Bismarck/Idées napoléoniennes

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Éditions du Siècle (p. 153-187).

LES IDÉES NAPOLÉONIENNES
ET L’UNITÉ ALLEMANDE

I

Napoléon III et le droit des peuples


Empereur et révolutionnaire,
c’est trop d’un !
Proudhon.   


La morne figure de Napoléon III n’est pas de celles qui font naître la sympathie, moins encore l’enthousiasme. Les catastrophes mêmes où il a entraîné tout un peuple, et dont les effets pèsent toujours sur nous et sur l’Europe, n’ont pu créer la légende de ce morose César. Seules, ses années de jeunesse, ses aventures de prétendant, ont quelque chose de hardi et de volontaire qui ne déplaît pas à l’imagination. Entre les biographes de l’empereur, M. André Lebey aura choisi là meilleure part en se faisant l’historien des « trois coups d’État de Louis-Napoléon Bonaparte ». De Strasbourg à Boulogne, à travers les conspirations et les intrigues une ambition se dessine, tout un système prend corps, l’idéologie épouse le roman. Il arrive qu’en lisant le récit de ces tentatives folles et prématurées on oublie le fléau napoléonien. Mais il ne tarde jamais à se rappeler au souvenir. Dans l’histoire de ce jeune prétendant qui risqua deux grosses parties et réussit brillamment la troisième, on voit l’origine des erreurs et des fautes dont le futur souverain fera porter le poids à la patrie. Entre un soulèvement militaire et une tentative de débarquement, il se grise des funestes doctrines qu’il appliquera avec entêtement lorsqu’il sera sur le trône. Ce prétendant tenait avec la même énergie aux deux lots qu’il avait trouvés dans l’héritage de son oncle : la couronne impériale et les idées napoléoniennes, c’est-à-dire révolutionnaires. Deux calamités à la fois pour la France : comme disait Proudhon, c’est trop d’une !

L’idée capitale du règne de Napoléon III, celle qui le caractérise, celle qui a amené tous les désastres dont les conséquences accablent aujourd’hui la France, ont changé ses destinées et assombrissent son avenir, c’est le principe des nationalités. Qu’un rêveur, d’ailleurs à demi étranger, que l’héritier du testament de Sainte-Hélène, qu’un jeune homme, formé en Allemagne et en Suisse et frotté de carbonarisme, ait pu consacrer son influence et ses forces à ce principe, rien que de naturel. Or tel fut, toute la courbe de son histoire le montre, l’éternel, l’unique moteur de la vie et de la politique de Napoléon III. Après Sadowa, après Sedan même, après l’unité italienne et l’unité allemande faites contre nous, après l’effondrement de son trône, il s’acharnera encore à défendre et à glorifier ce principe. Mais que tout un peuple ait adopté cette idée de suicide et de ruine, c’est ce que l’on comprendrait peut-être mal sans l’opiniâtreté que mit Napoléon III à la défendre durant la mauvaise fortune avant de l’appliquer, une fois monté au pouvoir, et sans le soin qu’il prit, dès sa jeunesse, de marquer les points de contact et de ressemblance qu’il y avait entre sa doctrine et la doctrine démocratique et révolutionnaire.

M. André Lebey insiste avec raison sur la « préparation » des coups d’État de Louis-Napoléon. Il analyse la propagande à laquelle le prétendant lui-même, de sa propre plume, se livra de tout temps en faveur de ses idées. Il montre enfin le secours qu’apportèrent à cette propagande pendant la monarchie de juillet la littérature et les arts, et comment Louis-Napoléon sut employer ces puissants auxliaires.

Préparer l’esprit public à ses coups d’État, faire la philosophie de l’Empire, ce fut là besogne la plus, importante que le prétendant crût devoir accomplir en attendant de faire l’Empire lui-même. Acquitté après l’échauffourée de Strasbourg, il recommence par ses écrits et ses manifestes à « préparer » l’affaire de Boulogne. Emprisonné après cette affaire, il n’en continue pas moins d’écrire des brochures et des livres qui feront connaître ses idées. C’est lui qui baptisait son temps de prison « mes années de l’Université de Ham ». Conquérir le pouvoir étant le but de sa vie, il ne faisait pas de différence entre l’action directe et la propagande des idées. Sa doctrine, son ambition, son activité, ne se séparaient pas.

Sa méthode fut excellente. M. André Lebey dit avec raison qu’elle peut être appelée le modèle des méthodes. Secondé par Persigny, Louis-Napoléon avait adopté le vrai moyen de parvenir. Le malheur est qu’il le mit au service des idées les plus contraires à l’intérêt national. Mais telle est la force d’une propagande pareille à celle qu’il avait conçue et qu’il mit à exécution, que ces idées mêmes aidèrent l’Empire à trouver son chemin dans l’opinion et ouvrirent l’accès du pouvoir à l’héritier de Bonaparte.

Le numéro unique de cette fameuse Revue de l’Occident où Persigny — qui n’était encore que Fialin et méditait de devenir « le Loyola de l’Empire » — voulait fixer la doctrine napoléonienne, portait déjà pour épigraphe le mot du premier empereur : « J’ai dessouillé la Révolution, ennobli les peuples et raffermi les rois. » Et Fialin commentait ainsi cette parole célèbre : « A nous l’idée napoléonienne ! En cette impériale idée résidait la tradition tant cherchée du XVIIIe siècle, la vraie loi du monde moderne et tout le symbole des nationalités occidentales… Le temps est venu d’annoncer par toute la terre européenne cet évangile impérial qui n’a point encore d’apostolat. Le temps est venu de relever le vieux drapeau de l’empereur… »

Ainsi Louis-Napoléon et son confident avaient recueilli comme un précieux héritage l’esprit révolutionnaire du testament de Sainte-Hélène. L’un et l’autre acceptaient et comprenaient l’idéal cosmopolite qui avait inspiré l’œuvre de Napoléon Ier comme celle de la Révolution. Cet idéal, les proclamations que Louis-Napoléon avait préparées pour l’affaire de Strasbourg l’expriment nettement déjà. Elles annoncent tout le programme du second Empire. Louis-Napoléon disait dans sa première « proclamation au peuple français », en imitant, non sans feu ni sans adresse, le style des bulletins de la Grande Armée :

Français, que le souvenir du grand homme qui fit tant pour la gloire et la prospérité de la patrie vous ranime ! Confiant dans la sainteté de ma cause, je me présente à vous le testament de l’empereur Napoléon d’une main, l’épée d’Austerlitz de l’autre. Lorsqu’à Rome le peuple vit les dépouilles ensanglantées de César, il renversa ses hypocrites oppresseurs. Français, Napoléon fut plus grand que César : il est l’emblème de la civilisation au dix-neuvième siècle.

