Bismarck et la Papauté/II/03

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BISMARCK ET L’ÉPISCOPAT
LA PERSÉCUTION (1873-1878)

III[1]
L’ANNÉE 1874

Le 10 janvier 1874, un nouveau Reichstag allait être nommé. Les questions d’Église dominaient la campagne électorale. La persécution, comme souvent il advient, avait grandi l’importance du fait religieux. Un chancelier qui croyait au Christ, mais qui faisait expier aux prêtres sa rage contre le Centre ; des protestans croyans qui détestaient les Jésuites et demeuraient d’ailleurs attachés à l’idée du règne de Dieu ; des protestans incroyans auxquels toute orthodoxie déplaisait et qui trouvaient commode de rendre un dernier hommage à leur Eglise en dénonçant la confession rivale ; enfin des sceptiques ou des athées qui voulaient expulser Dieu de l’État : telle était la coalition, vaste mais incohérente, contre laquelle se dressait, sans jamais s’y briser, la résistance catholique. L’ardeur de la lutte, l’exaltation de la presse accroissaient, dans cette coalition, la puissance et l’audace des élémens avancés : c’est eux qui avaient trouvé le nom de Culturkampf, outrage implicite pour la vieille civilisation chrétienne ; c’est eux qui se plaisaient à représenter l’Allemagne, cette Allemagne fraîchement issue de la vieille Prusse conservatrice, comme chargée de conduire, au nom de l’humanité, le grand combat pour la pensée libre. Bismarck, à son tour, se laissait entraîner par ces chants de guerre : il en amendait un peu les paroles, introduisait çà et là le nom de Dieu, qui s’y trouvait comme dépaysé ; mais d’être le stratège d’une belle lutte spirituelle, cela finissait par caresser son orgueil. « Ce sera la tâche de notre État et de notre peuple, lisait-on dans l’un des organes du chancelier, de frayer la route au rayon de lumière de la vie intellectuelle moderne. »

Cette idée, chez Bismarck, prenait tout de suite une forme politique et réclamait certaines sanctions diplomatiques. Au nom des victoires d’hier et d’avant-hier, il prétendait faire régner sur les autres nations les maximes qui poussaient et guidaient l’Allemagne dans les batailles d’aujourd’hui ; il aspirait, suivant les expressions assez maniérées de la Gazette de l’Allemagne du Nord, à transformer en « lien de parenté spirituelle entre les peuples les chaînes que la hiérarchie voulait faire peser sur le monde. » L’idée du Culturkampf gouvernait ainsi la politique extérieure, comme la politique intérieure. L’Allemagne avait une ennemie, Rome. Malheur aux catholiques de l’Empire s’ils ne se comportaient pas en bons sujets ; malheur aux autres peuples, s’ils ne se comportaient pas en bons parens.


I

« Les élections au Reichstag, lisait-on dans une brochure propagée par le Centre, doivent prendre le caractère d’un grand plébiscite du peuple catholique pour sa foi et pour son Eglise, d’une protestation violente contre le système actuel de politique ecclésiastique. Nous pouvons devenir une minorité avec laquelle tout gouvernement devra compter. » Inversement, avec l’ascendant d’une feuille officielle, la Correspondance provinciale affirmait : « Ce qui domine les élections, c’est le conflit entre l’esprit national allemand et les aspirations ultramontaines hostiles à l’Empire. Ici les Guelfes, là les Gibelins. »

Mais la Correspondance ajoutait que, si la majorité anti-ultramontaine renfermait des élémens hostiles aux projets militaires du gouvernement, ce serait un grand péril. Bismarck voulait un Parlement qui d’une part, bon gré malgré, domptât les évêques, et qui, d’autre part, lui accordât sans délai, pour un temps indéfini, un effectif annuel de 401 659 soldats. Ces deux préoccupations paraissaient d’ordre assez divers, mais elles s’entremêlaient dans l’esprit de Bismarck, et le double désir de séparer du Centre certains catholiques et de gagner aux aspirations du militarisme certains nationaux-libéraux l’amena, dans la semaine qui précéda les élections, à faire surgir des nuages sur la frontière de France. La France, parce que catholique, allait acculer l’Allemagne à la guerre : tel était le murmure que savamment on répandait, pour que les électeurs donnassent leur vote aux nationaux-libéraux et pour que les nationaux-libéraux, ensuite, donnassent au chancelier des soldats.

La presse allemande était maintenue dans un état de fièvre, et le 9 janvier, à la veille même du scrutin, un accès se déclara. Les « Gibelins, » qui le lendemain allaient voter et faire voter pour Bismarck, étaient mis en allégresse par une révélation soudaine. Les dépêches résumaient et la Gazette de Cologne publiait certain papier qu’avait expédié d’urgence le premier secrétaire de l’ambassade d’Allemagne auprès du Quirinal. C’était une bulle secrète : avec une correcte gravité, elle prévoyait et réglait les conditions du futur conclave ; elle était signée Pie IX. On y trouva l’indice que l’élection du prochain Pape serait une sorte de coup d’État contre l’Allemagne, machiné par le Vatican et par la France : Pie IX apparut comme l’ennemi national, qui concertait à l’avance cette intrigue d’outre-tombe, et qui ne cesserait jamais d’offenser l’Allemagne, même lorsqu’il aurait cessé de vivre. Comme on avait joué de sa lettre à Guillaume avant les élections au Landtag, ainsi joua-t-on de cette bulle pour desservir les candidatures catholiques qui frappaient à la porte du Reichstag. Il semblait que désormais ce fût une habitude électorale du gouvernement, d’exploiter contre le Centre, en vue d’une manœuvre de la dernière heure, quelque document pontifical, et de traîner le nom du Pape dans les polémiques collées sur les murailles. Mais, cette fois, le document était faux ; avec une ancienne bulle de Pie VI, un mystificateur besogneux l’avait fabriqué. Le savant canoniste Hilgenfeld, qui dans la Gazette nationale en donnait le commentaire, était si occupé d’espionner dans cette bulle les intentions malignes du Pape, qu’il n’avait pas entrevu les grossiers artifices du faussaire. Le pauvre professeur fut la plus éclatante victime de cette intrigue ; quant à la fraction du Centre, elle n’en subit aucun préjudice. Les élections du 10 janvier, tout au contraire, furent pour elle un triomphe. Elle fit réussir 92 de ses candidats. Le Reichstag, comme la Chambre prussienne, vit s’éclipser le vieux parti conservateur : il n’y avait plus que 17 députés qui arborassent encore ce nom. Le Centre et les nationaux-libéraux, au Reichstag et au Landtag, devenaient les deux forces décisives, et ce qui frappa l’Allemagne, c’est que la Bavière, surtout, contribuait au progrès numérique du Centre. Dans le combat contre Rome, unitaires et vieux-catholiques avaient fixé au royaume des Wittelsbach une place d’avant-garde ; il ripostait en expédiant au Reichstag, sur 47 députés, 34 défenseurs de l’Eglise.


II

Bismarck, était mécontent : il voyait dans les progrès des « ultramontains, » en même temps qu’un défi pour les lois ecclésiastiques, un obstacle aux projets militaires. De vive force il fallait emporter pour ces projets le suffrage des nationaux-libéraux. Il allait donc viser, derrière les évêques français, la catholique France, s’abandonner à ces excitations à demi sincères, à demi factices, dont il était à la fois l’esclave et le maître, et affoler les imaginations, la sienne tout d’abord, avec le cauchemar d’une nouvelle mêlée sanglante, possible et peut-être prochaine, entre l’« ultramontanisme » des Français et la « pensée libre » des Germains.

Dès le 13 janvier, il priait Gontaut de venir le voir et réclamait de la France, contre certains mandemens épiscopaux qui visaient l’Allemagne, un acte explicite. Il lui parlait de la guerre sans merci que le Pape, partout, avait déclarée aux droits de l’État ; de la croisade épiscopale qui, sur un mot d’ordre de Rome, s’organisait en tous pays contre l’Allemagne ; de ces évêques que jadis il aurait comparés aux sénateurs romains sous la République, et qui, aujourd’hui « déchus au rang de sénateurs romains sous l’Empire, subissaient en tout la volonté du Pape. » « Les attaques qui nous viennent de France, insistait-il, ont une gravité exceptionnelle parce qu’elles agissent sur des sentimens mal éteints, et parce qu’elles sont un encouragement à des résistances dont nous voulons avoir raison à tout prix. » Bismarck avait lu dans un journal de Bavière que la victoire du parti clérical en France fortifierait à Munich l’opposition catholique ; ce qu’il savait, lui, et ce qu’il ajoutait, c’est que cette victoire lancerait inévitablement la France dans une guerre contre l’Allemagne ; car l’Empire ne voulait pas se laisser prévenir, et l’on n’attendrait pas que la France eût achevé les préparatifs. Le chancelier, ce jour-là, ne jouait pas à la colore ; il était calme, nuancé même, mais d’autant plus imposant ; rarement Gontaut avait trouvé chez lui une aussi courtoise sérénité. « Je ne vois là du reste, continuait Bismarck, qu’un premier avertissement qui peut être utile pour les deux. » À titre de conclusion, il insinuait que le gouvernement de Paris devait châtier les évêques par un appel comme d’abus, ou bien que lui, Bismarck, au nom de Guillaume, pourrait peut-être les poursuivre devant les tribunaux français pour offense contre un souverain étranger. Gontaut discuta, montra les inconvéniens des deux procédés, et surtout du retentissement qu’ils auraient, essaya d’établir que l’action politique des évêques était restreinte. Bismarck le nia ; et la conversation s’égara sur la visite de Ledochowski à Versailles en novembre 1870, sur les manèges qu’avait alors concertés le chancelier pour faire agir en faveur de la paix les prélats français. Bismarck avait échoué, et ne leur avait pas encore pardonné. Gontaut, fort habilement, tira de ce souvenir même un argument : puisque en 1870 les évêques de France, malgré les désirs de Pie IX, n’avaient pas osé parler pour la paix, cela prouvait que l’infaillibilité ne les astreignait pas à cette subordination absolue dont tout à l’heure se plaignait le chancelier. « Vous n’êtes pas aussi bon catholique que je pensais, » répliqua Bismarck en souriant ; et il se piqua d’avoir fait récemment beaucoup de théologie. Il protesta du reste, très longuement, qu’il n’avait pas envie d’une guerre ; mais, revenant à ses conclusions, il redemandait un châtiment, tout au moins contre l’évêque Plantier, de Nîmes. Au début de l’entretien, il avait visé plusieurs évêques ; à la fin, Plantier seul était désigné ; et des esquisses de sommations réclamaient contre lui des gestes de rigueur.

