ne manquait. Ils avaient envie d’en pleurer, les Corses surtout, cette race immonde qui n’a jamais su choisir qu’entre le couteau du bandit et le sabre du garde-chiourme. Dans leur dépit, ils s’en prenaient aux hommes qui se trouvaient devant eux, leur débitant, avec leur faux accent italien, tout le répertoire des idioties qui forment le fond de leur langage :

— Tenez-vous droit !… Les mains dans le rang !… La tête droite !… Les talons joints !… Quatre jours de salle de police !… Vous en aurez huit…

Tout d’un coup un pied-de-banc, qui n’a pas encore fini d’inspecter sa section, pousse un cri de triomphe. Il vient de s’apercevoir qu’un de ses hommes, le nommé Loupat, un petit chasseur à cheval, arrivé de France au bout de dix-huit mois de service, n’a pas le nombre réglementaire de cartouches. Le chaouch compte et recompte les cartouches et se relève enfin, souriant :

— Il en manque deux. Je vais prévenir le capitaine.

Cinq minutes après, il revient et, s’adressant à Loupat qui, le regard perdu, semble un animal qui voit venir le coup de masse qui doit l’assommer et ne sait comment l’éviter :

— Vous pouvez rester avec vos camarades. Le capitaine a dit que ce n’était pas la peine de vous mettre en prison pour une nuit. En passant à Tunis, nous vous y laisserons. Ça vous apprendra à vendre vos cartouches.

C’est la première fois que j’assiste à une scène semblable. Le conseil de guerre, la condamnation pour vol, la flétrissure indélébile imprimée sur le front d’un homme, parce qu’il a perdu deux cartouches !…

L’indignation me fait frissonner. Mais c’est du noir, surtout, qui me descend dans l’âme, quand je pense que je serai si longtemps encore, tous les jours et plusieurs fois par jour, à la merci d’une pareille situation.


Le lendemain matin, le clairon sonne le réveil à quatre heures. Il fait presque nuit. Il nous faut cinq minutes pour aller à la gare où le train doit venir nous prendre à cinq heures précises. À cinq heures moins vingt, la compagnie, sac au dos, est rangée par sections sur la route qui traverse le camp. Le clairon sonne l’appel et, sur toute la ligne, les Présent ! répondent aux noms criés par les sous-officiers.

— Rendez l’appel !

Les pieds-de-banc défilent et rendent l’appel au capitaine.

— Manque personne… Manque personne…

— Il manque Loupat, mon capitaine.

— Loupat ! celui d’hier ! ― Ah ! la canaille ! Il a déserté cette nuit pour essayer de se soustraire au conseil de guerre ; mais, soyez tranquille, on le rattrapera. On n’échappe jamais à un juste châtiment. ― Poursuivez…

Les gradés continuent leur défilé.


— Manque personne… Manque personne…

— Mon lieutenant, regardez donc là-bas !

C’est un homme qui parle au lieutenant Dusaule, en étendant le bras du côté du gymnase.

On a entendu ; tout le monde tourne les yeux dans cette direction. Sous le portique, tout contre le gros poteau de gauche, un corps se balance, noir, au bout d’une corde. Le lieutenant part en courant, grimpe à la corde à nœuds, palpe le pendu et revient en hochant la tête.

— Mort ? lui demande de loin le capitaine. C’est Loupat, n’est-ce pas ?

Le lieutenant fait signe que oui.

— Il est déjà tout froid.

— Le misérable ! s’écrie le capitaine. Attenter à ses jours ! Allez donc prêcher les bons sentiments à des gens pareils ! Rien ne les arrête, ni la religion, ni le souvenir de leur famille, rien, rien ! Enfin, il s’est fait justice lui-même… Par le flanc droit !… marche !..

Le capitaine est à cheval. Il jette, en passant devant le gymnase, un coup d’œil sur le cadavre. Il murmure :

— Il n’y a pas à dire, nous ne pouvons pas nous occuper de ça. Nous sommes déjà en retard. Le train n’attend pas. Il faudra que je pense à faire faire les écritures indispensables…

Puis, il se penche vers le sous-officier qui, la veille, s’est aperçu de la disparition des deux cartouches :

— Un mauvais soldat, ce Loupat, n’est-ce pas ?… Était-il fort en gymnastique ?

— Non, mon capitaine, il ne savait absolument rien faire. Il pouvait à peine se tenir au trapèze. Tous les jours, je le privais de vin pour ça ; rien n’y faisait.

— Voyez-vous ça ! et il trouve moyen, pour se pendre, de monter tout en haut de ce portique, d’attacher sa corde, de se la passer au cou et de se laisser tomber dans le vide. Ça doit être très difficile à faire, tout ça. Dire que ces canailles-là n’ont d’énergie que pour le mal !…


Nous nous sommes embarqués dans les wagons qui se mettent en route pour Tunis. Je passe la tête à la portière et j’aperçois là-bas, tout là-bas déjà, car le train file vite, une petite forme noire qui se balance au vent, sous un gibet, et que commencent à venir lécher doucement les premiers rayons du soleil.