Fidèle aux maximes de l’empereur, je ne connais d’intérêts que les vôtres, d’autre gloire que celle d’être utile à la France et à l’humanité

J’ai voué mon existence à l’accomplissement d’une grande mission. Du rocher de Sainte-Hélène, un regard ; du soleil mourant a passé sur mon âme ; je saurai garder ce feu sacré ; je saurai vaincre ou mourir pour la cause des peuples.

Et dans, sa proclamation à l’armée, il répétait encore :

Soldats, français, quels que soient vos antécédents, venez tous vous ranger sous le drapeau tricolore régénéré : il est l’emblème de nos intérêts et de notre gloire. La patrie divisée, la liberté trahie, l’humanité souffrante, la gloire en deuil, comptent sur vous. Vous serez à la hauteur des destinées qui vous attendent.

Apres l’échec de Strasbourg et son acquittement, Louis-Napoléon, en attendant de reprendre l’épée, reprend la plume. C’est alors qu’étant à Londres, il écrit les Idées napoléoniennes. On y trouve déjà l’unité italienne annoncée : « Le nom si beau d’Italie, mort depuis tant de siècles, rendu (par Napoléon Ier) à des provinces détachées, renferme en lui seul tout un avenir d’indépendance. » Le prétendant explique le vrai sens de l’œuvre napoléonienne détruite par les traités de 1815, et qui était de ressusciter les nationalités, européennes par les idées révolutionnaires. Sans Waterloo, « l’humanité eût été satisfaite, car la Providence n’a pu vouloir qu’une nation ne fût heureuse qu’aux dépens des autres, et qu’il n’y eût en Europe que des vainqueurs et des vaincus, et non les membres réconciliés d’une même et grande famille ». Singulière persistance de la chimère ! Trente ans plus tard, Napoléon III tiendra le même langage dans cette circulaire où, après Sadowa, il affirmait que ce serait une politique mesquine que de s’opposer par crainte ou par jalousie à ce que l’Allemagne réalisât son unité, comme la France, avant elle, avait fait la sienne. Et la conclusion des Idées napoléoniennes était celle-ci :

Que les mânes de l’empreur reposent en paix ! Sa mémoire grandit tous les jours. Chaque vague qui se brise sur le rocher de Sainte-Hélène apporte, avec un souffle d’Europe, un hommage à sa mémoire, un regret à ses cendres, et l’écho de Longwood répète sur son cercueil : Les peuples libres travaillent à refaire ton ouvrage.

C’est ainsi que Louis-Napoléon préludait au débarquement de Boulogne. Un précieux chapitre du livre de M. Lebey montre que ces écrits, où se précisaient déjà les théories du futur règne, n’étaient pas mal vus par l’étranger ; les chancelleries surveillaient le neveu de l’empereur. Elles trouvèrent à un certain moment qu’il pourrait assez bien servir leurs desseins. Il est très probable, quoique les documents ne soient pas des plus explicites, que l’affaire de Boulogne trouva au moins des encouragements en Russie et en Angleterre. C’était le temps où l’Angleterre défiait la France, où presque toute l’Europe nous était hostile. M. Lebey cite ce passage d’Elias Regnault dans son Histoire de huit ans :

Ce n’est pas, assurément, que le ministre anglais ou l’ambassadeur moscovite crussent sérieusement à une restauration napoléonienne ; mais une descente improvisée pouvait distraire les esprits de la grave question d’Orient, détourner les colères de Louis-Philippe et affaiblir son gouvernement par de nouvelles inquiétudes. Louis Bonaparte, sans s’en douter, servait d’instrument à des roueries diplomatiques, et les hommes d’Etat dont il croyait avoir l’appui ne l’attiraient à eux que pour le pousser en avant, comme la sentinelle perdue de la coalition.

À cette citation d’un contemporain, M. André Lebey ajoute cet excellent et vigoureux commentaire, qui ne laisse pas de surprendre d’ailleurs, et de faire plaisir, partant d’un écrivain bonapartiste :

Dans ce cas, Louis-Napoléon aurait préludé au rôle que devaient lui faire jouer en Europe Cavour et Bismarck ; la théorie des nationalités unissait les trois hommes, mais Cavour et Bismarck ne la comprenaient que pour leur propre pays, et avec d’autant plus de force et de netteté.

Chacun s’étonnera qu’on puisse être encore bonapartiste quand on voit aussi clairement, quand on dit aussi bien que l’Empire, au détriment de la France, n’a profité qu’à l’étranger. Ce devait être la destinée du troisième Napoléon de « servir d’instrument à des roueries diplomatiques ». Singulière prophétie : après Boulogne, le prisonnier de Ham avait écrit au charbon sur les murs de sa chambre : « La cause napoléonienne est la cause des intérêts du peuple ; elle est européenne ; tôt pu tard elle triomphera. » Elle a triomphé, en effet, pour l’avantage de quelques peuples européens.

La fin du livre de M. Lebey montre, comment le réveil des souvenirs napoléoniens, — entretenus par les livres de Thiers, par les poèmes de Victor Hugo, par les chansons de Béranger, par les lithographies de Raffet et de Charlet, par l’initiative même du gouvernement de Louis-Philippe, soucieux d’opérer la réconciliation nationale et ramenant aux Invalides les cendres du héros, — favorisa la propagande des idées de Louis Bonaparte. Un homme avait été clairvoyant. Chose extraordinaire cet homme était Lamartine. Quand il s’était agi de voter un crédit pour élever le tombeau de Napoléon Ier, il avait averti la Chambre. Prenez garde, disait-il. Ne croyez pas que

cet ébranlement des imaginations du peuple, que ces spectacles prolongés et attendrissants, ces récits, ces publications populaires, n’ont aucun danger pour l’avenir de la monarchie. — J’ai peur que cette énigme n’ait un jour son mot. Je ne suis pas sans inquiétude sur cette divinisation d’un homme… Sur sa tombe, il faudrait graver ces trois mots : À Napoléon seul, afin qu’ils indiquent à la France et à l’Europe que si cette généreuse nation sait honorer ses grands hommes, elle sait les séparer même de leur race et de ceux qui les menaceraient en leur nom, et qu’en élevant ce monument, elle ne veut susciter de cette cendre ni la guerre, ni des prétendants, ni même des imitateurs.