Mais des gestes, c’était trop déjà : le duc Decazes ne pouvait ni ne voulait les faire sur un ordre étranger. La majorité parlementaire représentait, tout à fois, les aspirations de la France au relèvement et les susceptibilités religieuses du pays ; elle n’aurait pas admis que l’évêque Plantier fût déféré au Conseil d’État. Hors de la majorité même, des patriotes passionnés auraient pu se lever et dire que par ces lèvres véhémentes de quelques évêques, plus soucieux de la liberté divine que de l’humaine prudence, la France, tout à l’heure accablée par l’envahisseur, prenait conscience de respirer à nouveau ; qu’impatiente peut-être de crier elle-même à Bismarck certaines vérités, elle écoutait sans déplaisir les audaces impunies du Verbe spirituel ; et que cet amour du risque, cette soif d’aventureuse revanche, dont se laissaient tenter alors les âmes des Français vaincus, pouvait trouver un attrait et un premier soulagement dans ces paroles de prélats, légitimement inquiétantes pour la pondération des diplomates. Aussi le duc Decazes jugeait-il impossible un appel comme d’abus ; si Bismarck voulait poursuivre, on atténuerait l’éclat en faisant condamner Plantier à l’amende, par défaut, et sans aucun apparat d’éloquence ; assurément Plantier s’y prêterait, et l’évêque de Nîmes, en effet, avec une « patriotique modération » dont témoignait plus tard le ministre Larcy, déclarait au maréchal de Mac Mahon qu’en pareille occurrence il renoncerait à se défendre. Mais Decazes espérait gagner du temps, et traverser ainsi le défilé. « Le chancelier, écrivait-il à Gontaut, prétend nous entraîner de force à le suivre dans sa croisade contre l’Eglise ; nous ne discutons pas, nous restons en place. »

Bismarck était pressé ; le 15 janvier, pour intimider la France, il écrivait aux représentais de l’Allemagne à l’étranger que, tout désireux qu’il fût de la paix, il voulait lui-même, s’il sentait la guerre inévitable, en choisir le moment ; que la France deviendrait l’ennemie jurée de l’Allemagne du jour où elle s’identifierait avec la Rome papale, antagoniste de l’Empire ; qu’une France soumise à la théocratie était inconciliable avec la tranquillité du monde, et qu’en rompant avec l’ultramontanisme, la France fournirait la plus sûre garantie pour la paix de l’Europe. La Gazette de l’Allemagne du Nord, le 16 janvier, développait les mêmes aphorismes ; ils résonnaient comme un ultimatum ; à Paris, la Bourse s’émouvait. Et voici que, le 18, paraissait au journal l’Univers un mandement de l’évêque Dabert, de Périgueux, où Bismarck encore pourrait trouver prétexte à chicane ; d’autres articles, dans le même numéro, ne ménageaient pas à l’Allemagne les vivacités. Decazes, immédiatement, suspendit le journal pour deux mois : il espérait que Gontaut pourrait, en annonçant à Bismarck cette décision, déterminer le chancelier à ne pas poursuivre Plantier. Les propos que Decazes deux jours après tint à la tribune au sujet des relations diplomatiques entre la France et l’Italie, et la fin de non recevoir qu’opposa tout de suite l’Assemblée nationale à toute interpellation sur un tel sujet, paraissaient de nature aussi à rassurer l’Allemagne. C’étaient là des actes publics ; ils engageaient la majorité : ils coupaient court à certains bruits qui avaient pris leur origine en France même, et qui accusaient la France du 24 mai de préparer, sur l’ordre des évêques, une prochaine expédition de Rome et un nouvel incendie de l’Europe.

Mais Bismarck voulait-il être rassuré ? Le 21, Bülow revoyait Gontaut pendant de longs instans, et Bülow répétait : Il nous faut autre chose, une autre preuve que la France ne veut pas la guerre. Gontaut commençait à craindre que Bismarck n’exigeât bientôt, brutalement, une déclaration d’abus contre l’évêque Plantier. Subitement, quatre jours plus tard, l’atmosphère se rassérénait ; le marquis de Sayve, premier secrétaire de notre ambassade à Berlin, recevait de Bülow l’assurance que Bismarck était très satisfait de la suppression de l’Univers et du discours prononcé par Decazes ; quant à l’appel comme d’abus et aux autres moyens de poursuite que ménageait la loi française, Bülow lui disait simplement qu’il les faisait étudier et qu’on en parlerait plus tard. « Je suis porté à croire, télégraphiait Gontaut à Paris, que la question est en voie d’apaisement. » En fait, l’incident était clos.

C’est que, de toutes parts en Europe, — le comté de Gontaut-Biron et le duc Decazes en recueillirent bientôt les indices, — la politique bismarckienne commençait d’éveiller un mécontentement et de provoquer des réserves. « Bismarck, disait à Gontaut le prince Gortchakoff, ne peut vous faire la guerre, en ayant contre lui l’opinion morale de toute l’Europe, et il l’aurait. » L’Europe sentait chez Bismarck, comme le notait le duc Decazes après une conversation avec le prince Orloff, « un parti pris passionné de n’envisager les questions qu’au point de vue du cléricalisme, devenu sa préoccupation exclusive et presque maladive ; » et l’Europe, attentive naguère à la parole du chancelier lorsqu’il évoquait le spectre du « cléricalisme français, » se dérobait, finalement, à la tyrannie d’un tel parti pris. Sans demander l’aide d’aucune puissance, l’admirable diplomatie du ministère français avait su, d’une façon prudente et digne, faire échouer cette audacieuse tentative d’un Culturkampf international. L’Europe désormais était en éveil contre le renouvellement de semblables manèges.

Au demeurant, la presse bismarckienne continua de propager les insinuations auxquelles les chancelleries européennes étaient désormais rétives ; et l’on tenta même, en Bavière, dans un manuel technique destiné aux militaires, d’enseigner aux réservistes ce qu’on ne pouvait plus faire croire aux hommes d’État. Le colonel Othon de Parseval, rédacteur du manuel, prodiguait les bons conseils aux hommes qui rentraient dans leurs foyers, et les mettait en garde contre deux internationales, la noire et la rouge. « L’internationale noire, » continuait ce curieux catéchiste, veut renverser l’empire germanique et établir à sa place la domination des prêtres romains : c’est à quoi les Français doivent concourir. »

Soucieux avant tout de la lutte contre Pie IX et contre les évêques, Bismarck interprétait, ou peu s’en fallait, comme un acte d’hostilité permanente de la part de la France, l’existence à Paris d’un cabinet et d’une majorité parlementaire dont la politique religieuse était toute différente de la sienne. Bismarck ne voulait, en France, ni le Comte de Chambord, parce que clérical, ni les Bonapartes, parce qu’il accusait l’Impératrice de cléricalisme ; les journaux libéraux sur lesquels il avait prise, ceux de la Bavière surtout, mettaient une coquetterie visible à noter avec allégresse tous les faits, petits ou grands, qui laissaient prévoir, en France, l’ascension des partis avancés. « Ce qu’il faut à l’Allemagne, écrivait Lefebvre de Béhaine, qui lisait. assidûment cette presse, c’est le triomphe du radicalisme, parce que tout ce qui n’est pas cela paraît entaché d’esprit clérical, et de l’ensemble d’idées à l’écrasement desquelles se sont voués tous les héros du Culturkampf. »

Étranges vicissitudes des partis ! À la fin de 1870, Gambetta et ses amis avaient représenté la patrie : Bismarck à ce titre les avait haïs ; il leur avait reproché de prolonger la guerre ; et Bismarck, à cette date, aurait souhaité de s’appuyer, contre eux, sur les évêques de France. Mais il semblait que pour l’instant sa hantise momentanée de la question religieuse eût lentement fait taire tous ses griefs de jadis ; il semblait qu’il pardonnât à ces patriotes de gauche d’avoir fait se lever, derrière la France vaincue à Sedan, une autre France inconnue de lui ; qu’il se souciât plutôt de leur credo philosophique que de leur passé ; et qu’à titre d’ennemis du cléricalisme, il les amnistiât. Ses armées avaient mis un terme à l’occupation matérielle de notre territoire, mais on eût dit qu’il rêvait une sorte. d’occupation morale, au cours de laquelle notre attitude à l’endroit de Rome se réglerait sur la sienne. Du moins Challemel-Lacour sembla-t-il le croire lorsqu’en attaquant à la tribune le projet de loi sur la liberté de l’enseignement supérieur il évoqua l’image des périls extérieurs qui succéderaient peut-être à cette nouvelle affirmation catholique de la France. Se recroquevillant dans l’exclusivisme de ses haines, Bismarck, en 1874, voulait semer parmi les nations la haine du Pape, comme les Jacobins en 1792 avaient voulu semer parmi elles la haine des rois ; et gare à la France si la moisson n’y levait pas toute seule ! C’était là le sens profond des demi-menaces que faisait avorter la belle habileté de Gontaut.


III

Le Culturkampf national continuait de marcher fort mal : les violences succédaient aux échecs, les échecs aux violences. La presse catholique faisait de gigantesques progrès. Partout se fondaient de petites feuilles au service du Centre et de l’Eglise. Bismarck mobilisait les parquets contre les journalistes ; les procureurs recevaient des formulaires signés en blanc, par lesquels Bismarck poursuivait à l’avance les outrages dirigés contre sa personne. Ils en usèrent et en abusèrent ; il y en eut qui sous ce prétexte incriminèrent et firent condamner des articles où le libéralisme seul était attaqué. D’autres allèrent jusqu’à traquer les conversations. L’on vit une pauvre couturière traînée en justice, parce qu’elle avait médit de Bismarck, et un prêtre condamné à trois mois de prison et finalement expulsé d’Allemagne, parce qu’il avait donné à son chien le nom de Bismarck. « Si je le tenais, je le pendrais, » avait dit à Aix-la-Chapelle une femme de la halle : elle expliqua devant le tribunal qu’effectivement, si elle avait son portrait, elle l’aurait pendu. Les juges acceptèrent son explication ; elle fut l’une des rares accusées qui furent absoutes du crime de lèse-majesté bismarckienne. Les associations catholiques étaient espionnées ou prohibées ; celle qu’avait fondée le baron de Loe était, en plein Landtag, traitée d’antipatriotique par le ministre Eulenburg ; et les fonctionnaires étaient priés d’en sortir. Les membres du Centre et leurs électeurs ne restaient pas dignes d’être Allemands : cela se disait sans relâche et s’écrivait sans cesse, avec une insolence qui risquait de dépeupler l’Allemagne, puisque chaque jour s’élargissait leur conquête.

Un jour de janvier, Mallinckrodt en eut assez, et le défi qu’il jeta fut terrible. On discutait sur la liberté électorale des agens de l’État, à propos de la révocation d’un administrateur de district. Mallinckrodt rappela que dix-huit ans plus tôt les libéraux avaient défendu l’indépendance des fonctionnaires contre un ministère conservateur, et que, dans ce temps-là, il était avec eux pour la liberté, comme aujourd’hui, pour elle encore, il était contre eux ; et puis, las d’entendre inculper le patriotisme des catholiques rhénans, il prit une revanche de polémiste qui fit l’effet d’un coup de foudre. Il parla d’un personnage de l’État qui s’était déclaré, en 1866, plus Prussien qu’Allemand, et qui avait dit, en cette même année, qu’il céderait sans difficulté à la France le Palatinat Rhénan, Trèves et Coblentz ; les nationaux-libéraux admiraient cet homme, et ils accusaient les catholiques ! Mallinckrodt, se retournant vers eux, leur demandait : De cet homme ou des catholiques, qui donc a plus de patriotisme allemand ? Cet homme c’était Bismarck ; Mallinckrodt abritait son assaut derrière les révélations que venait de publier le général La Marmora. Un fédéraliste, un ultramontain, un ami des Guelfes, prenait licence de parler au nom de l’Allemagne, de cette Allemagne qu’en 1870 Bismarck avait étendue jusqu’aux Vosges, et de l’interpeller sur l’intention qu’un moment il semblait avoir eue de multiplier pour les Français les têtes de pont sur le Rhin. Le chancelier n’était pas là ; la Chambre, un peu troublée, s’évada tout de suite vers les discussions pendantes. Mais quelques instans après, Bismarck arriva, réclama la parole pour un fait personnel, repoussa comme une invention mensongère l’allégation de Mallinckrodt, profita de l’occasion pour dire son fait à Schorlemer Alst, bouscula Mallinckrodt qui le rappelait à l’ordre du jour. — Le livre existe, insistait l’orateur du Centre ; les documens sont là, pourquoi n’avez-vous pas démenti ? — Bismarck alors, au lieu de répéter l’accusation de mensonge, accablait de son mépris l’indiscrète publication qu’avait osée La Marmora : quelques instans avant, il la flétrissait comme apocryphe, il s’en plaignait à présent comme d’une indélicatesse que le code pénal italien ne permettait pas de punir. Des rectifications, des explications, avait-il le loisir d’en faire publier, lui Bismarck, lui l’homme le plus haï du royaume ? Fièrement il se faisait un piédestal de toutes ces haines qu’il inspirait, mais Mallinckrodt le ramenait au fait : — Oui ou non, les documens sont-ils vrais ? — Ils sont apocryphes, reprenait cette fois Bismarck acculé, et puis tout de suite, comme s’il sentait fléchir sous ses pas ce terrain de défense, il reprochait à Mallinckrodt de les avoir mal cités. D’ailleurs, demandait-il, ai-je cédé un pouce de territoire ? On n’a pas le droit d’abuser de la tribune pour forcer ainsi le représentant du gouvernement à se défendre contre des reproches que je ne puis qualifier d’aucun mot parlementaire. Mais la presse saura les qualifier… Et Mallinckrodt, implacable, reprenait : Ils sont signés, ces documens, ils ont des dates ; à vous de prouver qu’ils ne concordent pas avec les originaux… Bismarck n’en pouvait plus. L’assemblée docile prit en pitié sa colère. On cria : Clôture ! on projeta de sortir en masse lorsque le Centre renouvellerait de tels débats ; on lit dire par la presse que Mallinckrodt occupait une haute situation dans la Compagnie de Jésus, et l’on étouffa dans un tumulte d’invectives contre le Centre le bruit que méritait de faire une lettre de La Marmora, attestant l’authenticité des documens qu’avait cités Mallinckrodt. Mais les ennemis politiques du chancelier tenaient tête à l’orage, avec intrépidité.