Lamartine voyait juste. Les écrivains romantiques, les orateurs, les publicistes libéraux servirent, contre la France, la cause de Napoléon III, qui était la cause de la Révolution. Même quand ces libéraux se seront faits ses ennemis par haine de l’Empire autoritaire, ils ne pourront s’empêcher d’applaudir le « serviteur de la cause des peuples », l’artisan de l’unité italienne et de l’unité allemande.

Il reste, — et c’est la moralité machiavélique du livre de M. André Lebey, — que Louis-Napoléon a su utiliser ces éléments-là pour son succès. Et sa méthode fut, en effet, la bonne. Louis-Napoléon et ses amis de la première heure comprirent que le commencement de leur tâche était de propager leurs idées et de préparer les esprits. « Napoléon III, écrit M. Lebey, a réussi en se montrant avec intelligence, en appuyant ses pas en avant d’actes et d’écrits, en se servant des uns et des autres avec une obstination où bien peu eussent persévéré, car il a été l’explorateur de sa route, tantôt son ingénieur, tantôt son ouvrier, puis son conquérant, » Cela est fort bien dit. Telle est la vraie méthode par laquelle réussissent des entreprises de cette nature. Mais il faudra éternellement regretter que celle qui a mis Napoléon III sur le trône ait causé à la France d’irréparables dommages. L’avènement de ce prétendant devait être le triomphe de la cause des peuples, l’occasion des succès italiens et germaniques, l’origine des diminutions françaises. Ainsi l’intelligence, l’activité, l’enthousiasme, la volonté de réussir entrèrent au service de toutes les puissances de l’erreur et du mal : Il fallut pour le malheur de la patrie que, de nouveau, l’ambition d’un Bonaparte conspirât avec les circonstances et avec les illusions de son siècle. Je ne crois pas qu’on puisse toucher à une seule page de l’histoire du second Empire — même à ses préludes et dans la formation de ses principes politiques — sans avoir le droit d’exprimer, au nom de la France, cette exécration.

II

L'empire libéral
et le principe des nationalités

Avant que son idéologie lui coûtât le trône, les services qu’elle rendit à Napoléon III furent considérables. Les principes de l’Empire constituèrent sa garantie contre une opposition vraiment dangereuse. Ce serait une histoire à écrire que celle des ralliements qui se firent depuis le lendemain du coup d’État jusqu’à la veille même de la catastrophe. Elle montrerait que les idées y eurent plus de part que l’intérêt. C’est qu’à droite comme à gauche, le système impérial offrait des satisfactions. Pour les conservateurs sans doctrine, l’Empire représentait les principes d’ordre et d’autorité ; quant aux libéraux et aux démocrates, ils devaient, bon gré mal gré, lui donner leur approbation lorsqu’ils le voyaient appliquer les parties communes du programme napoléonien et du programme révolutionnaire. L’opposition de gauche sous la Restauration et sous la Monarchie de juillet avait surtout vécu d’un prétendu nationalisme. La haine des traités de 1815 était son alpha et son oméga. Que devint-elle lorsque le prince-président, en prenant le pouvoir, annula le principal article de ces traités, où avait signé l’Europe entière, et qui proclamait pour Napoléon et ses descendants l’exclusion éternelle du trône de France ? Et que demeura-t-il de cette opposition le jour où Napoléon III lui-même déclara que les traités de 1815 n’existaient plus ? C’est ainsi qu’Émile de Girardin fut amené à servir l’Empire. C’est ainsi que les Havin et les Guéroult qui soutenaient la cause de l’unité italienne, durent s’incliner devant Napoléon, qui était un partisan bien plus sérieux qu’eux-mêmes de l’Italie une, puisqu’il faisait la guerre pour la réaliser. Ainsi, pour la politique intérieure, l’Empire se reposait sur la confiance de ces éléments de droite qui sont contents au prix de l’ordre matériel. Par sa politique extérieure, il comblait les vœux des éléments de gauche. Il eût pu se maintenir longtemps par ce jeu de bascule, si le propre des idées de gauche n’était justement d’entraîner à leur perte les gouvernements qui s’y abandonnent. C’est l’idée révolutionnaire du droit des peuples, c’est le principe des nationalités qui ont tué l’Empire et ont, avec lui, entraîné la France dans son désastre. Or, il ne faut jamais oublier que Napoléon III fut approuvé dans son œuvre européenne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle toucha à l’absurde, par la presque totalité de l’opinion démocratique.

M. Émile Ollivier resta le témoin de cet accord des républicains et des Bonaparte contre les intérêts les plus évidents de la nation française. En écrivant l’histoire qu’il a faite, M. Émile Ollivier accusa plus haut que jamais cette identité de vues et n’a pas craint, malgré les dures leçons de l’expérience, de justifier par la communauté des aspirations un ralliement qui lui a coûté si cher. Un homme actif et ambitieux ne court dans l’opposition qu’une carrière monotone et stérile, s’il n’est soutenu par le culte de ses idées. M. Émile Ollivier se départit d’une intransigeance qui n’avait plus de raison d’être, le jour ou la bonne foi l’obligea de reconnaître qu’en somme il voulait les mêmes choses que Napoléon III. Ce n’est donc pas à M. Émile Ollivier, c’est au régime impérial, que ce ralliement fameux fait reproche.

De ce ralliement, M. Ollivier a donné le vrai sens et montré la préparation dans les dix tomes de son grand plaidoyer pour l’Empire libéral. S’il a dans cette histoire démontré une chose, c’est que l’Empire réalisa la conjonction de toutes sortes d’hommes étrangers à l’idée de l’intérêt national. Quel est le titre du premier volume de cette histoire ? Le principe des nationalités. C’est ce principe, en effet, qui domina la vie politique et la pensée de M. Ollivier, comme il gouverna le règne de Napoléon III lui-même. C’est dans ce principe qu’il faut voir l’origine de l’Empire libéral. C’est par ce principe que l’Empire libéral encourt toutes les responsabilités de 1870 au même titre et au même degré que l’Empire autoritaire.

Inconcevable puissance d’une idée contre laquelle tout, proteste : la raison et l’histoire autant que l’intérêt français. Après Sedan, Napoléon III ne s’y était pas encore soustrait, nous le verrons tout à l’heure. M. Émile Ollivier qui, dans sa patrie déchue, dans une Europe transformée et sans équilibre, assistait aux désastreux effets, — désastreux pour la France, pour l’ordre, pour la civilisation universelle, — de sa chimère préférée, ne revint pas du charme sous lequel fut tenue la jeunesse de son temps. Le dixième tome de son histoire apologétique en est la preuve. M. Ollivier y relate quelques-uns des faits qui furent décisifs pour l’avenir de la France : Mentana, le renversement de l’opinion allemande en faveur de la Prusse, enfin les discussions du Corps législatif sur la loi militaire et sur la politique extérieure de l’Empire. Il y avait, dans ce pénible mais instructif récit, bien des occasions pour M. Émile Ollivier de reconnaître ses erreurs, d’abjurer, instruit par l’expérience, un libéralisme funeste, et de donner l’exemple de l’indépendance d’esprit et du courage intellectuel en proclamant que les idées qu’il avait servies constituaient autant d’outrages à la vérité politique, autant d’atteintes à la chose française.

Il y a quelques traces de résipiscence, il faut le dire, dans le volume de M. Ollivier. En deux circonstances, il exprime brièvement le regret de s’être opposé aux projets du maréchal Niel sur la réforme militaire. Il écrit à un endroit :

Une certaine école professe un profond mépris pour la vieille culotte de peau. Moi-même, cédant à ce préjugé, j’ai dit autrefois que c’est une calamité.

Et, cinquante pages plus loin, après avoir reproduit en partie une de ses harangues :

Il y a des erreurs dans ce discours. Ainsi je me prononce contre les grands commandements qu’il eût fallu seulement mieux constituer ; contre l’excellente constitution d’un corps d’élite, modèle et ressource suprême ; je méconnais la valeur des vieux soldats, ce nerf de l’armée ;… je manifeste de nouveau cette confiance, illusion de mon désir pacifique, qu’il dépendait de notre modération d’éviter la guerre avec l’Allemagne, et, par conséquent, au lieu de trouver qu’on ne s’arme pas assez, je crains qu’on ne s’arme trop. Du moins, je n’ai pas poussé l’aveuglement pacifique jusqu’à me prononcer contre les armées permanentes et à méconnaître les services qu’elles ont rendus à la société.

Tel est le seul mea culpa auquel consente M. Émile Ollivier. Le reste de son livre affirme ses erreurs de jadis. Bien mieux, il n’en a même pas conscience ; il en tire vanité. Il expose la thèse, des nationalités comme quelque chose qui fait honneur à une politique. On est confondu par la manière dont, en 1905 encore, un homme qui eut tant de part aux événements de 1870, parle de cette unité allemande qui s’éleva sur nos ruines. À la légèreté spécifique de M. Émile Ollivier se joint ici l’esprit d’aveuglement et d’irréalité qui caractérise les hommes d’État et la politique de gauche. Ainsi M. Émile Ollivier rapporte qu’en 1867, il fit en Allemagne un voyage au cours duquel il s’informa de l’état de l’opinion allemande. Il en revint avec

la conviction que l’Allemagne, malgré des dissentiments réels, se réunirait tout entière contre nous en armes, dès que nous ferions mine de nous mêler de ses affaires intérieures dans l’intérêt d’une solution quelconque[1] : au contraire, si nous renoncions à tout agrandissement, bien des années s’écouleraient encore avant que le roi Guillaume et Bismarck eussent franchi la ligne du Rhin.

Cet au contraire, rapproché des événements connus, des intentions avouées de la Prusse, de la politique, maintenant dévoilée, du prince de Bismarck, constitue une erreur historique de première grandeur après avoir été un diagnostic de dixième ordre. De même, M. Ollivier réédite une lettre écrite le 16 avril 1868 sur la situation politique de l’Europe : « Je vous admire, y disait-il à sa correspondante, de croire que dans la série essoufflée et mal enchaînée des expédients qui se déroulent devant nous, il y ait un plan et une conception quelconque. » Comment l’excuser d’avoir méconnu et de méconnaître encore qu’il y avait en Prusse, au moment où il écrivait ces lignes mieux faites pour l’oubli, un roi et un ministre qui savaient ce qu’ils voulaient et qui l’obtinrent grâce à M. Ollivier et à Napoléon III, à l’Empire et au principe des nationalités ?

C’est ce qui apparaît lorsqu’on lit à la clarté des choses irréparables le chapitre de ce livre qui est intitulé : Thiers et Ollivier sur les nationalités, M. Ollivier n’a pas craint d’y insérer un discours dirigé contre Thiers, qui — c’est son meilleur, peut-être son seultitre de gloire — vit constamment clair et juste durant le second Empire, dans les événements du dehors, et qui en décrivait la suite fatale comme le fait accompli nous la montre à nous-mêmes. Il importe de reproduire cette page. C’est un monument. Le bon sens, d’accord avec le patriotisme, et représenté par Thiers, s’y oppose avec une netteté presque tragique à l’idéalisme exaspéré, à la conception chimérique du droit des peuples et de la fraternité universelle que défendait M. Émile Ollivier :

Thiers m’interrompit au milieu de mes développements en criant : « Et l’intérêt de la France ! Montrez-nous donc, l’intérêt de là France dans tout cela ! » Je repris : « M. Thiers me dit : Montrez-nous donc l’intérêt de la France ! (Voix nombreuses : Oui ! Oui !) Je vais lui répondre : le caractère particulier de notre nation, ce qui constitue sa supériorité, c’est qu’elle a toujours mis son ambition, non dans la satisfaction matérielle du territoire agrandi, mais dans la satisfaction morale des idées répandues. (A la gauche de l’orateur : Très bien ! Très bien !)Thiers, se levant : Où la mettez-vous donc, l’histoire de France ? Il faut déchirer notre histoire entière. Nous sommes ici tantôt Italiens, tantôt Allemands ; nous ne sommes jamais Français. (Très bien ! Très bien ! Applaudissements.) Soyons Français ! (Nouveaux applaudissements.)Émile Ollivier : Je vais vous le dire. — Thiers : Laissez-moi ajouter un mot. Je vous demande pardon de mon émotion ; mais enfin si en Allemagne on était Français, si en Italie on était Français, je comprendrais que nous allassions prendre fait et cause pour les Allemands et les Italiens ; mais comme en Allemagne on est Allemand et qu’on est Italien en Italie, il faut en France être Français. (Applaudissements et bravos répétés.)