Il se retournait alors, par tactique, vers les auxiliaires religieux dont l’impuissante pétulance bourdonnait sans cesse autour de lui, vers les vieux-catholiques. Il sentait leur propagande échouer ; eux-mêmes l’avouaient, avec franchise et méchante humeur. C’est la faute à Lutz et à la presse libérale, disait en Bavière le philosophe vieux-catholique Jean Huber : Lutz temporise et les journaux bismarckiens ne font dans le domaine religieux qu’une agitation nihiliste ; ils poussent les masses à l’athéisme, au lieu de les familiariser avec l’idéal religieux des vieux-catholiques. Et Jean Huber, voyant les masses rester « ultramontaines, » écrivait tristement, presque désespérément : « Il me semble que j’appartiens aux morts. » Le gouvernement prussien, cependant, s’évertuait à donner à ces morts quelque vie. Ils demeuraient si complaisans pour les pouvoirs civils, et si parfait était leur dévouement ! Une circulaire de Falk, datée du 19 janvier 1874, s’essayait à faciliter l’érection de paroisses vieilles-catholiques ; sans croire beaucoup au succès des nouveaux apôtres, il calculait le concours qu’on pouvait attendre d’eux, en profitait et les secondait de son mieux, sans beaucoup d’entrain ni d’espoir, mais avec loyauté. Il ne fallait pas que l’État prussien pût se reprocher d’avoir eu sous la main une Eglise serviable et de l’avoir, par négligence, laissée végéter ; on se mit en frais, même, de complimens royaux, pour tâcher de lui infuser quelque sève. Guillaume, dans une lettre, glorifiait chez l’évêque vieux-catholique Reinkens cette conviction que le « respect de la loi prussienne était compatible avec la pratique religieuse de toutes les confessions, pourvu qu’elles se souciassent de la paix de l’homme avec Dieu ; » et l’Empereur souhaitait que cette opinion de Reinkens se propageât « dans des cercles toujours plus vastes. » Puis ce fut le tour de Falk, lourd et maladroit, d’expliquer au Landtag que l’hostilité contre Rome formait entre les vieux-catholiques et la Prusse un trait d’union. Vous jetez le masque, lui répondit Mallinckrodt, l’État n’est donc pas neutre ? Et le tribun du Centre accusa tout de suite Falk de violer la loi. Le hasard, éloquent sans le savoir, confirma les invectives de Mallinckrodt. Il advint, quelques jours après, que dans la même séance où Falk se justifia pour avoir supprimé la dotation de l’évêque Kremenlz, 16 000 thalers de traitement furent adjugés à l’évêque Reinkens ; et la main gauche de l’État, qui dépouillait l’Eglise romaine, n’ignorait pas ce que donnait la main droite à l’évêque vieux-catholique.

Mais rien n’entamait la cohésion des catholiques romains. L’État leur montrait la patrie menacée, ils faisaient face avec un sourire. L’État leur indiquait le chemin d’une autre Église qui ne leur demandait aucune souffrance ; ils préféraient leurs souffrances et leur Eglise. « Ils ne voudront pas, s’écriait Mallinckrodt, d’un prélat qui entrera dans la maison par une autre issue que par la porte, qu’un ministre parera d’un manteau d’évêque, et qu’escorteront les baïonnettes. » Alors l’État prussien, saisissant les lois déjà faites, en épia les lacunes, et se préoccupa de les combler.

L’expérience a prouvé, disait Falk, que de simples amendes sont insuffisantes pour maintenir le prestige de la loi et pour briser l’indocilité des évêques ; et l’heure lui paraissait proche où le fonctionnement même des lois de Mai amènerait la Prusse à en déposer quelques-uns. Mais on pouvait prévoir qu’ils continueraient à se considérer comme les pasteurs légitimes et que chacun de leurs prêtres, chacun de leurs fidèles, persistant à les traiter de pasteurs, deviendrait un rebelle. À l’avance Falk voulait sauver l’État contre ces contagieuses désobéissances.

Il y aurait alors à prendre deux séries de mesures. D’une part, il faudrait astreindre ces personnalités épiscopales à un effacement définitif ; des mesures d’internement ou d’expulsion du territoire paraîtraient peut-être indispensables ; Falk prévoyait qu’un jour ou l’autre on les demanderait au Reichstag, seul compétent pour porter atteinte à l’indigénat des citoyens allemands. Mais, d’autre part, le Landtag pouvait dès maintenant chercher les moyens nécessaires pour contraindre les bureaux épiscopaux, les curés, les vicaires, de rompre effectivement tous rapports avec les prélats dont l’État ferait ainsi justice. Le projet de loi que présentait Falk stipulait qu’après la déposition d’un évêque, le président de la province inviterait les chanoines à nommer un vicaire capitulaire qui devrait dans la quinzaine prêter serment à l’État. Ainsi l’évêque que l’État ne reconnaissait plus devait, pour les chanoines, être comme mort.

Le projet de loi pressentait leur refus ; alors le revenu de leur dotation de chanoines leur serait supprimé, et l’État, d’ailleurs, se réservait le droit de payer, comme par le passé, ceux des chanoines dont l’esprit lui plairait et qui ne lui paraîtraient pas complices de la rébellion. Puis un commissaire d’État surviendrait, prendrait sous sa garde tout le temporel de l’évêché, et devrait être considéré par le clergé du diocèse, pour tout ce qui concernerait la haute surveillance du temporel ecclésiastique, comme l’administrateur légal. Dans les paroisses soumises au droit de patronat, les patrons pourraient, durant l’administration du commissaire, pourvoir les cures vacantes en y nommant des prêtres qui répondraient aux conditions fixées par la loi de 1873. Dans toute autre paroisse privée de curé, dix électeurs pourraient provoquer la convocation de tous les paroissiens et faire nommer par eux un curé. Ainsi le projet de loi visait à faire combler soit par les patrons, soit par le peuple lui-même, les vides qui se produiraient dans les diocèses ; il prétendait assurer à nouveau, dès le lendemain de la déposition de l’évêque, le fonctionnement normal de la vie ecclésiastique. Il y avait lieu de craindre, sans doute, que l’évêque déposé, même exilé, ne continuât d’une façon occulte à gérer le diocèse par mandataire ; mais Falk intervenait avec des pénalités extrêmement sévères ; dix mois à deux ans de prison châtieraient tout individu qui exercerait, sans l’aveu de l’État, des prérogatives ou fonctions épiscopales ; et d’autre part, tout prêtre qui ferait un acte quelconque en vertu des instructions d’un tel individu serait passible de 100 thalers d’amende et d’un an de prison. Il faudrait que les murailles des prisons fussent larges et que les cachots en fussent étroits ; car en vertu de cet article, les curés ou les vicaires qui seraient convaincus d’obéir encore à l’évêque exilé ou à son représentant légitime, seraient passibles d’une peine pour chaque témoignage patent de leur obéissance.

Ainsi l’État prussien, dépité de ne pouvoir enregistrer une seule soumission, déposait-il à la Chambre, à la date du 20 janvier 1874, des projets nouveaux qui entraîneraient d’autres condamnations. Il voulait qu’on déférât à ses ordres, et créait maladroitement pour les catholiques d’autres occasions de les violer. En fait, on se trouvait dans un guêpier. Bismarck l’avouait en une heure de franchise, dans une lettre qu’il adressait à Roon et qu’une indiscrétion révélait au public ; il en avait assez de cette « politique du diable, » qui jour et nuit troublait ses digestions. Une fois encore il sentait Guillaume hésitant ; le projet sur le mariage civil, que le monarque avait naguère signé à contre-cœur, faisait son chemin dans les commissions et dans les Chambres ; bientôt il deviendrait loi : l’Empereur aurait à le sanctionner, et des scrupules le reprenaient, allaient peut-être paralyser sa main souveraine. Bismarck ranimait alors sa propre énergie, afin de retenir en haleine celle de son Empereur. Il lui montrait là-bas, à Londres, le comte Russell convoquant un meeting pour acclamer le Culturkampf allemand ; les archevêques anglicans, 337 parlementaires, 1 200 pasteurs, 60 villes de la Grande-Bretagne y donnant leur adhésion ; un parlementaire, sir Thomas Chambers, et un ancien prêtre romain, Chiniqui, dénonçant les conspirations de l’ultramontanisme contre les droits des rois ; le doyen même de Cantorbery jetant un défi à Rome et un bravo à Berlin ; et l’Américain Thompson s’écriant qu’à l’encontre de l’Eglise, Bismarck avait trois devoirs : « piler, broyer, écraser. » Le 2 février, une réunion des membres du Reichstag présidée par Gneist, le 7, un grand meeting à l’hôtel de ville de Berlin, expédiaient en Angleterre de chaleureux complimens. La presse exagérait ces manifestations. Elle faisait silence, autant que possible, sur les messages très significatifs qui s’échangeaient entre un meeting de catholiques anglais et un meeting de catholiques berlinois ; et dans l’esprit de Guillaume une impression se gravait : c’est que cette Angleterre qui, d’accord avec la Prusse, avait en 1842 installé le protestantisme à Jérusalem, se mettait à côté d’elle aujourd’hui, pour lutter contre Rome. Alors Guillaume, le 18 février, prenait la plume et, dans une lettre à Russell, il remerciait ses alliés d’Angleterre. Il affirmait sa tolérance « évangélique, » son respect pour la foi des autres ; mais l’insistance avec laquelle il répétait que les lois récentes ne portaient atteinte ni à l’Église catholique ni à la liberté de ses adeptes, prouvait que le roi de Prusse, en cette heure de crise, connaissait assez mal la foi des autres et les susceptibilités que ces « autres » éprouvaient. D’ailleurs, cette épithète d’« évangélique, » dont il qualifiait sa tolérance, n’était qu’un des nombreux symptômes de l’esprit formellement et systématiquement protestant qui circulait à travers tout son message ; il rappelait les liens qui avaient uni sa maison à celle d’Angleterre, depuis le temps de Guillaume d’Orange ; il déclarait que si le combat qu’il livrait, combat déjà soutenu par les empereurs de jadis, aboutissait à la victoire d’une puissance dont en aucun pays de la terre l’hégémonie ne s’était montrée compatible avec le bien-être des peuples, on verrait péricliter, ailleurs ainsi qu’en Allemagne, les bienfaits de la Réforme, la liberté de conscience, l’autorité des lois.