Sans me laisser émouvoir par ces interruptions presque frénétiques, je repris tranquillement : « … Vous me demandez où est l’histoire de France ? L’Assemblée constituante a été la plus imposante des assemblées politiques ; dans son sein ont apparu des hommes de génie dont les paroles retentissent encore dans l’âme du pays. Quelle a été sa première affirmation ? Vous l’avez dit vous-même en parlant un jour de libertés nécessaires, cela a été non de déclarer les droits de la France, mais les droits de l’humanité ; non de vouloir l’affranchissement de la France, mais de vouloir l’affranchissement de tous les peuples. (Rumeurs diverses en face et à droite de l’orateur. — Vives approbations sur plusieurs bancs à gauche.) Cela a été de placer l’intérêt de la France non dans une grandeur égoïste, mais bien dans la grandeur de tous et dans la défense de la justice éternelle. (Mêmes mouvements dans les mêmes parties de la salle.) Il y a eu une seconde Assemblée constituante, et cette seconde Assemblée a retrouvé la pensée héroïque et désintéressée de la France et elle a dit à l’unanimité : Pacte fraternel avec l’Allemagne, pacte fraternel avec l’Italie… De l’histoire qui date de la Révolution française doit venir notre inspiration et nous devons retenir la volonté, la passion d’identifier les droits et la grandeur de la France avec les droits et la grandeur du genre humain. (Rumeurs.)… Pour moi la véritable tradition de la France, conforme à son véritable intérêt, consiste à faciliter, à seconder les aspirations des peuples vers l’indépendance et l’unité, et non à les contrarier, à les arrêter dans ce mouvement, et si aujourd’hui en Italie et en Prusse il y a un sentiment de colère contre la France,… (murmures et réclamations sur plusieurs bancs) c’est précisément parce que vous présentez à ces deux pays une France jalouse, mesquine, inquiète… (nouveaux murmures) et non une France confiante, généreuse et libérale. » (Approbations sur quelques bancs à gauche.)

On le voit, la gauche, toute la gauche approuvait M. Émile Ollivier. Que l’État français puisse et doive suivre une politique « héroïque », une politique « désintéressée », c’est en effet une idée de gauche, l’idée qu’exprimait Edgar Quinet dans une image fameuse quand il invoquait : « La France, Christ des nations ». Et c’est aussi l’idée dont Napoléon III se fit le serviteur.

Guéroult, Jules Favre, la soutenaient avec les mêmes arguments et la même chaleur. À l’encontre des suggestions du bon sens apportées par Thiers, ils affirmaient que, c’était une franche, une complète, observation de la politique des nationalités qui sauverait la France. M. Ollivier cite encore avec éloges ces fragments d’un discours de Guéroult :

… L’Allemagne est un grand pays qui pourrait bien prendre au sérieux son unité et qu’il ne faut pas froisser. Mais dans le discours de la Couronne, et plus encore dans les commentaires de M. Thiers, il est bien entendu que l’on fait des réserves, que l’on est en disposition et en volonté de ne laisser l’Unité allemande aller que jusqu’où il nous conviendra. (Un membre : On a raison.) Eh bien, quant à moi, je n’aime pas ces paroles vagues qui n’engagent pas ceux qui les profèrent et qui blessent ceux qui les écoutent. (Thiers : Cela ne pourrait blesser que les Prussiens !) Croyez-vous qu’il soit agréable aux Allemands de s’entendre dire que l’Unité peut être une bonne chose, mais que la France verra jusqu’à quel point elle pourra leur permettre de la constituer ? Ou ceci est une menace, et c’est impolitique, ou c’est une fanfaronnade, et ce n’est pas digne de nous. Deux grandes nations se sont constituées à nos portes, deux groupes homogènes par la géographie, par la langue, par les traditions, par le génie. Quelle est pour nous la vraie politique, la seule politique raisonnable ? C’est de nous allier avec ces deux nations, de leur tendre la main, de ne pas voir avec jalousie, avec aigreur, avec méfiance, la grandeur des autres ; c’est de sentir que nous sommes assez grands nous-mêmes pour n’avoir rien à redouter de la puissance d’autrui.

« Guéroult, ajoute M. Émile Ollivier, eut le beau succès d’obliger Thiers à jeter le masque pacifique sous lequel il cachait ses arrière-pensées belliqueuses. » On va voir que la réponse de Thiers était la raison même :

J’ai toujours cru, ajouta Guéroult, qu’il est impossible de ne pas tenir compte, dans les transformations de l’Europe, des volontés des nations intéressées, et je ne crois pas que M. Thiers, eût-il été aux affaires, eût réussi à empêcher l’Unité italienne et l’Unité allemande. (Thiers : Si, Monsieur.) — Qu’il me permette ; de lui dire que cette prétention de se mettre, en travers de la volonté de toute une nation est au-dessus des forces de sa politique.(Thiers : Elle n’est pas au-dessus de l’armée française. — Mouvement.)

Quant à Jules Favre, il n’était pas moins net. Il déclarait le 4 juillet 1868 :

S’opposer aux desseins et aux destinées de l’Allemagne, ce serait une folie coupable, ce serait mettre contre nous toute la race germanique ; nous ne pouvons songer, à une pareille politique. J’ai protesté énergiquement contre les procédés de M. de Bismarck, mais ce qu’il y a de certain, c’est que l’œuvre se constitue et se consolide (Émile Ollivier : C’est cela !) et qu’y toucher serait une ingérence tant qu’elle n’est pas menaçante pour notre nationalité et notre honneur. Au lieu de semer des divisions en Allemagne, nous devons partout y prêcher la pacification, non seulement en ce qui touche la Confédération du Nord, mais en ce qui touche la Confédération du Sud, car nous n’avons aucun intérêt à ce que les rivalités se continuent entre les deux parties de l’Allemagne En conséquence, s’insurger contre les faits accomplis, y rencontrer des souvenirs de ressentiment, des prétextes de défiance et de haine, c’est une erreur capitale qui fait peser sur la nation un malaise funeste qu’il faut, à tout prix dissiper. (Très bien, à gauche.)

Telles étaient les « profondes observations », comme les appelle M. Émile, Ollivier, de Jules Favre et de Guéroult. Ainsi, à l’exception de Thiers, chez qui l’intelligence politique et le sens positif triomphaient des principes libéraux, toute la gauche continuait à plaider pour l’unité allemande comme elle avait plaidé pour l’unité italienne. Non seulement elle ne reprochait pas au gouvernement impérial sa criminelle neutralité dans la guerre de 1866, mais elle pesait sur Napoléon, elle en appelait à sa fidélité au principe des nationalités pour que la France recommençât au delà du Rhin ce qu’elle avait déjà imprudemment fait et laissé faire au delà des Alpes. Et quand Napoléon III, à l’instigation, de l’impératrice, avertie par l’intérêt dynastique et inquiète pour le trône de son fils, essayait de réagir, tentait des retours timides et maladroits à la politique traditionnelle de notre pays, c’est alors que l’opposition criait à l’imprudence et à l’erreur. La seule excuse, la seule apparence d’excuse qu’on puisse invoquer en faveur de Napoléon III, ce sont les hommes de gauche qui la fournissent. Leurs récriminations, leur grandiloquence, leurs appels aux principes, enfin leur esprit de chimère, tout cela était fraternel à Napoléon III, tout cela trouvait un écho dans son cœur. Il ne suivait les conseils des sages, des politiques, que la mort dans l’âme. C’est pourquoi il les suivit trop tard, avec mollesse et inutilement. Les rares choses raisonnables qu’il ait faites lui laissèrent des remords, car elles contrariaient les leçons du testament de Sainte-Hélène, elles séparaient l’empereur de la Révolution, elles le privaient de l’estime des libéraux, des démocrates et des agitateurs du monde entier. Et c’est à cette estime-là qu’il tenait par-dessus tout. On peut dire que l’homme qui se réjouit le plus de l’avènement de l’Empire libéral avant même M. Ollivier, ce fut Napoléon III. Le césarisme libéral et révolutionnaire était au plus profond de ses vœux.