La lettre à Russell était un succès pour Bismarck. Chaque fois que s’affaissait le zèle de l’Empereur, il l’amenait ainsi à reprendre élan et à frapper lui-même un coup. La Chambre des pairs, ce jour-là même, votait la loi sur le mariage civil, et riait de Gerlach qui redemandait le retrait des lois de Mai ; le paraphe de Guillaume s’alignerait sous cette loi comme sous la lettre à lord Russell. Bismarck avait tendu la plume, l’Empereur s’était fait la main. Et si Rome apercevait, à l’arrière-plan de ces manifestations, un projet de mobilisation du protestantisme universel, Rome peut-être songerait à traiter. Bismarck ainsi, tout en même temps, aurait achevé de raffermir l’Empereur et commencé d’intimider le Pape. Il gardait toujours son rêve de voir un souffle de Culturkampf se déchaînant comme une rafale, de tous côtés en Europe, et faisant branler la tiare sur la tête papale, qui enfin se courberait.

Deux jours plus tard, le 20 février, il saisit le conseil fédéral d’un projet. Il demanda qu’à l’avenir l’État pût condamner à l’internement, ou à l’interdiction de séjour, ou à la déchéance de la nationalité allemande et à l’exil, les prêtres catholiques qui, après avoir été frappés pour exercice illégal de leurs fonctions, ou après en avoir été révoqués, bravaient la police et continuaient à faire acte de prêtres. Jamais crime n’avait fait plus de récidivistes que le crime de sacerdoce, dans la Prusse bismarckienne. Prêtres pour l’éternité, il semblait que, par la multiplicité des peines qui s’amassaient sur eux, ils devinssent criminels pour l’éternité. Bismarck voulait en finir, il les supprimerait pour supprimer le crime. C’est ainsi qu’à l’heure où l’Empire allemand voulait s’apparenter à tous les peuples et à tous les partis qui travaillaient contre Rome, il se préparait à intenter à un certain nombre d’enfans du sol allemand une sorte de désaveu de paternité, pour qu’ils s’en allassent à jamais, déracinés.


IV

Dans les provinces, la police, docile et disciplinée, continuait son œuvre : prêtres, évêques, prenaient la route des cachots. Ledochowski, dont la cour royale pour les affaires ecclésiastiques préparait la déposition, avait refusé, le 4 janvier, d’aller subir un interrogatoire ; le 3 février, entre trois et quatre heures du matin, trois policiers vinrent le chercher ; un fiacre ; un train, une voiture de poste, l’emmenèrent jusqu’à la cellule qui l’attendait dans la lointaine prison d’Ostrowo. Privé de tout domestique, on lui permettait de se faire apporter ses repas du presbytère ; il balayait lui-même sa cellule, faisait lui-même son lit. On marchandait à son chapelain la permission de le voir. Plusieurs semaines se passèrent, durant lesquelles il ne put recevoir de visites que dans la loge du concierge ; il put plus tard ouvrir aux visiteurs son cachot. Ecrire des lettres, en recevoir, lui était interdit ; deux mois durant, il fut privé de dire la messe. Il apprit, en avril, que la cour royale le déclarait déchu de son titre d’évêque ; l’État prussien, qui suspectait l’existence de la primatie de Pologne, détrônait le primat. La rude consigne des geôles prussiennes essayait d’humilier à plaisir l’imposant et noble prélat qui naguère était le commensal de la cour berlinoise, l’altier diplomate d’Église qu’au milieu des camps Bismarck accueillait, et dont il écoutait les pensées avec un assentiment déférent et souriant, avec quelque chose d’énigmatique aussi, dans le sourire.

Le primat de Pologne apparaissait aux autres évêques comme l’image de ce qu’à leur tour ils seraient peut-être demain, et pendant qu’ils avaient encore à leur disposition, comme ils le disaient avec une belle simplicité, un dernier moment de liberté, ils profitaient de ce moment, si douloureux et si solennel, pour adresser à leurs prêtres et à leurs fidèles quelques paroles d’enseignement et d’exhortation. Leur lettre pastorale succéda de trois jours à l’inquiétant message par lequel Guillaume avait remercié le comte Russell. Ils ne s’érigeaient pas en protestataires inutiles et bruyans ; ils parlaient en docteurs, très calmes, très dignes. On nous traite de rebelles, disaient-ils ; mais voici des lois pour lesquelles on n’a consulté aucun représentant de la hiérarchie, aucun évêque, ni même aucun bon catholique laïque ; est-ce notre faute à nous, si nous devons les répudier ? On nous montre les conséquences de notre intransigeance, les souffrances d’un grand nombre de prêtres, l’affaiblissement de notre Eglise, la ruine même, peut-être, de beaucoup d’âmes ; mais veut-on que nous aidions à asservir l’Eglise, à fausser sa constitution, à faire s’insinuer en elle, lentement, mais sûrement, derrière une façade extérieure qui resterait la même, certains principes non catholiques et un esprit non catholique ?


Des temps peuvent venir, continuaient-ils, où les évêques légitimes, institués par l’Esprit saint, ou leurs représentans par eux installés, seront empêchés de gouverner l’Église de Dieu. Même des temps peuvent venir, où des communautés catholiques seront sans pasteur, sans service divin. Tant que vous aurez occasion d’entendre la messe et de recevoir les sacremens d’un prêtre légitime, faites-le avec d’autant plus de zèle, et ne craignez aucune vexation, aucune hostilité. Mais quant au prêtre qui n’est pas en communion avec votre évêque et avec le chef suprême de l’Église, tenez-vous loin de lui. Si vous êtes, sans votre faute, privés du saint sacrifice et des saints sacremens, mais si vous demeurez fermes dans la foi, ensuite la grâce de Dieu remplacera tout.


Ainsi parlaient ces évêques, ils ne visaient pas à être des tribuns, mais poursuivaient, bien simplement, leur tâche de catéchistes, qui, dans leurs diocèses, s’attachant à chaque chrétien, avait fait de ce chrétien une force. Et puis, après cette dernière leçon de religion, ils se recueillirent et attendirent.

Sans retard, à l’évêché de Munster, l’État vint prendre les meubles, et, à l’évêché de Trêves, l’évêque lui-même.

Les vieilles gens à Munster se rappellent encore, avec une gaîté fière et frondeuse, l’étrange journée du 23 février 1874. L’évêque Brinkmann, à ce moment-là, devait au fisc 7 200 marks d’amendes ; et l’huissier se présenta. Quelques commissionnaires l’accompagnaient. On commença à déménager chaises, tables, poêles et couvertures. Mais des femmes survinrent, menaçant leurs maris de ne plus les recevoir s’ils continuaient cette besogne. « Du calme, Lisette, disait l’un des portefaix ; j’en ai assez, je viens. » Il s’en allait, et les autres suivaient, au risque d’encourir 10 marks d’amende. Il restait à l’huissier la force de la loi, mais pour enlever un mobilier, celle des poignets était nécessaire, et celle-ci désertait. Mais d’autres poignets apparurent, ceux des étudians, qui, reprenant les meubles, les réintégrèrent chez l’évêque. L’impuissant huissier voyait rentrer les meubles. Il tenta de lutter, offrit six marks à un juif pour l’engager à se faire déménageur, mais le juif refusa, tandis que gratuitement, pour l’honneur de venger l’évêque, hommes et femmes de la ville, s’emparant de tout ce qui traînait encore sur la place, envahissaient l’évêché et réinstallaient tout. L’huissier finit par déclarer, et pour cause, que la vente n’était pas possible ce jour-là ; et des rires vainqueurs accueillirent cette retraite de la loi. En longs cortèges, le soir même, le clergé de Munster vint féliciter l’évêque ; sous les fenêtres, la foule cria bravo ; et ce jour-là, tout Munster chôma, y compris l’huissier, chômeur malgré lui. Quatre jours après, à quatre heures du matin, une saisie enfin put avoir lieu ; un menuisier et son fils avaient prêté main-forte à l’huissier. Mais lorsque Munster connut l’événement, tous firent tumulte contre ce menuisier trop complaisant, sa maison fut lapidée, aux cris de : A bas le Judas ! Et c’en fut fait à jamais de sa clientèle d’artisan.

Aussi lorsque, au début de mars, on voulut compléter la saisie, on fit venir cette fois, pour envahir le palais épiscopal, quelques prisonniers et huit ouvriers de la ville protestante la plus voisine, dont le travail fut payé 18 marks et qu’on reconduisit à la gare sous une escorte protectrice. Ce n’était pas tout de saisir ; il fallait vendre. En vain le commissaire-priseur essaya-t-il d’exciter les enchères : un bourgeois de Munster, du nom de Hoette, fut seul acquéreur de tous les objets proposés ; il les achetait pour les rendre à l’évêque, et pour les lui rendre à titre de prêt, de façon qu’ils échappassent à toute autre confiscation. Une fois seulement, une voix s’éleva, timide, pour disputer un objet à Hoette ; elle fut couverte par les huées de la foule. Une heure après la vente, la foule de Munster ramena triomphalement à l’évêché, non seulement le mobilier, mais la voiture épiscopale elle-même, et des milliers de vivats acclamaient l’évêque. L’évêque Brinkmann était désormais insaisissable, puisque Hoette était propriétaire de ses meubles ; et sur cet insolvable, les amendes continuaient de pleuvoir, garantes de la future prison.

Eberhard, de Trêves, n’attendit pas longtemps ; le 3 mars, son heure sonna : un fonctionnaire arrivait avec mandat d’arrêt. « Usez de la force, dit Eberhard. — « La force, elle est dans ce mandat, » reprit le visiteur officiel, à qui cette force même pesait. « Mettez la main sur moi, » insista l’évêque. L’autre alors, nuançant de respect la dure contrainte : « Monseigneur, donnez-moi votre main. » Et la main du fonctionnaire, qui peut-être tremblait, garda captive celle de l’évêque, jusqu’à ce que celui-ci fût debout. On partit : le policier voulait passer par le jardin. « Je n’ai pas à craindre la rue, dit Eberhard, et je n’ai pas honte de cette promenade. » L’Eglise d’Allemagne, prisonnière en sa personne, voulait le contact du peuple, une fois encore, avant la solitude de la geôle. Car le peuple était là, ce peuple à qui l’État voulait se cacher et l’Église se montrer ; il s’agenouillait, criait, pleurait. « Calmez-vous, disait Eberhard tout le long du chemin ; les choses iront mieux. »

Sur le seuil de la prison, il se retourna pour bénir, et pendant près de dix mois, Matthias Eberhard, évêque de Trêves, ne put écrire, manger ni parler, sans qu’un policier lût ses lettres, vérifiât les plats qu’il se faisait apporter, assistât en tiers aux courtes visites qu’on lui permettait d’accueillir.