Napoléon III est certainement mort dans la persuasion où M. Ollivier reste toujours, que les désastres de 1870 sont venus de ce qu’il n’avait pas assez écouté Havin, Guéroult et Jules Favre. Nous avions essuyé des revers sans exemple, des milliers de Français étaient tombés sur les champs de bataille, l’ennemi avait ravagé notre territoire, nous avions perdu deux provinces et payé une indemnité sans précédent, un adversaire tout-puissant nous menaçait : et tout cela était venu en châtiment d’erreurs éclatantes, dont on suit la trace dans l’histoire, dont les hommes clairvoyants annonçaient l’issue fatale. Aucune de ces leçons n’a prévalu contre cette illusion enracinée, contre cette sorte de foi religieuse et irrationnelle qu’inspirent les idées de la Révolution. Des hommes ont cru, d’autres croient encore, contre l’évidence, que tous nos désastres eussent été évités par une observation franche, loyale, intégrale du principe des nationalités. On croyait et on enseignait qu’en donnant Rome à la maison de Savoie, en plus de Venise et des Deux-Siciles, qu’en invitant la Prusse à faire l’unité complète après l’avoir laissée battre l’Autriche et les États du Sud par une neutralité inexpiable, et dont les suites ont fait verser dix fois plus de sang français qu’une opportune intervention, on croyait et on enseignait que, par ces désintéressements sublimés, nous eussions échappé à la défaite et à la spoliation. Cela se trouve entre les lignes des papiers de Napoléon, en toutes lettres dans les historiens républicains[2], et M. Ollivier réconcilie sur ce point l’Empire et la République lorsqu’il écrit : « Si Moustier se fût levé, et nous eût répondu ces simples mots : — Nous entendons respecter dans l’avenir comme nous l’avons respectée dans le passé la liberté de l’Allemagne, — c’eût été l’effet d’un coup de soleil sur la glace : tout eût fondu ; les équivoques se dissipaient ; la confiance renaissait ; il y avait partout un immense soupir de soulagement, et Bismarck eût-il persisté dans des desseins belliqueux, il eût suscité en Allemagne un mouvement d’opposition bien plus irrésistible que celui dont il avait eu tant de peine à triompher en 1866. »

Autant de métaphores, autant d’atteintes à l’évidence même. Pourtant M. Ollivier termine son volume par ce conseil de sagesse : Et nunc erudimini. Mais l’idéalisme révolutionnaire est incorrigible. Rien, pas même l’infortune, ne l’enseigne jamais. À ce titre, la persistance des illusions de M. Émile Ollivier vaudra de rester comme un exemple historique.

III

Les illusions de Napoléon III après Sedan

Un de ces documents confirmatifs comme les premières années de ce siècle en ont tant produit, est venu entre les mains du directeur de la revue allemande Nord und Sud, qui l’a publié dans l’été de 1906. Ce sont des lettres adressées par Napoléon III, durant les quelques années qui séparèrent sa déchéance de sa mort, à une femme d’une grande intelligence, et d’un dévouement éprouvé pour sa personne, la comtesse de Mercy-Argenteau. Les détails de fait apportés par cette correspondance, à d’autres égards singulière, ne sont pas nouveaux. On savait que l’empereur déchu n’avait pas perdu l’espoir de remonter sur le trône et que, malgré le désastre et la maladie, il avait retrouvé en exil cette humeur aventureuse et ce goût des entreprises risquées qui avaient poussé le prétendant sur le chemin de Strasbourg et de Boulogne. On a donné plusieurs fois dans la presse des récits de ces plans qui se formaient à Chislehurst pour restaurer l’Empire. Cette correspondance nouvelle fait savoir que la comtesse de Mercy-Argenteau, Française de naissance (elle était la petite-fille de Mme Tallien) mais Autrichienne par son mariage, — son mari, il est vrai, se fit naturaliser plus tard, — avait mis ses relations et son activité au service de la cause bonapartiste et fut plusieurs fois chargée de missions importantes. C’est elle qui remit à l’empereur Guillaume une lettre que Napoléon III lui avait confiée en la priant « de porter, comme la colombe, un message de paix ».

Les tentatives faites par Napoléon III auprès de Guillaume Ier et de Bismarck n’aboutirent d’ailleurs pas. Ce qu’il est intéressant de retenir, c’est l’état d’esprit dont elles témoignent chez le souverain détrôné. Il s’était expliqué à son ambassadrice de ses idées sur les événements et du caractère de la mission dont il la chargeait. Une longue lettre, entre autres, datée du 4 février 1871, est significative. Elle montre à quel point le sens pratique, le jugement politique, manquaient à Napoléon III, avec quelle force, malgré la leçon des événements, subsistait en lui l’esprit de chimère.

Après avoir tout perdu, et la France avec lui, dans une défaite qui était le résultat d’une longue série d’erreurs et de fautes, ce « rêveur couronné », ainsi qu’on l’a si bien nommé, ne renonçait pourtant pas à ses rêveries. Le cosmopolitisme et l’humanitarisme, qui avaient inspiré toute sa politique des nationalités, l’aveuglaient encore après des coups si rudes. Il est peut-être le seul des Français dont l’idéal de fraternité européenne ait, à ce moment-là résisté au démenti que lui infligea la politique prussienne. Plus entêté dans l’illusion que Jules Simon et Victor Hugo eux-mêmes, il se refusait à voir et à comprendre les intentions et la méthode de Bismarck.