Un jour, ce policier vit entrer et tomber à genoux un ancien magistrat de Trêves ; c’était le député Auguste Reichensperger : « J’ai fait visite à bien des évêques dans ma vie, racontait plus tard Reichensperger, et je ne me prosternais pas, mais quand j’entrai près d’Eberhard prisonnier, instinctivement mes genoux plièrent, je ne pouvais faire autrement. »

Chaque jour à Cologne, sur cette place discrète, ombragée, qui fait avenue vers l’antique abside de l’église Saint-Géréon, l’archevêque Melchers, à son tour, écoutait et regardait, à l’affût de sa destinée. D’avance ses chanoines et de nombreuses députations de fidèles le fêtaient pour ses imminentes souffrances. On apprenait à la fin de mars que, dans la maison d’arrêt de Cologne, deux chambres se préparaient pour le prélat : lui-même officiellement n’était prévenu de rien. Le 30 mars, Auguste Reichensperger vint le voir, leur causerie fut un adieu. À sept heures du matin, le 31, la police venait chercher Melchers, lui refusait un délai de vingt-quatre heures, le forçait de monter en voiture. La foule, sentant qu’on le dérobait à ses acclamations, s’en fut devant la prison, et pendant que se fermaient sur l’archevêque les portes de sa nouvelle demeure, ces masses de fidèles, groupées en bas dans la rue, entonnaient avec calme un chant d’hommage à leur Credo : « Nous vivons dans le vrai christianisme. » Trente-sept ans plus tôt, un autre archevêque de Cologne, Droste-Vischering, avait été arraché de son palais par la police de Frédéric-Guillaume IV. Le douloureux Melchers, âme ascétique et naturellement mortifiée, pouvait s’aider de ce souvenir même pour comprendre ses propres souffrances : et les vers d’Alfred de Reumont, l’historien diplomate, signifiaient à la Prusse que « les menaces et la haine manquent leur but, et qu’à la semaine de la Passion, la fête de Pâques succède. » Melchers fut inscrit comme tresseur de paille, comme couseur de sacs, sur le catalogue d’infamie où s’alignaient désormais indistinctement les noms des criminels de droit commun et les noms des ministres de l’Église. On trouvait naturelle cette promiscuité ; mais lorsqu’en avril son collègue Ketteler se présenta pour lui faire visite, il fut éconduit. Au fond de leurs cellules, Eberhard et Melchers recevaient des lettres de Pie IX, qui les remerciaient, et une adresse collective de l’épiscopat anglais, qui les admirait.

L’Église de Paderborn, elle aussi, redoutait d’être bientôt veuve, et dans cette petite ville affluaient d’immenses cortèges, — l’un compta jusqu’à 16 000 fidèles, — apportant chaque jour à l’évêque un hommage qui expirait en adieu. La presse bismarckienne s’inquiétait de ces « députations monstres, » comme on les nommait, et songeait à les châtier pu à les prohiber. Cet évêque tant aimé s’appelait Conrad Martin. Sous son front crevassé de rides, étincelaient des yeux de feu, qui tout de suite devenaient belliqueux lorsque étaient en péril les droits de l’Église ou l’exactitude de la foi. La majorité conciliaire, dont il était un des tribuns, avait, en 1870, chargé Martin d’une grande œuvre. Il avait eu mission de trouver les formules, précises et subtiles, par lesquelles le Concile définirait au monde comment l’homme connaît Dieu. On lui avait confié les droits de deux grandes clientes, la raison et la foi, dont l’une devait être défendue contre le fidéisme, et l’autre contre le rationalisme ; et plaidant pour l’une et l’autre, il avait eu la gloire d’arbitrer leurs longs débats. Il y avait loin de ces hauteurs aux bagarres du Culturkampf ; mais rapidement, dès qu’il l’avait fallu, Martin y était descendu ; et l’ardeur de sa foi, l’ardeur de son tempérament, passionnaient sa plume et sa parole. Il fut bien vite obéré d’amendes. Si quelqu’un de ses fidèles payait pour lui, Martin, tout le premier, criait au juge que ce payement était sans valeur ; il tenait à honneur de ne pas acquitter envers l’État les dettes que l’Église ne reconnaissait point, et se faisait une gloire de sa rétive insolvabilité. Solidement enraciné dans la rude et pieuse terre de Westphalie, il lui plaisait d’attendre, pour le jour marqué par Dieu, les sévices de César.


V

Les sévices de César s’exerçaient, en toute souveraineté ; mais, de temps à autre, réapparaissaient, dans les cercles d’État, d’étranges et cruelles impressions de malaise. L’allégresse dont avait témoigné la lettre de Guillaume au comte Russell s’était promptement troublée. On n’était décidément ni satisfait ni confiant ; on sentait qu’on aurait dû s’y prendre autrement ; qu’on se fourvoyait dans une impasse : c’était l’avis du prince impérial, du grand-duc de Bade, du théologien Gelzer, que Guillaume écoutait, du savant Keyserling, que Bismarck appréciait. Mais qu’il fût possible de reculer, aucun ne l’admettait : la Prusse de 1850 s’était, à Olmulz, humiliée devant l’Autriche ; se courber devant le Vatican serait courir à un second Olmulz. À vrai dire, les projets sur l’effectif de l’armée, dont Guillaume et Bismarck désiraient passionnément le vote, pourraient rallier une majorité, si seulement une douzaine de membres du Centre consentaient à ne pas émettre un vote hostile, et à s’abstenir ; et l’on parlait de négociations possibles entre le gouvernement et les ultramontains. Le vieux Manteuffel excitait Guillaume contre les nationaux-libéraux, trop tièdes pour l’armée ; il l’excitait même contre Bismarck, qui avait ruiné le parti conservateur ; le grand-duc de Bade agitait l’idée de nommer un vice-chancelier, qui serait peut-être Hohenlohe. Vers le milieu de mars, Bismarck était tombé malade, et sans doute en remerciait Dieu : cela gagnait du temps, cela l’isolait. Dans son isolement, il concerta d’adroites manœuvres. Il tenait absolument à faire voter deux lois : celle qui devait peupler de soldats les casernes ; celle qui devait dépeupler l’Allemagne de ses prêtres. Le Centre était hostile à l’une et à l’autre ; les nationaux-libéraux détestaient la première, et plusieurs d’entre eux trouvaient la seconde un peu cruelle. De sa chaise longue, Bismarck fit un coup de maître. Il les conduisit à accepter que l’effectif militaire qu’il réclamait fût voté tout au moins pour une période de sept années ; il admit qu’au bout de ce temps, le Reichstag reprendrait le droit de discuter le budget militaire ; et puis, en échange de la concession qu’il affectait ainsi de leur faire, il leur demanda de voter contre les prêtres tout ce qu’il voulait. Ce qui restait encore à certains d’entre eux du libéralisme d’autrefois, c’était la défiance contre le militarisme et un certain souci de la liberté individuelle. Entre deux accès de neurasthénie, l’adroit chancelier avait fait avec eux un marché ; pour un léger sacrifice qu’il avait consenti à leur antimilitarisme, ils lui sacrifiaient à leur tour, et d’ailleurs sans beaucoup de tiraillement, la liberté individuelle et les droits civiques d’une certaine catégorie de citoyens, les gens d’Eglise. « Nous allons à l’impérialisme tel qu’il fonctionne en Russie, » constatait Mallinckrodt ; et il montrait du doigt l’imperator véritable, assis au banc des ministres, l’imperator devant qui tout se courbait. Ainsi, dans la première quinzaine d’avril, les bruits qui avaient couru d’une possibilité de pourparlers entre Bismarck et le Centre étaient démentis par la notoriété d’une combinaison toute différente, dont les nationaux-libéraux restaient le pivot et dont, une fois de plus, les prêtres seraient les victimes.

Mais au même moment où Bismarck avait décliné une occasion de causer avec le Centre, une curiosité le poussait à causer avec le Vatican. Il chargeait Keudell, en avril, de répandre dans Rome cette idée que le Vatican aurait avantage à traiter, et à traiter seul, et à traiter avec Bismarck seul. Keudell demandait l’aide de Gelzer ; celui-ci partait pour Rome, voyait Antonelli, montrait au cardinal les inconvéniens du conflit pour l’Eglise, et le cardinal répondait en lui montrant les inconvéniens du conflit pour l’État. On n’allait pas plus loin ; décidément, il était trop tôt pour s’accorder. Bismarck qui verrouillait les évêques et qui demain les exilerait, Bismarck qui n’exposait à tant de ravages l’État et l’Eglise que parce qu’il s’entêtait à légiférer sans Rome sur des intérêts qui relevaient de Rome, était ainsi poussé de temps à autre, par une attraction que l’avenir devait justifier, à nouer avec l’ennemi, non des négociations, sans doute, mais du moins des entretiens. Il y avait là comme un lointain prélude du temps où Bismarck tout seul voudrait s’arranger avec le Pape tout seul, et y réussirait.

En ce printemps de 1874, ces velléités mêmes, survenant inopinément au plus fort de la guerre, avaient l’insolence d’un paradoxe. À quelques semaines de distance, Bismarck soufflait dans le monde la haine contre la papauté, et puis, clandestinement, par un intermédiaire effacé, faisait mine de converser avec elle. « On ne repousserait pas la main qui serait tendue, » notait le prince de Hohenlohe. Bismarck sondait les neutres avec brutalité, pour savoir s’il pouvait leur imposer la guerre, et puis le Saint-Siège avec courtoisie, pour tâter si là-bas quelque main tendue ébaucherait un geste de paix. Que voulait-il réellement, ou, pour mieux dire, que désirait-il ? Voulant que l’État fût obéi, désirait-il, tout de suite, faire un marché qui ménagerait la dignité de l’État ? et les projets nouveaux suspendus sur l’Église, et dont la discussion était commencée, seraient-ils alors retirés ? Ces insinuans chuchotemens, qui succédaient aux éclats de voix provocateurs, indiquaient-ils la conscience qu’il avait d’une certaine faiblesse et je ne sais quelle crainte d’un insuccès toujours plus décisif ? Ou bien ne fut-il peut-être, durant quelques semaines, qu’un malade oscillant entre des caprices ; qu’un orgueilleux fantasque et débilité, goûtant tour à tour des charmes égaux à humilier le Pape et puis à le circonvenir, à se hisser au-dessus de lui, et puis à traiter en égal avec lui ? Dans ce Culturkampf où toujours il apporta plus de passion qu’il n’y trouvait de réel attrait, les volontés ultimes de Bismarck furent souvent voilées de mystère ; il y avait en elles beaucoup d’incompréhensible, et même, peut-être, un peu d’inconscient ; et l’histoire ne doit pas chercher à le connaître mieux que sans doute il ne se connaissait lui-même.


VI

Les arsenaux faisaient diligence pour compléter encore le matériel de guerre et pour le perfectionner. Ces arsenaux s’appelaient le Landtag et le Reichstag : d’après les projets déposés par Falk en janvier, par Bismarck en février, ils affinaient les armes anciennes et en forgeaient de nouvelles.

Le projet de loi d’Empire qui autorisait le bannissement des prêtres avait été accepté par le Conseil fédéral avec une docilité de mauvaise humeur. Bade un instant avait fait des contre-propositions, mais la Prusse avait dit : Je veux. Les plénipotentiaires de la Bavière avaient, une fois de plus, pour des motifs d’offensive religieuse, sacrifié les droits de leur royaume ; on leur avait seulement accordé que le bannissement du prêtre coupable, au lieu d’être décrété par mesure administrative, devrait être prononcé par les tribunaux. Louis II, malgré les instances des députés catholiques de la Bavière, avait refusé d’intervenir. Devant le Reichstag, la discussion fut passionnée. Pour un tel combat, criait un commissaire du gouvernement, il faut des armes tranchantes, et non des armes émoussées. — C’est une loi de proscription du genre le plus odieux, ripostait Pierre Reichensperger ; les décisions de Carlsbad, à côté de ces mesures-là, ne sont que de la besogne de nain ; et l’orateur du Centre se lançait dans un développement juridique sur la légalité de la résistance passive.

Tout ce que vous voulez entreprendre, reprenait Windthorst, c’est la violence toute pure, toute simple, toute nue. Mallinckrodt, dans un beau raccourci d’histoire, montrait le Culturkampf comme le résultat d’un compromis entre le « libéralisme » et le prince de Bismarck ; il expliquait comment ces deux alliés étaient guidés par des motifs différens, et comment le prince, en son for intime, attachait plus de prix aux considérations politiques qu’aux questions religieuses et spirituelles. Mais entre les deux alliés, comment se régleraient les comptes, puisque les motifs politiques étaient « d’ordre plus passager que les motifs spirituels ? » Il annonçait une coalition de plus en plus étroite, de plus en plus solide, entre tous les élémens positifs attachés au christianisme ; en face, se dresserait le libéralisme : et ce serait le combat de deux principes spirituels. « Toute apparition qui surgit entre ces deux principes, poursuivit l’admirable orateur, est une apparition passagère, provisoire, fût-elle aussi puissante que celle d’un Bismarck. M. de Bismarck est à coup sûr un puissant personnage, mais faible comme un roseau devant ces antagonismes qui remuent le monde. » Mallinckrodt, très écouté, mettait ainsi le doigt sur le point faible du grand homme, qui, dans un siècle où le monde est disputé entre deux philosophies de la vie, s’occupait uniquement de jouer une partie politique et finissait par servir, comme ministre, une philosophie inverse de celle à laquelle il adhérait comme chrétien. Ils pensaient, de même au sujet de Bismarck, ces protestans qui gémissaient qu’il laissât péricliter le prestige du christianisme, et ces utopistes du vieux-catholicisme, qui, toujours mécontens et toujours rêveurs, auraient voulu qu’il opposât leur petite Eglise à la grande Eglise romaine, non point comme un spectre taquin, mais comme une puissance spirituelle digne de régner sur les consciences. Mallinckrodt donnait une expression à des regrets que beaucoup de ses collègues, dans les partis les plus divers, essayaient en vain d’étouffer. Quant au projet de loi, il en prenait son parti : « Souffrir, disait-il, prédispose à souffrir, réfléchissez quelles autres armes vous forgerez. Notre devise à nous c’est : Per crucem ad lucem. » Le Reichstag vota comme le réclamait Bismarck ; au soir du 4 mai 1874, fut suspendue, sur tout prêtre de l’Empire, l’alternative d’obéir aux lois ou de perdre, peut-être, la qualité d’Allemand.

On discutait parallèlement, dans les Chambres prussiennes, le projet sur l’administration des évêchés catholiques vacans. Suivre les étapes de ces débats serait fastidieux : entre nationaux-libéraux et membres du Centre, les mêmes discours s’échangeaient, les mêmes affirmations se croisaient, vingt et trente fois de suite. Le protestant Gerlach, lui faisant écho, accusait la Prusse de vouloir réformer l’Eglise par en bas, et détruire l’essence intime du catholicisme en y introduisant le principe démocratique de l’extrême gauche protestante. Où donc est, s’écriait un autre protestant, Senfît Pilach, cette liberté spirituelle, cette liberté chrétienne, à laquelle la Prusse devait sa grandeur ?

Le national-libéral Wehrenpfennig fit accepter un amendement qui multipliait encore, pour les patrons des églises ou pour les communes, les occasions d’intervenir, à l’écart de l’évêque, dans le fonctionnement de la vie ecclésiastique. Mais une revanche imprévue survint aux catholiques : l’État par un article se réservait le droit d’affamer les chanoines, qui, fidèles aux évêques déposés, se refuseraient à établir une nouvelle administration diocésaine ; ce qu’il y avait de gênant et d’odieux dans un tel moyen de pression, fit repousser l’article. C’était un succès tout épisodique, le premier que depuis quatre ans les catholiques eussent remporté ; c’est à l’éloquence de Mallinckrodt qu’ils le devaient. Quelques semaines après, un mal rapide éteignait cette grande voix ; ils avaient ouvert le mois de mai en souriant à un vainqueur, ils le terminaient en pleurant sur un mort.


VII

Il n’était pas dans l’esprit d’un Mallinckrodt que l’on s’attardât à pleurer lorsque des lois venaient d’être votées qui permettaient à l’État d’annuler l’autorité des évêques en y substituant d’autres autorités et de fouler aux pieds le droit civique des gens d’Eglise en les jetant hors d’Allemagne. À vrai dire, il se trouvait des observateurs dans les cercles de la Cour, pour augurer encore, au lendemain même de ces terribles menaces, que la paix était proche, soit qu’ils crussent à l’immédiate efficacité de ces armes suprêmes, soit qu’ils eussent entendu parler des discrets coups de sonde jetés à Rome par Bismarck. « Tout va mieux que cela n’en a l’air, écrivait avec un curieux optimisme Charles-Antoine de Hohenzollern. La querelle ecclésiastique est près d’être paralysée. Il n’y aura pas, sans doute, la paix entre Rome et Berlin, mais on saura bien trouver un modus vivendi. » Mais les évêques au contraire, sans se laisser assoupir par de tels pronostics, se disposaient à des luttes plus acharnées. Le peuple les regardait ; il se préparait à écouter les décisions qui régleraient, en face des lois nouvelles, l’attitude de l’Eglise. Les deux archevêques prussiens étaient en prison ; et Guillaume, à qui l’administrateur épiscopal de Fulda demandait pour eux une mesure de grâce, la refusait ; les responsabilités appartenaient désormais à Foerster, prince-évêque de Breslau.

Il tenta de s’en décharger sur Blum, de Limbourg, sur Ketteler, de Mayence, et finalement il les garda. C’est à lui qu’une lettre d’Arnim, en juillet 1870, avait prédit la persécution future. Foerster était un bon prêtre ; les débats théologiques lui déplaisaient, et jadis il eût volontiers acquitté pour leur pureté d’intention certaines doctrines philosophiques suspectes ; sa main prompte à bénir était lente à frapper. Il goûtait l’esprit de paix, on pourrait dire : le pacifisme, de son illustre prédécesseur Diepenbrock, dont il avait lui-même écrit la vie. Mais à l’heure où les détresses de l’Eglise lui imposaient un ministère de lutte, il sut en être digne. Il écrivit à Guillaume, vainement d’ailleurs, pour que la sanction des lois fût retardée. Et puis il étudia la situation, consulta les évêques, consulta Rome.

Les paroisses vacantes en fait, ou considérées par l’État comme vacantes, allaient se multiplier : comme aucun prêtre du dehors ne pouvait plus y faire acte de culte, les fidèles ne sauraient plus où se marier ; s’ils faisaient bénir leur union, dans quelque paroisse fonctionnant encore, par un prêtre qui n’était pas le leur, elle risquait, de par le décret de Trente, d’être clandestine et dès lors invalide. Foerster réclamait du Pape, pour tous les prêtres de Prusse, de très larges dispenses, leur permettant de bénir en tous lieux des mariages. Les évêchés dits vacans, aussi, allaient se multiplier : la force éloignait les évêques de leurs diocèses ; comment s’organiseraient, en l’absence du pasteur, ces bercails ainsi ravagés ? Antonelli, le 30 mai, répondit à Foerster : il lui adressait copie des permissions que cinq jours plus tôt l’on avait envoyées de Rome au vicaire général de Posen pour faire face à toutes les éventualités ; chaque évêque devait transmettre au Saint-Siège une liste de prêtres, qui, successivement, prendraient dans le diocèse orphelin les pouvoirs épiscopaux, et représenteraient en secret l’évêque absent ; lorsque le premier désigné, tombant sous la main de la police, s’en irait en prison, ce serait le tour du second, et ainsi de suite ; et chacun, d’avance, posséderait la « délégation apostolique, » symbole de son attache avec Rome, en vue du jour glorieux et périlleux où tous les confrères qui le précédaient sur la liste l’auraient précédé en prison, et où l’heure sonnerait pour lui, de prendre d’abord, en secret, le gouvernement du diocèse et de prendre bientôt, en public, la route des cachots. Ainsi, dans chaque chancellerie épiscopale du royaume, les scribes devaient aligner, sur des feuilles de papier qu’on expédierait à Rome, la série de ces confesseurs prédestinés à l’honneur d’administrer et de souffrir. Du 24 au 26 juin, les évêques se réunirent à Fulda : ils discutèrent quelle devait être l’attitude de l’autorité diocésaine et des fabriciens en face des commissaires séquestres, lorsqu’ils viendraient abaisser la main de l’État sur les biens d’une cure dite vacante, et décidèrent qu’on devait ignorer ces intrus ; ils s’occupèrent du désir qu’avait la Prusse de mêler à l’administration de l’Eglise les fidèles laïques ; ils concertèrent des instructions à leurs prêtres, sur les diverses difficultés auxquelles pourrait donner lieu la loi prussienne sur le mariage civil : ils stipulèrent que si dans une école un inspecteur scolaire laïque voulait, en présence du prêtre et sans son assentiment, faire subir aux enfans un examen de religion, le prêtre devait se retirer ; ils défendirent aux prêtres que frapperait une mesure d’expulsion ou d’internement, d’en appeler devant la cour royale pour affaires ecclésiastiques, à qui l’Eglise refusait toute compétence.

Les évêques n’étaient qu’un cœur et qu’une âme ; il n’en était plus aucun dont le casier judiciaire eût pu demeurer vierge… La foi de Ketteler sentait planer sur leur émouvant cénacle une aide visible de Dieu.

Leurs délibérations demeuraient secrètes, mais déjà l’État prussien savait quel accueil réservaient les chanoines et quel accueil réservait le peuple aux sommations et aux invites contenues dans les nouvelles lois de Mai. Le détenu Ledochovski avait, depuis le 15 avril, cessé d’être archevêque aux yeux de l’État ; Je 9 juin, les chanoines de Posen furent invités à nommer un administrateur épiscopal, et les bureaucrates, qui prévoyaient leur réponse, survinrent le même jour pour séquestrer les diverses caisses diocésaines et installer un commissaire dans le palais même du primat de Pologne. Le doyen les reçut ; il subit sommations sur sommations, ne céda qu’à des menaces d’effraction, montra l’une des clefs de la caisse, laissa aux policiers la peine de la prendre, refusa d’envoyer quérir l’autre chez l’agent archiépiscopal qui la détenait, laissa les policiers aller la chercher, scanda d’une protestation formelle tous les actes d’exécution ; et quatre jours après, les chanoines déclaraient qu’ils ne nommeraient pas d’administrateur dpiscopal. Ils avaient un archevêque, Ledochowski, que ni Dieu ni l’État n’avaient encore fait mourir. Les chanoines n’obéissaient pas ; le peuple, aussi, restait froidement rétif : dès le 3 juillet, les paroissiens de Grasdorf, dans le diocèse d’Hildesheim, étaient convoqués pour élire un curé, ils s’y refusaient. Les nouvelles lois de Mai, comme les anciennes, se heurtaient à une inertie passive.

L’Eglise, prisonnière et souffrante, regardait avec sérénité s’épanouir et déborder, sous la pression même de ces entraves et comme pour protester contre elles, la vie religieuse du peuple : dans la première quinzaine de juillet, les foules catholiques se mettaient en branle, dans toute la Prusse occidentale, pour vénérer à Aix-la-Chapelle les fameuses reliques. Le chiffre des visiteurs atteignit un million ; l’une des trois lignes de chemin de fer qui desservaient la ville distribuait 9 000 billets de plus qu’elle ne l’avait fait sept ans plus tôt, pour le précédent pèlerinage. Ils étaient assaillis, sous la coupole du vieux Munster, par les souvenirs grandioses d’un autre Empire, d’un Charlemagne, d’un Otton II, qui avaient aimé l’éclat de la tiare. De leurs âmes que l’Empire nouveau mettait en deuil, de leurs âmes pour qui la jouissance des sacremens devenait désormais incertaine, s’échappaient, comme en nuage, des bouffées de prières, qui ne formulaient rien et exigeaient beaucoup.