Rothan, ce diplomate clairvoyant et ce juste historien, définit bien les mobiles de la funeste politique de Napoléon III quand il écrit :

Napoléon III poursuivait le rêve d’une fédération des peuples, croyant que l’Europe, satisfaite et subjuguée par sa modération et sa sagesse, ne contesterait plus sa suprématie. Il se berçait de l’illusion qu’en face de la solidarité croissante des intérêts économiques, les contestations internationales se régleraient par voie d’arbitrages et que, par de sages compromis conciliant les droits des souverains avec les légitimes aspirations des peuples, on arriverait à la pacification générale

Tel était, en effet, le rêve de Napoléon III. Et, pas plus que le coup de tonnerre de Sadowa, la foudre de Sedan ne l’en avait pu tirer. Battu, détrôné, prisonnier de ses ennemis, il continuait de nourrir dans son cœur la religion du droit des peuples. Il se persuadait que le rôle magnifique de protecteur de toutes les nationalités était destiné à passer, de ses mains à celles du nouvel empereur, celui d’Allemagne. Et cette perspective le consolait presque de ses malheurs. L’idée qu’un monarque fût fait pour travailler dans l’intérêt de son peuple était si loin de sa pensée qu’il se figurait naturellement que Guillaume Ier allait profiter de sa victoire pour inaugurer une politique généreuse et libérale, et non une politique d’intérêt. Voici d’ailleurs ce qu’il écrivait de Wilhelmshoehe à la comtesse de Mercy-Argenteau :

L’état de la France est déplorable, et je ne vois pas d’où peut venir le salut, si l’empereur d’Allemagne ne fait pas preuve de cet esprit chevaleresque que tout le monde lui reconnaît. Aujourd’hui que nous sommes complètement vaincus, les intérêts de l’Allemagne se confondent avec les nôtres. Rétablir l’ordre, comprimer l’esprit révolutionnaire, faire renaître la prospérité qui seule peut permettre de payer les frais de la guerre et assurer la paix, tels sont les résultats qu’on doit désirer dans les deux pays.

Si j’étais à la place de l’empereur et que l’Assemblée eût accepté la paix, j’exigerais que le peuple fût consulté pour établir un gouvernement assez fort pour remplir les engagements contractés. Si, au contraire, l’Assemblée repoussait la paix, j’entrerais à Paris à la tête de mon armée ; j’en chasserais les démagogues qui ont usurpé le pouvoir ; je déclarerais ne traiter qu’avec le gouvernement légitime ; je proposerais à ce gouvernement une paix moins onéreuse que celle offerte à l’Assemblée et une alliance basée sur une appréciation équitable des intérêts des deux pays. Resterait à savoir quelles seraient les conditions de cette paix et de cette alliance. Elles ne sont pas faciles à deviner, mais si, les deux parties étaient d’accord sur le but, on s’entendrait sans doute sur une solution favorable, car il y a des compensations à donner quand on est, comme le roi de Prusse, l’arbitre de l’Europe.

Toutes ces idées ont été, à peu près, je crois, développées au comte de Bismarck et son esprit élevé a dû les comprendre, mais les événements déjouent les projets et forcent même les grands hommes d’État à se courber sous le joug mesquin de la nécessité. Rien ne manque à la gloire de l’empereur et roi, si ce n’est de faire une grande paix, et j’entends par ces mots. une paix qui, au lieu de laisser comme trace de son passage la ruine, le désespoir et l’anarchie, fasse reconnaître la grandeur de son caractère et la profondeur de ses vues politiques.

Il va sans dire que ces considérations sentimentales n’eurent aucune prise sur Guillaume Ier et sur Bismarck, et que la mission de Mme de Mercy-Argenteau échoua complètement. Loin d’être aux yeux de Bismarck « un joug mesquin », la nécessité servait de régulateur à sa politique. Mais Napoléon III était incapable d’entrer dans les conceptions bismarkiennes. Il continuait, après Sedan, d’être dupe autant qu’à Biarritz. Comme le prouve une autre lettre, adressée toujours à la même correspondante et datée du 2 mars 1871, il se refusait à croire que l’intention de l’Allemagne nouvelle, cette Allemagne dont il avait encouragé, favorisé l’unification, fût de voir « le travail de la France arrêté pour bien des années et trente-huit millions d’hommes livrés à l’anarchie ». Il ne comprenait pas que l’empereur et roi ne s’appliquât pas au bonheur de la France autant qu’à la prospérité de l’Allemagne ; qu’il voulût fonder la puissance de l’une sur l’abaissement de l’autre, et qu’il ne préférât pas obtenir par une « grande politique », c’est-à-dire par une politique désintéressée, une gloire plus « grande que celle qu’il acquerrait par la possession de Metz et de Strasbourg. »

Il existe, à ces lettres qui achèvent si curieusement la physionomie de Napoléon III, un complément qui n’est pas moins éloquent qu’elles-mêmes. C’est une rarissime brochure, publiée à Bruxelles à la fin de 1870 sous ce titre : Des relations de la France avec l’Allemagne sous Napoléon III. Elle est signée par le marquis de Gricourt, sénateur de l’Empire, après, avoir été un des premiers amis de Louis-Napoléon Bonaparte, un des complices de l’échauffourée de Strasbourg. Le fidèle Gricourt ne servit ici que de prête-nom, car il est établi que la brochure fut écrite par l’empereur lui-même. C’est une apologie et une défense de sa politique, et l’on y voit cette même persistance de l’illusion, ce même acharnement dans la chimère que nous venons de trouver dans les lettres à la comtesse de Mercy-Argenteau. Même naïveté, même inintelligence des faits, même surprise devant les événements, et même dépit de l’utopiste incorrigible devant la méchanceté des hommes, découverte pour la première fois.

Il y a, dans cette brochure, des aveux d’une simplicité prodigieuse, qui en font un acte d’accusation plutôt qu’un plaidoyer. C’est ainsi que Napoléon III explique sa neutralité dans cette guerre de Danemark par laquelle la Prusse annonça ses conquêtes et sa grandeur, et qui commença notre décadence en nous aliénant définitivement l’Angleterre, aux côtés de laquelle l’empereur avait refusé d’intervenir : « L’empereur, dit la brochure, après avoir proclamé très haut le principe des nationalités, pouvait-il tenir sur les bords de l’Elbe une autre conduite que celle qu’il avait suivie sur les bords de l’Adige ? Il était d’ailleurs bien loin de supposer que la guerre, dont le but avoué était de soustraire des Allemands à la domination danoise, devait avoir pour résultat de mettre des Danois sous la domination allemande. » Et de même, à sa non moins grande surprise, la fondation de l’unité allemande eut pour premier effet de courber des Français sous le joug prussien.

La faute de 1864, Napoléon III l’avait aggravée en 1866 en la recommençant. Il se vante, dans la brochure Gricourt, d’être resté neutre, cette fois encore, avec préméditation. Il cite cette lettre, lettre officielle et insérée au Moniteur, qu’il adressa à Drouin de Lhuys le 11 juin 1866, lorsque le conflit austro-allemand apparut inévitable, et où il indique clairement que pour lui la France passait après l’Italie :

En face de ces éventualités, quelle est l’attitude qui convient à la France ? Devons-nous manifester notre déplaisir parce que l’Allemagne trouve les traités de 1815 impuissants à satisfaire ses tendances nationales ?… Dans la lutte qui est sur le point d’éclater, nous n’avons que deux intérêts : la conservation de l’équilibre européen et le maintien de l’œuvre que nous avons contribué à édifier en Italie.

Il rappelle qu’après la défaite de l’Autriche et des Etats allemands du Sud, une partie de l’opinion française se retourna contre lui.

Afin de répondre à ces attaques, ajoute-t-il, l’empereur entreprit de prouver que ce n’était pas par faiblesse, mais par conviction, qu’il avait facilité en Europe la reconstitution des grandes nations, et il mit ses idées et ses actes sous l’invocation du grand homme qui, du haut de son rocher, avait dicté pour ses successeurs de si magnifiques paroles.

Et en effet, le 14 février 1867, à l’ouverture de la session législative, il avait cité ces paroles du testament de Sainte-Hélène comme la maxime mère de toute sa politique : « Une de nos grandes pensées a été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous, morcelés, la politique et les révolutions. »

Le vaincu de Sedan ne craignait même pas, dans cette brochure, de rappeler qu’après Sadowa encore il s’était réjoui devoir l’unité germanique en marche. Il rappelait qu’il avait observé dans la guerre de 1866 une neutralité qui reste inexplicable si l’on ne se souvient que Napoléon III était le champion du droit des peuples. Enfin il se faisait gloire d’avoir écrit la circulaire La Valette dont nous avons déjà parlé, et où il s’applaudissait des événements qui venaient, en quelques semaines, de transformer l’Allemagne, et de faire une redoutable puissance de ce qui était, la veille encore, division et anarchie.

La politique, ajoutait Napoléon III, doit s’élever au-dessus des préjugés étroits et mesquins d’un autre âge. L’empereur ne croit pas que la grandeur d’un pays dépende de l’affaiblissement des peuples qui l’entourent et ne voit de véritable équilibre que dans les vœux satisfaits des nations de l’Europe[3]. En cela, il obéit à des convictions anciennes et aux traditions de sa race. Napoléon Ier avait prévu les changements qui s’opèrent aujourd’hui sur le continent européen. Il avait déposé le germe des nationalités nouvelles dans la péninsule en créant le royaume d’Italie ; en Allemagne, en faisant disparaître deux cent cinquante-trois États indépendants.

Ainsi le « droit des peuples », dont la conception hantait déjà le prétendant de Strasbourg et de Boulogne, après avoir été la grande pensée de son règne, survivait à toutes les catastrophes. Le testament de Wilhelmshœhe répète le testament de Sainte-Hélène. Les deux Napoléons, dans l’exil et dans la défaite, cherchaient leur excuse et leur gloire dans leur fidélité aux principes révolutionnaires. L’oncle et le neveu, Napoléon le grand et Napoléon le petit, après avoir laissé la France meurtrie, envahie, diminuée, vantaient pourtant leur œuvre qui n’avait consisté qu’à « ennoblir les peuples, à dessouiller la Révolution et à raffermir les rois », — les rois des puissances rivales. Programme qui s’est malheureusement réalisé à la lettre ! C’est ainsi que se révèle, des origines jusqu’à la chute, des coups d’État jusqu’à l’abdication, l’unité de caractère des plus mauvais chefs qu’ait jamais eus la France. Le système napoléonien souffre toutes les appellations. On peut le nommer libéral, révolutionnaire, cosmospolite, humanitaire idéaliste. L’Europe, — la vraie Europe, celle de l’équilibre et de l’ordre, — proteste qu’il n’a jamais été européen. Ses principes et ses conséquences funestes montrent assez qu’il n’eut rien de français.

  1. Cependant c’est M. Ollivier lui-même qui relate des déclarations que Dalwigk, ministre de Hesse-Cassel, faisait « en toute occasion » à notre représentant M. d’Astorg : « Plus la France attendrai plus elle trouvera organisée la force prussienne qui ne l’est pas encore du tout dans le Sud. Comme Allemand, je ne prononcerais pas ce mot de guerre. Mais si j’étais la France, je la ferais le plus tôt possible, car la Prusse considère chaque jour davantage la France en état d’infériorité sous le rapport militaire, et plus on attendra, moins la Prusse aura tort. La France consentira-t-elle à perdre tout le prestige de sa puissance, prestige dont elle a été si jalouse jusqu’ici et qui l’a placée à la tête des nations ? Une guerre entre la Prusse et elle est inévitable. Assurément, comme Allemand, je ne la souhaite pas ; comme Hessois, je suis prêt. Si la France est prête, et que, cherchant un prétexte pour rompre avec la cour de Berlin, elle considère que l’entrée de la Hesse entière dans la confédération du Nord est de nature à provoquer cette rupture, je suis disposé à servir ses desseins, et dès demain je proclame l’entrée du Grand-Duché. Sinon je résiste encore. Il est impossible que la France reste plus longtemps spectatrice muette du développement menaçant que la Prusse prend chaque jour ; les assurances de modération que Bismarck donne volontiers ne sont que des mensonges perfides ; la guerre seule peut mettre un terme à cet état de choses. Aujourd’hui, elle peut se faire à d’heureuses conditions pour la France ; plus tard, je crains qu’il ne soit trop tard, » Telles étaient les bonnes volontés qui s’offraient à nous en Allemagne jusqu’après Sadowa. Mais M. Ollivier ajoute, avec sécheresse et satisfaction, que M. d’Astorg, représentant du gouvernement impérial, « ne répondit à ces excitations que par le silence ». (Empire libéral, t.X, p.49.)
  2. Voir les Appendices II et III.
  3. À cette théorie, en apparence généreuse, Proudhon objectait avec raison : Qui peut se flatter de jamais satisfaire ces vœux ? En posant le principe, vous rendez les nationalités insatiables. Toutes élèveront tour à tour leurs prétentions. Il n’y aura plus de tranquillité pour l’Europe, ni pour le monde. Et Proudhon prophétisait que le principe des nationalités, prétendu humanitaire, ferait couler des torrents de sang en Pologne et dans les Balkans ; (Voir sa brochure Si les traités de 1815 ont cessé d’exister, réponse au discours impérial d’Auxerre.)