Ils ne prévoyaient pas, assurément, quels autres échos, trente ans plus tard, rempliraient ce même Munster, et comment le second successeur de Guillaume Ier serait un jour célébré et remercié, au nom de l’Eglise d’Allemagne, par le troisième successeur de Melchers, du haut de la merveilleuse chaire que fit incruster un Otton.

Les prières rêveuses et contemplatives qu’égrenaient quinze jours durant les pèlerins de 1874 n’aspiraient pas à de tels miracles. Elles ne demandaient pas à Dieu que Guillaume Ier continuât Charlemagne, mais tout simplement qu’il continuât Frédéric-Guillaume IV, son bon frère toujours regretté, Frédéric-Guillaume IV, le romantique qui avait libéré l’Eglise.


VIII

Soudainement, le 13 juillet, aux bains de Kissingen, un coup de pistolet, retentit ; il érafla la main de Bismarck et recula pour longtemps tout espoir de paix. Dans la foule affolée, Bismarck remarqua plusieurs prêtres ; il cria d’en arrêter un, mais son ordre ne fut pas compris. Il fut toujours convaincu que ce prêtre s’était trouvé là pour voir emporter son cadavre. Quelques jours avant, Bülow lui avait écrit qu’on expédiait deux agens à Kissingen, où les dispositions du clergé catholique l’exposaient à des périls ; c’en était assez pour que Bismarck imputât aux prêtres la responsabilité de cette tentative et jamais il ne les en déchargera.

Le chancelier savait manier le télégraphe : la dépêche qui secoua l’Allemagne expliquait que le criminel s’appelait Kullmann, qu’il était tonnelier, membre d’une association de compagnons catholiques, et qu’on l’avait vu, à plusieurs reprises, causer avec un ecclésiastique. Et comme on avait fait croire à l’Allemagne, quatre ans plus tôt, qu’entre Guillaume et Benedetti s’étaient échangés des mots irréparables, on l’induisait à conclure que le sacerdoce armait les assassins. Le soir même de l’attentat, Bismarck haranguait la foule : « Ce n’est pas à ma personne qu’on en voulait, disait-il, c’est à la cause que je représente. » — « Voilà l’opinion éclairée sur l’esprit de l’ultramontanisme, » déclarait la Correspondance provinciale. On se réjouissait que la balle qui avait visé le front de Bismarck, et qui l’avait manqué, eût frappé au cœur le papisme en Allemagne. « Rome, tombe à genoux, versifiait le Kladderadatsch ; remercie ton Dieu que cet acte ait échoué !… »

Des caricatures furent cruelles : le Figaro de Berlin montrait Kullmann, doucereux, coiffé d’un chapeau de prêtre, présentant Windthorst et ses collègues, et disant : Voici ma fraction ; un autre journal accouplait deux frères siamois, qu’aucune opération chirurgicale ne pouvait séparer, Kullmann et Windthorst. Les collègues de Bismarck au ministère déclaraient que de cette infamie résulterait une défaite décisive des ultramontains ; et qu’il y avait là une bonne fortune voulue par Dieu. Kleist Retzow, l’oncle de Bismarck, redoutait précisément ce genre d’interprétation. « Il est à craindre, écrivait-il, qu’on ne voie dans la conservation miraculeuse de Bismarck un sceau mis par Dieu sur la politique ecclésiastique du chancelier. Dans la grande masse, la rage contre les catholiques deviendra d’autant plus grande. » Magistrats et journalistes semblaient d’accord pour échauffer cette rage. On retrouvait un vicaire, témoin fortuit de l’attentat ; arrêté, maltraité, il était ensuite relâché ; mais la Gazette de l’Allemagne du Nord décrivait, en détail, le rôle qu’avaient joué, dans l’attentat, trois prêtres introuvables. L’enquête judiciaire, plus approfondie, balaya lentement ces racontars ; mais l’effet politique était produit, et il fut terrible.

Le ministère de la Justice, par une circulaire du 15 juillet, invita les parquets à veiller sur une certaine presse qui excitait les esprits en traitant de politique religieuse : il n’était pas un journal du Centre qui pût échapper à cette inculpation. L’on devait avoir l’œil sur ces journaux, et, chaque fois qu’ils étaient punissables, les punir, et faire rayonner le châtiment sur toutes les individualités que l’on pouvait légalement atteindre.

De Berlin partait une autre circulaire qui visait les associations catholiques ; et, d’un bout à l’autre de la Prusse, elles étaient espionnées et persécutées. À Berlin, on les déclara dissoutes ; on menaça de 50 thalers d’amende et de trois mois de prison les catholiques qui enfreindraient l’arrêté de fermeture.

Des perquisitions furent faites dans divers casinos catholiques, chez Kehler, député du centre, chez Namszanowski, l’ancien évêque de l’armée. Une société de vétérans fut dissoute à Coblentz, parce que certains de ses membres appartenaient à la grande association catholique qu’avait fondée le baron de Loe, et parce qu’elle se refusait à les exclure. L’association de Saint-Charles Borromée, qui depuis près de trente ans pourvoyait de lectures les populations catholiques, vit son local de Bonn envahi par les policiers ; ils regardèrent quels livres elle distribuait, en confisquèrent un certain nombre, exigèrent qu’ils fussent rayés du catalogue. C’est ainsi qu’à la période où les pénalités prussiennes visaient uniquement les gens d’Eglise, une nouvelle période succédait, où les laïques à leur tour, par cela même qu’ils feraient, dans la vie publique, acte de catholiques, étaient exposés aux rigueurs de la loi ; et trente dames de l’aristocratie westphalienne, coupables d’avoir expédié à leur évêque une adresse dans laquelle le gouvernement relevait des vivacités, ouvrirent le cortège des inculpés laïques.

L’État feignait une panique ; un écho savamment concerté répercutait le coup de pistolet de Kissingen aux oreilles de tous les policiers qui pouvaient arrêter, de tous les magistrats qui pouvaient condamner ; et la chasse aux prêtres délinquans devait leur faire expier les intentions homicides de Kullmann. En Posnanie, elle fut tout de suite terrible : Kojnechowski, chanoine de Gnesen, coupable d’avoir fait sur l’ordre de l’archevêque certains actes épiscopaux, était déjà en prison, comme Ledochowski ; le suffragant de Posen, Janiszewski, fut à son tour visé. On savait, sans en avoir la preuve, qu’il faisait fonction d’évêque au nom du primat captif. On commença par l’incarcérer, le 27 juillet, pour amendes non payées, et puis, en prison même, il fut l’objet d’une condamnation supplémentaire, parce que, deux jours de suite, il avait administré la confirmation, réclamée d’urgence par l’inquiète piété de beaucoup de jeunes gens. Le 4 août, on alla chercher l’évêque Martin dans son palais de Paderborn, et on l’emmena en prison. Derrière lui tout Paderborn faisait escorte. Il emmenait à sa suite, non pas un parti turbulent, ou une bande d’enfans terribles, mais tout un peuple calme et grave, qui songeait moins à fronder le commissaire qu’à être, une fois encore, béni par son évêque. Ce n’étaient pas là des manifestations pour rire, mais des manifestations où l’on pleurait. Il avait d’avance publié une lettre d’adieux, dans laquelle il disait que, s’il mourait en prison, sa mort ne crierait pas vengeance contre ses persécuteurs, mais invoquerait au contraire leur conversion et leur salut. Il était enfermé depuis dix jours, quand on lui apporta une lettre du président de la province, lui demandant sa démission. « Si j’y consentais, répondit-il, je serais un misérable traître et un évêque parjure. Ma vieillesse appartiendra à l’Eglise comme lui appartint ma jeunesse. » Alors, la cour royale commença contre lui un procès, qui, plusieurs mois après, devait aboutir à sa déposition.

Puisque l’Eglise ne cédait point à Bismarck, Bismarck, diocèse par diocèse, la désorganiserait, et puis la réorganiserait à nouveau.

Déjà, dans cette rebelle Posnanie qu’à tout prix il fallait mater, l’État se mettait à l’œuvre pour cette audacieuse réorganisation. Un beau règlement électoral était concerté par le président supérieur de cette province, pour guider vingt paroisses dans la tâche, imprévue pour elles, de se donner un curé : mais les paroisses aimaient mieux se passer de prêtre, que d’en posséder un qui ne fût pas dûment envoyé par l’archevêque Ledochowski. L’État, découragé, crut enfin prendre une revanche dans la bourgade posnanienne de Xions ; il influa sur la famille qui possédait dans cette commune le droit de patronat ; cette famille sut trouver un prêtre qui accepterait les fonctions de prévôt sans en être investi par l’archevêque ; et l’on apprit un jour qu’en vertu du droit de patronat et de l’assentiment du commissaire d’État, le prêtre Kubeczac était prévôt de Xions. La grande excommunication, prononcée du haut de la chaire par le doyen de la ville voisine, frappa tout de suite Kubeczac ; et dans son presbytère où la loi l’avait introduit, où la force le maintenait, il fut un curé sans troupeau. La résistance passive des populations annulait ainsi les rares succès que recueillait la nouvelle loi sur les évêchés vacans.

De passive, la résistance des prêtres et du peuple devenait active, en face de l’autre loi qui permettait d’enlever aux prêtres leur résidence ou leur patrie. Quelques semaines suffirent pour que, dans tout le diocèse de Trêves, la police fût sur pied. Avant ou après l’évêque Eberhard, une cinquantaine de prêtres avaient pris le chemin des prisons de Trêves, de Sarrebrück ou de Coblentz, pour quelques semaines ou quelques mois ; et la plupart, lorsqu’ils en sortaient, recevaient défense de résider, à l’avenir, dans le district ou dans la province où ils avaient exercé leur sacerdoce délictueux. Un certain nombre d’entre eux tinrent le 20 octobre, à Trêves, une mystérieuse réunion, ils y décidèrent d’enfreindre coûte que coûte les interdictions de séjour qui pesaient sur eux, de retourner à leurs postes, d’y braver la prison, et de récidiver encore, lorsque de nouveau la prison les rendrait à la liberté. Ainsi fit, dès le jour de la Toussaint, dans l’église Saint-Laurent de Trêves, le vicaire Schneiders. Il n’avait le droit désormais ni d’exercer le culte, ni de vivre à Trêves, et devant Dieu, en habit de chœur, il reprenait ce droit. On était à la communion de la messe, quand une troupe de policiers et de gendarmes envahirent l’église, montant droit vers l’autel. L’assistance se leva, faisant barricade entre eux et Dieu ; ils dégainèrent ; la barricade, et la messe qui froidement continuait, intimidait leurs armes blanches. Lorsque Schneiders, après l’Ite missa est, se retourna pour bénir, ils se lassèrent, et donnant l’assaut, renversèrent le banc de communion. Schneiders, sur les marches mêmes de l’autel, fut dépouillé de ses vêtemens de prêtre, et puis emmené à la gare, à destination de la prison. Tel était le genre de victoire auquel pouvaient aspirer les représentans du droit nouveau, créé par les lois de Mai : tout autre espoir leur était interdit.

À Berlin, devant les résistances que l’on rencontrait, on ne disait plus : l’Eglise cédera, mais on disait : l’Église traitera. « L’Empereur, disait Bismarck à Hohenlohe le 24 octobre 1874, ne peut faire aucun pas en arrière. Il sera facile au prince héritier de faire la paix. » Quelques pages que griffonnait alors le prince héritier attestaient que, le cas échéant, il ne se refuserait pas à cette besogne : sans condamner en aucune façon les principes, inacceptables pour l’Eglise, au nom desquels avaient été faites les lois de Mai, il rêvait de transactions avec Rome, qui, tout en maintenant ces lois, apaiseraient la guerre ; et pour l’heure, il était fort aise de ne supporter aucune responsabilité dans les troubles religieux de l’Empire.

Forckenbeck, aussi, le président national-libéral du Landtag, caressait l’idée d’un compromis. Il jugeait dangereux qu’on entrât en pourparlers directs avec les évêques ; mais pourquoi Windthorst et Miquel ne s’aboucheraient-ils pas ? Hohenlohe lui-même conseillait à Gelzer d’aller à Berlin pour causer avec les ultramontains.

Ainsi l’État qui avait la force semblait, à certaines heures, en proie à une lassitude, tandis que du côté de l’Eglise, qui représentait la faiblesse, on constatait une allègre vaillance ; et ce qu’on n’osait pas dire, mais ce que plusieurs pensaient, c’était que le modus vivendi souhaité, même si Bismarck y aspirait, risquerait encore d’être retardé par les souvenirs amers et par les ressentimens accumulés qui s’attachaient à la personnalité du chancelier, considéré par les catholiques de l’Empire comme l’implacable ennemi.


IX

À la Cour, à la Chambre, les têtes pouvaient travailler, c’était de lui seul, et toujours de lui, que la paix ou la guerre dépendaient. Ses volontés incohérentes et passionnées demeuraient les vraies souveraines. On espérait qu’au Reichstag la session d’hiver serait calme ; elle fut, par son fait, turbulente et brouillonne. Les votes catholiques sur certaines questions militaires et financières commencèrent d’exciter sa fureur ; Lorsqu’on discuta, le 21 novembre, sur l’arrestation de trois députés socialistes, Windthorst demanda que le Reichstag pût, s’il lui semblait bon, ordonner l’élargissement de ses membres ; il parla des prisons où les prêtres s’entassaient, et contre lesquelles les diplomates eux-mêmes, — c’est d’Arnim qu’il voulait parler, — avaient cessé d’être garantis. — Si les prisons se remplissent, repartit Bismarck, c’est que de hautes autorités donnent l’exemple de violer les lois. Les évêques ainsi visés trouvèrent un avocat ; ce fut Auguste Reichensperger. « Les assises de votre parti et celles du parti socialiste sont les mêmes, lui répliqua Bismarck ; vous prétendez, les uns et les autres, violer les lois au nom de votre conscience. » Une fois encore, devant les âmes émues, se livrait le duel séculaire entre la conscience morale et certaines exigences légales : Reichensperger fut l’avocat de la conscience, et son apologie fut superbe. Bismarck se tut ; on eut l’impression qu’il était « démonté ; » en réalité, cette évocation de certains droits primordiaux, supérieurs aux lois, le déconcertait. Derechef il eut un heurt avec le Centre au sujet de l’Alsace-Lorraine : « Vous n’avez pas l’art de gouverner des pays nouveaux, lui signifia Windthorst : le pire ministre des Colonies en Angleterre ne traiterait jamais ainsi une récente conquête. » Ces gens du Centre, dont le chancelier niait même le patriotisme, se permettaient de juger sa politique extérieure : Joerg, le 4 décembre, prononçait à ce sujet le mot de fiasco, et parlait incidemment du délire où l’attentat d’un homme à moitié fou avait fait tomber la nation allemande. Bismarck riposta, froidement d’abord, mais derrière ses lèvres, maîtresses encore d’elles-mêmes, un flux de colère grossissait ; et soudainement l’orage éclata. « Vous voudriez vous séparer de Kullmann, cria-t-il au Centre, mais il se cramponne à vos basques, il vous appelle sa fraction. » Il redisait un propos que lui avait tenu Kullmann : « J’ai voulu vous tuer à cause des lois ecclésiastiques ; vous avez offensé ma fraction. — Quelle fraction ? » Et Kullmann avait répondu devant témoins : « La fraction du Centre au Reichstag. » — « Oui, répétait le chancelier, vous pouvez chasser cet homme, il est attaché à vos basques. »

Tous les députés du Reichstag, tous les plénipotentiaires du Conseil fédéral, étaient debout. On riait, on sifflait, le président Forckenbeck s’agitait ; on voyait ses bras remuer la sonnette, mais le bruit pacifiant qu’il en attendait était couvert par le tumulte. Bismarck, pâle de rage, protesta contre les sifflets : « Ils expriment le dégoût et le mépris, déclara-t-il. Ne croyez pas que je demeure étranger à de pareils sentimens ; mais je suis trop poli pour les exprimer. » La Gauche dénonçait le comte Ballestrem : C’est lui qui a sifflé ! Mais Windthorst, maître de lui-même, raidissant sa petite taille sous l’avalanche des outrages, demanda ce que valaient ces propos de Kullmann, qu’on entendait aujourd’hui pour la première fois, ces propos dont aucune mention n’avait été faite au procès. Il avait reçu aussi, lui Windthorst, des lettres de menaces ; en avait-il jamais demandé compte à ses adversaires politiques ? Au risque de gêner le président Forckenbeck, il soulignait l’audace étrange avec laquelle toute une fraction parlementaire était rendue solidaire d’un assassin.

Dans l’impérieux réquisitoire qu’avait subi le Centre, une inculpation manquait encore ; elle lui fut assénée par Lasker ; il accusa ce parti de pousser l’Europe à la guerre en faisant croire que Bismarck lui-même y poussait, et fut l’objet d’un rappel à l’ordre, lorsqu’il prétendit stigmatiser In crime du Centre contre la patrie. Certaines audaces de parole étaient devenues licites pour un Bismarck, mais seulement pour lui : à l’abri de cette licence, qu’il se fût arrogée si on ne la lui eût accordée, la haine du chancelier contre la fraction du Centre, contre cette fraction à laquelle malgré lui une partie de l’Allemagne obéissait, et qui se mêlait maintenant de ce qu’il faisait en Europe, avait ce jour-là, dans le maniement de l’insulte, dépassé les plus superbes rêves d’insolence.

Les vingt-quatre heures qui suivirent le calmèrent, mais ne le changèrent point. Il avait besoin de heurter, d’offenser, de rompre. L’idée de traiter avec Rome n’avait jamais, jusque-là, complètement déserté sa pensée ; en septembre, encore, négociant avec le Quirinal un voyage de Guillaume en Italie, il avait nettement déclaré que, par égard pour ses 14 millions de sujets catholiques dont Pie IX détrôné était le chef spirituel, l’entrevue de Guillaume avec Victor-Emmanuel ne pouvait avoir lieu à Rome. Et voici que le 5 décembre, moins de trois mois après cette marque de tact, dont le ministre Minghetti n’avait pas laissé d’être dépité, Bismarck, déférant enfin au vœu plusieurs fois exprimé par les nationaux-libéraux, rayait du budget allemand les crédits de l’ambassade près le Saint-Siège. Cette ambassade était inoccupée depuis deux ans et demi ; mais par le fait même quelle existait sur le papier, elle maintenait un lien virtuel dont un jour on pourrait tirer profit. Bismarck enfin tranchait ce lien. Il affirmait que, tout espoir de conciliation était désormais trop lointain ; et que les sentimens qui l’avaient amené à maintenir ce poste n’avaient plus raison d’être. Pour la première fois, il attaquait le Pape, en face. Il l’accusait de prêcher : la révolte, et de là résultaient pour l’Allemagne deux impossibilités : celle de reconnaître un tel pouvoir, et celle même d’agir comme si elle se proposait de le reconnaître un jour ; il faudrait auparavant que les difficultés suscitées par les prétentions du Pape sur les États eussent trouvé une solution.

L’emploi qu’il faisait de ce terme « reconnaître, » la façon dont il annonçait, pour une période indéfinie, le retrait de cette reconnaissance, semblaient équivaloir, dans sa pensée, à une demi-déposition du Pape : il esquissait contre Pie IX le geste qu’achevaient, contre un Ledochowski ou contre un Conrad Martin, les magistrats de la Cour royale. Et puis, le chancelier, évoquant l’hostilité des révolutionnaires, évoquant l’hostilité de la France, montrait le Pape à l’arrière-plan. Il prêtait au nonce Meglia ce propos : « Nous ne pouvons plus nous prêter à des accommodemens ; rien désormais ne peut nous servir que la Révolution. » Il attribuait à Pie IX et aux Jésuites l’instigation de l’attitude belliqueuse qu’avait prise la France en 1870.

Mais les violences mêmes où s’acharnait son éloquence laissaient voir, en même temps, qu’il ne considérait pas la rupture diplomatique avec le Saint-Siège comme une attitude immuable, et fixée pour toujours, ou comme la conséquence, désormais intangible, d’une certaine philosophie d’État. À ses yeux, aucune question de principe n’était ici engagée ; il ne soutenait nullement qu’il fût contraire à l’essence même de l’Empire, d’être en relations avec le Pape ; il n’y avait aucune liaison, ainsi qu’il l’expliquera plus tard, entre la politique des lois de Mai et la suppression de l’ambassade ; la papauté n’était pas un être moral avec lequel l’Allemagne, en tant qu’État évangélique, ou en tant qu’État laïque, ne pouvait plus converser, mais une souveraineté dont le titulaire avait tenu, d’après Bismarck, des « propos grossiers » pour l’Allemagne : on devait donc rompre, pour l’instant.

Auguste Reichensperger réfuta le réquisitoire du chancelier, mais le vote du Reichstag le sanctionna, les crédits de l’ambassade furent supprimés. Reichensperger n’était pas inquiet : il avait terminé son discours par une sorte d’hymne à l’immortalité de l’Eglise ; et Bismarck était mortel. Le 16 décembre même, on crut à sa mort politique… Il s’agissait encore d’un membre du Centre, prêtre par surcroît, Majunke, illégalement arrêté durant la session même du Reichstag ; une partie des nationaux-libéraux désapprouvaient Bismarck ; il fut mis en minorité et signa sa démission. Mais lorsque, le 17, Windthorst voulut faire rayer du budget les fonds secrets des Affaires étrangères, Bennigsen et toute la fraction nationale-libérale affirmèrent leur confiance dans le chancelier ; et sa lettre de démission fut retirée. La prolongation de sa vie politique réservait encore d’âpres assauts à l’immortalité de l’Eglise.

Les aspirations vers la paix religieuse avaient, au cours de 1874, trouvé certains échos, sur des lèvres peu suspectes ; Bismarck à certaines heures avait paru les partager, et même les avait presque exprimées. Mais, au mépris même de ces aspirations, volontairement, systématiquement, il élargissait le fossé entre lui et le Centre et coupait les ponts entre lui et le Pape.

Par deux actes de guerre, il annulait ses propres velléités pacifiques et défiait celles que partout il sentait s’éveiller. Il se sentait d’ailleurs le maître, plus que jamais ; il alléguait les ménagemens dont avait besoin sa santé pour obtenir les complaisances dont avait besoin son despotisme. Il se disait peut-être que plus il pousserait à fond la guerre, plus il lui serait glorieux à lui-même de conclure un jour la paix. Des millions d’hommes souffriraient encore quelques années durant, mais qu’importaient à Bismarck les souffrances humaines !


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue des 1er octobre et 1er novembre 1910.